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Date : 20131023


Dossier : IMM-7898-12

 

Référence : 2013 CF 1068

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

JESUS MARTINEZ DE LA CRUZ

MIRNA NOEMI MARTINEZ GUTIERREZ

JAZMIN ITZEL MARTINEZ MARTINEZ

GRETELL NAOMI MARTINEZ

MIRNA VIRGINIA MARTINEZ MARTINEZ

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 20 juillet 2012 par laquelle Judy Lewis (la commissaire), de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission ou la CISR), a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, étant donné le caractère généralisé du risque auquel ils étaient exposés au Mexique et l’absence de lien avec un des motifs prévus par la Convention.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la commissaire a mal défini la nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés et mal interprété le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

FAITS

[3]               Les demandeurs sont une famille composée de deux parents, Jesus et Mirna Noemi, de deux filles nées au Mexique, Jazmin et Mirna Virginia, et d’une fille née aux États-Unis, Gretell. Après leur arrivée au Canada, les parents ont donné naissance à une quatrième fille, laquelle est citoyenne canadienne et non visée par la présente demande. Gretell est citoyenne américaine et demande l’asile uniquement parce qu’elle serait séparée de sa famille si elle était forcée de retourner seule aux États‑Unis. Les demandes d’asile du reste de la famille sont liées aux expériences vécues par Jesus, le demandeur principal, qui craint d’être persécuté aux mains des Zetas, un des grands cartels de la drogue au Mexique. Jazmin, qui est née en décembre 1993, a presque 20 ans maintenant et n’est plus une demandeure d’asile mineure.

 

[4]               Les demandeurs résidaient habituellement dans la ville d’Acapulco, au Mexique. Depuis l’an 2000, des membres de la famille ont vécu sans statut aux États‑Unis à différents moments. Jesus s’est rendu aux États-Unis pour la première fois en avril 2000, et son épouse l’a suivi en septembre 2002. Au début, les deux filles aînées étaient restées au Mexique avec leur tante et leur grand-mère du côté maternel, mais elles ont fini par aller rejoindre leurs parents et sont ensuite revenues au Mexique avec leur père en octobre 2005. Jesus est retourné aux États‑Unis au moins deux fois, et la troisième fille du couple est née aux États-Unis en décembre 2006. Les deux parents sont revenus pour de bon au Mexique le 3 mai 2007 avec le bébé.

 

[5]               La famille avait épargné suffisamment d’argent aux États-Unis pour acheter deux taxis et de l’équipement de sonorisation, qu’elle a exploités avec un succès relatif. En 2008, alors qu’il travaillait pendant quelques jours comme chauffeur pour une entreprise de fumigation, Jesus a fait la connaissance d’Angel, un employé de l’entreprise qui était aussi membre des Zetas. Angel a tenté de recruter Jesus pour son organisation. Angel a dit à Jesus qu’il pourrait obtenir un permis de taxi à un tarif considérablement réduit (600 pesos au lieu de 3 000) et qu’il aurait le mot de passe à donner aux policiers si jamais il se faisait arrêter. Angel aurait aussi communiqué de l’information sur les clubs où Jesus devrait aller chercher des touristes pour qu’ils puissent obtenir ou consommer les drogues vendues par les Zetas, mais ce dernier point n’est pas mentionné dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) modifié des demandeurs.

 

[6]               Jesus a décliné l’offre d’Angel et n’a plus jamais entendu parler de lui directement. Il le voyait parfois dans la rue et prenait bien soin de l’éviter.

 

[7]               En août 2008, le couple a été menacé d’une arme à feu à l’extérieur de l’école de leur fille. Les demandeurs n’ont alors pas fait le lien entre l’incident et le refus de l’offre d’Angel, et n’avaient pas d’autres raisons de craindre d’être ciblés. Ils croyaient au départ que les deux hommes armés tentaient de voler leur voiture et leur ont donc dit de la prendre, mais les hommes sont partis après avoir déclaré que ce n’était pas un bon moment pour abattre Jesus parce qu’il y avait beaucoup de gens à proximité. Le couple a appelé la police, mais il a attendu en vain l’arrivée d’une voiture de patrouille, et la police n’a pas fait de suivi. Les demandeurs, pétrifiés, espéraient avoir été menacés par suite d’une erreur sur la personne, car ils n’avaient jamais eu de problèmes auparavant. Ils croyaient que les achats effectués à leur retour des États-Unis avaient peut‑être fait d’eux une cible pour le vol.

 

[8]               Mirna Noemi a déclaré qu’elle avait gagné un voyage pour deux au Canada, de fin septembre à octobre 2008, offert par l’hôtel où elle travaillait. Elle et son époux ont fait le voyage ensemble. Ils n’ont pas demandé l’asile à ce moment‑là parce que leurs enfants se trouvaient encore au Mexique, et ils ne croyaient pas alors être expressément pris pour cible.

 

[9]               Toutefois, à leur retour au Mexique, une série d’événements les ont convaincus du fait qu’ils étaient directement ciblés. Le 19 octobre 2008, Jesus a reçu un appel anonyme chez lui. L’individu a affirmé savoir où Jesus habitait et travaillait, et a menacé de tuer Jesus et sa famille. Jesus a signalé l’incident à la police le lendemain. La police devait faire enquête, mais Jesus n’en a jamais eu de nouvelles. Bien que ce ne soit pas mentionné dans le FRP, les demandeurs ont témoigné que Jesus avait parlé à la police de l’invitation à travailler pour les Zetas faite par Angel, mais que l’agent avait refusé de consigner ce fait, de crainte d’en subir les conséquences (dossier certifié du tribunal [DCT] 1219).

 

[10]           Les demandeurs ont commencé à recevoir régulièrement des appels de menace et remarqué que des voitures s’arrêtaient fréquemment près de leur maison pour ensuite repartir. Leur fille aînée Jazmin a un jour été suivie de très près par une voiture jusqu’à la maison alors qu’elle revenait de l’école à pied, ce qui a alarmé la famille.

 

[11]           Le 30 novembre 2008, Jesus a remarqué trois hommes à motocyclette près de sa maison. Les hommes communiquaient entre eux à l’aide de radios et deux d’entre eux sont venus, semble‑t‑il, regarder par les fenêtres avant que les trois ne repartent. L’épouse de Jesus, qui se trouvait aussi à la maison mais qui n’a pas vu les hommes, a reçu un appel de menace au même moment. L’inconnu les accusait d’être des mouchards ou des informateurs, et lui a suggéré de demander à son époux de quoi il parlait : [traduction] « L’interlocuteur a dit qu’il savait qui nous étions, où nous nous trouvions et où nous travaillions. Il a aussi dit qu’il savait que nous étions seuls » (FRP, ligne 78).

 

[12]           Les demandeurs avaient trop peur pour signaler ce dernier incident à la police, laquelle, à leur avis, n’avait pas réussi à les protéger auparavant. De leur point de vue, l’appel signifiait que l’interlocuteur savait qu’ils avaient appelé la police. Croyant ne plus être en sécurité au Mexique, ils se sont enfuis au Canada le 2 décembre 2008.

 

[13]           Dans une lettre datée du 17 septembre 2009 (dossier de la demande [DD], onglet 6, page 80), la mère et la sœur de Mirna Noemi ont déclaré que les agents de persécution des demandeurs s’étaient informés des allées et venues de ces derniers au téléphone et les avaient menacées au point où la sœur avait songé à changer d’emploi. Mirna Noemi a affirmé qu’elle vivait avec sa mère et sa sœur avant de partir au Canada (DCT 1290).

 

[14]           Dans une autre lettre datée du 21 septembre 2009 (DD, onglet 6, page 77), les parents de Jesus ont indiqué que la famille de son épouse avait été forcée de quitter la ville et décrivaient l’insécurité ressentie dans la région où ils vivaient.

 

[15]           Ces lettres originales ne concordent pas totalement avec des lettres plus récentes : i) une lettre datée du 27 avril 2012, dans laquelle la sœur et la mère affirment avoir systématiquement reçu, après le départ des demandeurs, de deux à cinq appels de menace par jour les enjoignant de donner des renseignements sur les allées et venues des demandeurs, de sorte qu’elles ont fini par déménager dans une autre ville (Chilpancingo) en 2009, sans signaler leur changement d’adresse ni obtenir de service téléphonique conventionnel à fil (DD, onglet 6, page 40); et ii) une autre lettre datée du 27 avril 2012, dans laquelle les parents de Jesus affirment avoir reçu, depuis le départ de leur fils, environ de trois à cinq appels par mois les menaçant de mort s’ils ne révélaient pas les allées et venues de leur fils. Les parents de Jesus indiquent dans cette lettre qu’il n’ont pas porté plainte à la police parce que les autorités n’étaient pas dignes de confiance, et qu’ils ne pouvaient pas abandonner leur emploi actuel étant donné que le propriétaire de la maison dont ils s’occupaient avait quitté le pays.

 

[16]           Les demandeurs ont d’abord comparu devant la CISR le 26 novembre 2009 et le 25 janvier 2010, mais leur demande a été rejetée en raison des incohérences relevées entre leur version des événements pertinents et leur FRP initial, au sujet duquel la commissaire n’a pas posé de question. Après que leur demande de contrôle judiciaire eut été accueillie (Martinez de la Cruz c Canada (MCI), 2011 CF 259, DCT 173), les demandeurs se sont présentés à une deuxième audience le 21 juin 2012. Leur demande a été rejetée dans une décision datée du 20 juillet 2012, laquelle fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE JUDICIAIRE

[17]           La commissaire a estimé que l’absence de lien et le risque généralisé constituaient les questions déterminantes. Comme les demandeurs d’asile étaient exposés à un risque généralisé auquel étaient exposés les autres citoyens du Mexique, elle a conclu que les demandeurs n’étaient pas personnellement exposés à un risque. La commissaire a également conclu qu’aucune preuve convaincante n’établissait que Gretell, la demandeure d’asile mineure, serait exposée à un risque sérieux de persécution aux États-Unis.

 

[18]           Étant donné que les demandeurs n’ont pas contesté la conclusion d’absence de lien de la commissaire, je n’examinerai pas cette partie de sa décision.

 

[19]           Dans une partie de la décision portant sur le risque généralisé, la commissaire reconnaît que le risque généralisé se définit en fonction de la nature du risque de préjudice et expose ce qu’elle comprend du droit à ce chapitre. Elle souligne que le fait qu’une personne ou un groupe de personnes puissent être victimes de criminels à maintes reprises ou plus fréquemment, en raison de leur richesse perçue ou de l’endroit où elles vivent, ne suffit pas pour que l’exception soit levée s’il s’agit d’un risque auquel les autres personnes sont généralement exposées. Par ailleurs, ajoute la commissaire, les tribunaux ont conclu que le fait qu’un demandeur d’asile risque des représailles parce qu’il ne s’est pas conformé aux exigences des criminels ne fait pas de ce risque une exception à l’exclusion prévue si d’autres personnes sont généralement exposées à ce même risque. La commissaire s’appuie sur la décision Guifarro c Canada (MCI), 2011 CF 182 pour énoncer ce qui suit :

[22] Les personnes qui sont exposées à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités n’ont pas toutes qualité de personne à protéger. Le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR exclut expressément les personnes qui sont exposées à un risque auquel sont « généralement exposées les autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ». Il n’y a rien dans le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) qui oblige la Commission à interpréter le mot « généralement » comme s’appliquant à tous les citoyens. Le mot « généralement » est communément utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu ». Le risque ne peut pas provenir d’actes commis à l’aveugle ou au hasard et contre l’ensemble de la population. La Cour fédérale a souligné qu’il est aujourd’hui bien établi en droit que les demandes d’asile ne répondent pas aux exigences du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR lorsque (i) le ciblage est attribuable au fait que le demandeur appartient à un sous-groupe de personnes qui reviennent de l’étranger ou qui sont considérées comme fortunées pour d’autres raisons, et (ii) lorsque ce sous‑groupe est suffisamment important pour que le risque puisse raisonnablement être considéré comme répandu ou courant dans ce pays. Un sous‑groupe de quelques milliers de personnes serait suffisamment important pour que le risque soit considéré comme répandu ou courant, et par conséquent, « généralisé », même si ce sous‑groupe ne constitue qu’un petit pourcentage de l’ensemble de la population de ce pays. Le tribunal juge que les chauffeurs de taxi et les propriétaires de compagnies de taxi peuvent constituer un sous‑groupe ciblé par les criminels.

 

[20]           La commissaire qualifie le demandeur d’asile de victime d’actes criminels et dit des demandeurs qu’ils font « partie d’un sous‑ensemble de la population exposé à un risque généralisé de violence au Mexique de la part des cartels » ou d’un « sous‑groupe de propriétaires d’entreprises ou de personnes prospères considérées comme riches [et qui] est davantage exposé à un risque auquel est exposée la population en général ». Selon la commissaire, le demandeur d’asile qui s’expose à des représailles pour ne pas s’être plié aux exigences des criminels ou qui continue d’être poursuivi après avoir alerté la police ou déménagé peut néanmoins être exposé à un risque généralisé.

 

[21]           Le demandeur, explique la commissaire, croit que les Zetas continueront de le poursuivre pour se venger parce qu’il a refusé de se joindre à eux, et que la présence de véhicules à proximité de sa maison et les appels de menace anonymes faits à sa famille au Mexique montrent que les Zetas s’intéressent toujours à lui. La commissaire raconte également les impressions des demandeurs quant au climat de violence instauré par les Zetas et aux menaces faites à leurs voisins. Si elle reconnaît que les demandeurs voulaient rester près de leur travail et de l’école, la commissaire estime qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs d’asile aient pris des mesures pour se soustraire à ce qu’ils semblaient considérer comme une situation potentiellement dangereuse.

 

[22]           Décrivant les événements au cœur de la demande d’asile, la commissaire conclut que le fait ne pas avoir demandé l’asile durant leurs premières vacances au Canada témoigne de l’absence de crainte subjective des demandeurs. Elle fait remarquer que « [q]uelques semaines après leur retour, à la suite d’appels téléphoniques menaçants, ils ont fait leurs bagages et sont venus au Canada pour demander l’asile » (décision, au paragraphe 26). Au paragraphe 28 de la décision, la commissaire écrit que « [o]utre les lettres rédigées par des membres de la famille du demandeur d’asile à l’appui de ses allégations selon lesquelles il serait pris pour cible s’il devait retourner au Mexique, il n’y a aucun élément de preuve convaincant qui démontre que les membres de la famille se trouvant au Mexique ont subi des représailles ». La commissaire dit que les demandeurs d’asile croient que les Zetas veulent se venger d’eux parce qu’ils ont refusé d’obéir, mais elle omet de dire si elle estime ou non que cette croyance est fondée.

 

[23]           La commissaire conclut que le préjudice craint par les demandeurs n’équivaut pas à de la persécution ou à un risque personnalisé au sens de l’article 97. Faisant référence à la fréquence des pratiques d’extorsion des Zetas, la commissaire s’exprime ainsi (au paragraphe 29) :

Le tribunal a considéré que le mot « généralement » était utilisé dans le sens de « courant » ou « répandu » et donc, même si la conseil a affirmé que les demandeurs d’asile étaient personnellement exposés, dans une certaine mesure, à un risque, car le demandeur d’asile avait appris d’Angel l’existence de tarifs réduits pour les permis de taxi et des codes des policiers corrompus, il s’agissait d’un risque auquel étaient généralement exposées d’autres personnes au Mexique. À la lumière des éléments de preuve dont je dispose, je constate que le demandeur d’asile a été victime d’un crime, mais que ce type de crime est très répandu au Mexique et qu’il n’est pas la seule personne à subir de tels préjudices. La Section de la protection des réfugiés n’a pas de mandat juridique précis qui lui permettrait de protéger des personnes comme le demandeur d’asile. La crainte émise par les demandeurs d’asile est partagée par l’ensemble de la population du Mexique.

 

[24]           La commissaire reconnaît que la ligne de séparation entre un « risque généralisé » et un « risque auquel une personne serait personnellement exposée » n’est pas toujours claire. Quand il s’agit d’un demandeur d’asile auquel on s’en est pris dans le passé, et auquel on pourrait s’en prendre à l’avenir, la commissaire cite la jurisprudence qui fait la distinction entre une agression initiale correspondant à un risque généralisé et une agression initiale ayant eu lieu pour un motif unique et propre à un individu. Elle cite un extrait de la décision SM c Canada (MCI), 2011 CF 949, qui donne à penser que, lorsque l’agression initiale correspond à un risque généralisé, « il ne serait vraisemblablement pas déraisonnable pour la Commission de conclure que tout risque futur constitue un risque couru par la population en général ».

 

[25]           La commissaire conclut donc que la situation personnelle des demandeurs ne diffère pas de celle de la population en général ou d’autres personnes faisant partie du même sous‑ensemble de la population. Même s’ils sont personnellement exposés au risque de subir un préjudice au sens de l’article 97, dont l’extorsion et la violence des gangs, le risque n’est pas personnalisé.

 

QUESTION EN LITIGE

[26]           La demande de contrôle judiciaire soulève une question : la commissaire a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les demandeurs n’avaient pas qualité de personne à protéger parce qu’ils seraient exposés à un risque généralisé à leur retour au Mexique?

 

ANALYSE

[27]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable. L’avocate des demandeurs soutient que la commissaire a commis une erreur en interprétant incorrectement l’article 97, ce qui l’a amenée à entreprendre une analyse erronée de l’application dudit article à l’espèce. Sur ce fondement, les demandeurs affirment que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, étant donné que l’interprétation incorrecte de la disposition applicable est une pure question de droit. À l’inverse, le défendeur soutient que la décision de la commissaire repose sur des conclusions de fait sur la situation au Mexique et l’application du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) à ces conclusions de fait, de sorte que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit.

 

[28]           La juge Gleason a examiné cette question à fond et analysé en détail toute la jurisprudence pertinente dans la décision Portillo c Canada (MCI), 2012 CF 678 [Portillo]. Elle a reconnu que la Cour avait rendu des décisions contradictoires sur cette question, mais s’est abstenue de tirer une conclusion définitive étant donné que l’issue de l’affaire dont elle était saisie ne dépendait pas de la réponse à la question de la norme de contrôle applicable, la décision de la CISR étant, de l’avis de la juge, à la fois incorrecte et déraisonnable. Cela dit, elle penchait nettement en faveur de la proposition selon laquelle la norme de la décision correcte devait s’appliquer quand l’interprétation des articles 96 et 97 faite par la SPR était en cause, par opposition à l’application, aux faits de l’espèce, des conditions qui y sont prévues. Elle a fait remarquer que les deux articles de la LIPR concernent les obligations internationales du Canada, « ce qui soulève des questions de droit général pouvant être considérées comme étrangères au domaine propre à la SPR », et qu’« [i]l existe des précédents qui appuient la proposition que l’interprétation des dispositions de la LIPR qui touchent les obligations contractées par le Canada aux termes de traités internationaux ou qui découlent de cellesci est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte » (Portillo, précitée, au paragraphe 26). La juge était également d’avis que « [d]’ailleurs, comme il prévoit que le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale, il est permis de penser que l’article 74 de la LIPR suppose l’application de la norme de la décision correcte par la Cour d’appel fédérale » (Portillo, précitée, au paragraphe 20).

 

[29]           Il est certes très pertinent de dire que la norme de la décision correcte s’applique quand la demande de contrôle judiciaire concerne l’interprétation appropriée de l’article 96 ou 97. Par contre, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 54, la Cour suprême a clairement statué que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (voir aussi l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 50). Toutefois, à l’instar de ma collègue la juge Gleason, je n’ai rien à ajouter sur le sujet, car la présente demande ne concerne pas une pure question de droit. Malgré l’affirmation contraire des demandeurs, ce qu’ils contestent réellement n’est pas vraiment l’interprétation donnée à l’article 97 en soi, mais la caractérisation des faits qui sous-tendent leur demande d’asile et l’application de l’article 97 à ces faits. Par conséquent, je conclus que la vraie question que doit trancher la Cour est une question mixte de fait et de droit, et que la norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable.

 

[30]           Pour ce qui est de la question de fond, l’avocate des demandeurs soutient que la commissaire a à la fois mal qualifié leur crainte et appliqué le mauvais critère en examinant si les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé.

 

[31]           Selon les demandeurs, la commissaire a mal qualifié leur crainte en parlant d’un risque de violence et de crime généralisé, et en faisant ailleurs une interprétation totalement erronée de cette crainte en parlant d’un risque d’extorsion attribuable au fait qu’ils sont des gens d’affaires prospères. Se fondant sur l’arrêt Prophète c Canada (MCI), 2009 CAF 31, au paragraphe 7 [Prophète] et sur la décision Portillo, précitée, au paragraphe 40, ils affirment que si le risque n’est pas convenablement défini à la suite d’un examen personnalisé, la CISR ne peut alors décider comme il se doit s’il s’agit d’un risque auquel est généralement exposée la population du pays en question.

 

[32]           Résumant la preuve qu’ils ont soumise, les demandeurs soutiennent que leur crainte se définit adéquatement comme [traduction] « la crainte de représailles sous forme de violence ou de meurtre parce que le demandeur masculin a refusé de travailler comme chauffeur de taxi pour les Zetas et a porté plainte à la police, et que les demandeurs possèdent des renseignements délicats sur les pratiques de corruption des Zetas ». Par conséquent, ils allèguent que la commissaire a commis une erreur en qualifiant le risque comme un risque de crime ou de violence généralisé, plutôt que comme une crainte de représailles pour avoir défié les Zetas. La décision est donc entachée d’un vice fondamental selon l’avocate des demandeurs, car la commissaire ne pouvait évaluer adéquatement s’il s’agissait d’un risque auquel la population du Mexique était généralement exposée après avoir mal qualifié le risque auquel les demandeurs étaient exposés.

 

[33]           Qu’il soit accepté ou non que le risque ait été mal qualifié, les demandeurs soutiennent que la commissaire a appliqué le mauvais critère pour décider si les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé de préjudice, car les Zetas ne les avaient jamais pris pour cible au hasard et sans distinction. Ils affirment en outre que la commissaire ne pouvait, comme elle l’a fait, accepter que, si le risque était personnalisé dans une certaine mesure, il s’agissait néanmoins d’un risque généralisé. Selon les demandeurs, une conclusion de risque personnel écarte nécessairement une conclusion de risque généralisé.

 

[34]           L’avocate des demandeurs soutient en outre que la commissaire a omis de procéder à un examen individualisé étant donné que les Zetas n’avaient pas pris les demandeurs pour cible au hasard et sans distinction, ni parce qu’ils étaient des gens d’affaires prospères; les demandeurs affirment plutôt avoir été expressément pris pour cible parce qu’ils avaient tenu tête aux Zetas et refusé de travailler pour eux, et parce qu’ils avaient dénoncé les Zetas à la police et possédaient des renseignements délicats sur leurs pratiques de corruption. Dans ses motifs, la CISR cite des éléments de preuve concernant la fréquence des pratiques d’extorsion et des actes de violence des Zetas au Mexique, mais ne mentionne aucun élément de preuve indiquant que les personnes se trouvant dans la situation des demandeurs sont exposées à un risque généralisé au Mexique. Les demandeurs soutiennent aussi que les Zetas ne cherchaient pas simplement à les faire travailler pour eux, comme tout autre chauffeur de taxi aurait pu le faire, en vue d’accroître le nombre de leurs membres; les demandeurs affirment plutôt avoir été pris pour cible en guise de représailles pour les raisons susmentionnées.

 

[35]           Enfin, les demandeurs soutiennent que la commissaire a omis de tenir compte du fait que le demandeur d’asile de sexe masculin avait été personnellement et individuellement pris pour cible parce qu’il faisait un travail qui répondait aux besoins particuliers des Zetas, à titre de chauffeur de taxi à Acapulco pouvant transporter à la fois des personnes et de la drogue.

 

[36]           Si j’ai exposé en détail les arguments des demandeurs, c’est que je les trouve en grande partie convaincants et que j’y souscris. Plus particulièrement, j’estime que la commissaire a omis de déterminer la vraie nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés et de procéder à un examen individualisé en se fondant sur la preuve produite par les demandeurs, selon ce que la Cour d’appel fédérale a exigé dans l’arrêt Prophète. Dans la décision Portillo, précitée, il est énoncé au paragraphe 40 que « le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé ». Comme dans l’affaire Portillo, bien qu’elle n’ait peut‑être pas totalement omis d’énoncer le risque, la commissaire est restée vague et n’a pas adopté de position ferme sur la question de savoir si les incidents allégués étaient liés.

 

[37]           La commissaire semble considérer que les demandeurs sont de simples victimes de crime et d’extorsion aux mains des Zetas, et conclut sur ce fondement qu’ils ne sont pas plus exposés au risque que le reste de la population au Mexique. Ce raisonnement ressort de l’extrait des motifs de la CISR reproduit ci‑dessous :

[23] Il a été conclu que le demandeur d’asile a été victime d’actes criminels; toutefois, les crimes dont lui et sa famille ont été victimes sont répandus au Mexique. Les demandeurs d’asile font donc partie d’un sous-ensemble de la population exposé à un risque généralisé de violence au Mexique de la part des cartels. Ce sous-groupe de propriétaires d’entreprises ou de personnes prospères considérées comme riches est davantage exposé à un risque auquel est exposée la population en général. Or, il s’agit quand même d’un risque généralisé auquel sont exposés les demandeurs d’asile au Mexique.

 

[38]           Pour récapituler, les demandeurs croyaient eux‑mêmes au départ qu’ils avaient été pris pour cible en raison de leur richesse perçue et de la réussite de leur entreprise (DCT, page 816, 1258‑1259 et 1280). La situation a évolué après que le demandeur de sexe masculin eut d’abord été abordé par Angel pour travailler comme chauffeur de taxi, et surtout après avoir fait une dénonciation formelle à la police à la suite d’un appel de menace. Pourtant, la commissaire n’a pas explicitement évalué l’affirmation des demandeurs selon laquelle les incidents survenus à la suite de la dénonciation découlaient du désir des Zetas de se venger d’eux parce qu’ils avaient agi comme informateurs ou communiqué avec la police alors qu’ils possédaient des renseignements délicats sur les Zetas.

 

[39]           La commissaire n’a pas traité non plus de l’affirmation faite par le demandeur de sexe masculin selon laquelle il était individuellement pris pour cible parce qu’il faisait un travail qui répondait aux besoins particuliers des Zetas, et aussi parce que les Zetas devaient exercer des représailles pour envoyer le message qu’il ne fallait pas refuser de travailler pour eux. S’il incombait aux demandeurs d’exposer leur cas et que les liens sous‑jacents entre les incidents allégués n’étaient pas totalement clairs, la commissaire ne pouvait se fonder sur le manque de clarté des observations des demandeurs pour justifier le manque de clarté de son analyse au regard de l’article 97. Les demandeurs affirment à juste titre que la commissaire n’a pas remis en question leur crédibilité. En effet, il est parfaitement possible qu’ils n’aient pas saisi les motifs sous‑jacents des différentes menaces reçues et qu’ils n’aient pas fait le lien entre les divers incidents pendant un certain temps. Selon leur propre témoignage et la preuve qu’ils ont présentée, les demandeurs avaient d’abord cru que la mystérieuse agression sous la menace d’une arme à l’extérieur de l’école de leur fille s’expliquait par une erreur sur la personne ou par leur apparente richesse. La commissaire n’était pas dispensée pour autant d’apprécier les allégations des demandeurs et d’indiquer quelles inférences elle acceptait ou comment le préjudice que craignaient les demandeurs s’inscrivait dans son appréciation du risque.

 

[40]           Il se peut fort bien qu’aucun incident ne suffise en lui‑même pour établir un risque au sens de l’article 97 de la LIPR. Par ailleurs, il est loin d’être évident que les incidents, s’ils sont considérés dans leur ensemble et en tant que succession d’événements, peuvent être décrits comme un autre simple exemple de criminalité et de violence. À bien des égards, l’affaire comporte beaucoup de similitudes avec nombre de cas où la CISR a conclu avec désinvolture que les demandeurs avaient simplement été victimes de criminalité et de violence généralisées, même s’ils avaient été agressés, menacés, harcelés et intimidés à répétition : voir, par exemple, Portillo; Guerrero c Canada (MCI), 2011 CF 1210; Pineda c Canada (MCI), 2012 CF 493; Zacarias c Canada (MCI), 2011 CF 61; Tobias Gomez c Canada (MCI), 2011 CF 1093. Bien que la commissaire ait compris les faits entourant la demande d’asile dont elle était saisie dans un sens général, elle n’a pas examiné la vraie nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés. C’est une erreur fatale. Si la commissaire a tenu compte de la jurisprudence concernant les risques passés et futurs, les agressions répétées et les risques de représailles, je conviens avec les demandeurs que les références vagues et inexpliquées faites en parallèle à la criminalité et aux pratiques d’extorsion généralisées rendent la décision de la commissaire déraisonnable, compte tenu du fait qu’elle a omis d’analyser les circonstances particulières du risque allégué à la lumière de la preuve produite.

 

[41]           À cause de cette erreur, la commissaire ne pouvait pas comparer adéquatement le risque auquel les demandeurs étaient exposés à celui auquel la population en général du pays ou un important groupe de cette population était exposé pour déterminer si les risques étaient similaires de par leur nature et leur gravité. Si, comme l’affirment les demandeurs, le risque auquel ils sont exposés ne consiste pas simplement à craindre d’être ciblés en vue de travailler pour les Zetas ou d’être victimes d’extorsion parce qu’ils sont considérés comme des gens d’affaires prospères, mais qu’il s’agit plutôt de craindre des représailles pour avoir tenu tête aux Zetas et même les avoir dénoncés à la police, le risque n’a alors pas la même importance que le risque auquel la population en général ou un important groupe de cette population est exposé.

 

[42]           Contrairement à ce que semble croire la commissaire, il ne s’agit pas simplement d’un cas où le demandeur se dit exposé au risque d’être pris pour cible par des groupes criminels, peu importe que ce soit dans un pays où ces groupes sont omniprésents et opèrent en toute impunité. C’est ce que la commissaire semble vouloir dire quand elle écrit que « [l]e fait qu’un demandeur d’asile soit personnellement exposé à un risque de préjudice ne veut pas nécessairement dire que d’autres personnes dans son pays n’y sont généralement pas exposées » (décision, au paragraphe 34). En l’espèce, toutefois, les demandeurs ont été personnellement et expressément pris pour cible par les Zetas dans des circonstances où d’autres personnes ne le sont généralement pas, et c’est arrivé plus d’une fois. Pour reprendre les termes employés par la juge Gleason dans la décision Portillo, précitée, au paragraphe 36, « [s]i le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. [...] L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification. »

 

[43]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, j’estime donc que la décision de la commissaire est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

 

CONCLUSION

[44]           À la lumière de ce qui précède, la décision de la SPR sera annulée et la demande d’asile présentée par les demandeurs sera renvoyée à la SPR pour qu’une formation différemment constituée de la Commission rende une nouvelle décision.

 

[45]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification aux termes de l’article 74 de la LIPR et l’affaire n’en soulève aucune.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à une formation différente pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-7898-12

 

INTITULÉ :

JESUS MARTINEZ DE LA CRUZ ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            Le 28 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            Le 23 octobre 2013

COMPARUTIONS :

Aisling Bondy

POUR LES DEMANDEURS

 

Nimanthika Kaneira

POUR Le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aisling Bondy

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

 

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