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Date : 20131008

Dossier : IMM-11342-12

Référence : 2013 CF 1012

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 octobre 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

HANAN FOUZI AHM EL ATTAR

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile vise à faire annuler la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SAI] rendue de vive voix le 22 août 2012, puis consignée par écrit le 16 octobre 2012.

 

[2]               Dans sa décision, la SAI a conclu que Mme El Attar s’était conformée à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et a annulé la décision initiale de l’agent d’immigration qui concluait le contraire. Selon l’article 28 de la LIPR, le résident permanent doit être présent au Canada pour 730 jours pendant une période quinquennale, sauf en cas d’exception. En appliquant cette condition, la SAI a conclu ce qui suit :

D’après les documents fournis, le tribunal n’estime pas crédible l’affirmation selon laquelle l’appelante n’a été au Canada que pendant 211 jours durant la période quinquennale visée. Le tribunal accepte plutôt le calcul fait par le conseil de l’appelante selon lequel celle‑ci a été présente au Canada pendant 660 jours, ce qui se rapproche des 720 jours spécifiés dans la LIPR.

 

 

[3]               Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à l’appréciation de la décision est celle de la raisonnabilité. Je suis d’accord, étant donné que la SAI interprétait sa loi constitutive et l’appliquait aux faits qui lui avaient été soumis (exercice qui commande habituellement l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité) et que, en outre, la jurisprudence a déjà établi de manière satisfaisante que la norme de la raisonnabilité s’applique aux décisions comme celle qui est visée en l’espèce (voir, par exemple, Bi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 293, au paragraphe 12, 215 ACWS (3d) 486, et Mirza c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 725, au paragraphe 5, 230 ACWS (3d) 224).

 

[4]               Le demandeur affirme que la décision de la SAI est déraisonnable parce qu’elle va à l’encontre des exigences non équivoques énoncées à l’article 28 de la LIPR, la SAI ayant conclu qu’une présence de 660 jours au Canada respectait les exigences prévues audit article.

 

[5]               La défenderesse reconnaît que les motifs de la SAI contiennent une erreur manifeste, mais affirme que la décision doit tout de même être confirmée, étant donné que les abondants éléments de preuve présentés à la SAI permettaient à la SAI de conclure qu’elle avait en fait été présente au Canada pour les 730 jours requis pendant la période quinquennale pertinente. Avec son mémoire, la défenderesse a déposé une annexe où sont résumés ces éléments de preuve, lesquels, affirme‑t‑elle, démontrent qu’elle s’est conformée à l’obligation de résidence prévue par la LIPR.

 

[6]               Dans le mémoire qu’il a déposé en réponse et dans les observations qu’il a présentées de vive voix, le demandeur soutient que l’annexe jointe aux observations de la défenderesse est inadmissible parce qu’elle constitue un nouvel élément de preuve, et qu’un nouvel élément de preuve n’est généralement pas admissible dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Au cours de l’audience, j’ai rendu une décision sur ce point et statué que l’annexe en question n’était pas un nouvel élément de preuve, mais constituait plutôt un simple document préparé par l’avocat de la défenderesse à l’appui de son argumentation. Par conséquent, j’ai conclu que l’annexe m’avait été dûment soumise. J’ai aussi conclu, toutefois, qu’il était loisible au demandeur de soutenir que l’annexe ne présentait pas avec exactitude le temps que la défenderesse avait passé au Canada. Le demandeur a précisément fait valoir un tel argument et affirmé que la preuve n’établissait pas que la défenderesse avait respecté l’obligation de résidence prévue par la LIPR.

 

[7]               J’ai n’ai pas à décider si l’obligation a été respectée ou non, car le raisonnement erroné qui sous-tend la décision commande en lui‑même l’annulation de la décision.

 

[8]               Comme l’a exposé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], selon la norme de contrôle de la raisonnabilité, la décision doit être justifiée, transparente et intelligible, et doit appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit applicable. Le contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité exige donc l’évaluation du raisonnement suivi par le tribunal et du résultat obtenu. Comme l’ont déclaré les juges Bastarache et Lebel, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47 :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

 

[9]               L’analyse de la qualité du raisonnement suivi par le tribunal et celle du caractère raisonnable du résultat obtenu ne doivent pas se dérouler séparément. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême a souligné que les deux aspects d’une décision – le raisonnement et le résultat – devaient être examinés ensemble selon la norme de la raisonnabilité. Comme l’a affirmé la juge Abella, s’exprimant au nom de la Cour, aux paragraphes 14 et 15 de l’arrêt précité :

Je ne suis pas d’avis que […] l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat [...] Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles.

 

[…]

 

[La cour de justice] ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

 

[Références omises.]

 

 

[10]           Par conséquent, un résultat raisonnable ne saurait justifier une décision dépourvue de motifs suffisants, lorsqu’il y a obligation de donner des motifs et que ces motifs ne peuvent être étoffés compte tenu du dossier.

 

[11]           La Cour suprême et plusieurs cours d’appel ont indiqué que les motifs énoncés par le tribunal, interprétés dans leur contexte, doivent permettre à la cour de révision (et aux parties concernées) de comprendre le fondement de la décision. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, au paragraphe 16, la juge Abella a exposé ainsi la question :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale […] En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

 

 

[12]           La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que, pour être suffisants, les motifs doivent permettre à la cour de révision de « comprendre pourquoi le [tribunal] a pris [la] décision et ensuite de déterminer si la conclusion du [tribunal] appartient aux issues acceptables » (Lebon c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CAF 132, au paragraphe 18, 433 NR 310). D’autres cours d’appel ont également défini un critère semblable (voir, par exemple, United States of America v Johnstone, 2013 BCCA 2, aux paragraphes 56 et 57, 104 WCB (2d) 1196; Canadian Property Holdings Inc v The Assessor for the City of Winnipeg, 2012 MBCA 118, au paragraphe 12, 288 Man R (2d) 66; 2127423 Manitoba Ltd v Unicity Taxi Ltd, 2012 MBCA 75, au paragraphe 47, 280 Man R (2d) 292; Creelman v Nova Scotia (Workers’ Compensation Appeals Tribunal), 2012 NSCA 26, au paragraphe 29, 314 NSR (2d) 245; Guild Contracting Specialties (2005) Inc v Nova Scotia (Occupational Health and Safety Appeal Panel), 2012 NSCA 94, au paragraphe 26, 321 NSR (2d) 95).

 

[13]           En l’espèce, les motifs de la SAI ne permettent ni aux parties ni à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et, en fait, la décision va directement à l’encontre des exigences de la LIPR que la SAI était appelée à appliquer. La présente affaire est donc différente de celles sur lesquelles se fonde la défenderesse, à savoir Earl c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 312, 200 ACWS (3d) 212, Christopher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1128, et Dunova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 438, 367 FTR 89 (angl.). Ici, la SAI n’a pas simplement commis une erreur sur une question accessoire ou omis d’examiner un point ou un argument. Plutôt, le raisonnement de la SAI sur la question en litige centrale – le nombre de jours pendant lesquels la défenderesse devait être présente au Canada pour conserver son statut de résidente permanente – va à l’encontre des exigences prévues à l’article 28 de la LIPR. Étant donné cette contradiction, il est tout simplement impossible de savoir comment la SAI est parvenue à sa conclusion, même si le dossier appuie la conclusion.

 

[14]           Je conviens avec le ministre demandeur que lorsqu’un tribunal administratif fait une interprétation déraisonnable de sa loi constitutive, comme en l’espèce, la décision doit être annulée, même si le dossier contient des faits qui auraient pu appuyer la même conclusion dans le cadre d’une interprétation correcte de la loi. S’il en était autrement, comme l’avocate du demandeur le soutient de manière convaincante, la Cour finirait par usurper la fonction des tribunaux administratifs et devoir faire des examens de novo en se fondant sur le dossier, ce qui outrepasse la portée de l’analyse requise aux fins d’une demande de contrôle judiciaire. En résumé, lorsqu’un tribunal donne des motifs déraisonnables, il ne revient pas à la Cour d’ignorer ces motifs et d’effectuer sa propre analyse. L’invitation à compléter les motifs avant de les contrecarrer faite par la Cour suprême aux cours de révision (Dunsmuir, au paragraphe 48; Newfoundland Nurses, aux paragraphes 12 et 15) ne va pas si loin. En effet, comme le juge Rothstein l’a souligné dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, « [l]’invitation à porter une attention respectueuse aux motifs “qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision” ne confère pas à la cour de justice le [traduction] “pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat” » (au paragraphe 54). Quand les motifs donnés sont déraisonnables parce qu’ils violent une exigence législative claire, comme en l’espèce, la décision doit plutôt être annulée, même si l’issue finale pourrait bien se justifier au regard du dossier.

 

[15]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie. Aucune des parties n’a présenté de question à certifier au sens de l’article 74 de la LIPR, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  La décision de la Section d’appel de l’immigration signée le 16 octobre 2012 est annulée;

3.                  L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel de l’immigration pour nouvel examen;

4.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée au sens de l’article 74 de la LIPR;

5.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11342-12

 

INTITULÉ :                                      Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile c Hanan Fouzi Ahm El Attar

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 28 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 8 octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gretchen Timmins

POUR LE DEMANDEUR

 

David Chalk

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Chalk

BCF, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

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