Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131010


Dossier :

IMM-8267-12

 

Référence : 2013 CF 1027

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

ANA CECILIA RODRIGUEZ AGUIRRE

ANNA SOPHIA CASTILLO RODRIGUEZ

 

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Les demanderesses, Mme Ana Cecilia Rodriguez Aguirre et sa fille Anna Sophia Castillo Rodriguez, se sont vues refusées par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) la qualité de réfugiées au sens de la Convention ou de personnes à protéger, en vertu des articles 96 et 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 7 (la Loi). Se prévalant du paragraphe 72(1) de cette même Loi, elles demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs qui suivent, j’estime que cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

I. Contexte

[2]               La demanderesse allègue avoir été victime de violence aux mains de son ancien conjoint, Uzziel, qu’elle aurait connu en 1998, et craindre que la violence se poursuive si elle devait retourner au Mexique, son pays d’origine. La demanderesse a fait état de nombreux incidents violents dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et lors de son témoignage.

 

[3]               En novembre 1999, la demanderesse a appris qu’elle était enceinte et a quitté le Mexique pour aller vivre aux États-Unis, où sa fille est née. Elle est revenue vivre avec sa fille à San Luis Potosi en janvier 2001. En mai 2001, la demanderesse a déménagé à Cuautitlan Izcalli pour entreprendre des études universitaires et elle a demandé à Uzziel de venir vivre avec elle et sa fille, mais il a refusé. Après avoir terminé ses études et obtenu un emploi à Leon, dans l’État de Guanajuato, elle a informé son mari de son déménagement. Ce dernier l’aurait alors insulté, accusé d’avoir un amant à Leon, et menacé de mort.

 

[4]               À partir de juin 2005 et jusqu’en mai 2007, Uzziel a pris l’habitude de se présenter chez la demanderesse à Leon et d’y rester pendant quelques jours. Il lui demandait régulièrement de retourner à San Luis Potosi et la menaçait lorsqu’elle refusait. Puis, le 2 août 2007, la demanderesse a appris qu’Uzziel était dans un centre de désintoxication.

 

[5]               Le 20 novembre 2007, Uzziel se serait présenté à Leon chez la demanderesse afin de lui demander de rentrer avec lui à San Luis Potosi. Lorsqu’elle refusa, Uzziel la gifla. Il se présenta de nouveau chez la demanderesse le 21 janvier 2008 et prononça des menaces de mort contre la demanderesse et leur fille. Il poussa la demanderesse par terre et a dit qu’il reviendrait. La demanderesse prétend avoir appelé la police, qui ne se serait jamais présentée. Un incident similaire se serait produit le 18 février 2008; frappée au visage, la demanderesse n’est pas allée à l’hôpital, alléguant avoir eu honte.

 

[6]               Le lendemain, elle s’est rendue chez un avocat de la ville de Leon et lui demanda de l’aider à porter plainte contre Uzziel. L’avocat lui aurait répondu qu’il ne pouvait l’aider parce qu’Uzziel ne résidant pas dans la ville de Leon. Il lui suggéra d’aller voir un de ses collègues qui travaille à San Luis Potosi, ce qu’elle fit. Or, ce dernier lui indiqua qu’elle devait plutôt porter plainte à Leon, le lieu de résidence de la demanderesse.

 

[7]               La demanderesse se présenta par la suite au bureau du Développent intégral de la femme de San Lui Potosi (DIF), où on lui aurait répondu qu’elle devait plutôt se rendre au DIF de Leon. À cet endroit, elle se serait fait dire qu’on ne pouvait l’aider car l’agresseur n’habitait pas à Leon, et on lui aurait conseillé de se rendre à l’Institut municipal de la femme à Leon.

 

[8]               À la demande de la demanderesse, son mari accepta de rencontrer un médiateur à l’Institut le 14 mars 2008. Insatisfait de la tournure de l’entrevue, il décida cependant d’y mettre fin et ordonna à la demanderesse de le suivre. Arrivé au domicile de cette dernière, il se mit à l’insulter, à la menacer et à la frapper. La demanderesse décida alors de se réfugier chez une amie, mais refusa de nouveau de se rendre à l’hôpital, malgré les conseils de son amie, étant donné son embarras. Le même jour, la police constata qu’Uzziel avait quitté la maison de la demanderesse.

 

[9]               Le 18 avril 2008, Uzziel se présenta de nouveau chez la demanderesse principale. De nouveau, il la frappa, menaça de la tuer et tenta de l’étrangler. Elle parvint néanmoins à s’enfuir chez un voisin, d’où elle appela la police. Arrivé sur les lieux 20 minutes plus tard, le commandant de police emmena la demanderesse à l’hôpital après avoir constaté que son mari n’était plus sur les lieux.

 

[10]           Après avoir quitté l’hôpital, la demanderesse est allée se réfugier chez ses grands-parents paternels à Puruandiro le 21 avril 2008; ayant appris que son mari avait été vu dans le village et la cherchait, elle s’enfuit par la suite chez sa tante dans la ville de Cuautitlan Izcalli. Uzziel la retrouva de nouveau et se présenta chez sa tante le 22 juin 2008; lorsque la police arriva sur les lieux suite à l’appel de la demanderesse, Uzziel était déjà parti. La demanderesse se réfugie alors chez une autre tante à Concepcion, mais Uzziel la retraça de nouveau et la menaça par téléphone. C’est à ce moment qu’elle décida de fuir le Mexique et de venir au Canada. La demanderesse est arrivée le 30 juin 2008 et a demandé l’asile le même jour.

 

II. La décision contestée

[11]           La SPR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et qu’elle n’avait pas réussi à renverser la présomption selon laquelle la protection offerte par le Mexique est adéquate.

 

[12]           En ce qui concerne la question de la crédibilité, la SPR explique que la demanderesse n’a pas fourni de preuve probante des soins qu’elle aurait reçus à l’hôpital suite à l’agression de son ancien conjoint. D’autre part, la SPR a considéré qu’il était invraisemblable que deux avocats aient pu lui dire qu’il n’était pas possible de porter plainte pour voies de fait lorsque l’agresseur et la victime ne résident pas dans le même État, compte tenu de la preuve documentaire selon laquelle une plainte peut être transférée à l’État compétent si elle n’est pas déposée au bon endroit.

 

[13]           En ce qui a trait à la protection de l’État, la SPR commence par rappeler que l’État mexicain est présumé capable de protéger sa population et que la demanderesse ne peut se décharger de son fardeau d’établir que la protection est inadéquate en se fondant sur sa réticence subjective à solliciter la protection de l’État. Après avoir référé à certains documents du Cartable national de documentation décrivant la protection offerte aux femmes dans le District fédéral et la mise en œuvre d’une nouvelle loi générale relative au droit des femmes de vivre une vie sans violence, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas fait assez d’efforts pour se prévaloir de la protection que pouvait lui offrir les autorités mexicaines.

 

III. Questions en litige

A)        La conclusion de la SPR concernant la crédibilité de la demanderesse est-elle erronée?

B)        La conclusion de la SPR relative à la protection de l’État est-elle révisable?

 

IV. Analyse

[14]           La norme de contrôle applicable aux deux questions soulevées par le présent litige n’est pas contestée. Il est bien établi que les questions de crédibilité et de protection de l’État doivent être révisées à la lumière de la norme de la raisonnabilité. La question qui se pose, par conséquent, est celle de savoir si les conclusions de la SPR relativement aux deux questions identifiées plus haut font partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »: Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190; Soto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 360 (disponible sur CanLII).

 

A.                La conclusion de la SPR concernant la crédibilité de la demanderesse est-elle erronée?

[15]           Les demanderesses reprochent à la SPR de ne pas avoir tenu compte des explications fournies eu égard à l’absence de preuve concernant son admission à l’hôpital. La demanderesse avait déposé en preuve un échange de courriels avec l’hôpital où elle dit avoir été traitée, et il appert de ces courriels que l’attestation demandée ne peut être fournie étant donné qu’il n’y a pas eu de procédure chirurgicale et que la facture du paiement ne peut être trouvée du fait que l’inventaire fiscal a eu lieu il y a trois ans.

 

[16]           La SPR a tenu compte de ces courriels et y a explicitement référé dans ses motifs, mais a néanmoins conclu qu’ils ne permettaient pas de corroborer le récit de la demanderesse voulant qu’elle ait été soignée suite aux mauvais traitements subis aux mains de son ex-conjoint. À mon avis, les conclusions de la SPR à ce chapitre sont pour le moins discutables. L’article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés prévoit que le demandeur d’asile qui ne peut transmettre à la SPR des documents acceptables pour établir son identité et les autres éléments de sa demande doit en donner la raison et indiquer quelles mesures il a prises pour s’en procurer. C’est précisément ce que la demanderesse a fait, et la SPR ne pouvait donc tirer une inférence négative quant à la crédibilité de la demanderesse pour ce motif à moins de remettre en question l’authenticité du courriel émanant de l’hôpital et déposé en preuve, ce qu’elle n’a pas fait: voir Amarapala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 12 au para 10, 128 ACWS (3d) 358; Dundar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1026 (disponible sur CanLII). Il est vrai que les documents qu’auraient pu lui fournir l’hôpital n’auraient pas nécessairement établi que les traitements reçus résultaient de sévices physiques ou que ces mauvais traitements étaient le fait de son ex-mari. Mais, devant l’impossibilité d’obtenir de tels documents, ce ne sont là que pure spéculation. Cette conclusion de la SPR ne m’apparaît donc pas raisonnable.

 

[17]           Les demanderesses font également valoir que la SPR ne pouvait douter de la crédibilité de la demanderesse au motif qu’il lui apparaissait invraisemblable que deux avocats se soient trompés et lui aient fourni des informations contradictoires à propos du lieu où peut être déposée une plainte. Aux yeux de la demanderesse, il s’agirait là d’un élément trop secondaire pour entacher la crédibilité de la demanderesse principale.

 

[18]           Je note tout d’abord que la SPR n’a pas correctement résumé les propos de la demanderesse en lui faisant dire que les deux avocats à qui elle s’est adressée lui auraient indiqué «qu’elle ne pouvait pas déposer une plainte si la victime elle-même ne résidait pas dans le même État que le persécuteur». Il ressort plutôt de son témoignage et de son FRP que l’avocat de Leon croyait que la plainte devait être déposée dans la ville où demeure l’agresseur, tandis que l’avocat de San Luis Potosi lui aurait mentionné que c’était plutôt l’inverse. Malgré cette erreur, la SPR pouvait raisonnablement s’étonner non seulement que deux avocats lui donnent des avis diamétralement opposés, mais que ces avis aillent à l’encontre de la preuve documentaire consultée. Il est bien établi que le tribunal a toute liberté pour préférer la preuve documentaire au témoignage d’un demandeur d’asile dans son évaluation de la preuve. Par conséquent, la SPR pouvait raisonnablement considérer que la crédibilité de la demanderesse s’en trouvait affectée, du moins quant à cet aspect de son témoignage.

 

B. La conclusion de la SPR relative à la protection de l’État est-elle révisable?

[19]           Les demanderesses ont soutenu que la SPR avait commis plusieurs erreurs dans son évaluation de la protection que pouvait leur offrir l’État mexicain. Tout d’abord, la demanderesse estime que la SPR a erré en lui reprochant de ne pas avoir demandé la protection des policiers par écrit, dans la mesure où une telle exigence n’existe pas et où elle a sollicité l’aide des forces de l’ordre à plusieurs reprises sans qu’elle se concrétise. En ce qui concerne sa visite aux bureaux du DIF dans deux localités différentes et du fait qu’elle n’a pas demandé à voir un superviseur lorsqu’on a refusé de recevoir sa plainte, la demanderesse principale soutient que le DIF est un organisme gouvernemental qui vient en aide aux familles et n’a pas pour mission d’offrir la protection de l’État, et que de toute façon cela n’aurait rien donné parce qu’ils ne voulaient pas l’aider.

 

[20]           Les demanderesses s’appuient également sur la preuve documentaire selon laquelle la loi générale sur le droit des femmes à vivre une vie sans violence, adoptée en mars 2008, n’avait toujours pas été mise en application en date du mois d’août 2010 dans l’État de Guanajuato où vivait la demanderesse (il semble par ailleurs que la loi était en vigueur dans le district fédéral et dans 29 des 31 États du Mexique). Enfin, les demanderesses ajoutent que la SPR s’est fié à tort à un document faisant état de la protection offerte dans le District fédéral, puisqu’elles ne vivaient pas dans le District fédéral et que l’on n’a pas considéré la possibilité d’un refuge interne à cet endroit.

 

[21]           Il est vrai que l’onglet 5.18 du Cartable de documentation nationale du Mexique portant sur l’adoption de la loi générale sur le droit des femmes à vivre une vie sans violence, daté du 12 août 2010, mentionne que la loi sur la prévention, l’intervention et la lutte en matière de violence adoptée par l’état de Guanajuato diffère de la loi générale du fait qu’elle ne porte pas sur les types précis de violence faite aux femmes comme le féminicide, le harcèlement sexuel et la violence fondée sur le sexe et qu’elle a été critiquée parce qu’elle ne tenait pas convenablement compte de la loi générale. Bien que cette loi puisse être imparfaite, il n’en demeure pas moins que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer qu’elle ne pouvait pas bénéficier de la protection de son pays.  Comme le soulignait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30, [2008] 4 RCF 636 :

. . . le demandeur d'asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l'État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l'État en question est insuffisante.

 

[22]           En l’occurrence, la demanderesse principale a justifié son défaut de déposer une plainte auprès des autorités policières en disant qu’elle ne faisait pas confiance aux policiers et que si elle déposait une plainte «ça prendra beaucoup de temps». Pourtant, comme l’a noté la SPR, les policiers lui ont porté secours à plusieurs reprises quand elle a fait appel à eux. La jurisprudence est claire à l’effet qu’une réticence subjective est insuffisante pour réfuter la présomption voulant qu’un État démocratique est en mesure d’assurer la protection de ses citoyens: voir, à titre d’illustrations, Moczo c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 734 (disponible sur CanLII); Gomes Sousa c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 63, 96 Imm. L.R. (3d) 338. La demanderesse principale avait l’obligation de démontrer qu’elle avait offert aux autorités mexicaines la possibilité réelle d’intervenir avant de pouvoir légitimement prétendre que son pays n’était pas en mesure de lui fournir la protection requise. Malgré qu’elle ait obtenu l’aide des policiers lorsqu’elle a fait appel à leur aide, la demanderesse n’a pas jugé bon de déposer une plainte formelle à l’encontre de son ex-mari. Dans ces circonstances, la SPR pouvait raisonnablement conclure qu’elle n’avait pas repoussé la présomption de la protection de l’État.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

 

DOSSIER :

IMM-8267-12

 

INTITULÉ :

ANA CECILIA RODRIGUEZ AGUIRRE et ANNA SOPHIA CASTILLO RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 16 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 10 OCTOBRE 2013

COMPARUTIONS :

Me Claudette Menghile

Pour lES demanderesseS

 

Me Margarita Tzavelakos

POUR LE DéFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Claudette Menghile

Montréal (Québec)

 

Pour lES demanderesseS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.