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Date : 20131024

Dossier : IMM‑12630‑12

Référence : 2013 CF 1078

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa, Ontario, le 24 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

KARAMJEET KAUR PUNIA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une décision rendue le 21 novembre 2012 [la Décision] par laquelle la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré que l’appel formé par la demanderesse à l’encontre de la décision d’un agent des visas avait l’autorité de la chose jugée et a refusé de l’entendre.

 

CONTEXTE

[2]               La demanderesse est une citoyenne canadienne âgée de 32 ans, d’origine indienne. Son mari a 39 ans et est citoyen de l’Inde. Ils se sont mariés le 24 novembre 2007. La demanderesse réside actuellement au Canada et son mari en Inde.

 

[3]               La demanderesse a dans un premier temps parrainé la venue de son mari au Canada en 2008, mais cette demande a été refusée par une lettre datée du 25 novembre 2008. L’agent des visas a conclu que le mariage n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition par le mari d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. La demanderesse a interjeté appel de cette décision à la SAI et son appel a été rejeté le 30 mars 2010. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’elle a ensuite introduite auprès de la Cour a été rejetée le 6 août 2010.

 

[4]               La demanderesse a à nouveau parrainé la demande d’obtention d’un statut de résident permanent du Canada introduite par son mari en 2011, demande qui a une fois de plus été rejetée par une lettre datée du 1er août 2011. Le motif invoqué par l’agent des visas pour refuser la demande était, comme pour la décision de 2008, que le mariage entre la demanderesse et son mari n’était pas authentique et avait été conclu principalement dans le but de permettre au mari d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi. Pour arriver à cette conclusion, l’agent des visas a pris en considération les faits suivants :

 

  • la demanderesse et son mari sont incompatibles sur le plan de l’état matrimonial;
  • le mari a été dans l’impossibilité de fournir une explication crédible concernant le divorce de la demanderesse;
  • les parents et la sœur du mari résident au Canada;
  • les photographies présentées à l’appui de leur demande étaient dépourvues de l’impression d’aisance que dégage un couple marié depuis trois ans;
  • huit mois se sont écoulés entre le refus de la première demande de résidence permanente et la présentation d’une nouvelle demande de parrainage;
  • la SAI a rejeté l’appel de la décision rendue en 2008 rejetant la demande de résidence permanente.

 

[5]               La demanderesse a interjeté appel de la décision négative rendue en 2011 à la SAI. L’appel a été entendu par le même commissaire de la SAI [commissaire] qui avait rejeté le premier appel. Le commissaire a rejeté le second appel par application de la règle de la chose jugée, et cette décision constitue la base de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[6]               Le commissaire a d’abord fait remarquer que, bien qu’il ait agi comme décideur lors du premier appel, il n’existait pas de preuve de crainte raisonnable de partialité. Le commissaire a cité la décision Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 629 [Rodriguez] à l’appui de cette conclusion.

 

[7]               Le commissaire a expliqué que la seule question consistait à savoir si la doctrine de la chose jugée s’appliquait en l’espèce. Il a indiqué que la doctrine de la chose jugée se présente sous deux formes – la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée – et que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était la forme applicable en l’espèce. Les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont les suivantes :

a.                   la question en litige a déjà été tranchée;

b.                  la décision portant préclusion était définitive;

c.                   les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée.

 

Le commissaire a expliqué que l’application de la doctrine de la chose jugée permet d’éviter le risque qu’une décision antérieure soit remise en question par la conclusion du décideur dans le cadre d’un nouvel appel. Toutefois, même lorsque ces trois critères sont remplis, le nouvel appel ne sera considéré comme ayant l’autorité de la chose jugée que s’il n’existe aucune circonstance particulière susceptible de le soustraire à l’application de ce principe.

 

[8]               Les exceptions à l’application du principe de la chose jugée mentionnées par le commissaire sont la fraude ou la faute commise dans le cadre de la procédure antérieure pouvant constituer un manquement à la justice naturelle, ou l’existence d’un « nouvel élément de preuve décisif » qui n’aurait pu être produit avec diligence raisonnable dans le cadre de la première procédure. Le commissaire a également signalé que les règles régissant le principe de la chose jugée ne doivent pas être appliquées de façon mécanique, et ce, même si les conditions d’application du principe sont remplies, et que la décision d’appliquer ou non cette doctrine dans un cas donné relève du pouvoir discrétionnaire de la SAI.

 

[9]               Le commissaire a estimé que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies en l’espèce : (i) le premier appel interjeté à la SAI en 2010 était final; (ii) les parties à cet appel étaient la demanderesse et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration; et (iii) la question portait sur une demande de résidence permanente du même demandeur, et il s’agissait de déterminer si la demanderesse s’était acquittée du fardeau de prouver que le mariage avec son mari était authentique, ou qu’il n’avait pas été conclu principalement afin de permettre à ce dernier d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi.

 

[10]           Le commissaire a expliqué que l’exception à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée visant les « nouveaux éléments de preuve décisifs » s’étendait aux éléments de preuve qui existaient au moment du premier appel, mais qui n’étaient pas raisonnablement accessibles, ou aux faits qui n’existaient pas au moment du premier appel, mais qui se sont plutôt produits entre le rejet du premier appel et le second appel. Toutefois, ces éléments doivent prouver l’intention des parties au moment où elles sont devenues membres de la catégorie du regroupement familial. Il ne saurait s’agir d’éléments de preuve créés dans le but de soutenir l’intention ou de la forger de toutes pièces. En outre, les éléments de preuve doivent être crédibles et, s’ils sont admis, ils doivent pouvoir donner lieu à une issue différente de celle qui a mis fin à l’instance précédente.

 

[11]           En l’espèce, les arguments présentés par la demanderesse à la SAI étaient qu’il y avait eu manquement à la justice naturelle dans le cadre de l’audience précédente de la SAI en raison de problèmes d’interprétation, et qu’il existait de nouveaux éléments de preuve décisifs susceptibles de modifier l’issue de l’instance précédente. La demanderesse a produit comme nouveaux éléments de preuve des lettres de médecins et des documents relatifs à un traitement par fécondation in vitro (FIV), des documents liés à ses deux visites en Inde depuis la première audience, des affidavits de ses deux frères et sœurs, des factures de téléphone, des documents financiers, des documents d’identification reflétant le changement de son état matrimonial, sa déclaration de revenus et de prestations de 2011, des affidavits et des pétitions d’amis et de parents, et des photographies de la demanderesse prises pendant qu’elle passait du temps avec la famille de son mari au Canada.

 

[12]           S’agissant de l’argument relatif à l’interprétation, le commissaire a conclu que la demanderesse n’avait pas pu établir que les erreurs alléguées étaient pertinentes relativement aux questions déterminantes, ou qu’elles avaient causé un malentendu important qui aurait pu jouer un rôle dans la décision du commissaire. Le conseil précédent de la demanderesse était un avocat qui parle le pendjabi et la question du caractère adéquat de l’interprétation ne figurait pas parmi les motifs à l’origine de la demande écrite de contrôle judiciaire visant la première décision de la SAI. Il incombait à la demanderesse de soulever cette question à la première occasion, et en l’espèce, le faire deux ans plus tard lors d’un appel subséquent n’était pas raisonnable.

 

[13]           Le commissaire a alors examiné les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse et a déterminé qu’ils étaient du même genre que ceux qui lui avaient été présentés lors de l’appel précédent. Il ne s’agissait donc pas de nouveaux éléments de preuve, mais plutôt d’une tentative de solidifier et d’étoffer ceux déjà produits à l’audience précédente. Les éléments de preuve présentés lors de la première audience n’étaient pas suffisants pour dissiper les doutes du commissaire, qui estimait que la relation de la demanderesse et de son mari ne démontrait pas un engagement dans le temps. La question du désir manifesté par le couple d’avoir des enfants a été prise en considération dans l’appel précédent, et le commissaire a néanmoins conclu que le mariage n’était pas authentique et visait principalement l’acquisition par le mari d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. Dès lors, le commissaire a conclu que les éléments de preuve selon lesquels la demanderesse avait, après le premier appel, subi un traitement de fertilité ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve décisifs.

 

[14]           Le commissaire a conclu, suivant la prépondérance des probabilités, que la demanderesse n’avait présenté aucun nouvel élément de preuve décisif qui n’aurait pu être produit avec diligence raisonnable dans le cadre de la première procédure. Il a dès lors conclu à l’absence de circonstances particulières justifiant la non‑application de la doctrine de la chose jugée et a ainsi rejeté l’appel sur la base de cette doctrine.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[15]           La demanderesse soulève les questions suivantes en l’espèce :

a.                   Le commissaire qui a entendu l’appel interjeté à la SAI en 2010 était‑il partial, ou sa participation au second appel soulève‑t‑elle une crainte raisonnable de partialité?

b.                  Le commissaire a‑t‑il commis une erreur de droit en appliquant la doctrine de la chose jugée de manière machinale contrairement aux recommandations de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies, 2001 CSC 44 [Danyluk], en :

                                                              i.      n’appréciant pas correctement les éléments de preuve afin de déterminer s’il s’agissait de nouveaux éléments de preuve décisifs;

                                                            ii.      ne respectant pas le principe de cohérence judiciaire lors de cette appréciation;

                                                          iii.      écartant déraisonnablement les nombreux nouveaux éléments de preuve présentés à l’appui d’une relation conjugale continue de cinq ans?

c.                   Le commissaire a‑t‑il commis une erreur de droit en rendant une décision qui contraste nettement avec d’autres décisions où les intéressés se trouvaient dans une situation semblable et avaient présenté des éléments de preuve semblables, enfreignant ainsi les principes de l’uniformité des décisions des tribunaux administratifs?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[16]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Sélection des résidents permanents

 

Regroupement familial

 

12. (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

 

[…]

 

Parrainage de l’étranger

 

 

13. (1) Tout citoyen canadien, résident permanent ou groupe de citoyens canadiens ou de résidents permanents ou toute personne morale ou association de régime fédéral ou provincial — ou tout groupe de telles de ces personnes ou associations — peut, sous réserve des règlements, parrainer un étranger.

 

 

[…]

Selection of Permanent Residents

 

Family reunification

 

12. (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common‑law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

 

 

 

[…]

 

Sponsorship of foreign nationals

 

13. (1) A Canadian citizen or permanent resident, or a group of Canadian citizens or permanent residents, a corporation incorporated under a law of Canada or of a province or an unincorporated organization or association under federal or provincial law — or any combination of them — may sponsor a foreign national, subject to the regulations.

 

[…]

 

[17]           Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement] s’appliquent en l’espèce :

Section 2

Notion de famille

 

Mauvaise foi

 

4. (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

 

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

 

b) n’est pas authentique.

 

[…]

Division 2

Family Relationships

 

Bad faith

 

4. (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common‑law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common‑law partnership or conjugal partnership

 

 

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

 

(b) is not genuine.

 

[…]

 

NORME DE CONTRÔLE

[18]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas nécessaire de procéder dans tous les cas à l’analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision procédera à l’examen des quatre facteurs qui constituent l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[19]           Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême du Canada déclare, au paragraphe 45, que « [l]’équité procédurale exige [...] que les décisions soient rendues par un décideur impartial, sans crainte raisonnable de partialité ». Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 [S.C.F.P.], la Cour suprême a déclaré, au paragraphe 100, qu’« il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale ». En outre, dans l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, la Cour d’appel fédérale a déclaré, au paragraphe 53, que « [l]a question de l’équité procédurale est une question de droit. Aucune déférence n’est nécessaire. Soit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation ». Dès lors, la première question sera évaluée selon la norme de la décision correcte.

 

[20]           L’application de la doctrine de la chose jugée est une question de droit (S.C.F.P., au paragraphe 18). Comme la Cour l’a expliqué dans la décision Sami c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 539 [Sami], au paragraphe 30, il s’agit d’une question à l’égard de laquelle il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence et qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

 

[21]           S’agissant de la troisième question, la demanderesse remet en question l’examen de la preuve réalisé par le commissaire. Il s’agit d’une question susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir). Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse a trait à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable au sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

ARGUMENTATION

Argumentation de la demanderesse

[22]           La demanderesse fait valoir que le commissaire a commis un manquement clair à la justice naturelle, qu’il s’est montré partial sur le plan procédural à l’égard de la demanderesse et qu’il a commis une erreur de droit et de fait lorsqu’il a statué sur l’appel après avoir rendu une décision sur la même question dans un appel antérieur.

 

[23]           Le même commissaire a siégé lors du contrôle de la décision et des motifs qu’il avait déjà rendus, et dès lors, il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire et de la SAI, ce qui constitue une erreur de droit.

 

[24]           La demanderesse fait également valoir que le commissaire a commis une erreur de droit et a enfreint la justice naturelle et l’équité procédurale en n’invitant pas les parties à présenter des observations sur la question de la partialité ou de la crainte raisonnable de partialité. La question de la partialité n’a été portée à l’attention de la demanderesse que dans la décision et les motifs du commissaire, de sorte que celle‑ci n’a pas eu l’occasion de présenter des observations à cet égard.

 

[25]           En outre, la décision du commissaire n’est pas raisonnable, car ce dernier a conclu à l’absence de crainte raisonnable de partialité sans avoir donné la possibilité à la demanderesse de présenter des éléments de preuve ou des observations à ce sujet. La SAI a en outre commis une erreur en n’informant pas la demanderesse que le même commissaire qui avait entendu le premier appel serait également saisi du deuxième appel.

 

[26]           La demanderesse fait valoir que le commissaire a en outre commis une erreur dans son analyse de l’exception relative aux « nouveaux éléments de preuve décisifs » de la doctrine de la chose jugée lorsqu’il a déclaré que « les nouveaux éléments de preuve décisifs doivent être probants quant à l’intention fixée dans le temps, suivant la définition pertinente énoncée dans la Loi, et doivent avoir une incidence véritable sur l’évaluation de l’intention des parties au moment où elles prétendaient que l’une d’elles devenait membre de la catégorie du regroupement familial. Il ne saurait s’agir d’éléments de preuve créés dans le but de soutenir l’intention ou de la forger de toutes pièces ». Les éléments de preuve relatifs au traitement de fertilité artificielle subi par la demanderesse et à son désir d’avoir un enfant constituent de nouveaux éléments de preuve décisifs. En outre, depuis l’audition du premier appel, la demanderesse a fait deux visites prolongées en Inde, totalisant huit mois et demi, ce qui témoigne encore là de l’authenticité du mariage du couple.

 

[27]           La demanderesse déclare également que le commissaire a mal interprété l’arrêt Danyluk de la Cour suprême du Canada quant à l’application de doctrine de la chose jugée dans les procédures administratives, et qu’il n’a pas suivi la directive de la Cour suprême qui prévoit que la doctrine de la chose jugée ne doit pas être appliquée mécaniquement. Il n’a pas non plus suivi la décision Sami, précitée, dans laquelle j’ai dit ce qui suit :

79     Si une relation est authentique et se poursuit dans le temps, il va sans dire qu’un plus grand nombre de photographies, de cartes, de lettres et de relevés téléphoniques sera disponible. Même s’il est possible qu’une preuve du même type ait déjà été présentée, ces nouveaux éléments touchent à un aspect du mariage qui n’existait pas auparavant : l’engagement au fil du temps.

 

 

[28]           La demanderesse fait enfin valoir que le commissaire a commis une erreur en ne respectant pas le principe bien établi de l’uniformité des décisions administratives et qu’il a rendu une décision qui contraste nettement avec une multitude d’autres décisions de la SAI sur la même question de droit où des personnes se trouvaient dans une situation semblable et où les éléments de preuve étaient semblables.

 

Le défendeur

[29]           Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle. Une personne raisonnable n’estimerait pas que le commissaire a été partial simplement parce qu’il a instruit les deux appels. Rien n’indique que le commissaire ait préjugé de l’appel et le simple fait qu’il ait instruit les deux appels ne saurait donner lieu à une conclusion de partialité (Fogel c Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration), [1975] RCF 121 (CAF); Khalife c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1145; Re Charhaoui, 2004 CF 624; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jaballah¸ 2006 CF 180).

 

[30]           Le défendeur fait en outre valoir que le premier appel et le deuxième appel interjetés par la demanderesse à la SAI ont porté en grande partie les mêmes questions et éléments de preuve. Le premier appel portait sur des questions de crédibilité concernant l’authenticité du mariage, la nature de la relation entre le beau‑père de la demanderesse et le courtier matrimonial, la chronologie des négociations et des préparatifs du mariage, la nature et la durée des communications, la preuve que les époux avaient des liens entre eux et avec leur famille respective, la preuve du temps que le couple a passé ensemble après le mariage, l’absence de visite de la demanderesse en Inde après le mariage et les projets de vie commune du couple pour l’avenir.

 

[31]           Lors de l’appel visé par le présent contrôle judiciaire, le commissaire a examiné les motifs du refus initial et les nouveaux éléments de preuve présentés afin de justifier la tenue d’une nouvelle audience. Il a notamment examiné tous les nouveaux éléments de preuve, accordant une attention particulière aux traitements par FIV. Ses conclusions n’étaient pas déraisonnables étant donné les circonstances de l’affaire.

 

[32]           Enfin, le défendeur fait valoir que l’argument avancé par la demanderesse que le commissaire n’a pas tenu compte des décisions où il était question de personnes se trouvant dans une situation semblable n’est pas fondé. La Cour a confirmé qu’il y avait autorité de la chose jugée dans des affaires où les intéressés se trouvaient dans une situation semblable. Plus important encore, chaque affaire doit être appréciée en fonction des faits qui lui sont propres. En l’espèce, le commissaire a examiné les éléments de preuve, les a analysés et a raisonnablement conclu qu’ils n’étaient pas décisifs.

 

Réponse de la demanderesse

[33]           La demanderesse fait valoir en réponse qu’une personne raisonnable estimerait que le commissaire était partial ou qu’il existait une crainte raisonnable de partialité, puisque celui‑ci avait personnellement statué sur le premier appel et l’avait rejeté. Une personne raisonnable conclurait que le commissaire était, consciemment ou non, peu enclin ou réticent à infirmer les conclusions de fait qu’il a lui‑même tirées et qui l’ont amené à rejeter précédemment l’appel de la demanderesse.

 

[34]           En outre, la personne raisonnable estimerait que ce décideur était prédisposé à ne voir aucune faute dans l’analyse de la preuve, ni d’insuffisance dans les motifs écrits, puisqu’il était le décideur antérieur. La position du commissaire, qui procède au contrôle judiciaire de sa propre conduite et de son analyse de la preuve, est indéfendable et ne respecte pas les principes bien établis de justice fondamentale et naturelle.

 

[35]           En ce qui concerne la question de la chose jugée, la demanderesse fait valoir que le résumé que le commissaire a fait des nombreux éléments de preuve pertinents et probants présentés ne constitue pas une analyse suffisante visant à déterminer si ces éléments constituaient de nouveaux éléments de preuve décisifs.

 

[36]           En outre, le commissaire n’a pas pris en considération tous les éléments de preuve de manière cumulative afin de déterminer si, considérés dans leur ensemble, ils constituaient de nouveaux éléments de preuve susceptibles de modifier l’issue de la première procédure. Au lieu de cela, le commissaire s’est concentré uniquement sur les traitements par FIV. Il s’agit clairement d’une analyse insuffisante des éléments de preuve et également d’une erreur de droit dans la mesure où les éléments de preuve présentés au commissaire n’ont pas été examinés ou soupesés.

 

[37]           Enfin, la demanderesse fait valoir que le défendeur a, à tort, qualifié la demanderesse de demandeure d’asile dont la demande a été refusée, ce qui dénote un contrôle judiciaire totalement différent, car la demanderesse est canadienne, tout comme l’enfant qu’elle porte.

 

ANALYSE

[38]           Les parties ont passé beaucoup de temps devant la Cour à débattre de la question de savoir si les actes du commissaire en l’espèce soulèvent une crainte raisonnable de partialité, selon le critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committe for Justice and Liberty c Canada (L’Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, à la page 394. Plus précisément, elles ont présenté de la jurisprudence sur la question de savoir si le fait pour un commissaire d’instruire de nouveau une affaire dont il a déjà été saisi suscite une crainte raisonnable de partialité et en ont débattu. Comme le démontrent les argumentations très compétentes des avocats des deux parties, il n’existe pas de réponse simple. De nombreux facteurs peuvent entrer en ligne de compte et j’estime que tout dépend de la décision en question et du contexte global dans lequel elle est rendue.

 

[39]           Règle générale, les questions de partialité sont soulevées par l’une des parties à l’instance et, comme la jurisprudence de la Cour l’indique clairement, elles doivent être soulevées à la première occasion devant le tribunal concerné. Voir Jerome c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1419, aux paragraphes 17 et 18; Toora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 828, aux paragraphes 17 et 18; Chamo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1219, au paragraphe 9; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892, aux paragraphes 88 à 91 (le juge en chef Dickson), et paragraphes 177 à 179 (la juge McLachlin, dissidente en partie); Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 916 c. Énergie atomique du Canada Limitée (sub. nom. Re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée), [1986] 1 CF 103 (CAF).

 

[40]           Cela n’a pas eu lieu en l’espèce. En fait, il n’a pas été possible de le faire, parce que l’identité du commissaire n’a pas été connue avant que la décision ait été rendue. Il s’agissait d’une décision rendue sur dossier, soit sans audience ni possibilité pour les parties de savoir qui examinerait leurs observations et rendrait la décision. Par conséquent, c’est dans le cadre de la présente demande que la question de la partialité peut être soulevée pour la première fois.

 

[41]           Ce qui est étrange dans cette décision, c’est que le commissaire soulève lui‑même la question de la partialité et la tranche. Il le fait sans informer les parties qu’il s’agit d’une question sur laquelle il doit se prononcer et sans leur donner la possibilité de présenter des observations à cet égard. Ainsi, indépendamment de la question de la crainte raisonnable de partialité, il faut avant tout se demander s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, et le cas échéant, si ce manquement était réellement important.

 

[42]           Le commissaire aborde la question de la partialité comme suit :

L’appelante a d’abord parrainé le demandeur en 2008, mais cette demande a été refusée au moyen d’une lettre du 25 novembre 2008 (Dossier, pages 33 et 46). La demanderesse a interjeté appel de ce refus, et l’appel a été rejeté le 30 mars 2010 (Punia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (SAI VA8‑05755), Nest, 30 mars 2010). J’ai rendu la décision à l’égard du premier appel. En ce qui concerne la question de savoir s’il convenait d’instruire le deuxième appel, j’ai rendu en 2010 une décision accompagnée de motifs détaillés indiquant en quoi l’appelante ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, son mariage avec le demandeur est authentique et ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. Ma décision de 2010 reposait sur l’ensemble des circonstances de l’affaire. Il n’existe aucun élément de preuve démontrant une crainte raisonnable à l’égard du fait que, en raison de mon rôle antérieur dans cette affaire et de ma décision de considérer le second appel, je fasse preuve de partialité. Pour parvenir à cette conclusion, je m’inspire de la décision Rodriguez rendue par la Cour fédérale (Rodriguez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), Phelan, 5 mai 2005, 2005 CF 629.

 

[43]           Le fait que le commissaire se soit inspiré de la décision Rodriguez, précitée, démontre que sa conclusion est justifiée par le fait qu’il n’y avait pas de preuve de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité dans la présente affaire. L’extrait pertinent de la décision Rodriguez se lit comme suit :

15     La même commissaire a statué sur les deux demandes de réouverture et a signé la décision relative au désistement, mais cela ne constitue pas, en soi, un motif légitime de contester ces décisions. L’arrêt Arthur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 94, a confirmé que le seul fait qu’une seconde audience soit tenue devant le même arbitre ne suscite pas, à lui seul, de crainte raisonnable de partialité.

 

16     La signature de la commissaire au bas de la décision relative au désistement est un acte purement administratif qui confirme le fait objectif que ni la demanderesse ni son avocat ne se sont présentés aux dates convenues pour les audiences.

 

17     Rien n’a été dit ou fait dans le cadre de la première demande de réouverture qui empêcherait la commissaire d’entendre la deuxième demande.

 

18     La deuxième demande de réouverture, tout comme la première, porte uniquement sur la question de savoir s’il y a eu manquement à la justice naturelle dans la décision relative au désistement. L’état de santé et les difficultés psychologiques allégués par la demanderesse, dont elle n’a jamais informé la SPR, n’auraient, de toute façon, rien à voir avec la justice naturelle.

 

[44]           Il existe de nombreuses différences entre la présente affaire et l’affaire Rodriguez, précitée. La décision du commissaire en l’espèce n’était pas un acte purement administratif fondé entièrement sur un fait objectif. En l’espèce, le commissaire rendait une décision définitive qui empêchait la demanderesse d’être entendue de vive voix sur un sujet d’une importance capitale pour le reste de sa vie.

 

[45]           Quant à savoir si, dans sa décision antérieure, quelque chose l’empêchait d’instruire le second appel, le commissaire examine brièvement la question et conclut qu’« il n’existe aucun élément de preuve » à cet égard. Il semble que le commissaire n’ait pas envisagé que la demanderesse pourrait avoir un avis différent sur la question et souhaiterait peut‑être présenter des observations à cet égard et lui demander de se récuser. Si la demanderesse avait eu cette possibilité, il est impossible de savoir si l’opinion du commissaire aurait été différente et s’il aurait conclu qu’il existait une crainte raisonnable de partialité. S’agissant de sa propre conduite, le commissaire a agi à la fois comme avocat et juge.

 

[46]           De toute évidente, le commissaire estimait qu’il existait une possibilité de crainte raisonnable de partialité, sans quoi il n’aurait eu aucune raison de le mentionner dans sa décision. Il aurait pu laisser la demanderesse soulever la question devant moi. Or, il a plutôt choisi d’aborder la question dans sa décision, et a tiré une conclusion qui a eu des conséquences importantes pour la demanderesse et avec laquelle cette dernière n’est pas d’accord. Pourtant, elle n’a pas eu l’occasion de demander au commissaire de se récuser et d’expliquer pourquoi, compte tenu des faits en l’espèce, il devait le faire.

 

[47]           Puisque les parties n’ont pu présenter au commissaire des arguments complets sur cette question, et en l’absence d’une réponse complète de ce dernier, la Cour n’est pas en mesure de dire si, compte tenu des faits de l’espèce, le commissaire aurait dû se récuser.

 

[48]           La décision Rodriguez, précitée, portait sur des faits très différents, et les indications de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Arthur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] 1 CF 94 (CAF) [Arthur] sont peut‑être plus instructives :

15     L’énoncé le plus juste de la règle de droit paraîtrait donc être le suivant : le seul fait qu’une seconde audience soit tenue devant le même arbitre, sans plus, ne suscite pas de crainte raisonnable de partialité; toutefois, d’autres facteurs qui témoignent d’un parti pris de l’arbitre à l’égard de la question à résoudre à la seconde audience pourront susciter une telle crainte. Évidemment, le rapport entre les questions sur lesquelles portent les deux audiences sera un facteur important à considérer, tout comme le caractère définitif de la seconde décision. Si, par exemple, les deux décisions sont de nature interlocutoire, comme deux décisions relatives à la garde (comme dans l’affaire Rosario), il sera peut‑être indifférent que la question en litige soit la même; cependant, lorsque la seconde décision revêt un caractère définitif quant aux droits du demandeur de demeurer au pays, il faudra peut‑être qu’il y ait une différence plus importante entre les questions sur lesquelles le tribunal doit se prononcer dans les deux cas pour éviter une crainte raisonnable de partialité.

 

[49]           En l’espèce, la demanderesse n’a pas eu l’occasion de présenter des éléments de preuve et des arguments qui auraient démontré la prédisposition du commissaire à rendre à son égard une décision défavorable lors de la seconde procédure. Elle peut présenter ces éléments de preuve devant moi, mais je n’ai pas la réponse du commissaire. En effet, la demanderesse a été privée de l’occasion de présenter ses arguments et de convaincre le commissaire que son affaire devrait être tranchée par un autre commissaire qui pourrait ne pas avoir la même prédisposition.

 

[50]           Selon moi, il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale qui fait en sorte que l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

 

[51]           J’ai examiné la question de la chose jugée et j’ai certaines réserves quant à l’examen par le commissaire de la question de savoir s’il existait de nouveaux éléments de preuve susceptibles de justifier l’annulation de la première décision. Toutefois, je pense que la présente affaire doit être renvoyée sur le fondement de l’équité procédurale, et qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la manière dont le commissaire a traité la question de la chose jugée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre membre de la SAI.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑12630‑12

 

INTITULÉ :                                                  KARAMJEET KAUR PUNIA c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 17 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 24 octobre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Narindar S. Kang

Jasdeep S. Mattoo

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jennifer Dagsvik

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kang & Company

Avocats

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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