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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20131001

Dossier : T-1828-12

Référence : 2013 CF 1003

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2013

En présence de madame la juge Strickland

 

 

ENTRE :

 

MUHAMMAD ASAD CHAUDHARY

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Muhammad Asad Chaudhary (le demandeur) interjette appel de la décision du juge de la citoyenneté Joe Woodward (le juge de la citoyenneté) de rejeter sa demande de citoyenneté. Fondant sa décision sur le fait que le demandeur ne répondait pas à la condition concernant les connaissances prévue à l’alinéa 5(1)e) de la Loi sur la citoyenneté, LRC, 1985, c C-29 (la Loi), le juge de la citoyenneté a refusé de recommander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’exempter le demandeur de cette condition en application du paragraphe 15(1) de la Loi. Le présent appel est interjeté conformément au paragraphe 14(5) de la Loi.

 

Contexte

 

[2]               Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui, le 6 mai 2007, est arrivé au Canada et en est devenu un résident permanent.

 

[3]               Le 26 juillet 2012, le demandeur s’est présenté à une audience devant le juge de la citoyenneté. Il était accompagné de son frère, Muhammad Zahid Chaudhary, qui agissait en qualité de tuteur. Le demandeur a alors produit le formulaire type « Demande d’avis médical », que son psychiatre avait rempli le 29 mai 2012. Il y était indiqué qu’un trouble médical (entre autres, schizophrénie avec déficits cognitifs) empêchait le demandeur d’acquérir une connaissance générale du système politique, de la géographie et de l’histoire du Canada ainsi que des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté (le premier avis médical). Pour ce motif le demandeur a demandé, sur le fondement du paragraphe 5(3) de la Loi, qu’on l’exempte pour des raisons d’ordre humanitaire de la condition concernant les connaissances prévue à l’alinéa 5(1)e) de la Loi.

 

[4]               Le juge de la citoyenneté a demandé que le demandeur produise un avis médical plus détaillé, qui comporte des commentaires sur le caractère permanent de son trouble médical, des précisions sur tout médicament prescrit et sur ses effets secondaires, une évaluation globale du fonctionnement, un pronostic quant aux perspectives du demandeur en matière d’éducation et de carrière ainsi que le nom de tout autre médecin traitant.

 

[5]               Le 9 août 2013, le demandeur a présenté un nouveau formulaire type « Demande d’avis médical », rempli encore une fois par son psychiatre et renfermant des précisions sur son état de santé (le deuxième avis médical). Dans une lettre datée du 27 août 2012, le juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté canadienne du demandeur et refusé de recommander une exemption pour raison médicale (la décision).

 

Décision à l’examen

[6]               Dans sa décision, le juge de la citoyenneté a informé le demandeur qu’il n’approuvait pas sa demande de citoyenneté canadienne. Il y a déclaré ce qui suit :

[traduction] La preuve médicale que vous avez fournie était insuffisante pour me permettre de conclure que votre état de santé est si grave, de manière permanente, que vous serez à jamais incapable d’acquérir les connaissances sur le Canada exigées à l’alinéa 5(1)e) de la Loi […].

 

[7]               On fait état dans la décision des dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93/246, et on y déclare que le demandeur n’a pas répondu à la condition prévue à l’alinéa 5(1)e) de la Loi puisqu’à l’audience, il avait échoué (n’obtenant que 2 points sur 20) à la composante des connaissances de l’examen pour l’obtention de la citoyenneté. Le juge de la citoyenneté a déclaré qu’en conformité avec le paragraphe 15(1) de la Loi, il s’était demandé s’il y avait lieu de faire une recommandation favorable en vertu des paragraphes 5(3) ou 5(4) de la Loi. Il a précisé que, bien que le paragraphe 5(4) confère au gouverneur en conseil le pouvoir d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté pour remédier à une situation particulière ou inhabituelle de détresse, on ne lui avait présenté en l’espèce la preuve d’aucune situation particulière qui justifierait de recommander une telle attribution de citoyenneté.

 

[8]               Le juge de la citoyenneté a reconnu en ces termes que le demandeur avait demandé à être exempté pour raison médicale de la condition concernant les connaissances :

[traduction]

[…] Le paragraphe 5(3) de la Loi confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter, pour des raisons d’ordre humanitaire, une personne de la condition concernant les connaissances à laquelle vous n’avez pu satisfaire. Il est toutefois nécessaire pour accorder une telle exemption que le demandeur soit à jamais incapable de répondre aux conditions normalement prévues par la Loi, et c’est sur ce point que votre preuve ne parvient pas à justifier que je recommande l’exemption […]

 

[Caractères gras dans l’original.]

 

[9]               Le juge de la citoyenneté décrit dans la décision la preuve présentée à l’audience ainsi que la teneur du premier avis médical donné par le psychiatre du demandeur, le Dr Hirst. Quant au deuxième avis médical de ce dernier, le juge a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Les nouveaux documents qui nous sont parvenus après l’audience n’étaient toutefois pas vraiment complets. Le même DClinton Hirst a déclaré à nouveau que le demandeur souffrait de « schizophrénie et déficits en résultant ». Le demandeur se situe au 4e percentile pour ce qui est de la compréhension verbale, au 18e percentile quant à la mémoire opérationnelle et au 5e percentile quant à la vitesse de traitement de l’information. Sa note actuelle est de 65 selon l’évaluation globale du fonctionnement. Ses symptômes ont débuté en 2007, et on a alors commencé à lui administrer des médicaments. Ses déficits cognitifs « vont restreindre sa capacité de subvenir à ses besoins ».

 

Toutefois, bien que le psychiatre ait coché « oui » lorsqu’il était demandé si ce trouble médical était irréversible, il n’a pas fourni de « commentaires concernant le caractère permanent du trouble », tel qu’il lui était demandé. Aucun renseignement n’a été transmis sur les médicaments, comme cela était demandé, non plus que sur d’éventuels effets secondaires. Il n’y avait pas d’avis d’un deuxième médecin, non plus que de commentaires sur les causes du trouble médical. Aucun pronostic à long terme n’a été fourni sur les perspectives du demandeur en matière d’éducation et de carrière, alors qu’il y a une possibilité de stabilisation graduelle de son état et d’ajustement de la médication.

 

Décision

 

Je peux uniquement conclure que le manque de preuve concluante quant à l’irréversibilité de votre problème de santé vient du fait qu’il a débuté il y a trois ans à peine. Votre famille souhaite très certainement que ce problème ne soit pas permanent, ou espère que les progrès éventuels liés à l’administration de médicaments réduiront suffisamment vos difficultés. […]

 

[Caractères gras dans l’original.]

 

Questions en litige

 

[10]           Une seule question est en litige selon moi en l’espèce, soit celle de savoir si le refus du juge de la citoyenneté de recommander une exemption en vertu du paragraphe 5(3) était raisonnable.

 

Norme de contrôle

[11]           Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à une question donnée, la cour de révision peut l’adopter (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir]).

 

[12]           En l’espèce, la jurisprudence a établi que la décision raisonnable est la norme de contrôle que commandent les décisions discrétionnaires rendues par un juge de la citoyenneté en application des paragraphes 5(3) et 5(4) de la Loi (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 874, au paragraphe 10; Amoah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 775, au paragraphe 14). Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’interviendra que si sont absents les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, ou si l’issue n’est pas acceptable au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

Analyse

[13]           À titre préliminaire, le défendeur conteste l’admissibilité de la preuve médicale que le demandeur a produite au soutien de son appel, mais qui n’avait pas été présentée au juge de la citoyenneté. Le demandeur, qui se représente lui‑même et dont le frère a parlé en son nom, explique qu’il n’avait pas compris qu’on ne pouvait pas produire une nouvelle preuve d’ordre médical en appel. Il ajoute qu’il avait transmis à son psychiatre la demande du juge de la citoyenneté visant l’obtention de renseignements médicaux additionnels et que, jusqu’à ce que la décision soit rendue, il avait cru que son psychiatre avait communiqué tous les renseignements nécessaires.

 

[14]           Je conviens qu’aux fins d’un appel interjeté de la décision en application du paragraphe 14(5), la Cour ne peut prendre en considération que les renseignements figurant dans le dossier certifié du tribunal et dont le juge de la citoyenneté disposait lorsqu’il a rendu la décision (Zhao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1536, aux paragraphes 35 et 36 [Zhao]); Navid Bhatti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 25, au paragraphe 20 [Navid Bhatti]; Woldemariam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 621, au paragraphe 14 [Woldemariam]).

 

[15]           Quant à la question de fond que la Cour doit trancher, le paragraphe 5(1) de la Loi prévoit l’attribution de la citoyenneté par le ministre à toute personne qui répond aux conditions énoncées à ses alinéas a) à f). L’alinéa 5(1)e) impose comme condition que l’intéressé doit avoir une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté. L’alinéa 5(3)a) de la Loi prévoit toutefois que le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’exempter une personne des conditions énoncées aux alinéas 5(1)d) ou e) pour des raisons d’ordre humanitaire. Le paragraphe 5(4) confère pour sa part au ministre le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. Selon le paragraphe 15(1) de la Loi, le juge de la citoyenneté doit, avant de rejeter une demande, examiner s’il y a lieu de recommander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4). Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites en annexe de la présente décision.

 

[16]           En l’espèce, le demandeur a soumis à l’audience le formulaire type requis, « Demande d’avis médical », au soutien de sa demande pour que le juge de la citoyenneté exerce son pouvoir discrétionnaire et recommande qu’on l’exempte, pour motif médical, de la condition concernant les connaissances énoncée à l’alinéa 5(1)e) de la Loi.

 

[17]           Dans le formulaire, on demande au médecin de l’intéressé de répondre à six questions. Le Dr Hirst a déclaré dans le premier avis médical, en réponse à la question 1, qu’il avait examiné le demandeur pour la première fois le 22 octobre 2009. En réponse à la question 2, il a dit qu’il avait examiné le demandeur pour la dernière fois le 29 mai 2012. On demande à la question 3 du formulaire : « À votre avis, l’état de santé de votre patient peut‑il l’empêcher : a) d’acquérir une connaissance suffisante du français ou de l’anglais pour se faire comprendre dans la collectivité? »; le Dr Hirst a répondu en cochant la case « non ». En réponse toutefois à la deuxième partie de la question – l’état de santé du patient peut‑il l’empêcher « b) d’acquérir une compréhension générale du système politique, de la géographie et de l’histoire du Canada ainsi que des responsabilités et privilèges conférés par la citoyenneté? » −, il a coché la case « oui ».

 

[18]           Comme le Dr Hirst a répondu « oui » à la question 3b), il lui était demandé à la question 4a) de décrire le trouble médical qui empêcherait son patient d’acquérir les connaissances en cause. Le Dr Hirst a répondu comme suit dans l’espace réservé à cette fin :

[traduction]

Schizophrénie

 

Ses déficits cognitifs (c.‑à‑d. QI 73, mémoire auditive < 3% + troubles de la mémoire visuelle) lui rendent difficile le retour de l’information écrite ou auditive. La schizophrénie aggrave ces déficits.

 

[19]           La question 4b) est la suivante : « Indiquer si le trouble médical est irréversible? ». Le Dr Hirst a coché la case « oui » pour cette question. On ne lui demandait de donner des précisions que s’il avait répondu « non ».

 

[20]           On demande à la question 5 au médecin si, à son avis, son patient est atteint d’une déficience mentale qui l’empêche a) de saisir toute la portée du serment de citoyenneté, et b) de saisir les conséquences de l’acquisition de la citoyenneté canadienne. Le Dr Hirst a coché la case « non » dans les deux cas. Le médecin n’avait à répondre à la question 6 que s’il avait répondu « oui » à la question 5a) ou 5b). Le Dr Hirst n’a donc pas répondu à la question 6.

 

[21]           À l’audience, le juge de la citoyenneté a remis au demandeur le formulaire [traduction] « Avis médical – exigences », qu’il avait annoté à la main. Les renseignements suivants y étaient requis :

                     Un diagnostic formel.

 

                    Le moment où le trouble médical s’est manifesté. On demandait, au moyen d’annotations manuscrites, des précisions concernant le déclenchement et les causes du trouble, le recours à un tomodensitogramme ou à l’IRM et tout autre médecin traitant.

 

                    Le moment où l’état du demandeur l’a rendu incapable au point de ne pouvoir apprendre. Le juge a biffé la question subséquente concernant la compréhension de « la portée du serment », qu’il a remplacée, de façon manuscrite, par la compréhension de [traduction] « la culture politique canadienne ».

 

                    La description du traitement courant. On demande ensuite, toujours dans des annotations manuscrites, des renseignements sur les médicaments sur ordonnance.

 

                     Le moment où on a amorcé le traitement actuel.

 

                    Le trouble médical empêche‑t‑il le demandeur de pratiquer ou de faire ses activités ou son travail quotidiens ordinaires?

 

S’il existe un problème psychiatrique ou psychologique, on demandait de fournir un rapport complet, soit des éclaircissements sur l’état du demandeur et une « Échelle d’évaluation globale de fonctionnement ». On a ajouté à la main : [traduction] « si ces éléments ne sont pas disponibles, une évaluation EGF sommaire ».

 

On a écrit à la main, au haut du formulaire : [traduction] « veuillez fournir des commentaires concernant le caractère permanent du trouble médical, les effets secondaires des médicaments et un pronostic quant aux perspectives en matière d’éducation et de carrière ».

 

 

[22]           Le Dr Hirst a transmis le deuxième avis médical pour donner suite à cette demande de renseignements. Il s’agissait du même formulaire type que celui utilisé pour le premier avis, rempli de la même manière, mais où les précisions suivantes étaient données en réponse à la question 4 :

[traduction]

 Schizophrénie et déficits cognitifs en résultant :

(c.‑à‑d. 4e percentile pour la compréhension verbale

18e percentile pour la mémoire opérationnelle

5e percentile pour la vitesse de traitement de l’information)

 

-                      Début des symptômes en 2007

-                      Traitement comprenant l’administration de médicaments      amorcé en 2007

-                     Ses déficits cognitifs vont restreindre sa capacité de subvenir à ses besoins, c.‑à‑d. qu’il y a eu dégradation psychologique

-                      Note actuelle de 65 selon l’échelle d’EGF

 

[23]           C’est dans ce contexte qu’il faut nous examiner la décision.

 

[24]           Dans la décision Abdule c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF n° 1524 (QL) (Abdule), le juge McGillis cherchait à savoir si une juge de la citoyenneté avait décidé erronément de ne pas recommander l’exemption pour la demanderesse de la condition concernant les connaissances prévue par la Loi. Le juge McGillis a accueilli la demande et écrit ce qui suit :

[18]      En énonçant les motifs de son refus de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire, le juge de la citoyenneté a noté que la demanderesse n’avait pas réussi à lui fournir « une preuve » permettant d’établir, notamment, qu’elle avait « une incapacité physique ou une maladie suffisamment grave pour altérer le processus d’apprentissage ». Toutefois, au contraire, la demanderesse avait produit deux lettres d’un médecin énonçant les raisons médicales qui expliquent son incapacité d’apprendre. Par conséquent, l’affirmation du juge de la citoyenneté selon laquelle la demanderesse n’avait pas produit « [de] preuve » établit sans équivoque qu’elle a soit omis d’examiner la preuve pertinente, soit mal interprété la preuve dont elle était saisie. Le juge de la citoyenneté a donc commis une erreur soit en omettant d’examiner la preuve médicale, soit en lui donnant une interprétation erronée.

 

[25]           Le juge de la citoyenneté disposait en l’espèce, outre le témoignage du demandeur rendu à l’audience sur son état de santé, d’une preuve médicale. Il a toutefois estimé que cette preuve ne lui permettait pas de conclure que l’état de santé du demandeur était [traduction] « si grave, de manière permanente » qu’il serait à jamais incapable d’acquérir les connaissances requises sur le Canada. Le juge de la citoyenneté a aussi déclaré que, pour accorder l’exemption, il fallait que le demandeur soit à jamais incapable de répondre aux conditions normalement prévues par la Loi, et qu’en l’occurrence l’exemption n’était donc pas justifiée. 

 

[26]           Avant d’en arriver à cette conclusion, le juge de la citoyenneté a reconnu que le Dr Hirst avait répondu par l’affirmative lorsqu’il lui avait été demandé si le trouble médical du demandeur était permanent. Il a toutefois estimé cette réponse insuffisante parce que le psychiatre n’avait pas, en plus, fourni de [traduction] « commentaires concernant le caractère permanent du trouble », tel qu’il l’avait demandé dans ses annotations manuscrites. À mon avis, cette conclusion était abusive et déraisonnable . Le Dr Hirst a déclaré deux fois, sur les formulaires types constituant son premier et de son deuxième avis médical, que le trouble médical du demandeur était permanent. Cette réponse est complète et on ne peut plus claire. On donne la définition suivante de ce qui est permanent dans le Encarta Dictionary : [traduction] « 1. éternel, qui dure éternellement ou très longtemps, sans subir tout particulièrement de changement important; 2. immuable, qui ne change jamais ou qui ne devrait pas changer ». The Canadian Oxford Dictionary donne pour sa part la définition suivante : [traduction] « 1. qui dure ou qui est censé durer ou fonctionner indéfiniment sans subir de modification; 2. persistant, durable […] ».

 

[27]           À mon avis, un trouble médical est soit permanent, soit non permanent. Il ne peut être davantage permanent ou moins permanent. Il était donc raisonnable de la part du psychiatre de ne pas fournir de commentaires additionnels quant au caractère permanent du trouble médical du demandeur, comme il avait déjà donné deux fois sur le sujet une réponse complète. Il n’y avait donc rien à ajouter à la réponse donnée, aucun élément n’était manquant.

 

[28]           Le juge de la citoyenneté a aussi relevé l’absence des renseignements demandés sur les médicaments et d’information au sujet des effets secondaires, le cas échéant. Il est vrai que le Dr Hirst a seulement mentionné que le traitement comprenant l’administration de médicaments avait débuté en 2007 et qu’il n’a donné aucune précision à ce sujet. Toutefois, il s’agissait de savoir si le trouble médical du demandeur l’empêchait d’acquérir, aux fins de l’alinéa 5(1)e), une connaissance générale du système politique, de la géographie et de l’histoire du Canada ainsi que des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté. C’est la question même qui figurait dans la Demande d’avis médical, et à laquelle le Dr Hirst a répondu deux fois par l’affirmative. Il est ainsi difficile de comprendre pourquoi le juge de la citoyenneté a sollicité des renseignements sur les médicaments administrés au demandeur et les effets secondaires de ces médicaments, cette information ne semblant pas pertinente, tout comme le défaut du Dr Hirst de la fournir. 

 

[29]           Le juge de la citoyenneté fait également état de l’absence d’un deuxième avis. Toutefois, il n’avait pas demandé, dans ses annotations manuscrites, d’obtenir et de produire un tel avis. Le juge demandait seulement s’il y avait d’autres médecins traitants. J’estime donc qu’il n’était pas raisonnable de se fonder sur l’absence d’un deuxième avis pour conclure que la preuve médicale, dont la crédibilité n’était pas contestée, n’était pas suffisante.

 

[30]            Le juge de la citoyenneté se plaint également de l’absence de commentaires, qu’il avait pourtant demandés dans ses annotations manuscrites, sur les causes du trouble médical. Le demandeur fait valoir qu’il est déraisonnable de demander au psychiatre traitant d’émettre des hypothèses sur la cause d’une schizophrénie. À mon sens, des explications sur la cause de la schizophrénie, à supposer que le Dr Hirst eût pu en donner, n’auraient pas été un élément très pertinent – vu le caractère irréversible du trouble − eu égard à la preuve médicale présentée, qui avait trait à la capacité du demandeur de satisfaire aux exigences prévues à l’alinéa 5(1)e) de la Loi.

 

[31]           Le juge de la citoyenneté fait finalement état de l’absence de pronostic quant aux perspectives en matière d’éducation et de carrière du demandeur [traduction] « alors qu’il y a une possibilité de stabilisation graduelle de son état et d’ajustement de la médication ». J’ai déjà conclu que le Dr Hirst avait clairement déclaré, à deux reprises, que l’état du demandeur était irréversible. Je ferais aussi remarquer que rien dans la preuve médicale présentée au juge de la citoyenneté ne laissait croire en la stabilisation graduelle éventuelle de l’état du demandeur ou en l’ « ajustement » des médicaments administrés. Ces affirmations du juge de la citoyenneté semblent relever de la pure conjecture. La preuve médicale montrait que le demandeur a un trouble médical permanent et qu’il souffre de déficits cognitifs précis restreignant sa capacité de subvenir à ses besoins, et qu’il y a eu dégradation psychologique.

 

[32]           Quant à la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle l’absence de preuve concluante concernant l’irréversibilité du trouble médical du demandeur viendrait du fait que ce trouble n’avait débuté que trois ans plus tôt, je ne peux que répéter les mêmes commentaires à ce sujet. J’ajouterais toutefois que le deuxième avis médical indique que les symptômes ont commencé à se manifester en 2007, soit cinq ans avant que la décision ne soit rendue. La conclusion du juge de la citoyenneté ne s’appuie pas sur la preuve médicale. J’ajouterais aussi qu’aucun élément mentionné dans la décision ou à l’audience tenue devant moi n’appuie l’interprétation du juge de la citoyenneté voulant qu’il soit nécessaire que le demandeur soit « à jamais » incapable de répondre aux conditions normalement prévues par la Loi pour accorder une exemption aux termes du paragraphe 5(3).

 

[33]           À mon avis, les éléments de preuve dont le juge de la citoyenneté disposait n’étayaient pas sa conclusion que la preuve ne permettait pas de conclure au caractère permanent du trouble médical du demandeur. Certains éléments de preuve présentés invitaient à envisager une recommandation d’exemption pour le demandeur de la condition relative aux connaissances prévue à l’alinéa 5(1)e) (Al-Darawish c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 984 [Al-Darawish]; Navid Bhatti, précitée). La décision est par conséquent déraisonnable parce qu’en sont absents les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et que l’issue n’est pas acceptable au regard des faits et du droit.

 

[34]           Pour ce qui est de la réparation pouvant être accordée au demandeur, le défendeur s’appuie sur la décision Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF n° 1943, au paragraphe 14 (QL) (1re inst.) [Zhang], pour soutenir que la Cour n’a pas compétence pour attribuer la citoyenneté, pour recommander l’octroi de la citoyenneté ni pour enjoindre à un juge de la citoyenneté de faire une telle recommandation. Dans Zhang, le juge Nadon (qui était alors juge de la Cour fédérale) cite à cet égard les commentaires suivants du juge Strayer dans Khat (Re) (1991), 49 FTR 252 :

[12]      Le juge Strayer ajoute ceci, à la page 253 :

 

« Le paragraphe 14(2) prévoit toutefois, comme condition préalable à la prise d’une décision en vertu de ce paragraphe, que le juge de la citoyenneté doit examiner s’il y a lieu de faire une recommandation en vertu du paragraphe 15(1). Certes, il n’appartient pas à cette Cour, statuant en appel, d’examiner la conclusion du juge de la citoyenneté sur la question de savoir si une recommandation devrait être faite; mais, le cas échéant, il lui est loisible de renvoyer l’affaire au juge de la citoyenneté si elle n’est pas convaincue que les facteurs pertinents ont été pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. »

 

[13]      […]

 

[14]      S’agissant des deux premières ordonnances que voudrait obtenir le demandeur, je partage l’avis de M. le juge Strayer que la Cour n’a pas compétence pour recommander au ministre l’octroi de la citoyenneté au demandeur. Je suis aussi d’avis que la Cour ne peut intimer au juge de la citoyenneté de recommander au ministre l’octroi de la citoyenneté au demandeur.

 

[35]           Dans la décision Abdule, précitée, le juge McGillis a accueilli l’appel de la demanderesse et renvoyé l’affaire à la juge de la citoyenneté, à qui il enjoignait de réexaminer, aux termes du paragraphe 15(1) de la Loi, la question de savoir s’il y avait lieu de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

 

[36]           Pour ce motif et compte tenu des décisions Al-Darawish et Navid Bhatti, précitées, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que si, comme tel a été le cas, la Cour conclut que la décision est déraisonnable, la réparation appropriée consiste à renvoyer l’affaire à un autre juge de la citoyenneté pour nouvel examen. Bien que dans ses observations écrites le demandeur n’ait pas comme tel demandé à titre de réparation que l’affaire soit renvoyée à un autre juge de la citoyenneté, il a formulé une telle demande à l’audience. La Cour dispose en outre à cet égard d’un pouvoir discrétionnaire (paragraphe18.1(3), Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7; IMS Health Canada c Maheu, 2003 CAF 462).

 

[37]           Il est fait droit à l’appel. L’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il réexamine la question de savoir s’il y a lieu de recommander au ministre d’exempter le demandeur du test sur les connaissances pour des raisons d’ordre humanitaire. On devra aussi prendre en considération aux fins du réexamen la preuve médicale produite par le demandeur au soutien du présent appel, notamment une lettre datée du 15 septembre 2012 dans laquelle le Dr Hirst donne des précisions au sujet du premier et du deuxième avis médical qu’il a fournis ainsi que le dossier médical du demandeur obtenu des services de santé de l’Alberta.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

1.             Il est fait droit à l’appel.

2.             L’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il réexamine la question de savoir s’il y a lieu de recommander au ministre d’exempter le demandeur du test sur les connaissances pour des raisons d’ordre humanitaire. On devra aussi prendre en considération aux fins du réexamen la preuve médicale produite par le demandeur au soutien du présent appel, notamment une lettre datée du 15 septembre 2012 dans laquelle le Dr Hirst donne des précisions relativement au premier et au deuxième avis médical qu’il a fournis ainsi que le dossier médical du demandeur obtenu des services de santé de l’Alberta.

3.             Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1828-12

 

INTITULÉ :                                      CHAUDHARY c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 1er octobre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Muhammad Chaudhary

 

SE REPRÉSENTE LUI-MÊME

Anna Kuranicheva

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Muhammad Chaudhary

Calgary (Alberta)

 

SE REPRÉSENTE LUI-MÊME

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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