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Date : 20130828

Dossier : T-2655-89

Référence : 2013 CF 910

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 28 août 2013

En présence de monsieur Kevin R. Aalto, juge chargé de la gestion de l’instance

ENTRE :

ELIZABETH BERNADETTE POITRAS

 

demanderesse

 

et

 

WALTER PATRICK TWINN,
LE CONSEIL DE LA BANDE DE SAWRIDGE,
LA BANDE DE SAWRIDGE ET
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU
CANADA, REPRÉSENTÉE PAR
LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES
ET DU NORD CANADIEN

 

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Bien des litres d’encre ont coulé dans le cadre de la présente affaire, qui a pris naissance en 1989, et les questions en litige ont suivi les hauts et les bas de l’ascenseur des appels judiciaires. Voilà qu’aujourd’hui, après 24 ans, la Cour se trouve confrontée à des requêtes visant à modifier les actes de procédure.

 

[2]               Dans la présente instance (l’action de Poitras), la Cour doit maintenant trancher deux requêtes visant à modifier les actes de procédure. La première émane de la demanderesse (Mme Poitras), qui souhaite modifier sa déclaration modifiée (la déclaration de Poitras) en vue de demander expressément des dommages-intérêts à la défenderesse, Sa Majesté la Reine  représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (la Couronne). La seconde émane des défendeurs : Walter Patrick Twinn, le Conseil de la Bande de Sawridge et la Bande de Sawridge (collectivement appelés la « Bande de Sawridge » ou la « Bande ») en vue de modifier leur défense et de déposer une « demande entre défendeurs » à l’encontre de la Couronne (l’acte de procédure de Sawridge). Cette demande entre défendeurs vise à obtenir de la Couronne une indemnisation pour tout dommage ou tous dépens dont la bande de Sawridge pourrait être tenue responsable envers Mme Poitras. Ce résumé des deux requêtes est simple, mais leur règlement ne l’est pas.

 

[3]               Les requêtes dont il est question en l’espèce doivent être considérées dans le contexte de la multitude de procédures judiciaires qui se sont déroulées, non seulement dans cette affaire-ci, mais aussi dans une seconde action : Bande de Sawridge c. La Reine, 2008 CF 322 [conf. par 2009 CAF. 123; autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée le 10 décembre 2009] (l’action de la Bande de Sawridge).

 

[4]               L’action de la Bande de Sawridge a eu elle aussi une histoire longue et tortueuse, y compris un nouveau procès. Les questions qui y étaient en litige avaient trait à des contestations de la Bande de Sawridge à l’égard de modifications apportées à la Loi sur les Indiens, LRC 1970, c. I‑6, qui accordaient aux bandes indiennes telles que la Bande de Sawridge le droit, aux termes de la Loi constitutionnelle de 1982, et expressément de son article 35, de décider quelles personnes pouvaient en être membres. Comme la Cour suprême a refusé d’accorder l’autorisation d’interjeter appel, l’action de la Bande de Sawridge est maintenant tranchée de manière définitive et concluante.

 

[5]               Une partie du retard à faire avancer l’action de Poitras est imputable à un sursis accordé par le juge chargé de la gestion de l’instance précédent, le juge James Hugessen, en rapport avec les questions de nature constitutionnelle en cause dans la présente action, l’action de Poitras, en attendant l’issue des questions de nature constitutionnelle soulevées dans le cadre de l’action de la Bande de Sawridge. Les deux séries de questions étaient considérées comme identiques, et elles étaient axées sur la constitutionnalité des modifications à la Loi sur les Indiens.

 

[6]               Compte tenu des conclusions que les Cours ont tirées dans le cadre de l’action de la Bande de Sawridge, les questions de nature constitutionnelle et les autres points soulevés sont maintenant réglés de manière définitive.

 

Le contexte

[7]               Pour mieux comprendre la nature des modifications que sollicitent maintenant Mme Poitras et la Bande de Sawridge, une brève mise en contexte s’impose.

 

[8]               Le point de départ des modifications aux actes de procédure est une ordonnance du juge Hugessen, rendue le 22 juillet 2010, dans laquelle ce dernier a ordonné en termes clairs : [traduction] « la question de l’appartenance de Mme Poitras à la Bande est maintenant théorique » [l’ordonnance relative au caractère théorique]. La Bande de Sawridge conteste le sens de cette ordonnance et celui-ci est analysé de façon plus détaillée plus loin dans les présents motifs.

 

[9]               La Bande de Sawridge a porté en appel l’ordonnance relative au caractère théorique. Dans un jugement daté du 8 février 2012, la Cour d’appel fédérale (CAF) a décrété :

[traduction] L’appel est rejeté avec dépens, et il est ordonné aux parties de se présenter à nouveau devant le juge responsable de la gestion de l’instance afin de rendre leurs actes de procédure conformes aux questions qu’il reste à régler à la lumière de la décision rendue par la Cour en l’espèce et des motifs connexes.

 

[10]           Le juge David Stratas a rendu de brefs motifs de décision au nom de la Cour (2012 CAF 47). Ces motifs étant brefs, ils sont reproduits ici dans leur intégralité :

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

(Prononcés à l’audience à Ottawa (Ontario), le 8 février 2012)

 

[1]        Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance rendue en date du 27 juillet 2010 par le juge de la Cour fédérale responsable de la gestion de l’instance (le juge Hugessen). Ce dernier a statué qu’une question fondamentale soulevée dans le cadre d’une action (l’action principale) était devenue théorique.

 

[2]        Les circonstances ayant mené à l’ordonnance sont décrites ci‑dessous.

 

[3]        Il y a quelque temps, l’intimée, Mme Poitras, a intenté l’action principale contre la bande appelante, prétendant qu’elle faisait partie de celle‑ci. La bande s’est défendue en faisant valoir notamment qu’elle avait le droit, en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, de décider de ses membres.

 

[4]        L’action principale a été suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à une autre action qui, selon la Cour fédérale, était étroitement liée (l’action étroitement liée). Dans l’action étroitement liée, la bande contestait des modifications apportées à la Loi sur les Indiens en invoquant le même argument, à savoir qu’elle avait le droit, en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, de décider de ses membres. Cette action a été intentée il y a longtemps; il y a notamment eu un nouveau procès. Finalement, elle a été rejetée : Bande de Sawridge c. La Reine, 2008 CF 322, conf. par 2009 CAF 123.

 

[5]        Quelle incidence a eu le rejet de l’action étroitement liée sur l’action principale et sur la question de l’appartenance de Mme Poitras à la bande? Pour le déterminer, la Cour fédérale a donné un avis d’examen de l’état de l’instance concernant l’action principale.

 

[6]        À la suite de l’examen de l’état de l’instance, une conférence de gestion de l’instance par la Cour fédérale a eu lieu. La question du caractère théorique, qui était soulevée dans les observations déposées, a alors été examinée.

 

[7]        Le juge responsable de la gestion de l’instance a ensuite rendu son ordonnance, selon laquelle la question de l’appartenance de Mme Poitras à la bande était devenue théorique.

 

[8]        Les appelants interjettent maintenant appel de cette ordonnance.

 

[9]        Selon la norme de contrôle applicable en appel, les appelants doivent démontrer que l’ordonnance est entachée par une erreur de droit ou par une erreur manifeste et dominante relative à une question de fait ou à un pouvoir discrétionnaire fondé sur les faits. Lorsqu’elle examine l’exercice du pouvoir discrétionnaire en l’espèce, la Cour doit tenir compte également du fait que l’ordonnance a été rendue par un juge responsable de la gestion de l’instance qui a géré l’action principale et l’action étroitement liée pendant de nombreuses années et qui connaissait donc très bien les questions de fait et l’historique des procédures : Bande de Sawridge c. Canada, 2001 CAF 338, au paragraphe 11, [2002] 2 C.F. 346.

 

[10]      À notre avis, les appelants n’ont pas démontré que le juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur susceptible de contrôle justifiant que la Cour permette à la bande de remettre les questions constitutionnelles en cause.

 

[11]      Dans certaines circonstances, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de permettre à une partie de remettre des questions en cause, en dépit des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77.

 

[12]      La Cour ne dispose cependant en l’espèce d’aucun élément démontrant que les appelants ont attiré l’attention du juge responsable de la gestion de l’instance sur des circonstances semblables. En fait, le dossier montre que les appelants ont délibérément décidé, pour des raisons connues d’eux, de clore leur preuve dans l’action étroitement liée en sachant qu’ils auraient pu présenter des éléments de preuve additionnels et formuler d’autres observations. Ils savaient que l’action serait rejetée une fois que leur preuve serait close. Voir Bande de Sawridge c. Canada, 2008 CF 322, aux paragraphes 10 à 21 et 60.

 

[13]      Pour les motifs exposés ci‑dessus, nous devons rejeter l’appel et ordonner aux parties de se présenter à nouveau devant le juge responsable de la gestion de l’instance afin de rendre leurs actes de procédure conformes aux questions qu’il reste à régler à la lumière de la décision rendue par la Cour en l’espèce.

 

[11]           Voici quelques autres éléments contextuels. Le 17 mars 1999, le juge Hugessen a accordé un sursis dans le cadre de l’action de Poitras [ordonnance du 17 mars 1999, dossier de la Cour no T‑2655‑89]. Le juge Hugessen, qui était également responsable de la gestion de l’instance dans l’action de la Bande de Sawridge, a rendu une injonction dans le cadre de cette dernière le 27 mars 2003 [Bande de Sawridge c. Canada, 2003 CFPI 347], confirmant le droit de Mme Poitras d’appartenir à la Bande de Sawridge jusqu’à ce que les questions soulevées dans l’action de la Bande de Sawridge soient tranchées. L’injonction du juge Hugessen a été portée en appel devant la CAF et confirmée [2004 CAF 16].

 

[12]           L’ordonnance accordant l’injonction a donné lieu au jugement déclaratoire suivant, qui visait Mme Poitras et certaines autres personnes souhaitant appartenir à la Bande de Sawridge : « [l]a Cour ordonne […] que la demanderesse et les personnes au nom desquelles elle effectue les poursuites […] sous réserve d’une résolution définitive des poursuites entamées par la demanderesse [l’action de la Bande de Sawbridge], inscrivent ou consignent, sur la liste de la Bande de Sawridge, les noms des personnes qui ont acquis le droit d'être membres de la Bande de Sawridge avant que cette dernière n’assume le contrôle de sa liste de Bande; cela accompagné de la totalité des droits et privilèges dont jouissent tous les membres de la Bande ». Mme Poitras était l’une des personnes visées par cette ordonnance (l’ordonnance relative à l’appartenance).

 

[13]           Dans ses motifs de décision concernant l’ordonnance relative à l’appartenance, le juge Hugessen a entrepris une analyse détaillée des dispositions de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985 c. I‑5, communément appelées les « modifications au projet de loi C‑31 ». Le sommaire de leur effet est tiré d’un jugement de la CAF dans l’un des nombreux appels qui ont été interjetés dans le cadre de l’action de la Bande de Sawridge :

En résumé, ce texte, tout en conférant aux bandes indiennes le droit d’établir leurs propres listes de membres, obligeait les bandes à inclure certaines personnes ayant acquis le droit au statut d’Indien en vertu de ses dispositions. Il s’agissait des personnes suivantes : les femmes qui avaient perdu leur droit au statut d’Indienne en raison de leur mariage avec des non-Indiens, et les enfants de ces femmes, les personnes qui avaient perdu leur statut d’Indien parce que leur mère et leur grand-mère paternelle n’étaient pas Indiennes et avaient acquis le statut d’Indienne par leur mariage avec des Indiens, enfin les personnes qui avaient perdu leur statut d’Indien parce qu’elles étaient les enfants illégitimes d’une Indienne et d’un non-Indien. Les bandes qui recevaient le pouvoir d’établir leurs listes seraient tenues d’accueillir toutes ces personnes dans leurs rangs. Elles seraient également autorisées, si elles le voulaient, à accepter certaines autres catégories de personnes auparavant exclues du statut d’Indien. [Bande de Sawridge c. Canada (CAF), (1997) 3 CF 580, au par. 2]

 

[14]           Dans ses motifs de décision concernant l’ordonnance relative à l’appartenance, le juge Hugessen a conclu qu’un jugement déclaratoire « provisoire » sur les droits d’appartenance n’était pas légalement possible. Il s’est dit toutefois convaincu qu’une injonction pouvait et devait être accordée au sujet de l’appartenance de certaines personnes, dont Mme Poitras. La Bande de Sawridge avait contesté la constitutionnalité du projet de loi C‑31 (qui modifiait la Loi sur les Indiens) et fait valoir de plus que les femmes en question ne pouvaient pas devenir membres de la Bande de Sawridge parce qu’elles n’avaient pas présenté de demande à cet effet. Le juge Hugessen a rejeté cet argument en ces termes :

[12]      Enfin, la demanderesse soutient avec véhémence que les femmes en question n’ont pas présenté de demande pour devenir membres. Cet argument représente un simple faux-fuyant. Il est tout à fait vrai que seulement certaines d’entre elles ont présenté une demande conformément aux règles d’appartenance à la Bande, mais ce fait présume la question de savoir si ces règles peuvent légalement être utilisée pour priver ces femmes des droits auxquels elles ont droit selon la déclaration du Parlement. La preuve est claire : toutes les femmes en question souhaitaient être des membres de la Bande et ont cherché à le devenir et on le leur a refusé, du moins implicitement, parce qu’elles ne répondaient pas ou ne pouvaient pas répondre aux exigences rigoureuses d’application des règles. [Bande de Sawridge c. Canada, 2003 CFPI 347]

 

[15]           La Bande de Sawridge a porté en appel la décision du juge Hugessen auprès de la CAF, mais sans succès [2004 CAF 16]. Le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour, a fait la commentaire suivant au sujet de l’obligation de présenter une demande d’inscription :

35.       Pour ces personnes qui ont un droit d'appartenance, une simple demande d'inscription sur la liste de la bande suffit. Le fait que les personnes en cause n'aient pas présenté une demande formelle d'appartenance à la Bande de Sawridge est sans pertinence. Comme l'a conclu le juge Hugessen, exiger des personnes qui ont des droits acquis qu'elles respectent le code d'appartenance à la Bande de Sawridge, dans lequel des conditions préalables d'appartenance avaient été fixées, violait la Loi.

 

[16]           Comme il a été signalé, l’action de la Bande de Sawridge a comporté deux procès. Il semble que, lors de la nouvelle instruction de l’action de la Bande de Sawridge devant le juge James Russell, la Bande ait décidé au cours de la présentation de sa preuve de ne pas produire d’autres éléments et ait consenti au rejet de l’action de façon à pouvoir solliciter sur-le-champ un appel au sujet d’ordonnances antérieures du juge Russell. La CAF a rejeté l’appel le 22 avril 2009 [Bande de Sawridge c. R., 2009 CAF 123], et l’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada a été rejetée le 10 décembre 2009 [Bande de Sawridge c. R., 403 NR 393]. De ce fait, l’action de la Bande de Sawridge a finalement pris fin.

 

[17]           Par la suite, le 16 mars 2010, le juge Hugessen a rendu un avis d’examen de l’état de l’instance provisoire dans le cadre de la présente action, l’action de Poitras. À la suite de cet avis, l’avocat de Mme Poitras a soutenu que la question de l’appartenance de sa cliente à la Bande de Sawridge était devenue théorique. Dans des observations en réplique présentées pour le compte de la Bande de Sawridge, cette dernière a souscrit aux observations de Mme Poitras, lesquelles comportaient la question du caractère théorique de son appartenance à la Bande.

 

[18]           Indépendamment de ces faits, la Bande de Sawridge continue d’affirmer qu’elle peut poursuivre des moyens de défense contre la demande d’inscription de Mme Poitras à la Bande de Sawridge.

 

[19]           La CAF a confirmé la décision du juge Hugessen sur la question du caractère théorique et, de ce fait, les parties souhaitent maintenant rendre leurs actes de procédure conformes à la décision de la CAF et ajouter certaines modifications qui sont le sujet particulier des requêtes dont la Cour est saisie.

 

Quelles sont les répercussions de l’ordonnance relative au caractère théorique et de l’appel?

[20]           Lors des plaidoiries concernant les présentes requêtes, l’avocat de la Bande de Sawridge a exprimé l’avis que l’appartenance de Mme Poitras à la Bande de Sawridge était une question qui se posait encore dans le présent litige, et ce, malgré l’ordonnance relative au caractère théorique du juge Hugessen selon laquelle la question de l’appartenance de Mme Poitras est théorique et le rejet, par la Cour d’appel, de l’appel de la Bande de Sawridge contre cette ordonnance. Essentiellement, la Bande de Sawridge soutient que seules les questions de nature constitutionnelle sont devenues théoriques, et non d’autres questions liées à l’appartenance de Mme Poitras. En particulier, elle allègue ce qui suit dans son projet d’acte de procédure la  concernant :

[traduction]

6.         Pour ce qui est des allégations formulées au paragraphe 6 de la déclaration, les défendeurs déclarent que la demanderesse n’a jamais été membre de la Bande de Sawridge et requièrent qu’elle en fasse clairement la preuve. Les défendeurs déclarent, subsidiairement, que si la demanderesse et/ou ses prédécesseurs ou ancêtres ont déjà été membres de la Bande de Sawridge, ils ont convenu de renoncer à tout jamais, pour contrepartie valable suffisante, à leur appartenance à la Bande et l’ont effectivement fait par la suite de leur plein gré. Ce faisant, ils ont volontairement rompu tout lien qu’ils pouvaient avoir avec la Bande et mis fin à tous les droits, s’il y en avait, dont eux-mêmes et/ou leurs descendants auraient pu bénéficier par ailleurs à l’égard de la Bande ou du titre indien de la Bande sur ses terres. Subsidiairement encore, si les prédécesseurs ou les ancêtres de la demanderesse ont déjà été membres de la Bande de Sawridge, c’était sans le consentement de ladite Bande et sans le transfert requis de terres et d’argent. En conséquence, la demanderesse n’a aucun droit, titre, ou revendication à l’égard de la réserve de Sawridge.

 

6a)       Les défendeurs déclarent qu’il est interdit à la demanderesse, tout comme à ses prédécesseurs, de présenter une demande d’inscription.

 

[21]           Il est allégué qu’étant donné que ces paragraphes n’ont pas trait à des questions de nature constitutionnelle qui ont été tranchées de manière définitive dans l’action de la Bande de Sawridge, il n’était pas loisible au juge Hugessen de statuer une fois pour toutes que la totalité des questions relatives à l’appartenance de Mme Poitras à la Bande de Sawridge étaient théoriques. Cette dernière fait valoir que, dans le meilleur des cas, l’ordonnance relative au caractère théorique ne porte que sur la question de l’appartenance de Mme Poitras, dans la mesure où elle se range dans l’une quelconque des questions de nature constitutionnelle qui se rapportent au projet de loi C‑31.

 

[22]           De plus, selon la Bande de Sawridge, si l’ordonnance relative au caractère théorique avait tranché de manière définitive la question de l’appartenance à la Bande, la CAF aurait alors simplement ordonné un renvoi en vue d’évaluer à quels dommages-intérêts, s’il y en avait, Mme Poitras aurait droit. Comme la CAF ne l’a pas fait, mais a ordonné que l’on modifie les actes de procédure afin qu’ils soient conformes aux questions qui subsistaient, la CAF n’entendait pas écarter la question de l’appartenance de Mme Poitras en tant que question en litige dans l’instance.

 

[23]           L’argument de la Bande de Sawridge, à savoir que la CAF aurait ordonné directement un renvoi en vue d’évaluer les dommages-intérêts s’il n’y avait aucune question en suspens au sujet de l’appartenance, passe à côté de la question. La faille dans cet argument est qu’il reste encore des questions de responsabilité à trancher. Dans la déclaration de Mme Poitras, il ne s’ensuit pas automatiquement que cette dernière a droit à des dommages-intérêts. La Cour doit décider, à partir des éléments de preuve présentés au procès, s’il existe une responsabilité en dommages‑intérêts, payables par qui et de quel montant.

 

[24]           La Bande de Sawridge dispose de moyens de défense qu’elle peut invoquer à l’encontre de toute responsabilité en matière de paiement de dommages-intérêts. Elle allègue, par exemple, qu’il y a eu des méprises au sujet de la manière d’interpréter les paragraphes 10(4) et 10(5) de la Loi sur les Indiens qui pourraient donner lieu à une absence de responsabilité en dommages‑intérêts.

 

[25]           Tant au moment de l’octroi de l’ordonnance relative au caractère théorique qu’à celui de l’appel, la Bande de Sawridge était parfaitement au courant des questions qui sont maintenant formulées au paragraphe 6 et à l’alinéa 6 a). Elle n’a pas cherché à les exclure de quelque façon dans l’instance soumise au juge Hugessen ou à la CAF.

 

Le sens du mot « théorique »

[26]           Dans son ouvrage intitulé The Dictionary of Canadian Law (3e éd.), à la page 804, Dukelow définit les mots « théorique » et « caractère théorique » :

[traduction]

THÉORIQUE. Adj. Une affaire est théorique si, après le début d’une instance, il survient une chose qui élimine les questions opposant les parties.

 

CARACTÈRE THÉORIQUE. n. 1. « [U]n des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. » Borowski c. Canada (Procureur général) (1989), 38 C.R.R. 232, à la p. 239, [1989] 3 W.W.R. 97, 33 C.P.C. (2d) 105, 47 C.C.C. (3d) 1, 57 D.L.R. (4th) 231, 92 N.R. 110, [1989] 1 R.C.S. 342, 75 Sask. R. 82, le juge Sopinka au nom de la Cour. Les critères dont les tribunaux doivent tenir compte au moment d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire théorique (aux p. 358‑363) sont : 1) l’existence d’un débat contradictoire, 2) le souci d’économie des ressources judiciaires et 3) la nécessité pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. Le juge Sopinka, dans Borowski c. Canada, arrêt précité.

 

[27]           C’est donc dire qu’en ce qui concerne l’appartenance de Mme Poitras à la Bande de Sawridge, la question est close. Il ne subsiste aucune question à propos de son appartenance. La question a été tranchée de manière définitive. Si la Bande de Sawridge voulait exclure une condition d’appartenance quelconque, elle avait amplement l’occasion de le faire, tant devant le juge Hugessen que devant la CAF. Elle ne l’a pas fait. Elle a consenti à la décision relative au caractère théorique que le juge Hugessen a rendue et elle a ensuite interjeté appel de l’ordonnance relative au caractère théorique sans réserve aucune quant à l’existence d’une question en suspens au sujet de l’appartenance. Il faudrait ôter tout sens et toute logique possible à la décision de la CAF pour conclure que, dans la présente instance, la question de l’appartenance de Mme Poitras est encore en litige.

 

[28]           La doctrine du stare decisis étaye également cette approche. Dans une décision récente : Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2013 CF 493, le juge O’Reilly passe en revue le sens de cette doctrine et son application :

[11]      La phrase latine complète dont l’expression stare decisis provient est stare decisis et non quieta movere, qui signifie [traduction] « il faut s’en tenir à ce qui a été décidé et ne pas modifier ce qui existe » (Holmes c Jarrett, [1993] OJ n679 (C.J. Ont. (Div. gén.) [Holmes], au paragraphe 12). Ce principe sert des fins importantes dans l’administration de la justice. Il [traduction] « assure la cohérence, la certitude, la prévisibilité de la loi et la bonne administration de la justice, et favorise la légitimité et l’acceptabilité de la common law » (R c Bedford, 2012 ONCA 186, au paragraphe 56; voir aussi R c Neves, 2005 MBCA 112, au paragraphe 90).

 

[12]      Les juges reconnaissent sans peine que cette règle les oblige à suivre les décisions des juridictions supérieures. Mais la véritable portée de ce principe est plus large – si une affaire est résolue, il n’y a pas lieu d’y revenir. Il peut en être ainsi si un autre juge, même un juge du même tribunal, l’a tranchée. En règle générale, c’est seulement si les faits importants sont différents que la décision antérieure ne sera pas considérée comme contraignante pour les juges de la même cour (Holmes, précitée, au paragraphe 12).

 

 

[29]           Dans la présente affaire, le juge Hugessen a conclu que la question de l’appartenance de Mme Poitras était théorique; la CAF a confirmé cette décision et la Cour doit donc s’en tenir à cette dernière et ne pas toucher à une question réglée. Au risque de verser dans la tautologie : théorique un jour, théorique toujours!

 

[30]           La question de l’appartenance de Mme Poitras à la Bande de Sawridge étant maintenant théorique, il faut donc, comme l’a ordonné la CAF, rendre les actes de procédure « conformes aux questions qu’il reste à régler à la lumière de la décision rendue par la Cour en l’espèce ».

 

Les modifications de la déclaration de Poitras

[31]           On ne cause que peu de préjudice, sinon aucun, à la Couronne en autorisant une modification, même à cette date tardive, de la part de Mme Poitras à propos des dommages‑intérêts. C’est à cette dernière qu’il incombe de faire la preuve des dommages et de les quantifier. La demande de dommages-intérêts qu’allègue Mme Poitras à l’encontre de la Couronne ressemble beaucoup à celle déposée à l’encontre de la Bande de Sawridge. Une demande générale de dommages-intérêts fait partie de la demande déposée contre la Bande de Sawridge depuis le début de l’action.

 

[32]           La Couronne fait valoir qu’il serait préjudiciable de faire droit à une modification à cette date tardive car les interrogatoires préalables sont presque terminés. Il y a toutefois lieu de faire droit à une modification lorsqu’un préjudice quelconque peut être réparé sous la forme de dépens, et il existe une abondante jurisprudence à l’appui de cette thèse : voir, par exemple, Meyer c. Canada, 1985 CarswellNat 117 (CF 1re inst.), ainsi que Canderel Ltd. c. La Reine [1994] 1 C.F. 3 (CAF). Dans l’affaire Canderel, un juge de la Cour canadienne de l’impôt avait refusé une quatrième modification de la réplique du ministère public. La demande de modification, déposée le sixième jour du procès, avait pour but de soulever une question litigieuse pour la première fois. En appel, le juge Décary a formulé les propos suivantes au sujet des modifications :

10.       En ce qui concerne les modifications, on peut dire, à la suite des décisions de cette Cour dans les affaires Northwest Airporter Bus Service Ltd. c. La Reine et Ministre des Transports; (1978), 23 N.R. 49 (C.A.F.). La Reine c. Special Risks Holdings Inc.; [1984] CTC 563 (C.A.F.); conf. [1984] CTC 71 (C.F. 1re inst.). Meyer c. Canada; (1985), 62 N.R. 70 (C.A.F.). Glisic c. Canada, [1988] 1 C.F. 731 (C.A.). et Francoeur c. Canada, [1992] 2 C.F. 333 (C.A.). , et de la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Ketteman v. Hansel Properties Ltd [1988] 1 All ER 38 (H.L.). citée dans l’arrêt Francoeur, que même s’il est impossible d’énumérer tous les facteurs dont un juge doit tenir compte en décidant s’il est juste, dans une situation donnée, d’autoriser une modification, la règle générale est qu’une modification devrait être autorisée à tout stade de l’action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu’elle serve les intérêts de la justice. La Règle 54 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) [DORS/90-688] (mod. par DORS/93-96, art. 10), qui s’applique en l’espèce, ne diffère pas considérablement de la Règle 420 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663].

 

[33]           La CAF a rejeté l’appel aux motifs que le juge du procès n’avait commis aucune erreur de droit dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de rejeter la modification au sixième jour du procès après que des témoins, dont des experts, avaient été appelés et que la question en litige était nouvelle. Autoriser la modification à cette date tardive dans l’instance était assimilable à un abus de procédure.

 

[34]           Dans Meyer, une décision antérieure de la Section d’appel de la Cour fédérale, la Section de première instance avait autorisé une modification au cours du procès. Comme l’a fait remarquer la Section d’appel de la Cour fédérale :

[traduction]

6.         Il est allégué que le juge du procès a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de faire droit à la modification. Nous souscrivons à l’énoncé qu’a fait lord Esher, M.R., des critères qui doivent guider l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Dans l’arrêt Steward v. North Metropolitan Tramways Co. (1886), 16 Q.B.D. 556, à la p. 558, il a déclaré :

 

La règle de conduite de la Cour dans un tel cas est que, indépendamment du caractère négligent et insouciant de la première omission, et indépendamment du caractère tardif de la modification proposée, il y a lieu d’autoriser cette dernière s’il est possible de le faire sans causer d’injustice à l’autre partie. Il n’y a pas d’injustice si la partie adverse peut être indemnisée au moyen d’une adjudication de dépens; cependant, si la modification aurait pour effet de placer la partie adverse dans une position telle qu’elle doive en subir un préjudice, elle ne doit pas être autorisée.

 

[35]           Dans Meyer, le juge du procès a fait droit à la modification, car elle clarifiait l’affaire en litige et n’était pas préjudiciable. La décision a été confirmée en appel.

 

[36]           La Couronne fait également valoir que la modification est légalement sans espoir, car elle est prescrite par la Limitations Act, RSA 2000, c L‑2, paragraphe 3(1). La Couronne se fonde sur la décision Royal Canadian Legion Norwood (Alberta) Branch 178 c. Edmonton (City), 149 AR 15 à l’appui de la thèse selon laquelle une action doit être engagée dans les six années suivant la découverte de sa cause.

 

[37]           Bien que cela soit correct, fait valoir l’avocat de Mme Poitras, le retard était soumis à une décision finale concernant les questions de nature constitutionnelle qui a duré jusqu’au 10 décembre 2009, date à laquelle la Cour suprême du Canada a refusé de donner son autorisation dans l’action de la Bande de Sawridge. C’est donc dire que toute mesure de prescription débute en décembre 2009. L’avocat de Mme Poitras soutient également que ce n’est qu’au cours d’interrogatoires préalables qu’il est devenu évident qu’il était justifié de demander des dommages-intérêts, pour la période de 1985 à 2003, à l’encontre de la Couronne à cause de la connaissance qu’avaient la Bande de Sawridge et la Couronne.

 

[38]           La modification qui est fondée sur ces arguments relève donc de la règle de la possibilité de découvrir le dommage, laquelle est énoncée dans l’affaire Royal Canadian Legion. La demande de dommages-intérêts auraient pu être présentée plus tôt, mais il existe une position légitime au sujet de la possibilité de découverte et, de ce fait, la demande de dommages-intérêts n’est donc pas nécessairement sans espoir à cause d’un argument de prescription quelconque. Il va sans dire que cette conclusion est sous réserve du droit de la Couronne d’invoquer n’importe quel moyen de défense fondé sur la prescription qu’elle choisit.

 

[39]           La Couronne invoque également la décision Potskin c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2011 CF 457, à l’appui de la thèse selon laquelle la demande est, en tout état de cause, sans espoir car la Couronne n’a aucune obligation envers Mme Poitras. Cette affaire, dit-elle, soutient la thèse selon laquelle la Couronne n’a aucune obligation fiduciaire envers des membres de bande particuliers et leur inscription à titre d’Indien ou à l’égard des avantages des membres de bande. Cette action-là a été rejetée, mais elle a été tranchée en fonction de ses « circonstances particulières » (par. 4). L’affaire mettait en cause des enfants illégitimes, au sens de l’alinéa 11(1)e) de la Loi sur les Indiens, qui alléguaient que la Couronne avait l’obligation fiduciaire de protéger leurs intérêts économiques et de veiller à ce qu’un paiement soit fait à un fiduciaire pour leur compte quand leur mère avait été retranchée de la liste de la bande par application de l’article 10 de la Loi sur les Indiens. Il est possible que la décision Potskin soit déterminante en fin de compte en l’espèce, en rapport avec n’importe quelle obligation fiduciaire de la Couronne, mais cela ne peut avoir lieu que si l’on dispose d’un dossier d’instruction factuel complet.

 

[40]           En l’espèce, la question d’une demande de dommages-intérêts est en litige depuis le début, encore qu’elle ne vise pas expressément la Couronne. Les interrogatoires préalables ne sont pas encore terminés. Même si la Couronne soutient que la requête de Mme Poitras n’a pas été présentée en temps opportun et ne mènera pas à un procès rapide, à mon avis, vu la durée de ces instances et le fait que la question des dommages-intérêts a toujours été en litige, la Couronne n’en subira pas un réel préjudice.

 

[41]           La Couronne fait remarquer que divers documents, dont un document daté du 12 août figurant à l’onglet 3(f), l’ordonnance du juge Hugessen datée du 22 septembre et les documents figurant aux onglets 3 (h) et (i), indiquent tous que ce ne sont pas des dommages-intérêts que l’on demande à l’encontre de la Couronne, mais uniquement des dépens. Cependant, compte tenu de tous les arguments des parties, l’autorisation de modification que sollicite Mme Poitras sera accordée. 

 

[42]           La Couronne sollicite les dépens applicables aux trois dernières années, advenant que la modification demandée soit accordée. Les dépens seraient normalement accordés à la Couronne mais, dans la présente affaire, comme cela a été expliqué à l’audience, des dispositions ont été  prises avec la Couronne au sujet du paiement des honoraires. Une adjudication de dépens en faveur de la Couronne n’accomplit rien, car l’argent sera simplement transféré d’une de ses poches à une autre. La modification est donc autorisée, mais sans dépens en faveur de la Couronne.

 

[43]           La modification que sollicite Mme Poitras en vue de réclamer des dommages-intérêts à la Couronne est donc accueillie.

 

La radiation de l’affidavit de Roland Twinn

[44]           La Couronne a demandé que l’affidavit de Roland Twinn (l’affidavit de Twinn), déposé à l’appui de la requête en modification de la Bande de Sawridge, soit radié. Cet affidavit, allègue‑t‑elle, est irrégulier car il n’est pas conforme à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, lequel exige que les affidavits « se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle » ou à « des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant » lorsque les motifs à l’appui de cette croyance sont énoncés. Selon la Couronne, l’affidavit de Twinn ne contient rien de plus qu’un sommaire d’arguments juridiques, de ouï-dire, de positions juridiques antérieures adoptées, d’interprétations de décisions judiciaires, d’opinions et de conclusions de droit, sans inclure de faits importants ou les sources de ce que croit le déclarant. L’ affidavit de Twinn est scandaleux et vexatoire et il faut le radier.

 

[45]           Après avoir examiné en détail cet affidavit, il ne fait aucun doute qu’il renferme des opinions, des conclusions et des arguments juridiques. Cependant, au cours de l’audience j’ai conclu qu’il n’était pas nécessaire de traiter en détail de ce document. Je l’ai lu et j’en ai tenu compte, mais je lui ai accordé peu de poids pour en arriver aux décisions rendues en l’espèce.

 

La « demande entre défendeurs » de la Bande de Sawridge à l’encontre de la Couronne

 

[46]           Il n’y a aucune raison en droit pour laisser la Bande de Sawridge ressusciter une « demande entre défendeurs » qui vise la Couronne, et ce, pour deux raisons. Premièrement, dans les Règles des Cours fédérales, il n’existe rien de tel qu’une « demande entre défendeurs ». Les demandes de cette nature sont des créations de la procédure civile provinciale et sont celles qu’un défendeur formule dans une affaire à l’encontre d’un co-défendeur [voir, par exemple, l’article 28 des Règles de procédure civile de l’Ontario].

 

[47]           Deuxièmement, et surtout, la Bande de Sawridge avait formulé antérieurement une demande de mise en cause justifiée à l’encontre de la Couronne. La Bande s’en était volontairement désistée, et ce, à un moment où il y avait une demande de dommages-intérêts déposée par Mme Poitras à l’encontre de la Bande de Sawridge. La demande de mise en cause comportait une demande d’indemnisation pour responsabilité en dommages-intérêts de la part de la Couronne. Un litige se doit de prendre fin. Il ne faudrait pas permettre à des parties d’adopter un jour une position dans laquelle elles renoncent volontairement à une demande pour ensuite, le lendemain, s’en désister et tenter de formuler la même demande dans un acte de procédure non sanctionné. Cela revient à rétracter un aveu contenu dans un acte de procédure. La « demande entre défendeurs » n’est donc pas admissible. Le fait que la Bande ait mis volontairement un terme à la procédure de mise en cause est un geste final et exécutoire.

 

[48]           L’avocat de la Bande de Sawridge fait valoir qu’il y a une nette différence entre la proposition de demande entre défendeurs et la demande de mise en cause retirée. Il ajoute que le désistement de la demande de mise en cause était fondé sur des questions de nature constitutionnelle, tandis que la demande entre défendeurs repose sur l’allégation selon laquelle la Bande de Sawridge et la Couronne ont interprété la Loi sur les Indiens de la même façon, avec le résultat que Mme Poitras s’est vu privée de son appartenance à la Bande. Si la Bande de Sawridge est responsable des dommages, soutient-il, il s’ensuit que la Couronne est tout aussi responsable qu’elle d’avoir mal interprété l’applicabilité des paragraphes 10(4) et 10(5) de la Loi sur les Indiens.

 

[49]           Le fait de refuser la modification de l’acte de procédure de la Bande de Sawridge n’empêche toutefois pas cette dernière de faire valoir que toute responsabilité doit être imputée à la Couronne, car elle peut invoquer des moyens de défense pour justifier pourquoi elle ne devrait pas être tenue responsable et pourquoi c’est la Couronne qui devrait l’être, ou pourquoi la responsabilité pourrait être partagée si l’on concluait à l’existence d’une responsabilité pour tous dommages.

 

[50]           L’argument de la Bande de Sawridge selon lequel il s’agit ici d’une nouvelle cause d’action reposant sur un nouvel ensemble de faits, et qu’elle n’était pas subsumée dans la demande de mise en cause antérieure qui a été abandonnée, est sans fondement. Aucun des faits présentement allégués n’est nouveau, et ces derniers sont connus depuis le début de la présente instance au moins, il y a 24 ans de cela environ, quand a pris naissance le litige entourant l’interprétation et le sens des paragraphes 10(4) et 10(5) de la Loi sur les Indiens.

 

[51]           D’autres arguments ont été soulevés au cours de l’audience, mais ils n’ont aucune incidence sur la décision finale concernant les requêtes. Ce qu’il faut, c’est rendre les actes de procédure conformes à la décision que la CAF a rendue dans le cadre de l’appel concernant l’ordonnance relative au caractère théorique.

 

Les actes de procédure

[52]           La modification que sollicite Mme Poitras est accordée. Cependant, compte tenu de la décision de la CAF, il y a bien des éléments du projet de déclaration modifiée à deux reprises qui sont maintenant inutiles : par exemple, les paragraphes 7, 9, 9A, 13A, 14, 15 et 15A, ainsi que, dans le cas du paragraphe 15E, les alinéas b) à h) (à l’encontre de la Bande de Sawridge) et les alinéas a) à d) (à l’encontre de la Couronne).

 

[53]           Tous ces paragraphes figuraient dans une version antérieure de la déclaration de Mme Poitras, et tous sont liés à la demande d’appartenance à la Bande de Sawridge. Compte tenu de la décision de la CAF, la question de l’appartenance est théorique et ces paragraphes ne sont plus nécessaires. Cependant, pour établir le contexte, il sera nécessaire d’inclure un ou plusieurs paragraphes succincts qui décrivent le règlement de la question de l’appartenance.

 

[54]           En ce qui concerne l’acte de procédure de la Bande de Sawridge, la Couronne s’oppose aux paragraphes et alinéas suivants : 6, 6(a), 9 à 12, 17, 25 à 30, 32, 34, 45 et 46 b) à f). Comme il a été conclu plus tôt, la demande entre défendeurs est rejetée et, de ce fait, les paragraphes 34 et 45 et les alinéas 46 b) à f) sont radiés, sans autorisation de modification. Les paragraphes 35 à 44 et l’alinéa 46 a) avaient déjà été supprimés par la Bande de Sawridge.

 

[55]           Le paragraphe 6 et l’alinéa 6 a) de l’acte de procédure de la Bande de Sawridge, reproduits plus tôt, sont radiés eux aussi, sans autorisation de modification. Ce paragraphe et cet alinéa traitent directement de l’appartenance de Mme Poitras à la Bande de Sawridge et sont assimilables à une dénégation d’appartenance pour divers motifs. Le paragraphe 7 est lui aussi radié, car il répond au paragraphe 7 de la déclaration de Poitras, qui est radié. Le paragraphe 17 est radié également, car il a trait à la question de l’appartenance.

 

[56]           Les paragraphes 9 à 12 portent eux aussi sur la question de l’appartenance et ils sont radiés, mais avec autorisation de modification. Ils comportent une macédoine d’arguments juridiques, de conclusions et d’éléments de preuve. Le paragraphe 9 indique, notamment : [traduction] « Subsidiairement encore, la Bande de Sawridge déclare que la demanderesse n’est pas devenue membre de la Bande pour la période déclarée, et ce, pour deux raisons ». Les deux raisons, explicitées au paragraphe 9 et aux paragraphes 10 à 12, renferment essentiellement des arguments juridiques qui justifient les positions que la Bande de Sawridge a adoptées au sujet de l’appartenance de Mme Poitras. Ils traitent de présumées erreurs d’interprétation concernant les paragraphes 10(4) et 10(5) de la Loi sur les Indiens, du Code d’appartenance de la Bande de Sawridge, du fait que Mme Poitras n’a pas rempli une demande d’appartenance [traduction] «  de manière satisfaisante », ainsi que d’une allégation selon laquelle la Bande de Sawridge n’est pas responsable des dommages, mais que si responsabilité il y a, c’est à la Couronne qu’elle revient. Cet acte de procédure embrouillé contient les fragments de diverses questions sur lesquelles la Bande de Sawridge pourrait se fonder au procès : par exemple, le fait que, à cause de l’erreur d’interprétation, elle n’est pas responsable envers Mme Poitras, et que, s’il y a une responsabilité quelconque, c’est à la Couronne qu’elle revient (paragraphe 11). Dans cette mesure restreinte, la Bande de Sawridge est autorisée à modifier ces dispositions car cela rendra cet acte de procédure conforme à la décision de la CAF.

 

[57]           Quant aux paragraphes 25 à 30, tous ont trait à une allégation selon laquelle la Couronne n’a pas fourni les informations et les ressources dont la Bande de Sawridge avait besoin pour prendre en considération la demande d’inscription de Mme Poitras à la Bande de Sawridge ou de rétablissement de son statut de membre. Là encore, comme l’appartenance n’est plus une question en litige, ces paragraphes doivent être radiés.

 

[58]           Tous les points alléguant que Mme Poitras n’est pas membre de la Bande de Sawridge ou qu’elle n’a pas rempli une demande d’inscription sont radiés, sans autorisation de modification. Comme l’a fait remarquer le juge Rothstein dans la décision Bande de Sawridge c. La Reine, 2004 CAF 16, au paragraphe 35 :

35        Pour ces personnes qui ont un droit d'appartenance, une simple demande d'inscription sur la liste de la bande suffit. Le fait que les personnes en cause n'aient pas présenté une demande formelle d'appartenance à la Bande de Sawridge est sans pertinence. Comme l'a conclu le juge Hugessen, exiger des personnes qui ont des droits acquis qu'elles respectent le code d'appartenance à la Bande de Sawridge, dans lequel des conditions préalables d'appartenance avaient été fixées, violait la Loi.

 

[59]           En fin de compte, la déclaration de Poitras et l’acte de procédure de la Bande de Sawridge seront modifiés d’une manière conforme aux présents motifs.

 

[60]           Pour ce qui est des dépens, il n’y aura pas d’adjudication de dépens entre la Couronne et Mme Poitras pour les raisons analysées plus tôt. Quant aux dépens entre la Bande de Sawridge et la Couronne, il n’en a pas été expressément question à l’audience. La Couronne a eu gain de cause en grande partie dans son opposition aux modifications, notamment en ce qui concerne la « demande entre défendeurs ». Dans le cours normal des choses, il faudrait donc que les dépens soient accordés en faveur de la Couronne, à un montant fixe. J’encourage la Bande de Sawridge et la Couronne à s’entendre sur les dépens, à défaut de quoi la Couronne pourra présenter des observations écrites dans les 20 jours suivant la présente ordonnance, et la Bande de Sawridge dans les 10 jours qui suivront.

 

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

1.                  La demanderesse est autorisée à modifier sa déclaration conformément aux présents motifs et, pour plus de précision, les paragraphes 7, 9, 9A, 13A, 14, 15 et 15A, ainsi que les alinéas b) à h) (à l’encontre de la Bande de Sawridge) et les alinéas a) à d) (à l’encontre de la Couronne) du paragraphe 15E sont radiés.

 

2.                  Les défendeurs, Walter Patrick Twinn, le Conseil de la Bande de Sawridge et la Bande de Sawridge sont autorisés à modifier leur défense conformément aux présents motifs et, pour plus de précision :

a.              le paragraphe 6, l’alinéa  6 a), les paragraphes 7, 17, 25 à 30, 34 et 45 et les alinéas b) à f) du paragraphe 46 sont radiés, sans autorisation de modification;

b.             les paragraphes 9 à 12 sont radiés, mais avec autorisation de modification.

 

3.                  Les actes de procédure seront modifiés conformément à la présente ordonnance, dans les 30 jours suivant la date de cette dernière.

 

4.                  Les parties fourniront à la Cour les dates auxquelles elles seront toutes deux disponibles de façon à pouvoir convoquer une conférence de gestion de l’instance pour examiner les prochaines étapes de l’instance et en discuter.

« Kevin R. Aalto »

Juge chargé de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2655-89

 

INTITULÉ :                                      ELIZABETH BERNADETTE POITRAS
c. WALTER PATRICK TWINN,
LE CONSEIL DE LA BANDE DE SAWRIDGE, LA BANDE DE SAWRIDGE ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 14 MAI 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 23 AOÛT 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Terence P. Glancy

 

POUR LA DEMANDERESSE

Philip Healy

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Walter Patrick Twinn et al.)

Kevin Kimmis

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(SMR)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Terence P. Glancy

Société professionnelle

Avocat

 

POUR LA DEMANDERESSE

Aird & Berlis

Avocats

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Walter Patrick Twinn et al.)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

(SMR)

 

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