Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20131004

Dossier : T‑1867‑08

Référence : 2013 CF 1010

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2013

 

En présence de madame la juge Snider

 

 

 

ENTRE :

 

EMPRESA CUBANA DEL TABACO,
FAISANT ÉGALEMENT AFFAIRE

SOUS LE NOM DE CUBATABACO et
CORPORATION HABANOS S.A.

 

demanderesses

 

et

 

TEQUILA CUERVO, S.A. DEC. V.

 

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

 

I.          Contexte

 

[1]               Le 16 février 1996, Tequila Cuervo, S.A. Dec. V (Cuervo ou la défenderesse) a déposé la demande de marque de commerce numéro 804 663 (la demande 663) auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC). Cette demande concernait l’enregistrement de la marque LAZARO COHIBA sur la base de l’emploi projeté au Canada de « [b]oissons alcoolisées, nommément rhum ». La demande d’enregistrement 663 a été modifiée de manière à inclure une déclaration de désistement relativement à l’usage du mot LAZARO, puis annoncée aux fins d’opposition le 26 août 1998. La défenderesse n’emploie pas la marque LAZARO COHIBA au Canada.

 

[2]               Dans une déclaration d’opposition modifiée datée du 19 janvier 2007, Empresa Cubana Del Tabaco, faisant également affaire sous le nom de Cubatabaco, et Corporation Habanos S.A. (collectivement désignées comme Habanos ou les demanderesses) se sont opposées à l’enregistrement projeté de la marque de commerce LAZARO COHIBA pour différents motifs. Le plus pertinent au regard du dossier dont je suis saisie veut que la marque ne soit pas enregistrable en raison de la probabilité de confusion avec les marques COHIBA de Habanos.

 

[3]               Les marques Habanos sont les suivantes :

Marque de commerce

No d’enregistrement.

Marchandises

COHIBA

277 250 (la marque 250)

Tabac en feuilles, tabac manufacturé pour fumer et chiquer, tabac à priser et cigarettes.

373 446 (la marque 446)

Tabac brut, cigares, cigarillos, cigarettes, tabac haché, rappee, tabac usiné de toutes sortes, allumettes, pipes à tabac, porte‑pipes, cendriers, boîtes d’allumettes, étuis à cigares et humidors.

 

[4]               Cuervo a répondu à ces motifs d’opposition. Les deux parties ont produit des éléments de preuve et présenté des arguments devant la Commission des oppositions des marques de commerce (la Commission). Dans une décision datée du 30 septembre 2008 (la décision), la Commission a rejeté tous les motifs d’opposition de Habanos. La demande 663 est toujours en instance.

 

[5]               Habanos interjette maintenant appel des décisions de la Commission, comme l’y autorise l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la Loi sur les marques de commerce, ou la Loi]. L’alinéa 300d) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], prévoit que les appels interjetés en vertu de la Loi sur les marques de commerce doivent être introduits au moyen d’une « demande » conforme aux Règles, et être considérés comme tels.

 

II.        Questions à trancher

 

[6]               La question fondamentale qui se pose dans le cadre du présent appel est de savoir si la décision devrait être confirmée, et les questions secondaires suivantes s’y ajoutent :

 

1.                  Quelle est la norme de contrôle appropriée?

 

2.                  Les « nouveaux » éléments de preuve présentés dans le cadre du présent appel ont‑ils une incidence importante sur la décision?

 

3.                  Le cas échéant, la marque visée par la demande risque‑t‑elle de créer de la confusion avec la marque 250 ou la marque 446?

 

III.       Le cadre législatif

 

[7]               L’enregistrement d’une marque de commerce relativement à des marchandises ou services confère à son propriétaire le droit exclusif de l’employer dans tout le Canada (article 19 de la Loi). La Loi prévoit un certain nombre d’exigences au regard de l’enregistrement. Aux fins de la présente instance, celle qui est cruciale est qu’une marque de commerce n’est pas enregistrable si elle crée de la confusion avec une marque de commerce déposée (alinéa 12d) de la Loi). Comme l’énonce l’article 2 de la Loi :

« créant de la confusion » Relativement à une marque de commerce ou un nom commercial, s’entend au sens de l’article 6.

“confusing” , when applied as an adjective to a trade‑mark . . . means a trade‑mark or trade‑name the use of which would cause confusion in the manner and circumstances described in section 6;

 

[8]               Le législateur a voulu donner à la Commission (et désormais à la Cour) des indications supplémentaires sur la notion de confusion :

      6.   (1)  Pour l’application de la présente loi, une marque de commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une autre marque de commerce ou un autre nom commercial si l’emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés, de la manière et dans les circonstances décrites au présent article.

 

      (2)  L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

 

      (3)  L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec un nom commercial, lorsque l’emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à cette marque et les marchandises liées à l’entreprise poursuivie sous ce nom sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à cette marque et les services liés à l’entreprise poursuivie sous ce nom sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.

 

      (4)  L’emploi d’un nom commercial crée de la confusion avec une marque de commerce, lorsque l’emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à l’entreprise poursuivie sous ce nom et les marchandises liées à cette marque sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à l’entreprise poursuivie sous ce nom et les services liés à cette marque sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.

 

      (5)  En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris :

 

      a)   le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

 

      b)   la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

 

      c)   le genre de marchandises, services ou entreprises;

 

      d)   la nature du commerce;

 

 

      e)   le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.

      6.   (1)  For the purposes of this Act, a trade‑mark or trade‑name is confusing with another trade‑mark or trade‑name if the use of the first mentioned trade‑mark or trade‑name would cause confusion with the last mentioned trade‑mark or trade‑name in the manner and circumstances described in this section.

 

 

 

 

 

 

      (2)  The use of a trade‑mark causes confusion with another trade‑mark if the use of both trade‑marks in the same area would be likely to lead to the inference that the wares or services associated with those trade‑marks are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the wares or services are of the same general class.

 

 

 

 

 

 

      (3)  The use of a trade‑mark causes confusion with a trade‑name if the use of both the trade‑mark and trade‑name in the same area would be likely to lead to the inference that the wares or services associated with the trade‑mark and those associated with the business carried on under the trade‑name are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the wares or services are of the same general class.

 

 

 

 

      (4)  The use of a trade‑name causes confusion with a trade‑mark if the use of both the trade‑name and trade‑mark in the same area would be likely to lead to the inference that the wares or services associated with the business carried on under the trade‑name and those associated with the trade‑mark are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the wares or services are of the same general class.

 

 

 

 

 

 

      (5)  In determining whether trade‑marks or trade‑names are confusing, the court or the Registrar, as the case may be, shall have regard to all the surrounding circumstances including

 

 

      (a)  the inherent distinctiveness of the trade‑marks or trade‑names and the extent to which they have become known;

 

 

      (b)  the length of time the trade‑marks or trade‑names have been in use;

 

 

 

      (c)  the nature of the wares, services or business;

 

 

      (d)  the nature of the trade; and

 

      (e)  the degree of resemblance between the trade‑marks or trade‑names in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

 

IV.       La décision

 

[9]               Dans la décision, la Commission s’est surtout attardée sur l’allégation des demanderesses selon laquelle la marque visée par la demande n’était pas enregistrable parce qu’elle créait de la confusion avec la marque 250 et la marque 446. La Commission a passé en revue tous les facteurs énoncés au paragraphe 6(5) de la Loi, et formulé les conclusions ou observations suivantes :

 

                     les deux marques possèdent un « caractère distinctif inhérent »;

 

                     comme le nom « LAZARO » n’est pas courant au Canada, « même la première partie de la marque de la requérante n’est pas particulièrement faible »;

 

                     comme elle n’est pas employée au Canada, la marque de Cuervo « n’est nullement devenue connue au Canada »;

 

                     bien que les marques Habanos soient employées au Canada depuis un certain nombre d’années et que leurs ventes pour la période 1994‑1999 aient été « stables et non négligeables », les acheteurs de cigares COHIBA forment un groupe relativement restreint;

 

                     « [e]n l’absence de preuve additionnelle témoignant de la réputation qu’aurait acquise les marques de [Habanos] au Canada », la Commission n’a pu que « conclure que celles‑ci sont devenues connues dans une certaine mesure au Canada »;

 

                     la durée d’emploi des marques Habanos au Canada est favorable à Habanos;

 

                     les marchandises et le commerce des parties sont distincts; « [t]out au plus la preuve révèle‑t‑elle un lien ténu, qui tient à ce que certaines personnes peuvent fumer et boire en même temps »;

 

                     bien que le « degré de ressemblance entre les marques […] [soit] relativement élevé […] », la première partie de la marque [de Cuervo] « n’est pas dénuée d’un certain caractère distinctif inhérent, ce qui contribue à distinguer les marques des parties ».

 

[10]           En résumant son évaluation ayant trait à la confusion, la Commission a insisté sur les deux facteurs qui ont reçu un poids considérable :

À la lumière des conclusions énoncées ci‑dessus, et tout particulièrement des différences entre les marchandises et le commerce des parties et du fait que les opposantes n’ont pas démontré que leurs marques jouissent d’une réputation à grande échelle, je conclus que [Cuervo] a satisfait à son fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que sa marque ne crée pas de confusion avec les deux marques déposées sur lesquelles les opposantes fondent leur contestation. [Non souligné dans l’original.]

 

[11]           La Commission a rejeté l’opposition de Habanos dans son ensemble après avoir examiné tous les autres motifs d’opposition.

 

V.        La norme de contrôle

 

[12]           Avant d’analyser les questions en litige, il faut arrêter la norme de contrôle applicable. Cette norme dépend de la question à trancher et de l’importance de la preuve qui m’a été soumise dans le cadre de la demande.

 

[13]           L’article 56 de la Loi dispose que les décisions de la Commission sont susceptibles d’être portées en appel devant la Cour fédérale. Tout élément de preuve dont ne disposait pas la Commission peut être produit dans le cadre de l’appel, et la Cour fédérale peut exercer toute discrétion dont la Commission est investie (paragraphe 56(5) de la Loi). Lorsque le demandeur ajoute ainsi des éléments au dossier, la norme de contrôle dépend de l’importance de ces « nouveaux » éléments.

 

[14]           Les éléments de preuve susceptibles d’avoir une incidence importante sur la décision de la Commission ont une valeur probante qui dépasse celle des documents qui lui ont été soumis (Guido Berlucchi & C. S.r.l. c Brouilette Kosie Prince, 2007 CF 245, 56 CPR (4th) 401, aux paragraphes 23 à 41). Dans les cas où ils auraient eu une « incidence importante » sur les conclusions de fait de la Commission ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit tirer ses « propres conclusions en ce qui concerne l’exactitude de la décision du registraire » (Molson Breweries c John Labatt Ltd, [2000] 3 CF 145, au paragraphe 51, 5 CPR (4th) 180 (CAF)).

 

[15]           Si les nouveaux éléments de preuve sont redondants et n’ajoutent rien d’important, la norme de contrôle sera celle de la raisonnabilité (Telus Corp c Orange Personal Communications Services Ltd, 2005 CF 590, au paragraphe 33, 39 CPR (4th) 389). Autrement, la Cour statuera elle‑même sur la question en litige (Telus Corp c Orange Personal Communications Services Ltd, 2005 CF 590 (la juge MacTavish) conf. par 2006 CAF 6 (CAF), expliquant Garbo Group Inc c Harriet Brown & Co (1999), 3 CPR (4th) 224, [1999] ACF no 1763 (le juge Evans)). Le critère concerne ici la qualité et non la quantité.

 

[16]           Habanos a soumis à la Cour une quantité substantielle d’éléments de preuve qu’elle qualifie de « nouveaux ». La norme de contrôle applicable dépendra donc de l’analyse minutieuse de ces éléments au regard de l’opposition et de la décision de la Commission.

 

VI.       Nouveaux éléments de preuve

 

A.        Résumé des nouveaux éléments de preuve

 

[17]           Aux fins du présent appel, la demanderesse a soumis les nouveaux éléments de preuve suivants :

 

                     un témoignage d’expert sur l’identité de la marque, la culture populaire et le caractère emblématique de la marque COHIBA (l’affidavit Kindra). Cet affidavit s’appuie sur des émissions de télévision, des films et d’autres éléments de preuve médiatiques dont les cigares COHIBA sont le sujet ou dans lesquels ils figurent;

 

                     l’affidavit d’un expert dans lequel il est déclaré que les consommateurs de tabac ou d’alcool utilisent souvent ces deux produits, ou que l’emploi de l’un peut amener à l’autre (l’affidavit Pihl);

 

                     l’affidavit d’un stagiaire en droit énumérant les magasins de la Société des alcools du Québec (SAQ) et de la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO) qui vendaient du tabac et de l’alcool fort à la date pertinente, soit en 2008 (l’affidavit Michaud);

 

                     l’affidavit du premier vice‑président des services de vérification du Audit Bureau of Circulations, indiquant le tirage du magazine Cigar Aficionado. On y apprend notamment que le numéro de mai‑juin 1998 a été distribué à 3 515 abonnés canadiens et que 12 544 exemplaires ont été venus en magasin au Canada (l’affidavit Moran);

 

                     les deux affidavits d’un agent de marque de commerce qui a : a) effectué un sondage auprès des magasins de la SAQ et de la LCBO, faisant état de ventes et d’achats d’alcool et de tabac dans ces magasins, mais après la date pertinente de la décision; b) obtenu confirmation de la SAQ et de la LCBO que leurs magasins étaient en activité avant la date pertinente – 216 magasins de la LCBO et 422 magasins de la SAQ (les affidavits Whissell);

 

                     les deux affidavits d’un stagiaire en droit se rapportant à des compilations de renseignements issus du Web, à une sélection de reportages sur COHIBA et à un relevé des mentions de la marque dans les médias (les affidavits Oliver);

 

                     l’affidavit d’un stagiaire en droit ayant effectué un sondage téléphonique auprès de quinze restaurants ou clubs, qui démontre que ces établissements servaient à la fois des produits du tabac et de l’alcool et présente l’opinion de leur personnel sur la raison de cet appariement (l’affidavit Hansen).

 

[18]           À l’exception de l’affidavit Hansen, je suis disposée à admettre tous ces éléments de preuve dans la présente instance. À mon avis, l’affidavit Hansen est simplement trop sujet à caution pour être reçu en preuve. Les renseignements contenus dans les affidavits préparés par les autres déposants sont très factuels et pertinents au regard de l’affaire qui nous occupe. Ces derniers n’ont pas eu à effectuer des sondages compliqués ou à en élaborer les questions; par conséquent, les renseignements qu’ils ont obtenus sont dignes de foi, bien qu’il puisse parfois s’agir techniquement de ouï‑dire. Enfin, ces affidavits m’ont permis de confirmer certaines informations contenues dans les affidavits Pihl et Kindra.

 

[19]           Les affidavits contenant l’avis d’expert de MM. Pihl et Kindra sont recevables en preuve. Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le critère d’admission de la preuve d’experts énoncé dans l’arrêt Mohan a été rempli (R. c Mohan, [1994] 2 RCS 9, au paragraphe 17, 29 CR (4th) 243). Par ailleurs, j’estime, en ma fonction de sentinelle, que les éléments soumis sont suffisamment utiles en l’espèce pour être admis.

 

B.        Nouveaux éléments de preuve et incidence importante

 

[20]           La défenderesse fait valoir que les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas eu une incidence importante sur la décision de la Commission. Je me dois d’être en désaccord. Comme je l’ai déjà noté, la Commission a accordé un poids considérable à deux facteurs pour conclure à l’absence de confusion : la différence de nature des marchandises et le caractère peu connu de la marque COHIBA. La Commission a souligné le manque de preuve relativement à ces deux facteurs. Les renseignements dont elle disposait étaient lacunaires, notamment pour ce qui était de la notoriété de la marque auprès du public et la question de savoir si les cigares, les cigarillos et les produits du tabac étaient vendus ou non avec de l’alcool fort.

 

[21]           Les nouveaux éléments de preuve intéressent les lacunes relevées par la Commission et ont donc une incidence sur ses conclusions en ce qui a trait à la notoriété de la marque et aux voies de commercialisation. La preuve se rapporte donc directement à la probabilité de confusion. Les nouveaux éléments sont probants et ne sont pas du même acabit que les anciens. Ils ont une incidence sur les conclusions factuelles de la Commission et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

 

C.        Incidence de la nouvelle preuve

 

[22]           La nouvelle preuve démontre que la marque COHIBA est mieux connue que ne le pensait la Commission. COHIBA est une marque bien connue au Canada, pas seulement « dans une certaine mesure », comme l’a conclu la Commission. D’après la nouvelle preuve, la marque COHIBA est abondamment mentionnée dans des films, à la télévision, dans la musique et d’autres médias, tels que des magazines distribués aux États‑Unis et au Canada.

 

[23]           Cet emploi atteste la notoriété de la marque en dehors du cercle des acheteurs habituels (affidavit Kindra). Il est ici question d’un rayonnement culturel plus large que celui qui a été envisagé dans le cadre de la première audience, et qui aurait pu infléchir la décision de la Commission.

 

[24]           COHIBA est associée à l’iconographie du statut social, de la richesse, du pouvoir et de l’intrigue, pas seulement dans l’esprit des acheteurs, mais aussi du public en général. Cette marque a été délibérément utilisée dans différents médias pour amener les spectateurs à conférer ses qualités à un personnage ou à une situation, pour créer un lien entre le personnage et un certain prestige (affidavit Kindra). La capacité de la marque à provoquer une association instantanée dans l’esprit de l’auditoire témoigne de sa notoriété (affidavit Kindra). Ces nouveaux renseignements auraient eu une incidence sur la décision.

 

[25]           Quant aux voies de commercialisation, la nouvelle preuve démontre que le tabac, y compris les cigares, et l’alcool fort peuvent être achetés dans les mêmes magasins en Ontario et au Québec (affidavits Whissell et Michaud). COHIBA existe non seulement sous la forme de cigares de luxe, mais aussi de cigarillos, et son enregistrement couvre l’usage de feuilles de tabac et d’autres produits de ce genre. Les magasins de la SAQ et de la LCBO vendent du tabac et de l’alcool. Qui plus est, ils vendaient du tabac et de l’alcool fort à la date pertinente (affidavits Whissell et Michaud).

 

[26]           La décision reposait sur des éléments de preuve établissant que l’alcool fort et les cigares n’étaient pas vendus aux mêmes endroits au Québec et en Ontario, hormis l’affidavit Terry, qui démontre l’achat d’alcool fort et de tabac dans plusieurs établissements d’Ottawa en 2001. La nouvelle preuve ébranle donc le fondement sur lequel la Commission a rendu sa décision, en particulier pour ce qui est des voies de commercialisation.

 

D.        Conclusion relative aux « nouveaux » éléments de preuve

 

[27]           En somme, je suis convaincue que les nouveaux éléments de preuve, pris dans leur ensemble, auraient eu « une incidence importante » sur les conclusions de fait de la Commission ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il s’ensuit que la Cour peut exercer tout pouvoir de ce type conféré au registraire (paragraphe 56(5) de la Loi). En d’autres mots, il m’appartient de décider si, compte tenu de la preuve dont je dispose, la demande 663 doit être repoussée au motif qu’elle crée de la confusion avec les marques 250 et 446.

 

VII.     Analyse relative à la confusion

 

[28]           Une marque de commerce peut être enregistrée si elle ne crée pas de confusion avec une marque déposée (alinéa 12(1)d) de la Loi). La confusion est définie (article 2 de la Loi), et la manière et les circonstances dans lesquelles elle est susceptible de se produire sont énoncées aux paragraphes 6(1), 6(2) et 6(5) de la Loi. Dans l’arrêt Mattel Inc c 3894207 Canada Inc, 2006 CSC 22, [2006] 1 RCS 772, au paragraphe 51, la Cour suprême du Canada expliquait que :

La confusion entre deux marques est définie au par. 6(2) et elle survient si, compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce (par. 6(5)), l’acheteur éventuel est susceptible d’être amené à conclure à tort

 

que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale. [Souligné dans l’original.]

 

[29]           Le critère ne tient pas à la confusion véritable, mais plutôt à la première impression que laisse dans l’esprit du consommateur ordinaire plutôt pressé la vue de la marque apposée sur le nouveau produit, alors qu’il n’a qu’un vague souvenir du produit original et qu’il ne s’arrête pas pour réfléchir à la question en profondeur, pas plus que pour examiner de près les ressemblances et les différences entre les marques (Veuve Clicquot Ponsardin c Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, [2006] 1 RCS 824, au paragraphe 20).

 

[30]           Il incombe à la personne qui demande l’enregistrement, en l’espèce les propriétaires de LAZARO COHIBA, de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la probabilité de confusion avec les marques 250 ou 446 est inexistante.

 

[31]           En me fiant à ces principes, je me tourne à présent vers les facteurs énoncés au paragraphe 6(5) :

 

a)                  le caractère distinctif inhérent et la mesure dans laquelle les marques sont devenues connues;

 

b)                  la durée d’utilisation des marques;

 

c)                  la nature des marchandises;

 

d)                 la nature du commerce;

 

e)                  le degré de ressemblance.

 

[32]           La durée d’utilisation des marques COHIBA n’est pas contestée par les parties. Leurs principaux désaccords concernent : a) la mesure dans laquelle les marques des demanderesses sont devenues connues; b) la nature des marchandises et de leur commerce; c) l’effet de l’inclusion du mot « LAZARO » dans la marque visée par la demande.

 

A.                Mesure dans laquelle les marques sont devenues connues

 

[33]           À mon avis, la preuve dont dispose la Cour établit que la marque COHIBA est très bien connue, surtout en liaison avec les cigares.

 

[34]           La Commission a conclu :

En l’absence de preuve additionnelle témoignant de la réputation qu’auraient acquise les marques de l’opposante au Canada, je peux seulement conclure que celles‑ci sont devenues connues dans une certaine mesure au Canada.

 

[35]           Les éléments de preuve qui m’ont été soumis relativement à la notoriété de COHIBA sont de deux natures. Premièrement, je dispose de certains chiffres de vente. Comme le montre l’affidavit Ortega (présenté devant la Commission et maintenant la Cour), les ventes réalisées par les demanderesses entre 1994 à 1999 se rapportent à une douzaine de produits de différentes formes portant les marques 250 et 446 (affidavit Ortega, page 191). À mon avis, les ventes totales des produits COHIBA ne sont pas insignifiantes.

 

[36]           Deuxièmement, la notoriété de la marque COHIBA va bien au‑delà des consommateurs directs de ses produits. Des éléments de preuve additionnels concernent justement ce renom. Je commencerai par noter que pour certaines marques emblématiques, il n’est pas nécessaire d’utiliser ou de posséder personnellement le produit concerné pour les connaître. Par exemple, nul n’est besoin de posséder ou de conduire une Jaguar pour connaître cette marque de voiture. À mon sens, la preuve confirme que le cigare cubain connu sous le nom de COHIBA appartient à cette catégorie.

 

[37]           D’après M. Kindra, la marque COHIBA est emblématique. L’usage des cigares COHIBA dans les médias, notamment dans des films, à la télévision, dans la musique et à l’écrit, confère un sentiment de légitimité ou de prestige à un personnage ou à un chanteur. C’est une manière détournée d’établir la notoriété publique de la marque. Je conclus que COHIBA est très connue – au point d’être emblématique – en dehors du cercle de ses utilisateurs, et qu’elle est généralement connue du public.

 

[38]           L’avis de M. Kindra est bien articulé et convaincant. Il m’a paru curieux que l’avocat des demanderesses lui ait fourni des exemples d’utilisation de la marque COHIBA dans des films, des émissions de télévision et des paroles de chansons. Si M. Kindra avait effectué les recherches et découvert lui‑même les références à la marque COHIBA, la valeur et la fiabilité de son avis d’expert auraient certainement été renforcées. Cependant, il ne fait aucun doute que ces exemples sont factuellement exacts. Certains autres affidavits soumis en l’espèce confirment la provenance de ces exemples. M. Kindra n’aurait trouvé, en effectuant ses propres recherches dans les sources médiatiques, que d’autres mentions de la marque COHIBA. Par ailleurs, l’objet principal de son avis d’expert n’est pas le nombre de ces références, mais plutôt le fait qu’elles démontrent à la Cour la notoriété de la marque.

 

[39]           Les demanderesses auraient pu en faire davantage pour établir le renom direct de la marque COHIBA, par exemple, effectuer un sondage auprès des consommateurs canadiens. Cependant, la fiabilité des références et l’avis de M. Kindra me convainquent que la marque COHIBA est bien connue au Canada. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les émissions de télévision comme Sex and the City et The Simpsons, le magazine Cigar Aficionado et le film Hotel Rwanda sont largement connus des Canadiens. De même, ces derniers écoutent la musique diffusée aux États‑Unis. Compte tenu de la solide preuve dont je dispose, des sondages ne sont pas nécessaires en l’espèce pour établir la notoriété de la marque COHIBA au Canada.

 

B.                 Nature des marchandises et de leur commerce

 

[40]           La Commission a conclu en substance que la vente des cigares et celle de l’alcool fort relevaient de deux voies de commercialisation différentes. Il est vrai qu’il s’agit de produits différents.

 

[41]           Dans le présent appel, des éléments de preuve considérables établissent que le tabac et l’alcool fort sont vendus à plusieurs endroits dans les mêmes établissements (ou dans un espace adjacent). La preuve physique n’est pas en elle‑même particulièrement convaincante. De nombreux autres produits que le tabac et l’alcool sont offerts à la vente dans ces magasins. Le bon sens me dit qu’un consommateur qui entre dans l’un de ces commerces ne risque pas de confondre un cigare ou un cigarillo COHIBA avec une bouteille de lait ou une boîte de couches jetables portant le même nom. L’importance de la proximité des cigares et de l’alcool aux fins de l’analyse ne devient apparente qu’au regard du lien entre le tabagisme et l’alcool. C’est à cet égard que la preuve de M. Pihl est très utile.

 

[42]           D’après lui, les fumeurs sont plus susceptibles de consommer des produits alcoolisés. Un lien se fait dans leur esprit entre l’alcool et le tabac. De fait, il existe à cet égard une prédisposition à la confusion. Ainsi, le fumeur qui aperçoit une bouteille d’alcool fort dont le nom est le même que celui de sa marque de cigares ou de cigarettes, risque davantage d’associer l’un à l’autre.

 

[43]           Le rapport entre les cigares et l’alcool fort est accentué par les médias. Lorsque c’est permis, les publicités présentent souvent un homme (presque jamais une femme) tenant un cigare d’une main et un verre de spiritueux de l’autre. Comme le montrent les références médiatiques qui forment une partie du dossier dont je dispose, les cigares et l’alcool vont constamment de pair. Tandis qu’il fumait un cigare COHIBA, M. Big avait à la main un verre d’alcool. C’est ce qui distingue l’alcool des autres marchandises comme le lait et les couches jetables.

 

C.        Le degré de ressemblance

 

[44]           La demande 663 se rapporte à l’enregistrement de la marque LAZARO COHIBA alors que les marques 250 et 446 ne comportent que le mot COHIBA. Je suis prête à reconnaître que cela peut diminuer la probabilité de confusion, mais je n’accorderai que peu de poids à ce facteur. Il est raisonnable de conclure que le terme dominant dans les deux marques est « COHIBA »; ce terme en représente le contenu et l’aspect le plus frappant (Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 RCS 387, aux paragraphes 64, 83, 84 et 92 [Masterpiece]). Par ailleurs, compte tenu de la notoriété de cette marque, je m’attendrais à ce que les yeux du consommateur ordinaire et un peu pressé ne s’attardent presque exclusivement que sur la partie COHIBA de la marque visée par la demande, en ignorant essentiellement le mot « LAZARO ».

 

D.        Conclusion concernant la confusion

 

[45]           Compte tenu de toute la preuve dont disposait la Commission et de celle qui m’a été présentée, et des facteurs énoncés au paragraphe 6(5) de la Loi, je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le critère relatif à la confusion a été rempli. Le consommateur ordinaire un peu pressé qui apercevrait la marque visée par la demande sur une bouteille de rhum est susceptible de s’imaginer que la liqueur provient de la même source que les produits de tabac COHIBA.

 

VIII.    Conclusion

 

[46]           En dépit de certaines faiblesses de la preuve soumise dans le cadre du présent appel, je suis convaincue que celui‑ci doit être accueilli. COHIBA est une marque de cigare emblématique, associée à la richesse et au prestige. La notoriété de la marque n’est pas limitée aux fumeurs de cigares, mais s’étend à la population générale. L’association entre les cigares et l’alcool – en particulier les spiritueux – est bien connue. Je suis donc convaincue que la première impression du consommateur ordinaire qui apercevrait une bouteille de rhum portant une étiquette LAZARO COHIBA serait que le rhum est lié aux produits COHIBA. En d’autres termes, il existe une probabilité de confusion.

 

[47]           Pour ce motif, l’appel sera accueilli.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

 

1.                  L’appel est accueilli et la décision, annulée;

 

2.                  il est enjoint au registraire des marques de commerce de repousser la demande 663 concernant la marque de commerce LAZARO COHIBA;

 

3.                  les dépens de l’appel sont adjugés aux demanderesses.

 

 

« Judith A Snider »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1867‑08

 

INTITULÉ :                                                  EMPRESA CUBANA DEL TABACO, FAISANT ÉGALEMENT AFFAIRE SOUS LE NOM DE CUBATABACO et CORPORATION HABANOS S.A. c
TEQUILA CUERVO, S.A. DEC. V.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 3 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 4 octobre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Scott Miller

Jonathan Roch

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Chantal Bertoša

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MBM Intellectual Property

Law, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Shapiro Cohen

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.