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Date : 20131018


Dossier :

T-1959-12

 

Référence : 2013 CF 972

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2013

En présence de monsieur le juge Annis

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

FATIMA NAVEEN

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

1. Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), présentée en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi) et de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, pour interjeter appel et demander l’annulation de la décision rendue par un juge de la citoyenneté (le juge), datée du 31 août 2012 (la décision), dans laquelle le juge a approuvé la demande de citoyenneté de la défenderesse au titre de l’article 5 de la Loi.

 

[2]               Le demandeur allègue que le juge n’a pas examiné la question de savoir si la défenderesse avait établi une résidence au Canada avant de considérer si on pouvait prendre en compte ses absences physiques pour le calcul de la durée de la résidence et qu’il n’y a pas de preuve au dossier indiquant qu’elle aurait pu satisfaire à cette exigence. Je souscris à ces observations.

 

[3]               Je souscris également aux autres arguments du demandeur selon lesquels on n’a pas examiné la question de la dépendance de la défenderesse ni la preuve à l’appui d’une telle conclusion. De la même façon, je conviens que le juge a mal compris la preuve lorsqu’il a conclu que la défenderesse était toujours revenue au Canada à chaque occasion, alors que la preuve semble indiquer le contraire.

 

[4]               En ce qui a trait à des erreurs quant aux critères de résidence, ce qui est le plus significatif à mon avis, c’est que, bien que le juge ait pu s’inspirer des lignes directrices exposées dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] ACF no 31 (QL), [1978] 2 CF 208 (1re inst) (la décision Papadogiorgakis), il n’a pas discerné correctement son intention et sa signification en lui imputant une interprétation relative à la résidence qui n’a aucun rapport avec les faits et les principes énoncés dans cette affaire.

 

[5]               Cependant, l’interprétation erronée des motifs déterminants (le ratio decidendi) de la décision Papadogiorgakis remonte à plus de 20 ans, ce qui a donné lieu à des critères de résidence alternatifs. Par conséquent, on ne peut aucunement blâmer le juge pour avoir mal énoncé les principes qui ressortent de cette décision.

 

[6]               Lorsqu’on analyse soigneusement la décision Papadogiorgakis, rien ne justifie quelque divergence que ce soit concernant les critères de résidence. On y formule une exigence pour se conformer à la règle des trois années de résidence effective, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles. En général, celles‑ci ne permettent pas l’imputation de la résidence dans des situations excédant six à neuf mois d’absence du pays, excepté dans le cas où il y a une preuve concluante qui démontre que le mode de vie du demandeur prouve le caractère effectif d’un mode de résidence centralisé au Canada, malgré qu’il vive temporairement à l’étranger.

 

2. Les faits

 

[7]               La défenderesse en l’espèce, Mme Fatima Naveen, est née au Pakistan en 1982. En 2001, alors qu’elle était âgée de 19 ans, elle fut acceptée comme étudiante internationale au Collège Pomona à Claremont, en Californie. Elle y a étudié et a obtenu son diplôme en 2005. Pendant cette période, elle a passé un semestre à l’Université d’Oxford, au R.‑U., en 2003, et deux mois comme interne à l’Hôpital universitaire Aga Khan, à Karachi, au Pakistan, en 2003‑2004. On lui a offert une bourse d’études supérieures à l’Université de Cambridge, au R.‑U., en 2005, qu’elle a refusée. Elle a fait des demandes d’admission dans des écoles de médecine au Canada, qui ont toutes refusé sa candidature. Ayant été acceptée à l’école de médecine de Harvard, elle y est allée. Après avoir obtenu son diplôme, elle a poursuivi ses études dans un programme de résidence à Boston, au Massachusetts.

 

[8]               Le père de la défenderesse a obtenu la résidence permanente au Canada en août 2004, dans la catégorie des entrepreneurs. Il s’est installé, avec la mère et le frère de la défenderesse, à Richmond Hill, en Ontario. Les parents de la défenderesse travaillent tous les deux en Ontario, alors qu’au moment de la demande, son frère terminait des études de premier cycle à l’Université McGill. Sa sœur est morte dans un tragique accident de laboratoire à l’Université de la Californie, à Los Angeles (UCLA) au début de l’année 2009 et a été inhumée en Ontario.

 

[9]               Mme Fatima Naveen a visité le Canada en décembre 2002‑janvier 2003 et encore une fois en mars 2003. Le 17 septembre 2004, elle a acquis la résidence permanente au Canada. Elle a passé quatre jours au Canada, puis est retournée au collège en Californie. Après cette date, durant les vacances scolaires, elle a rendu visite à sa famille au Canada et a passé aussi du temps aux É‑U. ainsi qu’au Pakistan. Elle n’a jamais travaillé au Canada, mais elle a travaillé aux É.‑U. comme conseillère des résidences du collège, assistante à l’enseignement et mentor de recherche. À la date de la demande, les parties calculent que, selon ce qui est écrit alternativement dans ses documents, elle a passé soit 143 jours soit 159 jours au Canada, y étant présente physiquement, dans les quatre ans qui ont précédé la demande.

 

[10]           Mme Fatima Naveen a présenté sa demande de citoyenneté le 15 décembre 2007. Bien qu’elle n’ait pas répondu à l’exigence de la Loi (à l’alinéa 5(1)c)) de 1 095 jours de présence physique au Canada dans les quatre ans qui ont précédé sa demande, elle a soutenu qu’elle avait centralisé son mode de vie habituel au Canada, avec sa famille, pendant qu’elle était étudiante aux É.‑U., qu’elle avait fait la preuve de nombreux indices d’établissement au Canada et qu’elle avait toujours eu l’intention de s’établir au Canada quand sa formation médicale serait terminée.

 

[11]           Le juge de la citoyenneté, acceptant ces arguments, a ainsi commenté :

[traduction]

 

En me fondant sur l’analyse du juge Thurlow dans la décision Re Papadogiorgakis, je suis convaincu que la demanderesse a satisfait à l’exigence de résidence de la Loi. Elle réside au Canada avec sa famille et étudie la médecine à l’Université Harvard. Elle revient au Canada chaque fois qu’elle en a l’occasion et elle projette de pratiquer la médecine au Canada. Approuvée.

 

[. . .]

 

En me fondant sur l’analyse du juge Thurlow dans la décision Papadogiorgakis et de la juge Reed dans la décision Re Koo, je suis convaincu qu’elle a centralisé son mode de résidence au Canada. Elle a des liens solides avec le Canada, plus solides, en fait, qu’avec tout autre pays au monde. Malgré son absence de présence physique, je suis convaincu que, selon les analyses ci‑dessus, elle répond à l’exigence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

Nota : bien qu’elle étudie aux É.‑U., elle est toujours revenue au Canada chaque fois qu’elle en a eu l’occasion et elle projette de pratiquer la médecine au Canada.

 

[. . .]

 

3. Les questions en litige

 

[12]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

a) Le juge de la citoyenneté a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve qui démontrait que la défenderesse n’avait jamais établi sa résidence au Canada avant de considérer si on pouvait prendre en compte ses absences physiques pour le calcul de la durée de la résidence?

b) Le juge de la citoyenneté a‑t‑il commis une erreur en mélangeant les critères de résidence, ce qui soulève par ricochet la question de l’interprétation correcte de la décision Papadogiorgakis?

 

4. La norme de contrôle

 

[13]           La défenderesse soutient qu’une conclusion d’un juge de la citoyenneté sur la question de résidence est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité, laquelle commande plus de retenue. Dans une affaire récente, Martinez-Caro c Canada (MCI), 2011 CF 640 (la décision Martinez-Caro), dans laquelle le demandeur avait fait valoir que la définition de résidence dans la Loi n’exigeait pas de présence physique au Canada, le juge Rennie a analysé en détail la question des exigences en matière de résidence relativement à la citoyenneté. Il a conclu, aux paragraphes 36 à 52, que la norme de contrôle appropriée était la décision correcte lorsque le juge de la citoyenneté interprète l’exigence de résidence prévue par la loi, par opposition à son application. Je suis d’accord. Les critères d’obtention de la citoyenneté sont d’importance générale pour le système juridique, puisque le le statut de citoyen fait partie intégrante de l’application de nombreuses lois.

 

[14]           Toutefois, en l’espèce, les autres questions soumises à la Cour concernent l’appréciation faite par le juge de la citoyenneté de la preuve ainsi que de l’application des critères choisis, ce qui entraîne un contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

 

5. Analyse

 

A. La résidence initiale, la dépendance à l’égard de la famille et l’intention continue de devenir une citoyenne canadienne

 

[15]           La décision rendue dans la présente affaire doit être annulée pour plusieurs motifs. Le premier problème que pose la décision du juge de la citoyenneté, c’est de ne pas avoir abordé la question de savoir si la défenderesse avait démontré, au moyen de faits objectifs, qu’elle avait initialement établi une résidence au Canada. La Cour a bien établi que l’établissement initial d’une résidence était une condition préalable à une demande de citoyenneté (Jreige c Canada (MCI), [1999] ACF no 1469 (QL) (1re inst), aux paragraphes 23 à 25; Ahmed c Canada (MCI), 2002 CFPI 1067, aux paragraphes 4 et 5; Canada (MCI) c Camorlinga-Posch, 2009 CF 613, au paragraphe 18; Canada (MCI) c Takla, 2009 CF 1120, au paragraphe 50). Étant donné le très court séjour initial de la défenderesse au Canada, le juge était tenu d’examiner la question, ce qu’il n’a pas fait.

 

[16]           Deuxièmement, la présente affaire appartient à ce que je décrirais comme un sous‑ensemble « aberrant » d’affaires de résidence qui concernent des étudiants ayant une présence physique limitée au Canada, en raison du fait qu’ils fréquentent des universités à l’étranger. Par exemple, la situation en l’espèce ressemble à celle de l’affaire Re Cheung, [1990] ACF no 11 (QL) (1re inst), dans laquelle l’appelante avait quitté le Canada quatre jours après avoir établi une résidence permanente au domicile de sa famille, afin de terminer ses études de médecine et obtenir son diplôme. Par la suite, elle n’avait passé qu’un total de 81 jours au Canada pour 1 240 jours à Hong Kong durant la période précédant sa demande de citoyenneté canadienne, et son appel avait pourtant été accueilli.

 

[17]           Dans les affaires mettant en cause des étudiants, les tribunaux ont minimisé l’importance de la présence physique au Canada, devenue un élément secondaire. Ils ont plutôt traité une intention inférée de revenir au Canada comme le facteur fondamental. En effet, ces décisions englobent la résidence des étudiants dans celle de leur famille. Dans la mesure où il y a un lien familial solide et un état de dépendance de la part de l’étudiant, les exigences de l’alinéa 5(1)c) sont considérées comme ayant été satisfaites.

 

[18]           La dépendance de l’étudiant à l’égard de sa famille constitue un facteur clé qui contribue à la conclusion selon laquelle il existe une intention implicite de revenir au Canada. On peut se reporter, par exemple, à la décision Ng c Canada, [2001] ACF no 55 (QL) (1re inst), dans laquelle la juge Hansen a accueilli l’appel, au motif que le juge de la citoyenneté n’avait pas examiné la question de la dépendance de l’étudiant à l’égard des parents qui payaient les études du demandeur. Au paragraphe 10 de ses motifs, la Cour a déclaré :

10        En l’espèce, le juge de la citoyenneté n’a pas reconnu l’existence d’une jurisprudence relative à des situations semblables à la situation en l’espèce : où le demandeur est un étudiant à la charge de parents au Canada qui payent pour ses études et qu’il retourne à la maison de ses parents à l’occasion de ses vacances scolaires. [. . .]

 

 

 

[19]           On soulève le même argument dans le présent appel, sauf que, cette fois‑ci, c’est le ministre qui l’avance. Il n’y a rien dans la preuve au sujet de la situation de dépendance de la défenderesse à l’égard de ses parents pour payer ses études ou autres choses.

 

[20]           La jurisprudence souligne également le fait que, pour les étudiants poursuivant leurs études à l’étranger, il existe une exigence pour qu’ils démontrent leur engagement à revenir au Canada à chaque occasion : voir Chan c Canada (MCI), [1998] ACF no 1796 (QL) (1re inst); Canada (MCI) c Sze, [2000] ACF no 351 (QL) (1re inst). À cet égard, le juge de la citoyenneté a mal compris la preuve lorsqu’il a conclu à propos de la défenderesse : [traduction] « bien qu’elle étudie aux É.‑U., elle est toujours revenue au Canada chaque fois qu’elle en a eu l’occasion […] ».

 

[21]           La preuve démontre que, pendant au moins deux étés lors de sa résidence en médecine, la défenderesse n’est pas revenue immédiatement au Canada, demeurant absente pour la plupart du temps. Compte tenu de son très court séjour initial dans le pays, toute omission de revenir au Canada lorsque les occasions se présentent mine l’intention implicite d’établir une résidence continue au Canada.

 

[22]           Pour tous les motifs qui précèdent, la décision du juge de la citoyenneté doit être annulée. Si je devais m’arrêter ici, je renverrais l’affaire avec des directives pour qu’on statue correctement sur les trois éléments décrits, à défaut de quoi la demande de la défenderesse visant à obtenir la citoyenneté canadienne devrait être rejetée. Cependant, je suis grandement préoccupé par la présente affaire, qui concerne le critère de résidence qu’il convient d’appliquer dans les causes de citoyenneté.

 

B. La nécessité qu’il y ait une présence physique importante au Canada

 

[23]           Bien que je sois en mesure de conclure que la décision du juge de la citoyenneté doit être annulée pour des motifs étrangers à la question du critère à appliquer, je pense qu’il est nécessaire que je tranche la question de la définition appropriée de « résidence » dans le cadre de l’alinéa 5(1)c), dans le but de guider le juge qui tiendra la nouvelle audience.

 

[24]           J’ai déjà fait allusion à l’embarras que je ressens face à la tendance jurisprudentielle qui permet l’acquisition de la citoyenneté canadienne avec peu de présence physique dans le pays, tout comme c’est le cas en l’espèce. Le demandeur a formulé des observations me poussant à adopter une interprétation stricte de l’exigence de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c). Cet argument faisait référence au fait que la Cour fédérale interprétait la « résidence » en invoquant trois critères communément appelés la « canadianisation », le « mode de vie centralisé » et la « la qualité de l’attachement ».

 

[25]           Il m’est difficile de distinguer les deux derniers critères, sauf quant au résultat. Ils sont à l’origine de la plainte formulée à l’encontre du fait que le juge avait mélangé les critères. N’importe lequel du deuxième ou du troisième critère permettait d’acquérir la citoyenneté canadienne avec une présence physique considérablement réduite en deçà des trois ans prescrits à l’alinéa 5(1)c).

 

[26]           En outre, comme il n’existe pas de droit d’appel à l’encontre des décisions de la Cour fédérale, la question n’est toujours pas réglée, ce qui laisse aux juges la liberté de choisir celui des trois critères qu’ils préfèrent appliquer pour trancher un appel. Cette situation intenable a généré beaucoup de commentaires de la part de la Cour. Voir ceux du juge en chef Crampton dans la décision Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 576, au paragraphe 2, qui sollicitait une intervention du législateur. Voir aussi la récente proposition du juge Hughes dans la décision Dina c Canada (MCI), 2013 CF 712, au paragraphe 9, selon laquelle la Commission de la citoyenneté devrait examiner la possibilité de renvoyer une question à la Cour en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, et il faisait remarquer que toute décision de la Cour pourrait alors faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel fédérale.

 

[27]           Heureusement, ma décision sur le critère à appliquer s’appuie beaucoup sur les motifs prononcés par le juge Rennie dans la décision Martinez-Caro. Le juge Rennie prononce des motifs convaincants à l’appui d’une interprétation de la résidence dans le cadre de l’alinéa 5(1)c) qui nécessiterait la démonstration d’un degré suffisant de « canadianisation » par la présence physique dans le pays, comme cela a déjà été décrit dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF no 232 (QL) (1re inst) (la décision Pourghasemi). Il explique, dans des mots simples et courants, que le Parlement a expressément défini la latitude permise. Le parlement a prescrit que, pour la période de 1 460 jours, les demandeurs désirant obtenir la citoyenneté doivent accumuler au moins 1 095 jours de résidence; il ne s’agit pas d’un critère relatif à leurs intentions, mais une analyse quantitative de leurs actions. De plus, les dispositions législatives prévoient expressément les circonstances exceptionnelles dans lesquelles on peut néanmoins prendre en compte les jours passés à l’extérieur du Canada pour le calcul de la durée de la résidence, et le paragraphe 5(4) de la Loi prévoit aussi expressément une procédure pour recommander au ministre de renoncer à l’application de l’exigence de la présence physique « [a]fin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada ». Il y aurait redondance si un juge de la citoyenneté pouvait simplement écarter l’exigence.

 

[28]           Je suis également d’accord avec le juge Rennie lorsqu’il s’appuie sur l’analyse du juge Nadon, à laquelle il renvoie au paragraphe 29 de la décision Martinez-Caro :

29                L’analyse de la loi faite par le juge Nadon est convaincante. Si l’on donne une interprétation franche à la loi, en considérant ses dispositions comme un tout et en leur attribuant leur sens ordinaire, l’on constate que le législateur a expressément énoncé le degré de latitude qu’il convenait d’accorder aux citoyens éventuels. La résidence suppose la présence et non pas l’absence. À mon avis, les critères qualitatifs ne tiennent pas valablement compte du sens littéral de l’alinéa en cause, non plus que de la nécessité de considérer comme un tout les dispositions de la loi. En recourant à la méthode qualitative, on ne dit pas non plus comment, ni en vertu de quel principe d’interprétation législative, la Cour pourrait interpréter le libellé bien précis de la loi comme autorisant des périodes d’absence ou de non-résidence plus longues que celles déjà prévues expressément par le législateur. En somme, on ne peut s’appuyer sur aucun principe d’interprétation pour étendre au-delà d’un an les périodes d’absence expressément autorisées par le législateur. Le libellé choisi par le législateur doit l’emporter, sauf si se soulève un problème de constitutionnalité, et la cour, ayant tiré une conclusion quant à son interprétation, doit alors l’appliquer.

 

C.  Nouvelle analyse des décisions Re Papadogiorgakis et Re Koo

 

[29]           Malgré l’adhésion qui précède aux motifs de la décision Martinez-Caro, il demeure néanmoins que le juge Thurlow, un juge très respecté de la Cour d’appel fédérale, siégeant à ce moment‑là, il faut le reconnaître, à titre de juge en chef adjoint de l’ancienne Division de première instancce, a donné son interprétation des modalités relatives à la résidence contenues dans la Loi sur la citoyenneté, laquelle a par la suite censément été appliquée dans des affaires comme Re Koo, [1992] ACF no 1107 (QL) (1re inst) (la décision Koo). À cet égard, je souscris à la conclusion du juge Rennie selon laquelle la décision Papadogiorgakis et la définition de la résidence faite par le juge Thurlow qui établissait ce que les autres tribunaux décrivent comme le critère du « mode de vie centralisé » représentent le point à partir duquel ont débuté les divergences dans la jurisprudence (Martinez-Caro, au paragraphe 14).

 

[30]           Cela dit, il semblerait qu’un aspect majeur du problème relatif à la divergence des divers critères de résidence découle des premières interprétations inexactes de la décision Papadogiorgakis. Ces décisions ont largement réduit l’importance du nombre de jours de présence physique du demandeur, M. Papadogiorgakis, au Canada, en plus de faire abstraction de l’indication donnée par la Cour selon laquelle on n’admettrait qu’une exception très mesurée et limitée à la règle de résidence des trois années de présence physique.

 

[31]           La première interprétation erronée, et la plus significative, de la décision Papadogiorgakis est la conclusion selon laquelle on a jugé que le demandeur satisfaisait aux exigences de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) avec seulement 79 jours de présence physique dans le pays. Cette représentation inexacte commence aussi tôt qu’avec la décision Koo et elle se répète dans de nombreuses affaires, y compris dans les plus récentes telles que les décisions Canada (MCI) c Salim, 2010 CF 975, au paragraphe 12, et Martinez-Caro, au paragraphe 14.

 

[32]           Il semble qu’on ait commis la même méprise sur la décision Papadogiorgakis au paragraphe 5 de la décision Pourghasemi : « N’empêche que la décision Papadogiorgakis de l’ancien juge en chef adjoint a forcé le sens de l’alinéa 5(1)c) de l’actuelle loi sur la citoyenneté au point de le rendre presque méconnaissable pour qui veut en invoquer le but qui est bien clair. » La décision Pourghasemi, bien entendu, est l’affaire ayant servi de fondement au critère de la « canadianisation ».

 

[33]           Il faut reconnaître certaines ambiguïtés dans les motifs, mais un examen minutieux de la décision Papadogiorgakis révèle que M. Papadogiorgakis avait passé jusqu’à 921 jours au Canada, de sorte qu’il ne lui manquait que 174 jours, soit environ six mois, par rapport à l’exigence de 1 095 jours.

 

[34]           La façon dont les faits ont été présentés dans la décision Papadogiorgakis peut avoir engendré de la confusion dans le calcul du nombre de jours durant lesquels le demandeur a résidé au Canada. J’expose ci‑dessous des extraits des paragraphes pertinents de la décision avec le compte que j’ai fait des jours où le demandeur était présent au Canada : [aucun des passages n’est souligné dans l’original]

 

[3]    […] Il entra au Canada le 5 septembre 1970, avec un visa d’étudiant et fut admis comme résident permanent le 13 mai 1974. […] [i]l établit des relations avec un ami et les parents de celui-ci, et, en mai 1974, il emménagea dans leur maison à Tusket (Nouvelle-Écosse). Depuis lors jusqu’en janvier 1978, il a occupé une chambre dans leur maison. […]

 

 

Avant d’obtenir la résidence permanente = 1 188 jours, du 5 septembre 1970 au 6 décembre 1973 (le 5 septembre 1970 était le 248e jour de 365; le 6 décembre 1973 était le 340e jour de 365; donc, 117 jours en 1970 + 365 jours en 1971 + 366 jours en 1972 + 340 jours en 1973).

 

[4]   Aux fins de sa demande, la période pertinente va du 6 décembre 1973 au 6 décembre 1977. Pendant la première partie de cette période, du 6 décembre 1973 au 13 mai 1974, soit 158 jours, il était un résident du Canada, mais il ne peut en appliquer que 79 à la condition des trois années nécessaires, car cette période était antérieure à son admission au Canada à titre de résident permanent.

 

 

= 79 jours, du 6 décembre 1973 au 13 mai 1974.

 

[5]     Entre le 13 mai 1974 et le 6 décembre 1977, il fut absent du Canada plusieurs fois. Tout d’abord il a fréquenté l’université du Massachusetts du 28 janvier 1976 jusqu’à mi-juin de la même année, soit les quatre mois et demi d’un semestre universitaire. Il revint ensuite à Tusket (Nouvelle-Écosse), mais il partit en vacances du 28 juillet au 28 août.

 

 

= 625 jours, du 13 mai 1974 au 28 janvier 1976 (le 13 mai 1974 était le 133e jour de 365; donc, 232 jours en 1974, 365 jours en 1975 et 28 jours en 1976).

= environ 43 jours, de la mi‑juin 1976 au 28 juillet 1976 (le 15 juin 1976 était le 167e jour de 366; le 28 juillet 1976 était le 210e jour de 366).

 

[6]     Du début de septembre jusqu’à mi-décembre, puis de la fin de janvier 1977 jusqu’en août 1977, il a de nouveau fréquenté l’université du Massachusetts mais est revenu à Tusket pendant les vacances de Noël. Durant son séjour à l’université, il revenait aussi deux fins de semaine par mois à Tusket. En allant au Massachusetts, son seul but était de continuer ses études et, en effet, après sa période d’étude totalisant environ treize mois, il en sortit avec les diplômes de Master of Business Administration et Master of Hotel, Restaurant and Travel Administration. Il n’a pas travaillé au Massachusetts pendant cette période.

 

 

= environ 10 jours, du 28 août 1976 jusqu’au début de septembre 1976 (logiquement, au moins cinq jours pour entrer dans le mois de septembre, et probablement jusqu’à la fin de semaine de la fête du Travail, le lundi soir 6 septembre 1976).

= environ 40 jours, de la mi‑décembre 1976 à la fin de janvier 1977 (le 15 décembre 1976 était le 350e jour de 366; le lundi 24 janvier 1977, le début de la dernière semaine civile de ce mois‑là, était le 24e jour de 365).

= environ 48 jours; quatre jours (deux fins de semaine) par mois pendant douze mois, de septembre 1976 à août 1977.

 

[8]     Du 4 octobre 1977 au 3 décembre 1977, il s’est absenté du Canada pour d’autres vacances.

 

 

= jusqu’à 73 jours, du mois d’août 1977 jusqu’au 4 octobre 1977 (le 1er août 1977 était le 213e jour de 365; le 4 octobre 1977 était le 286e jour de 365).

= 3 jours, du 3 décembre au 6 décembre 1977.

Total : 79 + 625 + 43 + 10 + 40 + 48 + 73 + 3 font jusqu’à 921 jours, de sorte qu’il ne lui manquait que 174 jours, soit environ six mois, par rapport à l’exigence de 1 095 jours.

 

[35]           En réalité, les 79 jours auxquels il est fait allusion au paragraphe 2 de la décision Koo – « […] Dans l’affaire Papadogiorgakis, le juge a déterminé qu’un étudiant qui n’avait été présent physiquement au Canada que 79 jours seulement durant la période applicable de quatre ans satisfaisait à la condition prescrite en matière de résidence » – décrivaient en réalité les 158 jours qui se trouvaient au début des quatre ans, avant que le demandeur soit devenu un résident permanent, lesquels ne comptent que pour des demi‑jours au titre de la Loi.

 

[36]           La résidence qui est basée sur au plus 79 jours de présence physique au lieu des 1 095 prescrits par la loi constitue, à tous égards, une interprétation radicale dans un système juridique qui fonctionne traditionnellement de manière inductive et progressive. Il s’agit également d’une différence radicale même par rapport aux 921 jours. Il est évident que, selon le compte de jours seulement, le juge Thurlow n’avait pas l’intention de récrire les exigences de la loi de cette façon.

 

[37]           Deuxièmement, en réexaminant la décision Papadogiorgakis, on est frappé par l’incohérence de la mention, dans la décision Koo, selon laquelle le juge Thurlow a conclu à une résidence, dans la décision Papadogiorgakis, sur la base de seulement 79 jours de présence physique au Canada et de sa déclaration, au paragraphe 15, selon laquelle son interprétation de la loi « n’est peut-être pas très différente de l’exception à laquelle s’est référé le juge Pratte lorsqu’il emploie l’expression "(d’une façon au moins habituelle)" [Blaha c Canada (MCI), [1971] CF 521, ci‑après appelée la décision Blaha], mais, dans un cas extrême, la différence peut suffire pour mener le requérant au succès ou à la défaite ».

 

[38]           Je reproduis le paragraphe 15 de la décision du juge Thurlow en entier, en raison de l’importance que je lui accorde en donnant un sens à ses conclusions :

15     Même si le cas précité examine une loi fiscale, la discussion me paraît suffisamment générale pour servir de guide dans l’interprétation du sens des mots faisant l’objet du litige dans la présente espèce. D’un autre côté, il ne faut pas oublier ce que le juge Pratte a mentionné comme étant l’esprit de la loi concernant la citoyenneté. Il me semble que les termes « résidence » et « résident » employés dans l’alinéa 5(1)b) de la nouvelle Loi sur la citoyenneté ne soient pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l’exigeait l’ancienne loi, mais peuvent aussi comprendre le cas de personnes ayant un lieu de résidence au Canada, qu’elles utilisent comme un lieu de domicile dans une mesure suffisante fréquente pour prouver le caractère effectif de leur résidence dans ce lieu pendant la période pertinente, même si elles en ont été absentes pendant un certain temps. Cette interprétation n’est peut-être pas très différente de l’exception à laquelle s’est référé le juge Pratte lorsqu’il emploie l’expression « (d’une façon au moins habituelle) », mais, dans un cas extrême, la différence peut suffire pour mener le requérant au succès ou à la défaite.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[39]           J’interprète la déclaration du juge Thurlow comme établissant un précédent censé être un peu différent de l’interprétation de la résidence telle qu’elle a été énoncée dans la décision Blaha, sauf dans un « cas extrême ». Cette interprétation est appuyée par le fait qu’il fait référence à une situation semblable avant la modification « où cela ferait une différence ».

 

[40]           Troisièmement, dans le même paragraphe, le juge Thurlow a aussi mentionné le fait que les termes « résidence » et « résident » n’étaient « pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l’exigeait l’ancienne loi ». À mon avis, si on l’interprète dans son contexte, cet énoncé signifie que le juge Thurlow indiquait que la résidence devait recevoir une interprétation stricte, mais pas aussi stricte.

 

[41]           Quatrièmement, j’attache également beaucoup d’importance à la déclaration du juge Thurlow selon laquelle la résidence imputée reflète le « caractère effectif » du fait de résider au Canada. Lorsqu’il a décrit la nécessité de prouver le « caractère effectif » de la résidence, le juge Thurlow a, dans les faits, établi une norme très élevée, laquelle équivaut à une preuve concluante ou à un élément probant très convaincant, comme les éléments de preuve dont il disposait selon lesquels M. Papadogiorgakis avait, de façon concluante, prouvé le caractère effectif de sa résidence au Canada durant son absence. J’interprète donc le fait que le juge Thurlow a mentionné le caractère effectif de la résidence, dans le contexte de ses autres énoncés, comme établissant des limites strictes à la capacité de la Cour d’imputer l’équivalence de la présence physique : elle doit être convaincue que la conduite du demandeur prouve, de façon concluante, le caractère effectif de l’équivalence de la résidence de la personne au Canada pendant trois ans, malgré ses absences.

 

[42]           Cinquièmement, et un point qui est très pertinent en ce qui a trait au débat qui occupe la Cour quant à savoir si le critère de résidence devrait être basé sur la « canadianisation », je souligne que M. Papadogiorgakis était, à tous égards et tel que l’exigeait la Loi, tout à fait canadianisé avant de se lancer dans ses études à l’étranger.

 

[43]           Cela est clairement établi par les faits de la décision Papadogiorgakis, que l’on trouve au paragraphe 3 des motifs du juge Thurlow et que je reproduis en entier ci‑dessous :

[3] L’appelant est né en Crète et a maintenant 25 ans. Il n’est pas marié et n’a aucune famille ou parenté vivant au Canada. Il entra au Canada le 5 septembre 1970, avec un visa d’étudiant et fut admis comme résident permanent le 13 mai 1974. Pendant cette période, il fréquentait l’université Acadia à Wolfville (Nouvelle-Écosse). Pendant la première année et demie, il a logé à l’université, ensuite dans une pension de famille à Wolfville, et, pendant sa troisième année, il a partagé un appartement à Wolfville avec trois autres personnes. Pendant la quatrième année, il a habité à Grand Pré (Nouvelle-Écosse). Pendant les vacances d’été, il travaillait sur un traversier entre Yarmouth (Nouvelle-Écosse) et Portland (Maine). C’est pendant cette période qu’il établit des relations avec un ami et les parents de celui-ci, et, en mai 1974, il emménagea dans leur maison à Tusket (Nouvelle-Écosse). Depuis lors jusqu’en janvier 1978, il a occupé une chambre dans leur maison. Il y vivait lorsqu’il était au Canada et il y revenait après chaque voyage hors du Canada. Sans payer de loyer pour la chambre, il apportait sa contribution aux dépenses du ménage. Il était considéré comme un membre de la famille et il considérait cette maison comme son foyer canadien. Il y laissait ses biens personnels lorsqu’il faisait des voyages, mais la famille utilisait alors la chambre. Depuis 1973, il est copropriétaire d’une parcelle de terrain tout près.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[44]           Selon ces faits, ma thèse serait que le demandeur était considéré comme ayant déjà été soumis à une canadianisation de fait suffisante pour répondre aux objectifs de la législation, quoiqu’il n’eût pas satisfait aux exigences de droit au cours de la période d’application pertinente. Fréquenter une université canadienne et y vivre pendant quatre ans, travailler au Canada, tisser des liens étroits avec une famille canadienne et vivre parmi elle, en plus de toujours revenir vers la seule maison qu’on a au Canada entre les semestres universitaires passés aux É.‑U., cela correspond sûrement à ce que tout tribunal pourrait déterminer comme étant une expérience suffisamment canadienne pour remplir les objectifs de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

[45]           En outre, un jeune homme aux moyens limités qui investit ses économies dans une propriété au Canada est singulièrement différent, par exemple, d’un riche étranger qui s’empare d’un intérêt dans un pays comme l’une de ses diverses résidences. Je soutiens que cette preuve est plus révélatrice d’une intention « effective » d’établir une résidence au Canada.

 

[46]           Bien que je reconnaisse que la Cour n’a pas mentionné ces derniers faits, hormis leur description initiale, je ne peux imaginer qu’ils n’ont pas joué un rôle dans la conclusion du juge Thurlow selon laquelle M. Papadogiorgakis avait prouvé le « caractère effectif » de l’établissement d’un mode de résidence centralisé au Canada. De toute façon, ils complètent les faits sous‑jacents sur lesquels le ratio decidendi de la décision est fondé.

 

[47]           Par conséquent, en résumé, la Cour a déclaré ceci dans la décision Papadogiorgakis : (1) il s’agissait d’un modeste changement par rapport à la précédente interprétation stricte de la résidence; (2) le demandeur avait physiquement résidé au Canada durant les cinq sixièmes, ou plus de 80 p. 100, de la période prescrite de trois ans; (3) le demandeur avait « effectivement » résidé au Canada pendant un autre trois ans avant le début de sa période de référence pour l’octroi de la citoyenneté et il avait déjà été soumis à une canadianisation de fait considérable; (4) de même, le demandeur a présenté d’autres éléments de preuve probants démontrant ce que la Cour voulait dire par centraliser son mode de vie habituel au Canada, y compris son intégration complète dans la plupart des institutions canadiennes – celles relatives à la famille et à l’éducation – avant d’aller fréquenter l’université aux États‑Unis.

 

[48]           Pour déterminer la valeur de précédent ou le ratio decidendi d’une décision, ma thèse est que cela part de son fondement factuel. Ce que je veux dire, c’est que, si un tribunal cherche à appliquer un principe qui ressort d’une affaire, il doit examiner en priorité la mesure dans laquelle on peut faire une analogie entre les nouveaux faits et ceux du précédent. Plus la distinction est grande entre les deux situations factuelles, plus la valeur de précédent de la décision qu’on invoque sera ténue. Ce précepte vaut pour toutes les juridictions, bien que les énoncés de principe des instances supérieures offrent manifestement davantage de latitude pour une application plus large.

 

[49]           À la lumière de l’énoncé préventif et limitatif du juge Thurlow, il semblerait que la jurisprudence antérieure s’appuyant sur la décision Papadogiorgakis a, à de nombreuses reprises, considérablement élargi son application à des situations factuelles allant au‑delà des circonstances particulières de cette affaire et son libellé clairement conservateur, à des affaires auxquelles on ne pourrait aucunement affirmer qu’il correspond.

 

[50]           Ses principes énoncent une exigence initiale d’une présence physique au Canada pendant les cinq sixièmes de la période de trois ans. Le temps qui reste et qui est exigé pour satisfaire aux restrictions imposées par la Loi peut être attribué au demandeur que si cela est étayé par une preuve probante répondant à la norme rigoureuse qui consiste à prouver le caractère effectif d’un mode de résidence ordinaire centralisé au Canada, sur la base de circonstances analogues, en fait, à celles de la décision Papadogiorgakis.

 

[51]           Je suis en outre d’avis que la décision Papadogiorgakis devrait être suivie, conformément au principe de la courtoisie judiciaire, à moins qu’un juge soit convaincu que la décision antérieure est erronée et puisse fournir des motifs convaincants à l’appui. À cet égard, le juge Marc Noël de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Allergan Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CAF 308, a résumé ainsi le principe de la courtoisie judiciaire, au paragraphe 47 :

 

[47]      Devant la Cour fédérale, il a été soutenu que ces observations enseignent que, même si les décisions rendues par d’autres juges ont une force persuasive et qu’une grande importance doit leur être accordée, le juge peut écarter une décision antérieure lorsqu’il est convaincu que celle‑ci est erronée et qu’il peut fournir des motifs convaincants à l’appui de cette opinion (Dela Fuente c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 992, paragraphe 29; Stone c. Canada (Procureur général), 2012 CF 81, paragraphe 12).

 

 

D.  La preuve extrinsèque concernant l’objet de l’alinéa 5(1)c)

 

[52]           Lors de l’application d’une interprétation de la décision Papadogiorgakis qui impose une norme rigoureuse pour remplacer partiellement la nécessité de la présence physique pour établir la résidence, il y a également lieu d’examiner la preuve extrinsèque concernant l’interprétation de l’alinéa 5(1)c).

 

[53]           Lorsqu’elle fut confrontée pour la première fois aux divergences dans les raisonnements qui avaient été développés après la décision Papadogiorgakis, la juge Reed a étudié, dans la décision Koo, le débat tenu à la Chambre des communes au sujet de la modification de la législation. Elle a conclu que rien ne semblait vraiment étayer une interprétation édulcorée de la résidence; en fait, le raisonnement contraire ressortait clairement. Elle affirme au paragraphe 7 :

7     On a laissé entendre dans certaines décisions que les changements apportés à la Loi sur la citoyenneté en 1978 [S.C. 1976-77, ch. 52, art. 128] menaient à la conclusion que le législateur envisageait qu’il n’était pas nécessaire d’être physiquement présent au pays pendant toute la période prescrite de trois ans. Cela est lié, a-t-on dit, au fait que les restrictions fondées sur le lieu de domicile ont été supprimées. J’ai lu les débats parlementaires et les délibérations des comités de l’époque et je n’y vois rien qui justifie une telle conclusion. En fait, il semble que ce soit tout le contraire. La condition de trois ans de résidence dans une période de quatre ans semble avoir été conçue pour permettre une absence physique d’une durée d’un an pendant les quatre ans prescrits. Certes, les débats tenus à l’époque donnent à penser que l’on envisageait comme durée minimale une présence physique au Canada de 1 095 jours. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai signalé plus tôt, la jurisprudence qui est aujourd’hui fermement établie n’exige pas que la personne en question soit physiquement présente pendant toute la période de 1 095 jours.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[54]           Je crois qu’il est utile de préciser le commentaire de la juge Reed selon lequel le débat donnait à penser que l’on envisageait comme durée minimale une présence physique de trois ans. Les commentaires sont en grande partie enregistrés dans le cadre de travaux en comité. Ils indiquent que l’on se souciait exclusivement de la question de la réduction de l’exigence relative à la présence physique de cinq à trois ans. La position défendue par le gouvernement était la période de trois ans, étant donné que les communications rendaient maintenant plus facile l’apprentissage des rudiments de la citoyenneté canadienne. Il y avait également des déclarations selon lesquelles le fait de ramener l’exigence de résidence à trois ans faisait perdre de sa valeur à la citoyenneté canadienne qui, si elle n’était pas méritée, ne serait pas appréciée. Il n’y a rien dans ces débats, que ce soit du côté du gouvernement ou des autres partis, qui indiquait que, hormis le fait d’assouplir l’exigence relative au temps de cinq à trois ans, la présence physique au Canada devrait par ailleurs être réduite à titre de critère pour la résidence.

 

[55]           Les extraits qui suivent (tirés des Débats de la Chambre des communes, 30e législature, 1re session, vol. VI, IX et X (1975-1976)) constituent une brève description de la nature des discussions en comité qui, comme il est mentionné, font état des préoccupations entourant la réduction de l’exigence relative à la résidence de cinq à trois ans :

La Loi sur la citoyenneté de 1977 a été présentée en tant que projet de loi C-20 le 10 octobre 1974 (page 5983). Le secrétaire d’État, M. Faulkner, l’a déposé en deuxième lecture le 21 mai 1975 (page 5983). M. Faulkner a fait remarquer que l’un des changements « qui font du bill C-20 une loi plus libérale que la loi sur la citoyenneté actuelle » (page 5985), était la réduction de la période de résidence de cinq à trois ans. Il a expliqué que le développement de systèmes de télécommunication hautement raffinés liait les citoyens potentiels aux événements se produisant n’importe où au pays et au‑delà, leur permettant d’acquérir plus rapidement une véritable connaissance du Canada (page 5985).

 

Reprenant le débat le 8 décembre 1975, M. Epp (Provencher) a déclaré que « [n]ous devrions nous demander si nous avons donné aux immigrants les occasions voulues de s’adapter à notre mode de vie » (page 9803). Il a demandé que l’on prouve le fait que trois ans étaient « la période nécessaire aux immigrants pour s’adapter socialement, économiquement et culturellement » (page 9804).

 

M. Brewin (Greenwood) a déclaré que « [n]ous estimons que trois ans de résidence au Canada suffisent pour déterminer si une personne qui demande la citoyenneté connaît suffisamment le Canada, les responsabilités et les privilèges de ses citoyens, et l’une des langues officielles » (page 9805).

 

M. Gilbert (Broadview) a souscrit à la réduction à trois ans, parce que « les gens qui vivent au Canada doivent payer des taxes – impôts sur le revenu, taxes de vente, taxes municipales et cetera – et que par conséquent ils devraient très rapidement [c.‑à‑d. trois ans] être investis de tous les droits, devoirs et privilèges des citoyens canadiens » (page 9816).

 

M. Friesen (Surrey-White Rock) a évoqué le fait qu’« [o]n dirait que nous vivons l’époque de l’instantané [. . .] Maintenant nous arrivons au stade de la citoyenneté instantanée; la citoyenneté sans larmes » (page 9822). Il a fait valoir que, si l’obtention de la citoyenneté était un droit, « ce droit [devrait] s’appliquer dès l’arrivée au Canada » (page 9823), mais que, s’il s’agissait d’un privilège, « le pays d’accueil [devrait] fixer des critères pour protéger l’immigrant ou le postulant ainsi que pour se protéger lui-même » (page 9823).

 

M. Knowles (Norfolk-Haldimand) a affirmé que de nombreux immigrants provenaient de cultures qui n’étaient pas tellement différentes de celle du Canada, et il a fait référence « en particulier aux immigrants en provenance de Grande-Bretagne, de France, d’Allemagne ou d’autres pays européens » (page 9825). Toutefois, quant aux « immigrants d’Extrême-Orient » (page 9825), « [s]’attendre à ce qu’en trois ans, ces gens assimilent une culture si différente de la leur est trop demander » (page 9825). De même, les gens qui ont dû attendre cinq ans pour obtenir la citoyenneté ne considéreraient pas avec bienveillance leurs compatriotes ayant été en mesure de l’avoir après seulement trois ans (page 9825). Réduire l’attente déprécierait la valeur de la citoyenneté (page 9825).

 

M. McCain (Carleton-Charlotte) a déclaré que « [l]e but d’un délai d’admissibilité est évident » (page 9829). Il s’agissait de donner au pays le temps d’évaluer la personne et d’examiner la question de savoir si elle a la volonté « de contribuer à construire le Canada » (page 9829). Cinq ans, ce n’était pas trop long pour apprécier cela.

 

Lorsque le débat a repris le 10 décembre 1975, M. Andre (Calgary Centre) a fait valoir que « [l]a thèse qu’a défendue le ministre est que nous vivons à l’ère moderne de communications rapides et que, par conséquent, ce qui s’apprenait autrefois en cinq ans peut être acquis aujourd’hui en trois ans. Je trouve cette thèse très discutable […] » (page 9911).

 

M. Scott (Victoria-Haliburton) a reconnu, quant à la période d’attente de cinq ans, qu’« [i]l faut bien tout ce temps pour s’habituer à vivre dans notre société et apprendre pourquoi nous sommes ce que nous sommes et pourquoi nous accordons une telle valeur à notre statut de citoyen » (page 9912).

 

M. Ritchie (Dauphin) s’est également opposé à la réduction à trois ans, compte tenu du fait que, « [s]i la citoyenneté a quelque valeur, il faut certes la mériter » (page 9914). Cinq ans, ce n’était pas trop long pour comprendre les traditions canadiennes. Les immigrants provenant des pays du tiers monde, en particulier, n’avaient souvent aucune idée de ce qu’est la démocratie et désiraient venir ici et promouvoir le marxisme et le communisme (page 9915). Ils n’avaient « rien à voir avec les immigrants traditionnels venus d’Europe de l’Ouest » (page 9915). En outre, conserver la période de cinq ans garantissait qu’ils puissent observer au moins une élection avant de pouvoir voter (page 9915).

 

Lors de la dernière étape des débats, le 27 janvier 1976, M. Prud’homme (Saint-Denis) a appuyé la proposition de réduction à trois ans, étant donné que le Canada était « un pays où les communications sont si rapides, où la connaissance des institutions est à la portée de tous » (page 10366).

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[56]           Il ressort clairement de ce qui précède que le gouvernement n’a jamais eu comme idée que l’exigence relative à la résidence puisse être en deçà de trois ans, et que, s’il avait laissé entendre le contraire, il n’aurait pas pu invoquer un motif logique pour justifier une plus courte période de résidence. Je conclus que la preuve extrinsèque appuie fortement une interprétation de la Loi, et pour moi, cela comprend le raisonnement formulé par le juge Thurlow dans la décision Papadogiorgakis, qui maintient qu’il faut qu’il y ait des circonstances exceptionnelles pour établir une résidence en l’absence d’une présence physique de moins de trois ans.

 

E. Le nouvel examen fait récemment par le Parlement concernant le débat qui divise la

Cour sur la question de la résidence

[57]           Bien qu’il ne s’agisse pas d’une preuve extrinsèque de la même nature pouvant être utilisée pour interpréter l’objet et, par conséquent, le sens à donner à la législation, il convient aussi de noter que le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration (le Comité) a produit un rapport en 1994 (Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes, La citoyenneté canadienne : un sentiment d’appartenance, juin 1994, présidente : Judy Bethel (La citoyenneté canadienne : un sentiment d’appartenance)) qui examinait non seulement l’alinéa 5(1)c), mais aussi l’opportunité des décisions de la Cour fédérale tronquant les exigences relatives à présence physique pour établir la résidence.

 

[58]           Le Comité a commencé par prendre note des divergences qui apparaissaient dans les décisions de la Cour fédérale. Il a par la suite examiné les arguments des avocats et des consultants en immigration selon lesquels leurs clients résidents permanents ne pourraient pas respecter leurs impératifs liés au commerce international s’ils devaient continuellement résider au Canada.

 

[59]           Le Comité, après avoir « examiné ces arguments avec beaucoup d’attention » (La citoyenneté canadienne : un sentiment d’appartenance, à la page 11), a conclu que la définition de résidence dans la nouvelle loi devrait exiger « de l’éventuel demandeur une présence physique suffisamment longue » (La citoyenneté canadienne : un sentiment d’appartenance, à la page 12). Par la suite, il a expressément adhéré à la décision rendue dans l’affaire Re Pourghasemi, y compris le passage sur la canadianisation, en affirmant que ce « n’est pas quelque chose qu’on peut accomplir à l’étranger, car la vie canadienne et la société canadienne n’existent qu’au Canada et nulle part ailleurs » [souligné dans l’original] (La citoyenneté canadienne : un sentiment d’appartenance, à la page 11).

 

[60]           Bien que ses recommandations n’aient pas amené de changement dans la Loi au sujet du critère de résidence, en faveur d’un critère quelconque, le Comité a bel et bien souscrit unanimement à un critère rigoureux quant à la présence physique lors de la détermination des exigences de résidence relatives à la citoyenneté. Le fait qu’aucune modification n’ait été adoptée pour redresser ce qui était clairement une situation inacceptable consistant à avoir trois critères irréconciliables, qui rivalisaient l’un avec l’autre et qui étaient utilisés régulièrement pour décider de la résidence, peut démontrer l’incapacité du Parlement à résoudre ce problème.

 

[61]           Avec égards, je me prononce en soutenant que la preuve extrinsèque appuie la proposition d’une intention continue poursuivie par le législateur à l’égard de l’alinéa 5(1)c) qui imposerait soit une exigence significative de résidence effective s’approchant tout près des trois ans, soit, à titre d’exception à la règle, une certaine situation véritablement analogue pouvant être substituée à la canadianisation, comme cela s’est vu dans la décision Papadogiorgakis, par l’entremise de la canadianisation de fait.

 

F.  Les études à l’extérieur du Canada

[62]           Pour revenir à la présente affaire, la question qu’il faudra examiner est de savoir s’il devrait y avoir une règle de résidence exceptionnelle pour les étudiants issus de familles immigrantes qui ont apparemment fixé leur lieu de résidence au Canada chez leurs parents, pour ensuite quitter le Canada pour une importante période.

 

[63]           Si on tente de plaider que le temps que les étudiants passent sur les bancs des universités partout dans le monde, dans ces pays qui partagent avec le Canada des principes démocratiques ainsi que des expériences politiques et culturelles, constitue de la canadianisation, alors, cela revient à admettre que le Canada n’est pas différent des autres pays pour les besoins de la citoyenneté ou pour ce qu’elle signifie.

 

[64]           Je suis convaincu que notre histoire et notre situation unique ont forgé, pour le Canada, un caractère et des institutions qui se distinguent considérablement avec ceux des autres pays, y compris avec ceux de nos voisins du Sud, en dépit de tout ce que nous partageons avec eux.

 

[65]           Dans un commentaire qui, je l’admets, peut franchir les limites de la connaissance d’office, je suis d’avis, en particulier, que les valeurs intrinsèques des Canadiens, fondées sur une attitude de respect pour les autres et une volonté de prendre des mesures d’adaptation pour relever des défis sur les plans culturel, social et économique dans le but d’aplanir nos différences, font partie des caractéristiques essentielles qu’il faut revêtir pour être un Canadien. Je souscris à l’opinion exprimée par le juge Muldoon, au paragraphe 6 de la décision Pourghasemi, selon laquelle on ne peut pas apprendre aisément à être un Canadien; on ne peut le faire qu’en vivant ici, parce que « la vie canadienne et la société canadienne n’existent qu’au Canada, nulle part ailleurs ».

 

[66]           En ce qui a trait aux étudiants adultes qui deviennent canadianisés au moyen d’un certain processus d’osmose, du fait de la canadianisation de leurs parents ou des membres de leur famille, bien que les efforts déployés par les parents pour adopter le Canada comme leur pays démontrent leur détermination et le soutien dont les enfants bénéficieront pour suivre leurs traces, cela ne peut remplacer la nécessité, pour les fils et filles adultes eux‑mêmes, d’entrer en contact avec les Canadiens et de prendre part activement à leur vie au quotidien. D’ailleurs, la décision Papadogiorgakis donnerait à penser que le fait de vivre avec une famille canadienne établie serait un exemple de critère servant à démontrer le « caractère effectif » d’un mode de résidence centralisé qui suffirait pour remplacer l’absence physique relativement au fait de bel et bien vivre ici.

 

[67]           En résumé, le juge en l’espèce ne s’est pas mal instruit en tentant de fonder sa décision sur l’analyse effectuée par le juge Thurlow dans la décision Papadogiorgakis. La méprise, soit dite avec égards, a été commise à de nombreuses reprises dans d’autres affaires, du fait qu’on n’avait pas saisi l’essence de la décision du juge de la Cour d’appel. Par conséquent, je suis convaincu que la défenderesse n’a pas satisfait aux exigences de résidence de la Loi, dont l’interprétation devrait généralement être conforme à celle donnée dans la décision Papadogiorgakis, et qui est décrite au paragraphe 49 ci‑dessus ainsi que dans d’autres paragraphes des présents motifs allant dans le même sens.

 

6. Conclusion

 

[68]           La décision du juge est annulée, comme l’a demandé le demandeur ministre, et renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour nouvelle décision, conformément aux directives ci‑dessus où je conclus que la défenderesse n’a pas satisfait aux exigences de résidence de la Loi sur la citoyenneté.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie.

 

 

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                            T-1959-12

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L‘IMMIGRATION c FATIMA NAVEEN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 8 JUILLET 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE ANNIS

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

                                                            LE 18 OCTOBRE 2013

COMPARUTIONS :

Bridget A. O’Leary

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Melissa Kwok

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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