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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20131021

Dossier : IMM-2069-13

Référence : 2013 CF 1054

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2013

En présence de madame la juge Strickland

 

 

ENTRE :

 

JULIAN AUBREY STEPHEN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 15 février 2013, de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SPR a décidé que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La présente demande a été présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est citoyen de Sainte‑Lucie. Il allègue qu’en mars 2009, il a été abordé par des membres d’un gang lié au trafic de stupéfiants qui lui ont demandé de vendre de la drogue pour leur compte. Il a refusé. Le lendemain, la maison de sa mère, dans laquelle il résidait, a été vandalisée. Il a signalé l’infraction à la police qui est venue à la résidence faire son enquête.

 

[3]               En avril 2009, il a de nouveau été arrêté par des membres du gang qui lui ont dit qu’il devrait commencer à vendre de la drogue pour eux. Une fois de plus, il a refusé. Le lendemain, la maison de sa mère a de nouveau été vandalisée, des aliments ainsi que des éléctroménagers ont été volés. Sa mère et lui sont allés faire un signalement au commissariat de police et, plus tard, ils ont effectué un suivi, mais les policiers leur ont dit qu’ils n’avaient rien à rapporter.

 

[4]               Ce n’est qu’un an plus tard, en avril 2010, que le demandeur a de nouveau été abordé par des membres du même gang qui l’ont embarqué et conduit dans un véhicule et lui ont, encore une fois, demandé de vendre de la drogue pour leur compte. Il a refusé et a été remis en liberté. Par la suite, il a été abordé en septembre, en octobre et en décembre 2010. En avril 2011, six membres du gang se sont présentés chez lui, les ont ligotés, sa mère et lui, et les ont menacé de mort s’il refusait de vendre de la drogue pour eux.

 

[5]               À la suite de cet incident, sa mère a immédiatement déménagé dans une autre ville. Le demandeur a continué son travail, mais il ne dormait plus chez lui, il séjournait plutôt chez différents membres de sa famille. Le demandeur est arrivé au Canada le 29 septembre 2011 et a demandé l’asile le 8 novembre 2011.

 

[6]               Dans sa décision datée du 15 février 2013, la SPR a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens, respectivement, de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR (la décision).

 

Décision soumise au contrôle

[7]               Selon la SPR, le demandeur a témoigné avec franchise, et il y avait quelques incohérences d’importance dans son témoignage et des contradictions entre celui-ci et d’autres éléments de preuve qui n’ont pas été expliquées de manière satisfaisante. En ce qui a trait aux menaces contre lui, le demandeur n’a produit aucun affidavit, aucune lettre ni autre preuve documentaire corroborante, sauf une lettre de sa mère. Il n’a pas non plus produit de rapport de police corroborant ses signalements des deux entrées par effraction; selon son témoignage, il a tenté de les obtenir, mais la police ne les lui a pas remis. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas produit « suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi » selon lesquels il avait fait l’objet de menaces par les membres du gang.

 

[8]               La SPR a conclu qu’en l’espèce, la crainte du demandeur n’était pas liée à la race, à la religion, à la nationalité, aux opinions politiques ou à l’appartenance à un groupe social. Il était victime d’actes criminels, ce qui ne permet pas d’établir de lien entre sa crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention. Par conséquent, sa demande au titre de l’article 96 a été refusée.

 

[9]               Ensuite, la SPR a examiné la question de savoir si le préjudice craint par le demandeur était tel qu’il constituait une menace à sa vie, un risque de traitements ou de peines cruels et inusités, ce qui ferait de lui une personne à protéger au sens de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur avait été victime de membres d’un gang inconnu et avait reçu des menaces de blessures, voire de mort, mais qu’il s’agissait d’un crime parmi tant d’autres qui sont perpétrés à Sainte-Lucie, et que le demandeur d’asile n’en était pas une victime particulière.

 

[10]           La SPR a conclu que le fait que, la première fois où les membres du gang avaient abordé le demandeur, l’un d’entre eux l’avait appelé par son surnom, « Jay », ne rendait pas le risque personnalisé, en particulier parce que, selon le témoignage du demandeur, il était très connu dans le secteur. L’utilisation de son surnom lors du premier des neuf incidents n’était pas en soi suffisante pour personnaliser le risque.

 

[11]           La SPR a fait référence à la jurisprudence et a conclu que, si le risque de violence, de blessure ou de crime est un risque généralisé auquel sont exposés tous les citoyens de Sainte‑Lucie, alors le fait que certaines personnes en particulier puissent être prises pour cibles plus fréquemment ne signifie pas qu’elles ne sont pas exposées à un « risque généralisé » de violence. Le fait qu’elles sont exposées au même risque que d’autres personnes dans une situation semblable ne signifie pas qu’elles sont « personnellement exposées à un risque ». Vu que le risque auquel le demandeur était exposé était généralisé et non pas personnalisé, la SPR a donc conclu que le risque relevait de l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

 

[12]           La SPR a ensuite examiné la question de la protection de l’État et les principes y afférents, et elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté, à l’aide d’éléments de preuve clairs et convaincants, la présomption selon laquelle Sainte‑Lucie était en mesure de protéger ses citoyens. Le demandeur a signalé deux incidents à la police, toutefois, il n’a produit aucun élément de preuve corroborant ces signalements. Sur la foi de son appréciation du contenu du cartable national de documentation, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Sainte‑Lucie faisait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, et que, bien que ces efforts ne soient pas toujours couronnés de succès, cela ne suffisait pas à réfuter la présomption de la protection de l’État. En outre, un demandeur doit s’adresser à l’État pour obtenir sa protection dans les cas où cette protection pourrait raisonnablement être assurée. Le demandeur n’a pas fourni d’explication impérieuse pour ne pas avoir sollicité la protection de l’État, étant donné qu’il avait abordé la police de Sainte‑Lucie seulement une fois, et qu’il ne l’avait pas refait au cours de la période de deux ans où il avait été mêlé à au moins neuf incidents. Aussi, il n’avait fourni aucune preuve documentaire corroborante, telle que des rapports de police ou des affidavits à l’appui de sa demande.

 

Questions en litige

[13]           Je formulerais les questions en litige de la façon suivante :

1.         La SPR a‑t‑elle erronément tiré une conclusion relative à la crédibilité?

2.         La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans sa conclusion relative au risque généralisé?

3.         La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la présomption de la protection de l’État n’avait pas été réfutée?

 

Norme de contrôle

[14]           Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La cour de révision vérifie d’abord si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence qui doit être accordée à un décideur et qui correspond à une catégorie de questions en particulier (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 53, [Khosa]).

 

[15]           La jurisprudence antérieure a établi que les conclusions relatives à la crédibilité, parfois décrites comme étant [traduction] « l’essentiel de la compétence de la Commission », sont par nature de pures conclusions de fait susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Khosa, précité, au paragraphe 46; Aguilar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 843, au paragraphe 34).

 

[16]           Il est bien établi que la norme de contrôle d’une décision portant sur le risque généralisé est aussi la décision raisonnable, étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (De Jesus Aleman Aguilar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 809, au paragraphe 20 [De Jesus Aleman Aguilar]; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, au paragraphe 18 [Portillo]). Les questions qui concernent la protection de l’État et la pondération, l’interprétation et l’appréciation de la preuve commandent la norme de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38 [Hinzman]; Burai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 565, au paragraphe 22; Oluwafemi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1045, au paragraphe 38).

 

[17]           Lorsqu’elle contrôle la décision rendue par la Commission selon la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit intervenir que si la Commission est arrivée à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au vu de la preuve qui lui était soumise. La cour de révision ne peut substituer à l’issue qui a été retenue celle qui serait à son avis préférable; il ne rentre pas non plus dans ses attributions de soupeser à nouveau les éléments de preuve. (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59).

 

[18]           Le caractère adéquat des motifs n’est plus un motif de contrôle isolé, mais il est inclus dans l’analyse de la décision raisonnable (Newfoundland and Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 à 16, [Newfound and Labrador Nurses’ Union]).

 

[19]           Par conséquent, la norme de contrôle applicable à toutes les questions en litige soulevées en l’espèce est la décision raisonnable.

 

Analyse

Crédibilité

[20]           Le demandeur soutient que les motifs de la SPR n’étaient pas clairs quant à savoir si elle avait conclu qu’il était crédible ou non. Bien que la SPR ait déclaré que le demandeur avait témoigné « avec franchise », elle a aussi conclu qu’il y avait quelques incohérences d’importance dans son témoignage et des contradictions entre celui‑ci et d’autres éléments de preuve qui n’ont pas été expliquées de façon raisonnable. Selon le demandeur, en général un témoignage donné avec franchise est un témoignage cohérent et il souligne que les contradictions alléguées et les incohérences ne sont pas décrites.

 

[21]           En outre, bien qu’au paragraphe 10 de sa décision, la SPR ait conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi à l’appui de ses allégations selon lesquelles il faisait l’objet de menaces de la part des membres du gang, au paragraphe 15, elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur avait été une victime des présumés membres d’un gang inconnu et avait reçu des menaces de blessure, voire même de mort, mais qu’il s’agissait d’un crime parmi tant d’autres qui sont perpétrés à Sainte‑Lucie, et que le demandeur n’en était pas une victime particulière. Le demandeur soutient que ces deux conclusions incohérentes relatives à sa crédibilité ne peuvent pas être conciliées, ce qui rend donc la décision inintelligible et déraisonnable. Étant donné que la conclusion portant sur la question de savoir si le demandeur était crédible ou non est au cœur même des motifs, la décision ne peut pas être maintenue (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (QL) (CA) [Hilo]; Yotheeswaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1236 [Yotheeswaran]; Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) [Maldonado]).

 

[22]           Le défendeur reconnaît l’existence d’incohérences entre les paragraphes 10 et 15 de la décision, mais il soutient que la SPR a exposé le bien‑fondé de sa décision au paragraphe 9, duquel il ressort que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi relativement au préjudice allégué ou aux menaces, et qu’il n’avait pas fourni d’explication de la raison pour laquelle il n’avait pas donné d’affidavits, ou de lettres d’amis ou de membres de sa famille à l’appui de son allégation de menaces de préjudice, sauf une lettre de sa mère.

 

[23]           En outre, bien que le demandeur ait témoigné avec franchise, cette conclusion a seulement trait à sa façon de se présenter. Il y a des raisons de douter de son récit, en grande partie en raison du manque de preuve. En outre, la SPR a rejeté la demande pour insuffisance de preuve, et non pas en raison d’une conclusion relative à la crédibilité, la décision Hilo, précitée, ne s’applique pas.

 

[24]           Selon moi, lorsqu’on tient compte des motifs de la SPR dans leur ensemble, il n’est pas possible de déterminer avec certitude si la SPR a conclu que le demandeur était crédible ou non.

 

[25]           La SPR a commencé son analyse par une déclaration selon laquelle, lorsqu’un demandeur d’asile jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter. Bien qu’aucune jurisprudence ne soit citée, ce principe concorde avec la décision de la Cour dans Maldonado, précitée, à la page 305.

 

[26]           Plus bas, la SPR déclare que le demandeur a témoigné avec franchise « et » qu’il y avait quelques incohérences d’importance dans son témoignage et des contradictions entre celui‑ci et d’autres éléments de preuve dont elle disposait et qui n’ont pas été expliquées de façon raisonnable. Pourtant, la SPR ne décrit pas ces incohérences ou contradictions, ce qui laisse la voie ouverte à la question de savoir comment, ou si, elles ont nui à la crédibilité du demandeur.

 

[27]           Le fait que le demandeur ait témoigné « avec franchise » peut ou peut ne pas illustrer la crédibilité. D’une part, une telle manière peut donner à penser que le témoignage donné s’enchaînait bien parce qu’il était honnête. D’autre part, il se pourrait simplement qu’un demandeur ait pratiqué son témoignage parvenant ainsi à témoigner avec franchise. Il en ressort que, sans renseignements supplémentaires, cette déclaration éclaire peu en ce qui concerne la crédibilité du demandeur.

 

[28]           Toutefois, bien que la décision manque d’intelligibilité en ce qui a trait à l’appréciation de la crédibilité du demandeur, cela n’a pas de conséquence sur l’issue finale. Il en est ainsi parce que, peu importe si la SPR avait conclu que le demandeur était crédible ou non, elle a continué à effectuer son analyse tant pour l’article 96 que pour l’article 97. Le demandeur ne conteste ni la conclusion de la SPR ni sa décision selon lesquelles il n’est pas un réfugié au sens de la Convention, parce qu’il n’y avait pas de lien entre sa crainte alléguée et l’un des motifs de la Convention mentionnés à l’article 96.

 

[29]           En ce qui a trait à l’analyse relative à l’article 97, la SPR a déclaré qu’elle concluait que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur avait été victime de membres d’un gang inconnu et avait reçu des menaces de blessures, voire de mort. Ainsi, on doit tirer l’inférence que, pour son analyse relative à l’article 97, la SPR a conclu que le demandeur était crédible.

 

Risque généralisé

[30]           Le demandeur soutient que la conclusion de la SPR relative au risque généralisé a été tirée sans analyse adéquate, et qu’elle était donc déraisonnable.

 

[31]           En particulier, la SPR n’a pas effectué, de la façon proposée antérieurement dans la décision Portillo, précitée, une appréciation de la question de savoir si le risque auquel le demandeur était exposé était personnalisé, et son raisonnement n’a pas pris en compte la véritable nature du risque.

 

[32]           Le demandeur soutient que le risque était personnalisé, étant donné qu’il était pris pour cible en raison de sa qualification de personne bien connue, ce qui faisait de lui un bon candidat pour le trafic de stupéfiants. Le fait que les membres du gang l’ont appelé par son surnom « Jay », lorsqu’ils l’ont abordé la première des neuf fois, était une indication qu’il était pris pour cible personnellement. Son refus de coopérer a entraîné son exposition au risque.

 

[33]           En outre, le demandeur soutient qu’il n’y avait pas d’analyse du caractère courant pour les résidants de Sainte‑Lucie d’être abordés pour vendre des stupéfiants, des répercussions sur les personnes qui refusent, ni de fondement à l’appui du point de vue de la SPR selon lequel ces situations étaient courantes.

 

[34]           Le défendeur soutient que la preuve produite par le demandeur à l’appui de sa demande est limitée à son témoignage, son Formulaire de renseignements personnels (FRP), deux lettres de sa mère, une déclaration solennelle concernant des situations de violence conjugale à Sainte‑Lucie, préparée et déposée dans une autre affaire, et des documents généraux sur la situation dans le pays. La SPR a raisonnablement conclu que cette preuve était insuffisante pour étayer l’allégation du demandeur selon laquelle son risque était personnalisé.

 

[35]           Le défendeur soutient aussi que la SPR a décrit le risque, et correctement conclu qu’il était généralisé. Dans son FRP, le demandeur a décrit le risque comme étant des menaces par des trafiquants de drogue, parce qu’ils lui avaient demandé de vendre des stupéfiants pour leur compte et qu’il avait refusé. C’est le même risque que celui qui est décrit dans les motifs de la SPR. En outre, la SPR a raisonnablement rejeté l’argument selon lequel le demandeur faisait l’objet d’un risque élevé ou personnalisé, parce qu’il avait été appelé par son nom la première des neuf fois au cours desquelles il avait été abordé pour vendre des stupéfiants. La SPR s’est fondée sur la preuve documentaire, laquelle établissait que les crimes liés au trafic de drogue étaient prédominants à Sainte‑Lucie, le risque auquel était exposé le demandeur était donc le même risque que celui auquel était exposée la population en général.

 

[36]           En outre, le défendeur soutient qu’il n’y a pas de preuve objective à l’appui de la position du demandeur selon laquelle son risque était personnalisé, car il était pris pour cible par les trafiquants de drogue parce qu’il était une personne bien connue, et, par conséquent, il serait un bon trafiquant de stupéfiants. Cette allégation ne ressort pas de son FRP, et selon son témoignage, cela pouvait être une possibilité. Il n’y avait pas non plus de preuve que son refus l’exposait à un risque très élevé.

 

[37]           Selon moi, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur était exposé à un risque généralisé et, par conséquent, qu’il était visé par l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

 

[38]           Dans la décision Portillo, la juge Gleason a proposé le cadre suivant pour l’analyse requise en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR de la façon suivante :

[40]      À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle‑ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposée dans un pays déterminé.

 

[41]      L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs des décisions récentes de notre Cour – s’inscrivant dans le premier courant jurisprudentiel susmentionné – ont retenu cette approche.

 

[39]           Sur la foi de la preuve dont elle disposait, la façon dont la SPR a qualifié la nature du risque était raisonnable. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de preuve convaincante que le demandeur était pris pour cible pour toute autre raison que le fait qu’il avait été abordé par des hommes d’un gang inconnu pour vendre des stupéfiants pour leur compte. Cela est cohérent avec le FRP du demandeur, dans lequel il a déclaré [traduction] « J’ai été menacé par des trafiquants de stupéfiants parce qu’ils m’ont demandé de vendre de la drogue pour leur compte et que j’ai refusé de le faire ». À l’audience, lorsqu’on lui a demandé s’il savait pourquoi le gang a persisté pendant deux années dans ses efforts de le voir se joindre à eux, sa réponse fut [traduction] « Je ne suis pas sûr, mais je dirais qu’une raison possible peut être le fait qu’ils croyaient que je connaissais beaucoup de monde ». Lorsque son conseil l’a interrogé afin de savoir si la première fois que le gang l’avait abordé en 2009 était le fait du [traduction] « hasard » ou s’il avait été [traduction] « abordé en particulier », le demandeur a répondu qu’il avait été abordé en particulier parce qu’ils s’étaient adressés à lui par son surnom.

 

[40]           La SPR a conclu que le demandeur avait été victime de la violence des membres d’un gang inconnu et avait reçu des menaces de blessures, voire de mort, mais qu’il s’agissait d’un crime parmi tant d’autres qui sont perpétrés à Sainte‑Lucie, et que le demandeur n’en était pas une victime particulière. En outre, parce qu’il était bien connu dans le secteur, le fait qu’il avait été appelé « Jay » à la première rencontre avec le gang ne constituait pas, en soi, un risque personnalisé, étant donné qu’il n’avait pas été appelé ainsi lors des incidents suivants.

 

[41]           La jurisprudence citée par la SPR étaye sa conclusion selon laquelle le risque de violence ou de blessure est un risque généralisé auquel sont exposés tous les citoyens à Sainte‑Lucie, le fait qu’un nombre précis de personnes puissent plus fréquemment être prises pour cibles ne signifie pas qu’elles ne font pas l’objet d’un risque généralisé de violence (Innocent c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019 [Innocent]; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331 [Prophète]; Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 11 [Rodriguez]). Le fait que ces personnes partagent le même risque que d’autres personnes dans des situations semblables ne rend pas ce risque personnalisé (Rodriguez, précitée, au paragraphe 35).

 

[42]           Il est clair qu’une analyse, au titre du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), est grandement contextuelle et qu’elle entraîne des décisions au cas par cas sur le risque personnalisé auquel est exposé un demandeur (De Munguia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 912, au paragraphe 25; Vivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 138, au paragraphe 11). Lorsque le public en général est exposé à un risque de crime, le fait que certaines personnes sont plus exposées au risque que d’autres, que ce soit en raison de leur richesse perçue (Innocent, précitée; Prophète, précitée; Rodriguez, précitée) ou parce qu’elles habitent des quartiers plus dangereux (Innocent, précitée) ne rend pas ces personnes nécessairement admissibles au statut de personnes à protéger en vertu de l’article 97.

 

[43]           La jurisprudence a aussi reconnu qu’un risque généralisé peut devenir personnalisé. À cet égard, la SPR a l’obligation de mener une analyse individuelle et approfondie des faits qui lui sont présentés, elle doit examiner tous les aspects du risque qui prennent racine dans ces faits, et elle doit déterminer si le risque est devenu personnalisé, même si au départ, le demandeur était pris pour cible au hasard. Dans la décision Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403 [Pineda], dont les faits sont distincts de la présente espèce, la juge Snider a déclaré ce qui suit :

[12]      Je reconnais que, fondamentalement, le demandeur est une victime de crime. Toutefois, les faits de l’espèce sont inhabituels en ce que le demandeur prétend avoir été personnellement et directement la cible du MS-18. La Commission n’a pas mis en doute sa crédibilité sur ce point. Dans d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’une crainte généralisée d’être la cible du MS-18 du seul fait que le demandeur est un citoyen ou en raison de son profil de médecin. Le risque auquel il est maintenant exposé n’est pas de même nature que celui auquel il faisait face avant d’avoir soigné un membre du gang – avant de traiter le membre du gang, il était exposé à l’extorsion ou la violence, alors qu’il est aujourd’hui spécifiquement et individuellement ciblé en raison de ses agissements perçus, contrairement à la population en général.

 

[13]      Dans pratiquement toutes les affaires citées par le défendeur, les demandeurs n’étaient pas ciblés personnellement. Les gangs connaissaient peut-être leurs noms, des renseignements personnels à leur sujet, et les avaient peut-être menacés ou agressés à un certain nombre de reprises, la nature de la menace n’en demeurait pas moins généralisée. Le gang aurait pu s’en prendre à quiconque avait selon lui une certaine fortune, ou à tout jeune susceptible d’être recruté comme membre. Pour les membres du gang, ces personnes étaient essentiellement un moyen pour atteindre une fin. Que la personne A ou la personne B ait donné l’argent que le gang cherchait, je doute que cela ait eu de l’importance, même si les deux parties avaient personnellement reçu des menaces. Dans le même ordre d’idées, je doute que cela change quelque chose si c’est la personne C ou la personne D qui adhère à la cause, pourvu que l’effectif du gang continue d’augmenter. Dans la présente espèce, la situation est fondamentalement différente. Le demandeur a dit à la Commission qu’il était exposé à un risque parce qu’il était perçu comme quelqu’un qui avait dénoncé un membre du gang.

 

[44]           La décision ci‑dessus reflète clairement le scénario dans lequel le demandeur était particulièrement et individuellement pris pour cible pour ses actions perçues, contrairement à la population en général. Toutefois, cette décision établit aussi que, uniquement parce que les membres d’un gang peuvent connaître le nom d’une victime, des renseignements personnels à son sujet, et l’avaient peut‑être menacée ou agressée à un certain nombre de reprises, ce ne sont pas là des raisons suffisantes en soi pour personnaliser le risque (Pineda, précitée, au paragraphe 13; Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, au paragraphe 14 [Acosta]).

 

[45]           En l’espèce, la SPR a pris en compte la seule preuve produite par le demandeur relativement à son risque personnalisé, soit le fait qu’il était très connu, et que lorsqu’il a été abordé la première fois, le gang l’a appelé par son surnom. Selon moi, la SPR a raisonnablement conclu qu’en soi, cela ne constituait pas un risque personnalisé. Le fait même qu’il était très connu, selon sa propre preuve, expliquerait pourquoi ils l’ont appelé par son surnom, et, quoi qu’il en soit, la jurisprudence a décidé que la référence au nom d’une victime et aux renseignements personnels n’est pas suffisante en soi pour personnaliser le risque (Pineda, précitée; Acosta, précitée).

 

[46]           La SPR a raisonnablement fondé sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas de risque personnalisé sur le manque de preuve à l’appui de cette allégation. Comme la juge Gagné l’a déclaré aux paragraphes 17 et 18 de la décision Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF  426 [Gonzalez] :

[17]      Essentiellement, il ressort de notre jurisprudence que le risque allégué peut être personnalisé soit de par sa nature ciblée et inhabituelle (par opposition à un risque aléatoire et systématique), soit de par son étendue. Dans Perez, précitée, au para 34, la Cour a mentionné que le caractère répétitif des menaces dont avait fait l’objet le demandeur constituait plutôt une prolongation de l’extorsion et de la violence généralisée dont tous les habitants de son pays pouvaient faire l’objet. De la même façon dans Pineda, précitée, aux para 12-15, la Cour a jugé que les menaces insistantes et les agressions dont le demandeur avait été victime pendant une période prolongée devaient être prises en compte par la SPR avant qu’elle décide que le demandeur n’était pas exposé à un risque supérieur à celui auquel était exposée la population en général (voir aussi Ventura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1107 au para 19). Dans Perez, précitée, au para 34, le juge Kelen a distingué Pineda en mentionnant que contrairement à cette dernière, « rien ne donne à penser que les marahs avaient ciblé personnellement les demandeurs ou que les demandeurs étaient exposés à un plus grand risque que les autres propriétaires de petites entreprises ou les autres personnes considérées comme étant relativement riches ».

[18]      En l’espèce, la SPR a tenu compte du fait que les demandes d’extorsion étaient multiples et parfois accompagnées de menaces de mort. Cependant, il lui était loisible de conclure que ces faits étaient insuffisants pour situer les demandeurs en dehors du cadre du risque généralisé de violence et pour démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, M. Gonzalez avait été ciblé par un gang ou risquait de l’être dans le futur. Les demandeurs n’ont soulevé aucun fait autre que ceux qui ont été notés par la SPR et ne m’ont pas convaincue en quoi, ou à partir de quel moment, leur risque serait devenu personnalisé. En l’absence de tels faits, je ne puis conclure que la conclusion de la SPR n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

 

[47]           C’est aussi le cas en l’espèce. Nous ne sommes pas en présence d’une situation dans laquelle la SPR n’a pas pris en compte les circonstances individuelles du demandeur; et, sur la foi de la preuve dont elle disposait, elle a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque personnel de préjudice, mais que son risque était généralisé, et, par conséquent, qu’il était visé par l’exclusion prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

 

[48]           Étant donné que la conclusion relative au risque généralisé est suffisante en soi pour maintenir la décision de la SPR, la question de la protection de l’État n’a pas à être examinée (Gonzalez Ventura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 10, au paragraphe 62).

 

[49]           Je conclus aussi que bien que la SPR ait commis plusieurs erreurs mineures dans sa décision, telles que le fait de se référer au risque comme étant celui auquel est généralement exposée la population de la « Hongrie », lorsqu’on lit la décision dans son ensemble, il en ressort qu’il s’agit d’erreurs d’écriture qui sont insuffisantes pour entraîner l’annulation de la décision (Adams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 256, aux paragraphes 17 et 18; Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1218, au paragraphe 17).

 

[50]           La décision était raisonnable, et ainsi, elle appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              IMM-2069-13

 

INTITULÉ :                                            JULIAN AUBREY STEPHEN

c

MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   Le 4 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                  La juge Strickland

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                           Le 21 octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Howard P. Eisenberg

 

POUR LE DEMANDEUR

Marcia Schmitt

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Eisenberg & Young LLP

Hamilton (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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