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Date : 20131021

Dossier: IMM-11458-12

Référence : 2013 CF 1056

Montréal (Québec), le 21 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

IBRAHIM BAYRAK

YILDIZ BAYRAK

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

partie défenderesse

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Combien de fois dans une vie est-ce qu’un être humain devrait subir des actes agressifs, d’être battu, insulté, humilié, dégradé et traité comme créature inférieure au lieu de ressentir la dignité qui émane du fait, qu’un être humain a le droit de ressentir la dignité d’avoir été né libre, avec une valeur humaine intrinsèque.

 

[2]               Ceci fait suite à une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[3]               Depuis leur enfance, le demandeur ainsi que son épouse ont caché leur identité Kurde et leur religion alévi en Turquie pour ne pas subir des actes de discrimination et de harcèlement.

 

[4]               Chaque acte de discrimination subi par eux était qu’un acte; chaque harcèlement était qu’un harcèlement; mais, pendant une période de soixante ans, quand est-ce qu’assez devient assez?

 

[5]               L’inviolabilité de la personne humaine n’est pas un souhait, c’est un fait accepté par la majorité des pays civilisés, des États qui ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948 qui émane des Nations Unies, inspiré par des notions les plus profondes de la plupart des États civilisés après la Seconde Guerre mondiale avec ses chambres à gaz. La Déclaration universelle des droits de l’homme a été rédigée sous l’équipe de René Cassin qui n’a pas oublié, en plus du génocide de la Seconde Guerre mondiale, le génocide des Arméniens au début du vingtième siècle en Turquie même.

 

[6]               Dans le cas devant la Cour, certains actes de harcèlement auraient pu être catégorisés comme séparés, éloignés dans le temps et l’espace, d’une discrimination cumulative et d’un harcèlement collectif, d’un peuple ciblé par des agents de persécution du gouvernement turc; mais, dans son cumul, donc, dans son ensemble, quand est-ce qu’assez devient assez?

 

[7]               Le fait que le couple ait quitté la Turquie pour y retourner à cause des parents âgés, il y a plusieurs années, et que le fils de ce couple continuait de vivre dans la maison familiale ne change pas le fait que le couple a subi une discrimination sporadique, mais avec un rapport continuel pendant leur vie.

 

[8]               Ces actes sporadiques continuels qui arrivent de temps à autre ont une continuité qui ne devrait pas être toléré par un monde civilisé, signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme et signataire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.

 

[9]               La Convention, en elle-même, reconnait que la discrimination peut, en elle-même, constituer avec le temps et le cumul, la persécution par des actes répétitifs.

 

[10]           Adolph Hitler a, lui-même, dit, si le monde a oublié les Arméniens (le génocide par les Turques), ils vont également oublier les Juifs, avant que le génocide de ce peuple et des Roms soit finalisé par des camps de concentration.

 

[11]           Le monde civilisé ne peut pas se permettre de laisser ces types d’actes se perpétrer, autrement, le silence devient un complice aux crimes contre l’humanité avec des agressions gratuites contre les minorités.

 

[12]           Le cas de ce couple devant la Cour constitue un exemple de cela, et la raison d’être même de la Convention. Donc, quant est-ce que, selon la Convention, assez devient assez?

 

[13]           Comme le proverbe sage raconte, ne pas connaître l’histoire c’est de la répéter. La Convention vient en aide pour ne pas répéter une perpétration de ces actes.

 

[14]           L’historique des événements raconté par le couple n’est pas contredit; d’ailleurs, nulle part dans la décision de la SPR, y a-t-il un mot pour contredire le récit du couple; donc, aucun doute n’est indiqué à l’égard de la crédibilité de ce couple.

 

[15]           La SPR, au paragraphe 15 de sa décision, constate que « les événements vécus par les demandeurs d’asile au cours des 60 années qu’ils ont passées en Turquie constituent, possiblement, une preuve de la discrimination et du harcèlement dont font l’objet les personnes de confession alévie et d’origine kurde. Toutefois, de l’avis du tribunal, ces événements ne constituent pas collectivement de la persécution ».

 

[16]           Comme spécifiés par l’avocat des demandeurs, ces incidents ont inclus :

7.   Après sa libération, le demandeur vivait constamment dans la peur, il était devenu dépressif, il croyait qu’on le suivait constamment, il faisait des cauchemars : le demandeur a eu beaucoup de difficultés à réintégrer la vie normale.

 

[17]           La Cour constate que ces actes de discrimination et harcèlement répétitifs non contredits et devenus donc accumulés ont, eux-mêmes, dans leur ensemble et par l’effet multiplicateur constitué la persécution par des autorités gouvernementales.

 

[18]           Par l’effet cumulatif, la Cour constate que c’était de la persécution au sens de la Convention; et, avec l’âge, et la vulnérabilité, qui émane de la faiblesse des personnes âgées, les dangers et les risques à leurs personnes deviennent encore plus graves (Nejad c Canada Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 1168).

 

[19]           En plus, la Cour souligne en particulier l’arrêt Sagharichi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 182 NR 398 (CAF) où la Cour d’appel fédérale constate que des mauvais traitements subis, soient considérés comme de la persécution, suite à leurs effets sérieux (voir également, Naikar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 592 (QL/Lexis); Iruthayanathar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1097 (QL/Lexis); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA)). Dans l’arrêt Porto c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 881 (QL/Lexis), la Cour a déterminé que la définition de la « discrimination » est inadéquate pour définir un comportement qui comprend des actes de violence et des menaces de mort :

[8]        [...] La « discrimination » dont elle fait état devait être analysée afin de déterminer si les actes qui la sous-tendent pouvaient constituer de la persécution. Ceci est d'autant plus vrai lorsque l'on considère que la « discrimination » en question comporte des actes de violence et des menaces de mort. À première vue, le terme « discrimination » décrit très mal la nature des actes relatés par le requérant et sur lesquels la Section devait se pencher.

 

[20]           Le paragraphe 55 du Guide des procédures et des critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié a spécifié :

55.  Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles-mêmes, elles peuvent néanmoins amener l'intéressé à craindre avec raison d'être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d'appréhension et d'insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles-mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu'à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s'il a déjà été victime d'un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci-dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient.

 

[21]           Concernant la documentation objective, selon les États-Unis, 8 avril 2011, Department of State : « Turkey » Country Report on Human Rights Practices 2010, selon la pièce P-1 :

Human rights organizations continued to report cases of torture and abuse in detention centers and prisons during the year. They alleged that torture and abuse largely occurred outside of detention centers in more informal venues where it was harder to document. In its report for the year, Amnesty International (AI) noted that investigations into human rights violations by police were largely ineffective and that instances of bringing officials to justice were rare. The UN Committee against Torture (UNCAT) stated in its November report that it was “gravely concerned about numerous, ongoing, and consistent allegations concerning the use of torture, particularly in unofficial places of detention.”

 

The HRF reported that courts investigated allegations of abuse and torture by security forces during the year. However, they rarely convicted or punished offenders. Authorities typically allowed officers accused of abuse to remain on duty during their trials. UNCAT reported in November that it was “concerned at the continuing failure of authorities to conduct effective, prompt and independent investigations into allegations of torture and ill-treatment.”

 

[22]           Donc, une crainte objective existe toujours pour ce couple à l’égard des mauvais traitements et les risques dans l’avenir (voir Kuccuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 500, 408 FTR 225).

 

[23]           Comme dans Kuccuk, ci-dessus, la Cour constate :

[22]      Il appert clairement de la preuve citée par la SPR que le demandeur serait à risque advenant un retour en Turquie. La conclusion de la SPR n'est pas justifiée par la preuve documentaire citée par la SPR.

 

[...]

 

[24]      À la lecture de la décision, il est manifeste que la SPR n'a pas fait le lien entre la situation subjective du demandeur reflétée par la preuve testimoniale et l'aspect objectif de la crainte étayée par la preuve documentaire citée par la SPR. [...]

 

[24]           Comme la SPR n’a pas mis en doute la crédibilité du témoignage des demandeurs, la preuve subjective demeure corroborée par la preuve objective.

 

[25]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l’affaire est retournée pour examen à nouveau par un panel autrement constitué.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs soit accueillie et l’affaire soit retournée pour examen à nouveau par un panel autrement constitué avec aucune question d’importance générale à certifier.

 

 

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11458-12

 

INTITULÉ :                                      IBRAHIM BAYRAK, YILDIZ BAYRAK c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 21 octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 21 octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cecilia Ageorges

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Sonia Bédard

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cecilia Ageorges

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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