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Date : 20131025


Dossier : IMM‑9988‑12

 

Référence : 2013 CF 1087

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2013

En présence de madame la juge Strickland

 

ENTRE :

JUAN CARLOS HERRERA NERI

MONICA TORRRES RODRIGUEZ

CARLOS DANIEL HERRERA TORRES

MONICA LIZETH HERRERA TORRES

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 23 août 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient qualité ni de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

 

Contexte

[2]               Le demandeur principal, son épouse et leurs deux enfants sont citoyens du Mexique. Au cours de la nuit du 12 août 2009, le demandeur principal et sa femme ont été réveillés par des coups de feu tirés près de leur domicile. Le demandeur principal a appelé la police, mais les policiers ne se sont présentés sur les lieux qu’à 5 h du matin. Le demandeur principal est sorti de la maison et s’est plaint aux policiers du fait que ces derniers ne s’étaient pas présentés plus tôt. Un reporter était aussi arrivé sur les lieux et, après le départ des policiers, le demandeur principal lui a accordé une interview dans laquelle il a manifesté de nouveau son insatisfaction relativement au temps que la police avait mis à réagir. Les médias ont par la suite raconté que les membres d’un gang de trafiquants de drogues et un ex‑policier étaient à l’origine de l’incident.

 

[3]               Le demandeur principal allègue que le 22 août 2009, au moment où il sortait de sa voiture pour ouvrir la porte du garage de sa maison, un homme a pointé une arme dans sa direction et l’a averti qu’il ne devait pas communiquer avec les policiers. L’homme n’a pas fait feu, possiblement parce qu’une autre voiture s’était engagée sur la rue. Avant de quitter les lieux, cet homme a dit au demandeur principal qu’il reviendrait et que les policiers étaient [traduction] « de leur côté ». Le lendemain ou le surlendemain, le demandeur principal est allé faire une déclaration à la police à ce sujet.

 

[4]               Les membres de la famille sont ensuite allés vivre chez le frère du demandeur principal jusqu’à leur départ du Mexique pour le Canada le 30 août 2009. Ils avaient déjà demandé leurs passeports et leurs visas de visiteurs au Canada. Ils ont déposé une demande d’asile le 2 septembre 2009. Le 23 août 2012, la Commission a rejeté la demande d’asile des demandeurs (la décision). C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[5]               La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. Elle a également indiqué que les questions déterminantes sont le lien avec l’un des motifs prévus par la Convention et le risque généralisé.

 

[6]               Les demandeurs ont présenté à la Commission un nouveau motif de demande d’asile à l’audience, soit que la demanderesse d’âge mineur est aveugle et muette et qu’elle souffre d’une déficience intellectuelle. Or, elle n’a pas accès à des traitements adéquats au Mexique. La Commission a rejeté cet aspect de la demande d’asile et, comme il n’a pas été évoqué dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, il n’en sera plus question dans le présent résumé de la décision ou ailleurs dans les présents motifs.

 

[7]               En ce qui concerne la question du lien, la Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes d’un acte criminel. En effet, leur crainte de vengeance de la part de criminels parce que le demandeur principal avait parlé à la police de l’échange de coups de feu dans son voisinage n’avait aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention et le fait de téléphoner à la police n’équivalait pas à l’expression d’opinions politiques. Par conséquent, dans la mesure où elle était fondée sur l’article 96, leur demande a été rejetée.

 

[8]               En ce qui concerne le risque généralisé, la Commission a estimé au regard du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) que les demandeurs ne couraient pas un risque particulier étant donné que des milliers de citoyens du Mexique ont été victimes d’actes violents perpétrés par des membres des cartels. Les demandeurs ont soutenu qu’ils seraient ciblés s’ils retournaient au Mexique. Cependant, la Commission a estimé que même si c’était le cas et qu’ils étaient ciblés pour avoir porté plainte à la police, le risque auquel ils seraient quand même un risque généralisé. En effet, la preuve documentaire démontre que les membres des cartels ont l’habitude de se venger de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis et que toute personne qui refuse de donner suite à leurs demandes d’extorsion, qui les dénonce à la police ou qui s’oppose à eux d’une autre façon risque d’être ciblée. La Commission a conclu que le risque auquel étaient exposés les demandeurs, lequel est lié à la violence et la criminalité en général, était le même que celui que courait l’ensemble de la population.

 

[9]               La Commission a aussi souligné dans la décision que les demandeurs n’avaient pas expliqué de façon satisfaisante pour quelles raisons ils s’étaient procuré leurs visas canadiens et leurs passeports en juillet, alors que les menaces n’avaient été proférées que le 22 août 2009. La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les incidents en question n’étaient pas à l’origine de la décision des demandeurs de quitter le Mexique et qu’ils avaient déjà planifié leur départ avant les actes allégués qui avaient suscité leurs craintes.

 

Questions en litige

[10]           À mon avis, les questions à trancher sont les suivantes :

 

1.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation des revendications fondées sur l’article 96?

 

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation des revendications fondées sur l’article 97 en concluant que le risque auquel ils étaient exposés était généralisé?

 

Norme de contrôle applicable

[11]           L’analyse relative à la norme de contrôle n’est pas toujours nécessaire. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise qui lui est soumise est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana], au paragraphe 18).

 

[12]           En l’espèce, la question du lien soulève des préoccupations quant à l’existence d’un rapport entre la situation réelle des demandeurs et des « opinions politiques », l’un des motifs prévus par la Convention. La jurisprudence a établi que la norme de contrôle applicable dans ce genre de situation est celle de la décision raisonnable (Santanilla Bonilla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 656, au paragraphe 28; Salvagno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 595, au paragraphe 11).

 

[13]           Il est aussi bien établi en droit que la norme de contrôle relative à une décision sur le risque généralisé est celle de la décision raisonnable étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (De Jesus Aleman Aguilar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 809, au paragraphe 20 [De Jesus Aleman Aguilar]; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 18 [Portillo]).

 

[14]           Comme nous le verrons, nous ne nous trouvons pas dans une situation où aucuns motifs n’ont été formulés. Par conséquent, je ne peux pas accepter les allégations des demandeurs selon lesquelles un problème d’équité procédurale se pose en l’espèce (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 43). En effet, si des motifs sont donnés, leurs lacunes ne peuvent être considérées comme un manquement à l’équité procédurale; elles doivent plutôt être examinées au regard du caractère raisonnable de l’ensemble de la décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 14 [Newfoundland and Labrador Nurses]).

 

[15]           Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais également à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

Analyse

Revendications fondées sur l’article 96

[16]           Les demandeurs soutiennent que la Commission n’a pas fourni de motifs, ou à tout le moins aucuns motifs adéquats, pour expliquer le rejet de leur prétention selon laquelle ils étaient persécutés à cause des opinions politiques imputées au demandeur principal par les membres du crime organisé après qu’il eut appelé la police et parlé à des policiers, puis accordé une entrevue à un journaliste. Les demandeurs allèguent que la Commission mentionne cet aspect de la demande dans une seule phrase de la décision, phrase qui est rédigée au passé. Cette mention ne rend pas compte de leur argument selon lequel en appelant la police, en parlant aux policiers et en donnant une entrevue à un reporter, le demandeur principal effectuait une série d’actions qui faisaient connaître aux membres du crime organisé son [traduction] « opinion politique présumée “pro‑loi et anti‑corruption” ».

 

[17]           Pour sa part, le défendeur soutient que la Commission a abordé expressément la crainte fondée sur des opinions politiques qu’ont fait valoir les demandeurs et a rejeté l’affirmation selon laquelle les actions du demandeur principal équivalaient à l’expression d’opinions politiques. Les motifs de la Commission étaient adéquats et son évaluation du lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, de même que du risque généralisé, était raisonnable dans les circonstances de l’espèce.

 

[18]           À mon avis, la Commission a traité de la crainte des demandeurs fondée sur des opinions politiques qui leur étaient imputées. Voici l’extrait pertinent de la décision de la Commission :

[23] …Le tribunal estime que les demandeurs d’asile ont été victimes de la criminalité et que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir un lien entre la crainte et l’un des motifs prévus par la Convention. Il a été conclu que la crainte de la prise de mesures de représailles de la part de criminels parce que les demandeurs d’asile avaient signalé à la police une fusillade dans leur quartier n’avait aucun lien avec la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques. […] Le tribunal estime que la crainte n’était pas fondée sur une quelconque opinion du demandeur d’asile. Le fait qu’un groupe de personnes sont victimes de persécution ne fait pas d’eux des membres d’un groupe social au sens de la Convention. Toute demande d’asile fondée sur l’appartenance à la famille en tant que groupe repose sur une conclusion selon laquelle le demandeur d’asile principal de cette famille a déjà établi un lien; comme la Commission a rejeté l’idée que, en téléphonant à la police, le demandeur d’asile principal a exprimé une opinion politique à des criminels, les demandes d’asile fondées sur la famille doivent être rejetées. La crainte des demandeurs d’asile de devenir la cible d’un groupe de criminels parce qu’ils avaient envoyé un message n’établit donc aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. Le tribunal rejette l’argument présenté selon lequel le lien des demandeurs d’asile a été établi parce qu’ils appartenaient à un groupe social, à savoir les personnes handicapées et les membres de leur famille et en raison d’une opinion politique présumée, [traduction] « pro‑loi et anti‑corruption ». [...] Le tribunal estime que les demandeurs d’asile n’ont établi aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. Le tribunal estime que les demandeurs d’asile craignaient le climat de criminalité général qu’ils ont décrit dans l’exposé circonstancié comme [traduction] « à la hausse »…

 

 

[19]           La Commission a souligné que les tribunaux avaient conclu à l’absence de lien lorsque le demandeur d’asile était victime d’une vengeance personnelle ou d’un crime. Même si la Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes d’un crime, elle estimait que la preuve était insuffisante pour établir l’existence d’un lien entre leur crainte et l’un des motifs prévus par la Convention. Plus précisément, la Commission a conclu que la crainte des demandeurs en l’espèce n’était pas liée à des opinions exprimées par les demandeurs et que les mesures prises par le demandeur principal n’avaient pas pour objet d’exprimer des opinions politiques.

 

[20]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 [Ward]), la Cour suprême a défini une opinion politique comme toute opinion sur une question à l’égard de laquelle l’appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé. Même si l’opposition à la corruption peut être considérée comme l’expression d’opinions politiques (Klinko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 228 (QL) (CA), aux paragraphes 27, 30 et 31, infirmant [1998] ACF no 561 (1er inst.) (QL) [Klinko]) et ne se limite pas à des opinions partisanes ou à l’appartenance à des mouvements partisans (Reynoso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 117 (QL) (1er inst.)), l’existence d’opinions politiques et leur lien avec l’un des motifs prévus par la Convention sont des questions de fait qui doivent, par conséquent, être tranchées selon les circonstances de chaque affaire.

 

[21]           Comme le soulignait le juge Pelletier dans la décision Palomares c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 805 (1er inst.) (QL), au paragraphe 15 :

[15] À mon avis, ces éléments de preuve ne suffisent pas pour établir le lien nécessaire à l’égard du statut de réfugié. Le fait de dénoncer la corruption peut être un acte politique, mais cela n’équivaut pas toujours à pareil acte ou encore les individus corrompus ne considèrent pas toujours la chose comme un acte politique. Le risque que la demanderesse court découle du fait qu’elle a été témoin d’un crime. Même si des membres de l’appareil étatique sont en cause, le dépôt d’une plainte ne constitue pas nécessairement une action politique, et cela ne veut pas dire non plus qu’ils considéreront la plainte comme une action politique. Il est difficile de faire des conjectures au sujet de la raison pour laquelle les autorités n’ont rien fait à la suite de l’identification, mais bien que cela puisse être à cause de la corruption, cela pouvait également être à cause d’une erreur d’identification. Quant aux tentatives qui ont été faites pour tuer la demanderesse, les auteurs du crime savaient où la demanderesse travaillait. Ils n’avaient pas besoin que l’on collabore officiellement avec eux pour trouver sa maison. Il suffisait de la surveiller. Je n’entends pas minimiser les craintes de la demanderesse, mais je désire plutôt signaler que le lien entre la sanction étatique ou la collusion est faible. Pour ces motifs, la décision de la SSR n’était pas déraisonnable et la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[22]           Cette question a aussi été examinée par le juge Near dans la décision Lozano Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768 [Lozano Navarro]). Dans cette affaire, les demandeurs, citoyens du Mexique et propriétaires d’un magasin d’alimentation, étaient victimes des manœuvres d’extorsion de membres du cartel de la drogue La Familia. Dans cette affaire, le demandeur principal avait allégué qu’il avait été menacé et battu, que sa femme avait été victime d’une agression sexuelle et que son fils avait été enlevé. La Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes de crimes et qu’ils n’étaient pas ciblés à cause de leurs opinions politiques.

 

[23]           Lors du contrôle judiciaire, les demandeurs ont soutenu l’existence d’un lien entre leur situation et l’un des motifs prévus par la Convention, soit leurs opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social, ou les deux à la fois, étant donné qu’ils avaient résisté à leurs agresseurs et s’étaient opposés à eux en les dénonçant aux autorités. S’appuyant sur l’arrêt Klinko, précité, ils ont soutenu que ces actions équivalaient à l’expression d’opinions politiques étant donné que le gouvernement du Mexique s’était engagé à éliminer les cartels de la drogue de même que la corruption endémique des fonctionnaires de l’État.

 

[24]           Voici les motifs pour lesquels le juge Near n’a pas accepté cet argument (au paragraphe 21) :

[21] Je ne suis pas persuadé que le geste de déposer une plainte à la police ou de résister à la criminalité de manière générale constitue nécessairement une opinion politique théorique. Les demandeurs ont qualifié un tel geste d’opinion qui concerne une question impliquant l’appareil étatique, car l’État s’oppose généralement à la criminalité. Selon moi, cela n’est pas un argument défendable. La répercussion logique étant que toute personne qui dépose une plainte à la police se voit attribuer une opinion anticriminelle et progouvernementale. Les demandeurs laissent entendre que leur refus de coopérer avec La Familia les a ciblés comme partisans du gouvernement et de la primauté du droit. Cependant, selon moi, étant donné qu’il n’y avait pas de preuve que la résistance des demandeurs à donner leur argent à des criminels constituait un geste politique, contrairement à un geste d’auto‑suffisance économique, je suis convaincu qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure que les demandeurs n’étaient pas ciblés en raison d’une opinion politique réelle ou implicite. Tel qu’il a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 86, « Le fait pour une personne d’être en dissentiment avec une organisation ne lui permettra pas toujours de chercher asile au Canada; le désaccord doit être fondé sur une conviction politique ».

 

[25]           À mon avis, le raisonnement suivi dans la décision Lozano Navarro s’applique aussi en l’espèce. En effet, contrairement à la situation en cause dans la décision Klinko, le demandeur principal n’avait pas, en l’espèce, l’intention de poser un geste politique ou de formuler une déclaration politique visant à dénoncer formellement la corruption de fonctionnaires de l’État. En effet, sa plainte visait la réaction trop lente de la police par suite de son appel à l’aide dans lequel il déclarait avoir entendu des coups de feu. Cette action, à elle seule, ne suffit pas à démontrer l’existence de convictions politiques. Par conséquent, la Commission a agi raisonnablement en refusant d’accepter le point de vue des demandeurs selon lequel le fait d’appeler la police constituait l’expression d’opinions politiques. Les demandeurs soutiennent aussi qu’en alertant la police, le demandeur principal déclarait en fait un crime, ce qui, étant donné la criminalité omniprésente au Mexique, doit être considéré comme un acte ou une déclaration politique. À mon avis, la Commission a clairement conclu dans la décision qu’en appelant la police, le demandeur principal signalait un crime. Pour les motifs énoncés dans la décision Lozano Navarro, précitée, que je fais miens, cet argument n’est pas recevable.

 

[26]           Les faits de l’espèce sont aussi semblables à ceux de l’affaire Rangel Lezama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 986 [Lezama]. Dans cette affaire, le demandeur principal, aussi citoyen du Mexique, avait allégué avoir été mêlé sans le savoir au trafic de la drogue. Lorsqu’il s’en est rendu compte et a refusé de continuer ces activités, il a fait l’objet de menaces. Voici ce qu’a écrit le juge Russell à ce sujet, aux paragraphes 51 à 54 de ses motifs :

[51] En l’espèce, le demandeur a refusé de se livrer à des activités criminelles. La preuve produite ne démontrait pas, selon la prépondérance des probabilités, que l’État et, en particulier, la police étaient complices du trafic de drogue de M. Mangana ou que le demandeur dénonçait des acteurs de l’État. Certes, M. Mangana a dit au demandeur que la police était payée pour ne pas intervenir dans l’opération de drogue, et le demandeur l’a cru. Il semble cependant que le demandeur a simplement cru M. Mangana sur parole. La SPR a reconnu ce problème – le demandeur n’a jamais vu ou produit une preuve de la participation de l’État à l’opération de drogue de M. Mangana. Les demandeurs veulent que la SPR et la Cour ajoutent foi à cette simple allégation concernant l’implication de la police et croient que l’ensemble de l’État est corrompu au point où dénoncer le trafic de drogue équivaut à dénoncer la conduite de l’État. Or, comme il n’y a aucune preuve de la participation de l’État à l’opération de drogue de M. Mangana, dénoncer cette participation n’équivaut pas à dénoncer la conduite de l’État.

 

[52]  Je ne veux pas sous‑entendre qu’il est tout à fait invraisemblable que le demandeur ait cru que la police était complice. En fait, la preuve documentaire indique que la corruption des fonctionnaires est un problème au Mexique. La version des faits du demandeur concernant M. Mangana est donc possible. Or, cela ne suffit pas : il faut que les demandeurs établissent le bien‑fondé de leur demande d’asile selon la prépondérance des probabilités et j’estime qu’ils ne l’ont pas fait.

 

 [53] La SPR ne disposait d’aucune preuve, autre que les affirmations des demandeurs, démontrant que les autorités étaient impliquées, qui était impliqué ou comment, et dans quelle mesure.

 

[54] Une personne qui refuse de participer à la perpétration d’un crime pour une question de conscience n’est pas, pour cette raison, membre d’un groupe politique. Compte tenu de la preuve relative à l’existence de relations politiques produite par les demandeurs, les motifs étaient adéquats et les sources sur lesquelles la SPR s’est appuyée étaient pertinentes.

 

[27]           Dans la décision Lezama, le lien avec la caution ou collusion de l’État a été jugé faible et, par conséquent, la Cour a estimé que la conclusion de la Commission était raisonnable.

 

[28]           Dans la présente affaire, la Commission ne disposait d’aucun élément de preuve sur la façon dont l’homme armé qui avait menacé le demandeur principal avait connu ce dernier. Selon le témoignage des demandeurs, l’homme armé avait dit que le demandeur principal ne devrait pas alerter la police et que cette dernière était [traduction] « de leur côté ». Ce fait ne démontre pas que l’État était complice de cette menace. Malgré cela, comme les demandeurs dans l’affaire Lezama, les demandeurs en l’espèce veulent que la Commission et la Cour acceptent leur déclaration comme la preuve d’une complicité de la police et croient que l’État est tellement corrompu que le simple fait de dénoncer la lenteur de la police à réagir à un appel concernant un échange de coups de feu équivaut à une prise de position contre les cartels et la corruption de la police qui est ou qui peut être considérée comme l’expression d’opinions politiques. Cependant, étant donné l’absence de preuve d’un lien entre le rôle de l’État dans l’expression de cette menace, d’une part, et la preuve documentaire, d’autre part, la Commission a tiré, de façon raisonnable, une conclusion différente. Plus précisément, elle a estimé que les demandeurs avaient subi une conséquence de la criminalité, soit la vengeance pour avoir déclaré un incident à la police, et non le résultat de l’expression d’opinions politiques.

 

[29]           Même s’il est vrai que la preuve documentaire en l’espèce révèle que la corruption constitue un problème grave au sein des forces policières mexicaines, mais sans plus, la Commission a raisonnablement conclu que la preuve était insuffisante pour imputer des opinions politiques au demandeur principal ou pour démontrer l’existence d’un lien avec des opinions politiques.

 

[30]           À mon avis, la Commission a analysé la demande des demandeurs au regard de l’expression d’opinions politiques et a justifié sa conclusion au moyen de motifs qui étaient suffisants pour démontrer « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Les motifs de la Commission permettent à la Cour de comprendre pour quelle raison elle est parvenue à la décision qu’elle a rendue (Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 89), à savoir que la preuve fournie par le demandeur principal était insuffisante pour étayer l’existence d’un lien avec des opinions politiques.

 

Article 97

[31]           Les demandeurs soutiennent que la Commission ne pouvait pas, selon la preuve dont elle disposait, conclure que le risque auquel ils étaient exposés était généralisé. Les demandeurs ne sont pas des victimes types des crimes au Mexique. En effet, l’homme armé ne souhaitait pas dévaliser les demandeurs ou prendre possession de leurs biens. Si l’on se fie à la déclaration de l’homme armé selon laquelle les demandeurs ne devraient pas alerter la police, il était évident que le demandeur principal était directement ciblé parce que, contrairement à ses voisins, lui seul avait alerté la police et s’était plaint auprès des autorités policières et des médias de la lenteur de la police à réagir. Le demandeur principal s’est exprimé publiquement contre la criminalité et l’inefficacité des autorités politiques. Même si la vie des Mexicains en général est menacée en raison du crime organisé, ils ne sont pas en général exposés à ce genre de risque parce qu’ils se sont prononcés publiquement contre la criminalité et la corruption policière qui permet son existence. La conclusion de la Commission selon laquelle le risque auquel étaient exposés les demandeurs était un risque généralisé était donc, selon ces derniers, déraisonnable.

 

[32]           Le défendeur soutient qu’en évaluant l’existence du risque visé à l’article 97, la Commission a tenu compte de la situation particulière des demandeurs dans le contexte de la situation générale du pays. Il est bien établi en droit que le fait qu’un certain nombre de personnes puissent être plus fréquemment victimes de crimes et d’actes violents à cause de leur richesse ou d’autres caractéristiques ne démontre pas nécessairement que le risque auquel elles sont exposées est personnalisé (Innocent c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019, au paragraphe 49; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, au paragraphe 23, décision confirmée par 2009 CAF 31, au paragraphe 10). La Commission a notamment souligné que les membres des Zetas et d’autres cartels du Mexique ont considéré comme des ennemis des personnes qui, pour diverses raisons, y compris pour avoir fait une dénonciation aux autorités policières, sont toutes exposées au risque d’être ciblées et agressées, notamment dans le contexte de mesures de représailles. Les demandeurs n’ont pas réussi à faire la preuve que les menaces dont ils avaient fait l’objet ne correspondaient pas aux menaces habituelles faites aux victimes de crimes au Mexique.

 

[33]           À mon avis, le nœud de la question consiste à décider si, selon la preuve qui lui avait été présentée, la Commission a agi de façon raisonnable en estimant que le risque auquel étaient exposés les demandeurs était généralisé.

 

[34]           La décision Portillo, précitée, est souvent invoquée à cause du cadre que propose la juge Gleason pour l’analyse relative à l’article 97 de la Loi :

40 À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle‑ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposé dans un pays déterminé.

 

41 L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs des décisions récentes de notre Cour – s’inscrivant dans le premier courant jurisprudentiel susmentionné – ont retenu cette approche.

 

[35]           La jurisprudence a aussi reconnu que même si un risque allégué est généralisé, il peut devenir personnalisé en raison de la situation particulière d’un demandeur d’asile (Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403 [Barrios Pineda]; décision De Jesus Aleman Aguilar, précitée). Par ailleurs, si le récit d’un demandeur est jugé crédible, la Commission ne peut s’appuyer uniquement sur le caractère généralisé des menaces, selon son interprétation; en effet, elle a l’obligation d’effectuer une analyse personnalisée et approfondie des faits qui lui sont présentés et d’examiner tous les aspects du risque qui découlent de ces faits afin de décider si le risque est devenu personnalisé, même si, au départ, le demandeur était une cible choisie au hasard (décisions Pineda, au paragraphe 17, et Zacarias, aux paragraphes 15 à 17, précitées).

 

[36]           En l’espèce, la Commission a tenu compte de la preuve fournie par les demandeurs et de documents sur la situation dans le pays. Elle a conclu que le risque auquel étaient exposés les demandeurs résultait de la dénonciation à la police d’un échange de coups de feu. Cette conclusion est étayée par la jurisprudence, qui a confirmé la validité de conclusions fondées en partie sur des situations où une personne faisait l’objet de représailles pour avoir alerté la police (Paz Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182; Rajo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1058; Chavez Fraire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 763). Dans ce genre de situations, le risque n’est pas nécessairement personnalisé si, de façon générale, d’autres y sont aussi exposés et qu’il ne vise pas directement le demandeur. La Commission a estimé que c’était justement la situation qui lui avait été présentée.

 

[37]           La Commission a aussi fait état de la preuve fournie par les demandeurs selon laquelle les incidents violents entre trafiquants de drogue et les incidents violents en général étaient à la hausse au Mexique. Elle a conclu que la preuve documentaire révélait que des milliers de citoyens du Mexique avaient été victimes des cartels et que ces groupes cherchaient à se venger de leurs ennemis, qui comprennent ceux qui les dénoncent à la police. Par conséquent, le risque auquel étaient exposés les demandeurs demeurait un risque généralisé.

 

[38]           À mon avis, la Commission a correctement évalué la nature du risque et son fondement en les comparant au risque auquel est exposé un groupe important d’autres citoyens du Mexique et elle a conclu de façon raisonnable que le risque était d’une nature et d’un degré semblables.

 

[39]           Dans l’arrêt Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 RCS 3, la Cour suprême du Canada a souligné que la cour de révision doit tenir compte de l’ensemble de la décision du tribunal administratif, selon le contexte du dossier, afin de décider si elle était raisonnable. Après examen de l’ensemble de la décision et du dossier sur lequel elle s’est appuyée, j’estime qu’il est évident que la Commission a tenu compte des faits qui sous‑tendaient la demande de même que des caractéristiques du risque individuel auquel étaient exposés les demandeurs.

 

[40]           Même si la décision n’est pas très bien rédigée et qu’elle aurait pu être mieux expliquée, la Commission a conclu de façon raisonnable que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque personnalisé à leur retour au Mexique et la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL. B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

                                                           

 

DOSSIER :

IMM‑9988‑12

 

INTITULÉ :

JUAN CARLOS HERRERA NERI ET AUTRES c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :              LE 8 OCTOBRE 2013

 

MOTIFS DE JUGEMENT
ET JUGEMENT :                              LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 25 OCTOBRE 2013

 

 

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

POUR LES DEMANDEURS

Kareena Wilding

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Me Adela Crossley

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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