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Date : 20130812

Dossier : IMM-7516-12

Référence : 2013 CF 860

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 août 2013

En présence de monsieur le juge Roy

 

 

ENTRE :

 

GYORGY BENCSIK, GYROGYNE BENCSIK, EDINA BENCSIK, VIKTOR BENCSIK, GYORGY BENCSIK

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés (le tribunal) rendue le 5 juillet 2012, par laquelle M. Gyorgy Bencsik, son épouse et leurs trois enfants (les demandeurs) se sont vu refuser le statut de réfugié. La présente demande est déposée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

 

[2]               Les demandeurs soulèvent deux questions dans le cadre de la présente demande, qui ont trait à la protection de l’État. Premièrement, le tribunal a‑t‑il appliqué le bon critère pour évaluer la protection de l’État? Deuxièmement, le tribunal a‑t‑il commis une erreur dans son application du critère?

 

[3]               Les demandeurs n’ont pas soulevé de troisième question relative à une allégation de partialité formulée antérieurement contre le tribunal. Aucun argument n’a été présenté à cet égard, et la question est considérée comme abandonnée.

 

I. Les faits

[4]               Compte tenu de la nature des questions soulevées par les demandeurs et de la conclusion que j’ai tirée, il ne sera pas nécessaire d’examiner en profondeur les faits de l’affaire. Un résumé suffira.

 

[5]               Les demandeurs sont des citoyens hongrois d’origine ethnique rom. Ils sont arrivés au Canada le 24 avril 2011 et ont présenté une demande d’asile au motif qu’ils faisaient l’objet de persécution en Hongrie. Leur demande d’asile est fondée sur un certain nombre d’incidents violents précis. Cinq agressions physiques auraient eu lieu entre 1998 et 2009, et des rapports auraient été faits à la police à deux ou trois occasions.

 

II. Décision contestée

[6]               Le tribunal a choisi de traiter la demande sous l’angle de la protection de l’État uniquement. La décision ne portait pas sur la crédibilité, sur la question de savoir si les incidents avaient eu lieu ou non ou s’ils étaient suffisants pour que les demandeurs soient fondés à invoquer les articles 96 et 97 de la Loi.

 

[7]               Ayant supposé que les demandeurs avaient été victimes de violentes agressions de la part de skinheads, le tribunal a conclu qu’ils pourraient obtenir la protection de l’État s’ils retournaient en Hongrie.

 

[8]               La présomption de la protection de l’État peut être réfutée, mais seulement si les demandeurs présentent des éléments de preuve clairs et convaincants. En effet, le fardeau est plus lourd si le pays en cause est un pays qui fonctionne.

 

[9]               Le critère que le tribunal a appliqué apparaît quelque peu imprécis. Il semble avoir pris en considération la question de savoir « si l’État a le contrôle efficient de son territoire, s’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et s’il fait de “sérieux efforts” pour protéger ses citoyens » (décision du tribunal, au paragraphe 30).

 

[10]           La Commission a examiné des éléments de preuve documentaires sur la Hongrie qui semblent l’avoir amenée à conclure que l’État offre une protection. Tout en reconnaissant que les Roms demeurent la cible de préjugés très anciens et bien ancrés, le tribunal conclut que des efforts ont été déployés en Hongrie pour corriger la situation. La présence policière s’est intensifiée, des voies de recours sont maintenant offertes, et les autorités surveillent désormais certains groupes connus pour infliger des mauvais traitements aux Roms.

 

[11]           Sans affirmer que la situation des droits de la personne est parfaite, le tribunal est convaincu que l’État offre sa protection. Plus précisément, le tribunal conclut que la preuve est loin d’établir que l’État n’offre aucune protection. Compte tenu des lois et des mécanismes de recours, la Hongrie est disposée à protéger les Roms (paragraphe 45). Ainsi, le tribunal semble juger que la protection de l’État est adéquate en raison des lois et des mécanismes de recours en vigueur.

 

[12]           La Commission propose aussi une mesure de l’efficacité de l’application de loi en affirmant ce qui suit à la fin du paragraphe 45 :

Les éléments de preuve relatifs aux déclarations de culpabilité, à l’intervention de la police en réaction à la criminalité et aux autres mesures prises par l’État contenus dans le dossier documentaire révèlent que l’État défend les Roms en pratique. La protection n’est pas parfaite, mais j’estime qu’elle est adéquate.

 

 

Il semble toutefois que les quatre arrestations survenues en août 2009 constituent le seul élément de preuve présenté à l’appui de cette déclaration, qui fait suite à l’affirmation du tribunal selon laquelle le défaut de s’adresser à la police n’est pas invraisemblable, car les demandeurs « croyaient que la police ne pouvait pas les aider au sujet de ces problèmes » (au paragraphe 33). Après tout, les agressions sont le fait d’assaillants non identifiés. Cela ne résout toutefois pas la question du caractère adéquat des mesures, ou de leur efficacité.

 

III. Norme de contrôle

[13]           Les parties étaient en désaccord sur le choix de la norme de contrôle. Les demandeurs affirment que la norme de la décision correcte est celle qui s’applique à la question du critère à employer pour déterminer l’existence de la protection de l’État. Le fait que des efforts soient déployés suffit‑il en soi, ou est‑il besoin de plus, comme d’un élément qui serait une mesure de l’efficacité de la protection de l’État et qui permettrait de déterminer si l’État offre une protection et si celle‑ci est adéquate? Les demandeurs font valoir que, une fois le critère établi, la norme de la décision raisonnable sera celle en regard de laquelle seront évalués les éléments de preuve sur la protection de l’État.

 

[14]           Le défendeur affirme pour sa part que les deux questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Il insiste sur l’importance de faire preuve de déférence à l’égard du décideur.

 

IV. Arguments

[15]           Les demandeurs affirment essentiellement que le critère relatif à la protection de l’État utilisé par le tribunal n’est pas le bon, car la protection de l’État doit être efficace, sans être parfaite, pour être conforme à notre loi. À cet égard, ils avancent que la décision du tribunal est inadéquate, car elle n’a pas établi l’efficacité des mesures prises à l’étranger. Une telle décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La décision du tribunal devrait être annulée également parce que le critère utilisé n’est pas le bon et parce que le critère adéquat n’aurait pu être satisfait, de sorte que la décision est déraisonnable.

 

[16]           Le défendeur est d’avis contraire. Les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’établissaient pas de façon claire et convaincante que la protection de l’État n’était pas offerte. La perfection est inatteignable. Le défendeur n’a invoqué aucune décision de jurisprudence qui aurait contredit la jurisprudence présentée par les demandeurs. Il a plutôt cherché à établir une distinction entre les faits.

 

V. Analyse

[17]           J’estime que la présente affaire doit être renvoyée pour réexamen.

 

[18]           Le tribunal a choisi de supposer que les incidents impliquant les demandeurs ont eu lieu et qu’ils sont suffisamment graves pour que les demandeurs soient fondés à invoquer l’article 96 de la loi, ayant mis l’accent sur la question de la protection de l’État.

 

[19]           Il n’est pas facile de déterminer quel critère le tribunal a retenu en l’espèce. À un certain point, il décrit une protection qui, « sans être nécessairement parfaite, soit adéquate »; quelques lignes plus loin, il évoque les « sérieux efforts » (au paragraphe 30). Or, il explique ensuite que l’absence de la protection de l’État constitue le critère (au paragraphe 45). Dans ce même paragraphe, le tribunal conclut comme suit : « [L]a protection n’est pas parfaite, mais j’estime qu’elle est adéquate. »

 

[20]           Le tribunal s’appuie sur des éléments de preuve qui témoignent de l’existence de lois et de mécanismes, mais il semble se satisfaire de l’arrestation de quatre suspects en août 2009, qui ont été accusés par la suite. De façon similaire, la surveillance exercée par les autorités hongroises à l’endroit de la Garde hongroise, un groupe nationaliste, semble avoir mené à certaines accusations en 2009 et en 2010. La suite donnée à ces accusations ou la nature même de celles‑ci ne sont cependant pas précisées. Aucun renseignement récent sur le caractère adéquat de la protection de l’État n’est présenté à l’appui du rejet de la demande.

 

[21]           Comme il a souvent été répété depuis 2008, les tribunaux qui effectuent des contrôles judiciaires ne doivent pas s’incliner devant les conclusions des décideurs, bien qu’ils soient tenus de faire preuve de déférence lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Il peut être utile de citer de nouveau le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 :

[47]   La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[22]           En l’espèce, les motifs de la décision ne permettent pas de savoir avec exactitude quel critère a été appliqué et demeurent vagues quant à l’insuffisance des éléments de preuve qui a amené le tribunal à conclure que la preuve n’était ni assez claire ni assez convaincante pour réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

[23]           Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (Nurses’ Union), la Cour a cité avec approbation la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Société canadienne des postes c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 RCF 221, en convenant du fait que les cours de révision devraient se demander si, « lorsqu’on les examine à la lumière des éléments de preuve dont il disposait et de la nature de la tâche que la loi lui confie, on constate que les motifs du Tribunal expliquent de façon adéquate le fondement de sa décision » (Nurses’ Union, au paragraphe 18). En fin de compte, le critère est de savoir si la cour de révision comprend le fondement de la décision :

[…] En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

(Nurses’ Union, au paragraphe 16.)

 

 

[24]           En toute déférence, je ne puis conclure que les motifs de la décision satisfont à ce critère en l’espèce.

 

[25]           La Cour a rendu de nombreux jugements différents ces derniers mois au sujet de la protection de l’État offerte aux Roms en Hongrie, ce qui fait ressortir l’importance toute particulière d’effectuer les analyses au cas par cas, étant donné que des situations différentes peuvent entraîner une autre issue. L’abondante jurisprudence des derniers mois concernant des demandeurs d’asile d’origine ethnique rom témoigne de la nécessité de tirer des conclusions et d’effectuer des analyses qui reposent sur des faits précis.

 

[26]           En l’espèce, on ne sait pas exactement quel critère a servi à évaluer la protection de l’État et, peut‑être plus important encore, le raisonnement sous‑tendant la décision est trop général pour permettre à la cour de révision « de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ». Comme le faisait récemment remarquer mon collègue, le juge Simon Noël, dans la décision Horvath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 788, [2013] ACF no 852 (QL), qui portait également sur le cas d’une famille d’origine ethnique rom de la Hongrie, la protection de l’État ne peut pas être déterminée isolément. Il a évoqué les facteurs à prendre en considération, laissant entendre qu’une analyse simpliste ne suffirait pas. Il a cité la déclaration du juge Zinn dans la décision Ortega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1057, au paragraphe 24, [2009] ACF no 1295 (QL) : « La volonté et la capacité des États de protéger leurs citoyens peuvent être liées à la nature de la persécution en question. En résumé, le contexte est important. » Je partage ce point de vue.

 

[27]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué. Mes motifs du jugement ne constituent pas une prise de position sur la question de savoir si les demandeurs ont droit au statut de réfugié. Cette question relève entièrement du nouveau tribunal qui devra réexaminer la demande.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

3.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7516-12

 

INTITULÉ :                                      GYORGY BENCSIK ET AL. c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 7 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 12 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean D. Munn

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Rick Garvin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron & Partners LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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