Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20131001

Dossier : IMM‑6185‑12

Référence : 2013 CF 998

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

ENTRE :

 

 

JORGE ELIECER MARTINEZ HOYOS, SOR EULANDY HIGUITA DAVID,

JORGE ANDRES MARTINEZ HIGUITA et MARIA PAULA MARTINEZ HIGUITA (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE

JORGE ELIECER MARTINEZ HOYOS)

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont membres d’une même famille (les parents et deux enfants) originaire de Colombie dont les demandes d’asile ont été rejetées. Ils ont par la suite présenté une autre demande, fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH), en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], en vue d’être autorisées à rester au Canada, invoquant les liens qu’ils avaient noués ici et les difficultés qu’ils connaîtraient s’ils devaient retourner en Colombie. À l’époque où ils ont présenté cette deuxième demande, un seul de leurs enfants, Maria Paula, était mineur. L’autre enfant, Jorge Andres, avait 19 ans mais fréquentait toujours l’école secondaire à temps plein et était sans doute entièrement à la charge de ses parents.

 

[2]               Les demandeurs n’ont présenté que très peu d’observations à l’appui de leur demande CH. S’agissant de l’incidence du retour en Colombie sur Jorge Andres et Maria Paula, ils ont essentiellement évoqué le dossier scolaire des enfants et allégué que les enfants craignaient de retourner dans leur pays et qu’ils auraient de la difficulté à composer avec leur réinstallation et l’interruption de leurs études.

 

[3]               L’agent a rejeté la demande CH des demandeurs, estimant que ces derniers ne seraient pas en butte à des difficultés inhabituelles, excessives ou injustifiées s’ils demandaient la résidence permanente canadienne depuis la Colombie. Pour parvenir à sa décision, l’agent a évalué l’incidence de leur retour en Colombie sur l’intérêt supérieur de Maria Paula, mais a jugé inutile de procéder à une analyse semblable dans le cas de Jorge Andres puisqu’il n’était pas mineur.

 

[4]               En ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur de Maria Paula, l’agent a signalé qu’il ne disposait que de peu d’information sur la question et a déclaré ceci :

[traduction]

Même si je ne dispose de peu d’information, je suis néanmoins humain et sensible au fait que les demandeurs ont un enfant mineur et qu’il faut tenir compte de son intérêt supérieur.

 

Maria Paula avait 8 ans quand elle est arrivée au Canada et elle est aujourd’hui âgée de 11 ans. Elle va à l’école et a de bons résultats comme le mentionne la lettre de référence.

 

Je conviens qu’il doit être difficile pour un enfant de s’établir dans un nouveau pays où la culture est très différente et je conviens qu’il doit être très difficile de retourner dans un pays où la criminalité est considérablement plus grande qu’au Canada. Les demandeurs font valoir que leurs enfants craignent de retourner en Colombie. Étant donné que les demandeurs n’expliquent pas les raisons pour lesquelles leurs enfants sont terrifiés à l’idée de retourner en Colombie, je ne peux que déduire que c’est la violence criminelle qui y règne qui suscite chez les enfants un sentiment d’insécurité.

 

Je conclus que pareil déménagement majeur pour retourner en Colombie serait une source d’angoisse et de stress pour Maria Paula et qu’il faudrait à cette enfant un certain temps pour s’adapter à un nouveau système scolaire et à un nouveau mode de vie en Colombie. Pour ces motifs, j’accorde à ce facteur un poids favorable.

 

 

[5]               En plus de ce facteur, l’agent a aussi tenu compte du risque invoqué que posent les conditions de vie défavorables en Colombie et de la solidité des liens que la famille a créés au Canada. À la lumière de tous les facteurs examinés, l’agent a conclu que la demande d’asile pour motif d’ordre humanitaire devrait être rejetée. Il a pris en considération le fait que le facteur positif (il était dans l’intérêt supérieur de Maria Paula de rester au Canada) pesait moins dans la balance que les facteurs négatifs que représentaient l’inexistence d’un degré d’établissement au Canada sortant de l’ordinaire et l’inexistence d’une preuve selon laquelle les demandeurs seraient exposés à des risques s’ils retournaient en Colombie. Il a conclu comme suit :

[traduction]

J’ai pris en considération l’intérêt supérieur de l’enfant, Maria Paula. J’ai accordé à ce facteur un poids favorable car je reconnais qu’il est difficile pour un enfant de s’établir dans un pays où la culture est très différente et qu’il doit être très difficile de retourner en Colombie après avoir vécu au Canada, où l’enfant a de bons résultats à l’école.

 

Dans l’ensemble, je conclus que le facteur favorable (l’intérêt supérieur de l’enfant) ne l’emporte pas sur les autres facteurs que j’ai pris en considération. Je suppose que Maria Paula a probablement été à l’école en Colombie et qu’elle sera probablement capable de s’adapter à nouveau au système scolaire colombien avec le temps et avec l’aide de ses parents et de son frère aîné.

 

 

[6]               Les demandeurs soutiennent que l’agent a fait trois erreurs susceptibles de contrôle pour parvenir à sa décision, chacune méritant l’intervention de la Cour :

1.                  l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant était déficiente car l’agent aurait dû tenir compte de l’incidence que le déménagement allait avoir sur Jorge Andres, lequel aurait dû être considéré comme un « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR étant donné son âge et sa dépendance à l’égard de ses parents;

 

2.                  l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant Maria Paula était déficiente parce que l’agent n’a pas appliqué le critère relatif à l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant énoncé dans le jugement Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, 212 ACWS (3e) 207 [Williams], critère qui, comme l’ont fait valoir les demandeurs, doit présider à une évaluation adéquate de l’intérêt des enfants parties à des demandes CH.

 

3.                  L’agent n’avait pas de motifs suffisants, car il s’est limité à énumérer les éléments de preuve sans expliquer ses principales conclusions.

 

[7]               À mon avis, aucun de ces points n’est valable et, en conséquence, la demande sera rejetée pour les motifs ci‑dessous.

 

Norme de contrôle

[8]               Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la deuxième et à la troisième erreurs alléguées par les demandeurs, mais ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable à la conclusion de la Commission selon laquelle Jorge Andres n’est pas un « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR.

 

[9]               Les demandeurs soutiennent que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer à la décision de la Commission à cet égard parce que la jurisprudence de la Cour est contradictoire sur la question de savoir si des individus qui ont dépassé l’âge de la majorité peuvent néanmoins être considérés comme des « enfants » aux fins de l’analyse de leur intérêt supérieur en vertu de l’article 25 de la LIPR. Dans certains cas, la Cour a tranché par l’affirmative (voir p. ex. Naredo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 192 DLR (4e) 373, 187 FTR 47; Yoo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 343, aux paragraphes 29‑32, 343 FTR 253), et dans d’autres, elle a tranché par la négative (voir p. ex. Saporsantos Leobrera c Canada Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 587, aux paragraphes 30 à 72, [2011] 4 RCF 290 [Saporsantos Leobrera]; Moya c (Canada Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 971, aux paragraphes 7 à  18, 416 FTR 247). Les demandeurs soutiennent que la question de savoir qui peut faire l’objet d’une analyse de l’intérêt supérieur est une question de portée générale pour l’ensemble du système juridique, étant donné la jurisprudence partagée et le grand nombre des personnes qui pourraient être concernées. Ils considèrent par conséquent que la norme de la décision correcte s’applique à cette question, étant donné que la Cour suprême du Canada a affirmé qu’un examen judiciaire complet s’imposait lorsque la question litigieuse revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 55, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

 

[10]           Le défendeur, quant à lui, fait valoir que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique en l’espèce parce que la jurisprudence a déjà tranché la question et établi que le critère applicable est celui de la décision raisonnable (voir p. ex. Ramsawak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 636, au paragraphe 13, 86 Imm LR (3e) 97; Saporsantos Leobrera, aux paragraphes 28 et 29). Le défendeur soutient que la norme du caractère raisonnable devrait aussi s’appliquer parce que la décision de savoir si un individu doit être considéré comme un « enfant » aux fins de l’analyse de l’intérêt supérieur devant être effectuée en vertu de l’article 25 de la LIPR requiert de l’agent qu’il interprète sa loi habilitante, ce qui commande généralement la norme de la décision correcte.

 

[11]           Je conviens avec le défendeur qu’il y a lieu de contrôler, selon la norme du caractère raisonnable, la décision de l’agent selon laquelle Jorge Andres n’était pas un « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR.

 

[12]           Dans l’arrêt Dunsmuir et les nombreuses autres affaires en matière de droit administratif dans lesquelles cet arrêt a été suivi, la Cour suprême du Canada a clairement déclaré qu’il faut présumer que la norme du caractère raisonnable est celle qui s’applique au contrôle des décisions des tribunaux administratifs. Bien qu’il existe des exceptions à cette présomption, la simple existence d’une question de portée générale pour le système juridique ne suffit pas, contrairement à ce que prétendent les défendeurs, pour que l’une de ces exceptions soit appliquée. En effet, la Cour suprême a déclaré que l’exception que cherchent à invoquer les demandeurs ne s’applique que lorsque la décision contestée soulève une question de portée générale qui à la fois revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et déborde le domaine d’expertise du tribunal.

 

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir, les juges LeBel et Bastarache se sont exprimés ainsi au paragraphe 55 au nom de la majorité :

La [question de droit] qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62). 

 

 

[14]           La Cour suprême a souscrit à ce principe à plusieurs reprises (voir p. ex. Nor‑Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, aux paragraphes 35 à 40 et 55, [2011] 3 RCS 616 [Nor‑Man]; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSS 53, aux paragraphes 18, 22 et 23, [2011] 3 RCS 471; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26, [2011] 1 RCS 160; et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30, [2011] 3 RCS 654).

 

[15]           Par ailleurs, dans l’arrêt Nor‑Man, la Cour suprême a expressément rejeté le même argument que les demandeurs avancent en l’espèce, selon lequel il suffit que la question soit de portée générale pour que le tribunal applique la norme de la décision correcte. Le juge Fish, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré ceci au paragraphe 55 :

L’intimée prétend également que l’arrêt Toronto (Ville) permet d’affirmer qu’un arbitre en droit du travail est tenu d’appliquer les doctrines de common law de façon correcte. Je ne suis pas de cet avis. Comme nous l’avons vu, l’application de règles ou de principes généraux de droit n’est pas automatiquement assujettie à la norme de la décision correcte, à moins qu’elle ne soulève des questions de droit « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre » (Toronto (Ville), par. 62, le juge LeBel; Dunsmuir, par. 60; Smith, par. 26).

 

 

[16]           La Cour d’appel fédérale a elle aussi confirmé qu’avant d’appliquer la norme de la décision correcte à une décision d’un tribunal sur un point, la question examinée doit être à la fois de portée générale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise du tribunal. Dans l’arrêt B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, 359 DLR (4e) 730, la juge Dawson, qui a rédigé le jugement de la Cour, a déclaré au paragraphe 68 qu’elle n’était « plus convaincue que l’importance d’une question suffit en soit à justifier le contrôle judiciaire en fonction de la norme de la décision correcte ».

 

[17]           Le juge en chef Crampton, statuant sur l’affaire Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 576, 229 ACWS (3e) 949 [Huang], a récemment rejeté l’argument selon lequel les divergences dans la jurisprudence d’un tribunal d’instance inférieure justifient un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. Cette affaire soulevait l’épineuse question de la résidence aux termes de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, laquelle suscite plus de divergences dans la jurisprudence que la question de savoir qui peut être considéré comme un enfant aux fins d’une analyse de l’intérêt supérieur en vertu de l’article 25 de la LIPR. Après avoir résumé les différents critères et renvoyé aux nombreuses décisions contradictoires, le juge en chef a déclaré ceci :

[24]      Il ressort de ce qui précède que la jurisprudence relative au(x) critère(s) de la citoyenneté demeure partagée et plutôt flottante.

 

[25]      Dans ces conditions, il convient tout particulièrement de faire preuve de déférence envers la décision du juge de la citoyenneté d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères qui sont reconnus depuis si longtemps dans la jurisprudence de notre Cour.

 

 

[18]           La Cour d’appel de l’Ontario a elle aussi affirmé que la norme du caractère raisonnable est susceptible de donner lieu à des décisions contraires et contradictoires des tribunaux administratifs sur des points identiques, mais que ces divergences dans la jurisprudence ne justifient pas l’examen judiciaire complet d’une question donnée. Dans Hydro Ottawa Ltd c International Brotherhood of Electrical Workers, Local 636, 2007 ONCA 292, 85 OR (3e) 727, 281 DLR (4e) 443, la Cour d’appel a reconnu ce qui suit :

[traduction]

[M]ême si une approche différente était proposée dans d’autres décisions arbitrales, le défaut d’un arbitre subséquent d’appliquer les décisions antérieures n’a pas pour effet de donner un caractère manifestement déraisonnable à la décision de l’arbitre. La doctrine du stare decisis ne s’applique pas dans ces circonstances. […] Dans chaque cas, il faut se demander si l’interprétation qu’a faite l’arbitre de la convention collective est justifiable vu le dossier et non manifestement déraisonnable. Il faut s’attendre à une absence d’unanimité lorsque les décisions des décideurs indépendants et spécialisés en relations de travail sont protégées par la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable. [Renvois omis.]

 

 

[19]           La même conclusion a été tirée dans l’affaire National Steel Car Ltd c United Steelworkers of America, Local 7135 (2006), 278 DLR (4e) 345, 159 LAC (4e) 281 (ONCA), et dans un cas comme dans l’autre, la Cour d’appel de l’Ontario s’est fondée sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Domtar Inc c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756, 105 DLR (4e) 385. Dans cet arrêt, aux pages 800 et 801 (cité selon les RCS), la juge L’Heureux‑Dubé a déclaré ceci au nom de la Cour suprême unanime :

Si le droit administratif canadien a pu évoluer au point de reconnaître que les tribunaux administratifs ont la compétence de se tromper dans le cadre de leur expertise, je crois que l’absence d’unanimité est, de même, le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle accordées aux membres de ces mêmes tribunaux. Reconnaître l’existence d’un conflit jurisprudentiel comme motif autonome de contrôle judiciaire constituerait, à mes yeux, une grave entorse à ces principes. Ceci m’apparaît d’autant plus vrai que les tribunaux administratifs, tout comme le législateur, ont le pouvoir de régler eux‑mêmes ces conflits. La solution qu’appellent les conflits jurisprudentiels au sein de tribunaux administratifs demeure donc un choix politique qui ne saurait, en dernière analyse, être l’apanage des cours de justice.

 

 

[20]           Bien que ces affaires aient été jugées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable (qui a été intégrée dans la norme du caractère raisonnable dans l’arrêt Dunsmuir), le raisonnement s’applique également à l’égard de la norme de la décision raisonnable. De fait, la définition même d’une décision raisonnable suppose qu’une disposition particulière peut donner lieu à des interprétations divergentes par différents décideurs étant donné que la norme prévoit des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[21]           Ainsi, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, le fait que la question de savoir si les personnes à charge qui ont atteint l’âge de la majorité peuvent être considérés comme des « enfants » aux fins de l’analyse de l’intérêt supérieur en vertu de l’article 25 de la LIPR donne lieu à des divergences d’opinion et que cette question puisse se répercuter sur de nombreux demandeurs d’asile ne signifie pas qu’une décision telle que celle qu’a prise l’agent en l’espèce doit être assujettie à un contrôle judiciaire complet.

 

[22]           En outre, comme le défendeur fait remarquer à raison, les décisions que la Cour a rendues après l’arrêt Dunsmuir ont confirmé que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation que donne un agent au terme « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR (voir p. ex. Ramsawak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 636, au paragraphe 13, 86 Imm LR (3e) 97, et Saporsantos Leobrera, aux paragraphes 28 et 29). Ces décisions appuient de plus la décision selon laquelle la norme du caractère raisonnable s’applique en l’espèce étant donné que la Cour suprême du Canada a signalé que lorsque la jurisprudence a établi de façon satisfaisante la norme de contrôle à appliquer, cette norme doit être appliquée (voir p. ex. Dunsmuir, aux paragraphes 57, 58 et 62; Northrop Grumman Overseas Services Corp c Canada (Procureur général), 2009 CSC 50, au paragraphe 10, [2009] 3 RCS 309; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux paragraphes 16 et 19 à 22, [2011] 3 RCS 471; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 48 et 49, 360 DLR (4e) 411).

 

[23]           Je considère que la jurisprudence a convenablement établi que la norme du caractère raisonnable s’applique à la décision de l’agent selon laquelle Jorge Andres n’est pas un « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR. Cette interprétation découle de la loi habilitante de l’agent et concerne une question qui relève du domaine d’expertise des agents de Citoyenneté et Immigration Canada, dont le rôle consiste à décider s’il y a lieu d’effectuer un examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR et une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant concerné.

 

[24]           En conséquence, la norme du caractère raisonnable s’applique au contrôle de la décision de l’agent selon laquelle Jorge Andres n’était pas un « enfant » au sens de l’article 25 de la LIPR et de sa conclusion selon laquelle il n’était donc pas justifié de procéder à une analyse de l’intérêt supérieur de Jorge Andres.

 

La décision de l’agent à l’égard de Jorge Andres était‑elle raisonnable?

[25]           En ce qui a trait à l’appréciation du caractère raisonnable de la décision qu’a prise l’agent à l’égard de Jorge Andres, je conviens avec le défendeur que le fait que l’agent a suivi l’un des deux courants jurisprudentiels nous oblige à conclure que sa décision était raisonnable. La présente affaire est semblable à Hao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 46, 383 FTR 125 (Eng), dans laquelle mon collègue, le juge Mosley, a confirmé que la décision relative à la citoyenneté était raisonnable parce que le juge de la citoyenneté avait appliqué l’un des trois critères reconnus dans la jurisprudence, tout en déclarant que la préférence du demandeur pour un critère qui lui aurait été plus favorable ne rendait pas la décision déraisonnable (voir aussi Huang au paragraphe 25).

 

[26]           Le même principe s’applique en l’espèce; lorsque deux courants jurisprudentiels sont contradictoires, on ne peut considérer comme déraisonnable que l’agent choisisse d’en appliquer un plutôt que l’autre, car la simple existence d’un courant jurisprudentiels contraire ferait échec à la décision de l’agent, quelle que soit le courant qu’il a choisi de suivre.

 

[27]           Il convient aussi de noter que le débat entourant l’erreur que l’agent aurait commise en n’effectuant pas une analyse de l’intérêt supérieur de Jorge Andres est plutôt vain étant donné que cette analyse aurait donné le même résultat que celle de l’intérêt supérieur de la sœur. Comme l’agent ne disposait de pratiquement aucun renseignement sur les intérêts supérieurs de l’un et de l’autre et que la seule information qui lui avait été fournie était identique pour l’un et pour l’autre, l’agent aurait inévitablement conclu que l’intérêt supérieur de Jorge Andres ne nécessitait pas un examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire. .

 

[28]           L’examen effectué par l’agent de l’intérêt de Jorge Andres était par conséquent raisonnable et son défaut d’effectuer une analyse distincte de son intérêt supérieur ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

 

La conclusion de l’agent relativement à Maria Paula était‑elle raisonnable?

[29]           Les demandeurs font aussi valoir que les résultats de l’analyse de l’intérêt supérieur de Maria Paula sont également déraisonnables car l’agent a omis de suivre la démarche décrite dans le jugement Williams, où le juge Russell explique ceci, au paragraphe 63 :

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. [Souligné dans l’original.]

 

 

[30]           Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas procédé de cette façon et que, en conséquence, sa décision devrait être cassée en raison de son caractère déraisonnable.

 

[31]           Je ne me suis pas d’accord avec eux et ce, pour deux raisons.

 

[32]           Pour commencer, à mon avis, les demandeurs ont mal interprété le jugement Williams. Il me semble que cette décision n’impose pas à un agent une démarche particulière pour l’analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant qui est partie à une demande CH, mais qu’elle s’appuie plutôt sur le principe voulant que l’intérêt supérieur des enfants concernés doit être pris en considération et soupesé avec les autres facteurs inhérents à une demande CH. De plus, le jugement Williams s’articulait autour du fait que l’agent avait fait erreur en rejetant la demande au motif que les enfants concernés n’allaient probablement subir des difficultés « inhabituelles » étant donné qu’il n’avait pas été établi qu’ils seraient battus, mal nourris ou mal soignés s’ils étaient forcés à quitter le Canada avec le reste de leur famille. Le juge Russell a jugé que cette appréciation de l’aspect des « besoins fondamentaux » du facteur des difficultés était incorrecte.

 

[33]           Il ne s’agit pas d’appliquer systématiquement la démarche décrite dans la décision Williams à tous les cas, comme mon collègue le juge Mosley l’a signalé dans Webb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1060, au paragraphe 3, 417 FTR 306 :

À mon avis, la formule de Williams peut être utile pour les agents chargés d’apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant, mais les décisions faisant autorité de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale ne l’ont pas rendue obligatoire. […] les agents d’immigration ne sont liés par aucune formule magique quand il s’agit d’exercer leur pouvoir discrétionnaire.

 

 

[34]           Ensuite, et surtout peut‑être, l’agent ne disposait de pratiquement aucun renseignement pour apprécier l’intérêt supérieur de Maria Paula. Malgré tout, il a analysé la mesure dans laquelle l’intérêt supérieur de Maria Paula serait compromis en tenant compte des avantages dont elle bénéficiait au Canada et du fait qu’elle risquait de ne plus en profiter si elle retournait en Colombie. Au bout du compte, l’agent a accordé à l’intérêt supérieur de Maria Paula un poids favorable, ce qui signifie qu’il a conclu qu’il était dans son intérêt supérieur de rester au Canada. Toutefois, cette conclusion n’a pas pesé plus lourd que les facteurs favorables à son retour en Colombie. Ainsi, en substance, l’agent a suivi la démarche décrite dans le jugement Williams. À défaut d’autres observations ou d’éléments de preuve plus complets sur ce point, j’estime qu’il a traité la question de manière aussi complète que possible et qu’on ne saurait prétendre que sa décision était déraisonnable.

 

[35]           Le second argument avancé par les demandeurs est donc sans fondement.

 

Les motifs de l’agent étaient‑ils insuffisants?

[36]           Les demandeurs soutiennent enfin que les motifs de l’agent étaient insuffisants parce qu’il n’a pas expliqué comment les autres facteurs dont il fallait tenir compte l’emportaient sur l’intérêt supérieur de Maria Paula, et que cette lacune rendait sa décision déraisonnable.

 

[37]           Ici encore, en toute déférence, je ne suis pas d’accord. Les motifs sont suffisants s’ils permettent aux parties et à la cour de révision de comprendre la raison pour laquelle une décision a été prise. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 16, que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ». Comme je l’ai fait observer au paragraphe 21 du jugement Martin‑Ivie c Canada (Procureur général), 2013 CF 772 : [traduction] « les motifs d’un tribunal n’ont pas à être examinés au microscope. Il suffit que les motifs montrent que le tribunal comprend les enjeux et les éléments de preuve; il n’est pas nécessaire que la décision du tribunal renferme des références détaillées aux éléments de preuve. 

 

[38]           En l’espèce, les motifs de l’agent, quoique succincts, expliquent effectivement le bien‑fondé de sa décision, à savoir que l’intérêt supérieur de Maria Paula – qui consisterait à rester au Canada – n’est pas suffisant pour l’emporter sur l’absence de toute autre raison d’accorder l’asile pour des considérations humanitaires. De plus, les motifs de l’agent doivent être examinés à la lumière des quelques rares observations qui ont été présentées, comme nous l’avons mentionné. On peut difficilement imaginer ce que l’agent aurait pu ajouter compte tenu du peu de documents dont il disposait.

 

[39]           Les motifs de l’agent étaient donc suffisants.

 

Question certifiée

[40]           Enfin, le défendeur a proposé deux questions à certifier :

1.      La désignation d’« enfant » dont il est question à l’article 25 de la LIPR se limite‑t‑elle à un individu qui était âgé de moins de 18 ans à l’époque où a été déposée la demande CH?

 

2.      Dans une demande CH, l’agent est‑il tenu de suivre la démarche énoncée dans la décision Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166, au paragraphe 63, pour montrer qu’il a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

 

 

[41]           Le demandeur consent à la certification de la première des deux questions, faisant valoir qu’il serait utile que la Cour d’appel fédérale statue sur la question de savoir si des individus qui ont dépassé l’âge de la majorité mais qui sont toujours à la charge de leurs parents doivent être considérés comme des « enfants » aux fins de l’analyse de l’intérêt supérieur effectuée en vertu de l’article 25 de la LIPR. Le demandeur conteste toutefois la certification de la seconde question, faisant valoir que le critère énoncé dans le jugement Williams est lié aux faits et ne transcende pas les intérêts des parties directement concernées en l’espèce.

 

[42]           Les critères devant présider à la certification d’une question ont récemment été réitérés dans l’arrêt Lin Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, 446 NR 382. La Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi au paragraphe 9 :

[…] pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge […].

 

 

[43]           Je ne suis pas d’avis qu’il convient de certifier l’une ou l’autre des questions proposées étant donné qu’aucune ne satisfait aux critères susmentionnés.

 

[44]           S’agissant de la première, elle ne saurait être déterminante de l’issue d’un appel et je ne m’y suis pas arrêtée étant donné ma décision au sujet de la norme de contrôle applicable et ma conclusion selon laquelle l’interprétation du terme « enfant » de l’article 25 est raisonnable. De plus, la question a peu de pertinence au vu des faits de l’espèce, compte tenu de l’insuffisance des observations présentées relativement à l’intérêt supérieur aussi bien de Maria Paula que de Jorge Andres. En conséquence, la première question ne satisfait pas aux critères de la certification.

 

[45]           Quant à la question qui concerne le jugement Williams, je conviens avec les demandeurs que le critère est lié aux faits et qu’elle ne permettrait pas de trancher l’appel en l’espèce puisque l’agent a effectué l’analyse la plus complète qu’il pouvait eu égard au peu d’éléments de preuve dont il disposait sur l’intérêt supérieur de Maria Paula. Aussi, il ne convient pas de certifier cette seconde question non plus.

 

[46]           La présente demande de contrôle judiciaire sera par conséquent rejetée et aucune question ne sera certifiée en application de l’article 74 de la LIPR.

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée en application de l’article 74 de la LIPR.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Marie‑Michèle Chidiac, trad. a.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6185‑12

 

INTITULÉ :                                                  Jorge Eliecer Martinez Hoyos, Sor Eulandy Higuita David, Jorge Andres Martinez Higuita et Maria Paula Martinez Higuita (représentée par son tuteur en l’instance) c le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 29 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE :                                                          Le 1er octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Poulton

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronald Poulton

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.