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Date : 20130830

Dossier : T‑409‑12

Référence : 2013 CF 921

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LA Commission canadienne des droits de la personne

 

 

 

défenderesse

 

 

et

 

 

DETRA BERBERI

 

 

 

 

 

 

 

défenderesse

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision, datée du 29 décembre 2011, par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a statué qu’il avait compétence pour tenir une audience sur la mise en œuvre d’une offre de réparation mentionnée dans une décision antérieure.

 

[2]               Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance annulant la décision et demande qu’on lui adjuge les dépens. La défenderesse s’oppose à la demande et sollicite aussi les dépens. La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) s’oppose également à la demande, mais elle ne demande pas de dépens; elle demande toutefois à ne pas être condamnée à payer des dépens.

 

Contexte

 

[3]               La défenderesse, une fonctionnaire fédérale, a présenté le 7 août 2006 une plainte à la Commission au motif que la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) aurait fait preuve de discrimination à son endroit, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi), lorsqu’elle a examiné sa demande d’une mutation. La Commission a tenu une audience pour instruire la plainte.

 

[4]               La GRC a reconnu sa responsabilité et l’audience, tenue les 1er et 2 juin 2009, n’a porté que sur la question des réparations qu’il convenait d’accorder. Dans une décision datée du 27 juillet 2009, la Commission a ordonné à la GRC de verser à la défenderesse 4 000 $ comme indemnisation pour le préjudice moral subi ainsi que 5 814 $ pour ses frais juridiques. Dans ses motifs, publiés sous la référence 2009 TCDP 21 (la décision sur les réparations), la Commission a décrit l’offre d’un poste faite par la GRC à la défenderesse pendant l’instance (aux paragraphes 32 et 33) :

Lors de l’audience, la GRC a offert à Mme Berberi un poste à durée indéterminée de commis aux finances/à l’administration (CR‑04) au détachement de la GRC de Milton, qui comptait parmi les lieux de travail qu’elle privilégiait. La seule condition était que Mme Berberi obtienne une cote de sécurité « très secret ». La GRC a également proposé d’effectuer une évaluation de la capacité fonctionnelle de Mme Berberi et de faire les adaptations nécessaires afin qu’elle puisse remplir ses fonctions avec succès.

 

Mme Berberi a accepté cette offre et a convenu que cela correspondait à la réparation qu’elle avait demandée, soit un poste permanent à la GRC. Les parties ont convenu qu’il était inutile que le Tribunal rende une ordonnance.

 

 

[5]               Detra Berberi a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision sur les réparations. Le 21 avril 2011, la juge Elizabeth Heneghan a rejeté la demande : Berberi c Canada (Tribunal canadien des droits de la personne), 2011 CF 485, [2011] ACF no 750 (QL) (le contrôle judiciaire). L’un des arguments alors soulevés par la défenderesse était que le Tribunal avait commis une erreur en supposant que la GRC honorerait, de bonne foi, son offre d’emploi. La juge Heneghan a formulé à cet égard les commentaires suivants (aux paragraphes 64 et 65) :

64        La demanderesse était représentée par un avocat lors de l’audience devant le Tribunal. Elle avait le choix de présenter une demande pour obtenir une ordonnance. Elle ne l’a pas fait.

 

65        Le Tribunal s’est acquitté de ses responsabilités dès qu’il a statué sur les questions de l’indemnisation, y compris pour le préjudice moral et pour les frais juridiques. La demanderesse pouvait solliciter une ordonnance du Tribunal en ce qui concernait la mise en œuvre de ces réparations. Elle n’a pas réussi à montrer que le Tribunal avait fait des suppositions erronées, et cet argument est rejeté.

 

 

[6]               La défenderesse a interjeté appel de cette décision (dossier A‑195‑11 de la Cour d’appel) mais, à la fin de février 2012, l’appel a été rejeté pour cause de retard.

 

[7]               Le 15 juillet 2011, la défenderesse Detra Berberi a demandé au Tribunal de tenir une audience sur l’offre de réparation faite lors de l’audience de juin 2009. Le Tribunal a demandé par écrit aux parties et à la Commission de présenter leurs observations au sujet de la poursuite envisagée de l’instance. Le Tribunal a offert la médiation aux parties, qui l’ont refusée.

 

Décision à l’examen

 

[8]               Le 29 décembre 2011, le Tribunal a conclu qu’il avait compétence pour rouvrir l’affaire et traiter des questions liées à la mise en œuvre de l’offre de réparation. Les motifs de la décision ont été publiés sous la référence 2011 TCDP 23 (la décision sur la compétence).

 

[9]               Le Tribunal a résumé le contexte de l’affaire et exposé les positions des parties. Selon Mme Berberi, le Tribunal avait compétence pour surveiller la conduite des parties en ce qui concerne les réparations proposées et acceptées dans le cadre de l’affaire dont il était saisi. Mme Berberi a soutenu subsidiairement que la plainte n’avait pas été correctement ou complètement tranchée.

 

[10]           Le demandeur soutenait pour sa part que le Tribunal était functus officio. Comme il avait rendu une décision définitive, sa compétence était épuisée. Tant le demandeur que la Commission ont reconnu que l’offre d’emploi faisait partie de la décision du Tribunal.

 

[11]           Le Tribunal s’est penché sur le droit relatif au principe du functus officio dans son application aux tribunaux administratifs, en commençant par l’arrêt de la Cour suprême Chandler c Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848. Le Tribunal a également examiné les décisions de la Cour Grover c Canada (Conseil national de recherche), [1994] ACF no 1000 (QL), 80 FTR 256, et Canada (Procureur général) c Moore, [1998] 4 CF 585, [1998] ACF no 1128 (QL), qui portaient toutes deux sur des contrôles judiciaires de décisions du Tribunal. Il a finalement analysé des décisions relatives à des contrôles judiciaires de décisions de la Commission effectués par la Cour, Kleysen Transport Ltd c Hunter, 2004 CF 1413, [2004] ACF no 1723 (QL) et Merham c Banque royale du Canada, 2009 CF 1127, [2009] ACF no 1410 (QL).

 

[12]           Le Tribunal a résumé comme suit la question qu’il lui fallait trancher, au paragraphe 17 de sa décision : « compte tenu de la Loi et des circonstances en l’espèce, le Tribunal devrait‑il rouvrir l’affaire afin d’exercer la fonction que lui confère la Loi canadienne sur les droits de la personne? »

 

[13]           Le Tribunal a souligné que le principal objectif de la Loi était de déceler et de supprimer les actes discriminatoires, et il a fait état du large pouvoir discrétionnaire en matière de réparation que lui accordait le paragraphe 53(2) de la Loi. Par ailleurs, la Loi ne prévoit pas un droit d’appel des décisions du Tribunal, et le contrôle judiciaire n’est pas le recours approprié pour demander l’exécution d’une décision du Tribunal. Le Tribunal a ensuite cité un extrait de la décision rendue dans le cadre du contrôle judiciaire dans lequel la Cour a écrit que la défenderesse pouvait solliciter une ordonnance du Tribunal. Il a aussi fait remarquer que ses ordonnances pouvaient être assimilées à des ordonnances de la Cour en vertu de l’article 57 de la Loi, mais que ce serait contrecarrer l’objectif de celle‑ci que d’obliger un plaignant à déposer une nouvelle plainte pour obtenir la réparation intégrale accordée par le Tribunal.

 

[14]           Le Tribunal a souligné que la défenderesse ne mettait pas en question la finalité, la validité ou la justesse de la décision sur les réparations, ni ne lui demandait de modifier les réparations. Elle demandait plutôt l’occasion de plaider en faveur de la mise en œuvre efficace d’une partie de la décision sur les réparations.

 

[15]           Lorsqu’il a rendu la décision sur les réparations, le Tribunal avait, en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi, le pouvoir de rendre une ordonnance, mais les parties avaient convenu qu’une telle ordonnance n’était pas nécessaire. Ne serait‑il pas exagérément formaliste, s’est ainsi demandé le Tribunal, de refuser à une victime de discrimination l’occasion de demander la mise en œuvre efficace d’une réparation pour la seule raison qu’il n’avait pas fait transformé cette réparation en une ordonnance, alors même qu’il est manifeste qu’il s’attendait à ce que l’offre d’emploi se concrétise?

 

[16]           Le Tribunal a conclu qu’en l’absence d’ordonnance, la défenderesse se retrouvait sans mécanisme d’exécution, et qu’il serait contraire à l’objet réparateur de la Loi de refuser à la victime de discrimination l’occasion de rouvrir l’affaire. Le Tribunal a par conséquent conclu, eu égard aux circonstances de l’affaire, qu’il avait compétence pour rouvrir l’affaire et examiner des questions liées à la mise en œuvre de l’offre.

 

Autre procédure

 

[17]           Le 19 juin 2012, le protonotaire Kevin Aalto a accueilli une requête, présentée sur consentement des parties, prévoyant la suspension de l’instance devant le Tribunal dans la présente affaire jusqu’à ce que la Cour se prononce de manière définitive sur la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Questions en litige

 

[18]           Dans son mémoire, le demandeur soulève la question suivante :

            1.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant qu’il n’était pas functus officio dans la présente affaire?

 

[19]           Je reformulerais comme suit les questions en litige :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en décidant de rouvrir l’affaire?

 

Observations écrites du demandeur

 

[20]           S’appuyant sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, le demandeur soutient que la question de savoir si le Tribunal était functus officio touche véritablement à la compétence et, qu’à ce titre, elle commande la norme de la décision correcte. Ainsi, si le Tribunal a interprété incorrectement les pouvoirs que lui conférait la Loi, ses actes étaient ultra vires.

 

[21]           Selon le demandeur, la doctrine du functus officio assure le respect du principe du caractère définitif des décisions judiciaires et administratives. Il fait état des quatre exceptions suivantes à cette doctrine :

            1.         Il y a eu un lapsus dans la rédaction de la décision définitive.

            2.         Il y a une erreur dans l’expression manifeste de l’intention du tribunal.

            3.         La loi habilitante porte à croire que rouvrir une décision permettra au tribunal d’exercer les fonctions que cette loi lui confère.

            4.         Le tribunal a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit au cours de l’instance.

 

[22]           Le demandeur soutient qu’un tribunal ne peut rouvrir un dossier simplement pour choisir une réparation autre que celle qu’il avait choisie à l’origine. Il estime aussi qu’aucune des quatre exceptions mentionnées n’est applicable en l’espèce. Le demandeur concède que le Tribunal peut demeurer saisi d’une affaire en le prévoyant expressément, mais avance que rien dans la Loi ne permet au Tribunal de rouvrir une affaire après le prononcé d’une ordonnance définitive à moins qu’il n’ait expressément prévu qu’il conservait sa compétence à l’égard de l’affaire.

 

[23]           Le demandeur invoque la décision Grover, précitée, où la Cour a statué que le pouvoir réparateur dont le Tribunal disposait en vertu du paragraphe 53(2) comprenait celui de conserver sa compétence, et que le critère fondamental quant à l’application de la doctrine du functus officio était de savoir si l’on pouvait considérer que le Tribunal avait tranché complètement la plainte. Or, en l’espèce, on a tranché de manière définitive, dans la décision sur les réparations, les questions soulevées à l’audience.

 

[24]           Selon le demandeur, la décision sur la compétence s’écarte de façon injustifiée de l’état actuel du droit. Le demandeur soutient aussi que la jurisprudence sur laquelle se fonde le Tribunal n’est pas applicable, car les décisions citées traitaient soit du défaut de prendre en compte les observations, soit des pouvoirs de la Commission, lesquels sont différents de ceux du Tribunal.

 

[25]           Le demandeur ajoute qu’aucun fondement juridictionnel ne permettait au Tribunal de rouvrir l’affaire. La lecture de l’article 57 de la Loi permet de constater que le législateur a préconisé les procédures d’exécution et a choisi de n’accorder au Tribunal aucun pouvoir de réouverture. Lors de sa précédente demande de contrôle judiciaire, la défenderesse aurait pu demander à la Cour de rendre une ordonnance de mandamus enjoignant à la GRC de donner suite à l’offre d’emploi. L’omission de la part de la défenderesse de le faire ne confère pas pour autant compétence au Tribunal.

 

Observations écrites de la défenderesse

 

[26]           La défenderesse soutient que le Tribunal était saisi d’une question mixte de fait et de droit, de sorte que la norme applicable est celle de la raisonnabilité.

 

[27]           La défenderesse avance que le Tribunal n’était pas functus officio parce que, dans sa décision sur les réparations, il ne s’était pas prononcé sur l’ensemble des réparations qu’il convenait de lui accorder, ni n’avait tranché d’une autre manière cette question. Le Tribunal avait plutôt simplement pris acte du fait que la défenderesse avait accepté l’offre de la GRC et statué sur les demandes pécuniaires. Aucune conclusion n’avait donc été tirée, ni aucune décision rendue, quant à l’obligation de fournir un emploi. La doctrine du functcus officio n’est donc pas applicable.

 

[28]           La défenderesse soutient subsidiairement, advenant l’applicabilité de la doctrine, que la décision sur la compétence relève de l’exception de l’intention manifeste. La décision sur les réparations montre clairement que le Tribunal s’attendait à ce que l’offre d’emploi se concrétise : il voulait que l’offre d’emploi soit faite.

 

[29]           La défenderesse conteste l’argument du demandeur voulant qu’il lui ait été loisible d’introduire une procédure d’exécution en application de l’article 57 de la Loi puisque le Tribunal n’avait rendu aucune ordonnance. Elle soutient qu’elle n’aurait pas pu non plus intenter un recours en mandamus, étant donné que l’existence de l’ordonnance d’un tribunal constitue une condition préalable. Le Tribunal a donc eu raison de dire que, pour ce qui était de l’offre d’emploi, la défenderesse se retrouvait sans mécanisme d’exécution.

 

[30]           La défenderesse soutient enfin qu’en vertu de la doctrine de la déduction nécessaire, les tribunaux jouissent de tous les pouvoirs nécessaires pour exercer le mandat qui leur est conféré par la loi.

 

Observations écrites de la Commission

 

[31]           La Commission soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La  décision met en cause l’interprétation par le Tribunal de sa loi habilitante, et elle relève de son domaine d’expertise. La Loi ne renferme pas de clause privative, mais son objet est de favoriser par un régime spécialisé le règlement rapide et sans formalités des différends en matière de droits de la personne. La Commission insiste sur le principe selon lequel l’on doit donner pleinement application et effet à la législation sur les droits de la personne.

 

[32]           Selon la Commission, un tribunal ne dispose pas du pouvoir de rouvrir une décision dans les seuls cas où il a conservé sa compétence. La Cour a déjà conclu, au contraire, que la Commission avait le pouvoir de réexaminer ses décisions même en l’absence de disposition expresse dans la Loi. La Commission souscrit par ailleurs à la conclusion du Tribunal que la défenderesse se retrouverait sans mécanisme d’exécution s’il ne rendait pas une ordonnance à cet égard.

 

[33]           La Commission soutient que, bien que le Tribunal n’ait pas compétence pour réexaminer les conclusions tirées dans sa décision originale, il dispose du pouvoir de parachever cette décision, particulièrement si elle fait abstraction d’un élément qui aurait dû être pris en compte. La décision sur les réparations ne statuait que partiellement sur celles‑ci étant donné que les parties étaient parvenues à une entente. Le Tribunal a par conséquent compétence pour parfaire sa décision originale et se prononcer sur la prétendue non‑conformité.

 

[34]           Tout comme la défenderesse, la Commission estime qu’il n’est pas possible d’introduire une procédure d’exécution en vertu de l’article 57 de la Loi. La Cour a statué dans la décision rendue dans le cadre du contrôle judiciaire que la défenderesse pouvait demander au Tribunal de rendre une ordonnance. La Commission signale toutefois que le dépôt d’une nouvelle plainte ne constituerait pas une réparation efficace puisque les plaignants seraient peu incités à régler leurs différends avant ou pendant le processus d’instruction des plaintes, étant donné le caractère non exécutoire des promesses qui pourraient alors être faites. Bref, la décision du Tribunal était raisonnable.

 

Analyse et décision

 

[35]           Première question en litige

      Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle applicable à une question donnée, la cour de révision peut l’adopter (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 57).

 

[36]           La défenderesse qualifie la question soumise au Tribunal de véritable question de compétence. La Cour suprême a toutefois récemment fait une mise en garde contre l’emploi d’une telle qualification, qui appelle le recours à la norme de la décision correcte (voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, aux paragraphes 32 à 34). La Cour suprême a également examiné, selon la norme de la décision raisonnable, l’interprétation par le Tribunal même de sa loi habilitante dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471, aux paragraphes 24 à 27. La décision du Tribunal quant à la question de savoir s’il peut rouvrir une affaire ne touche pas davantage à la « compétence » qu’une autre relativement à la question de savoir s’il peut adjuger des dépens. La Cour suprême a statué à l’égard de cette dernière question que la retenue judiciaire était de mise. La norme de la décision raisonnable est par conséquent aussi appropriée pour le contrôle de la décision du Tribunal en l’espèce.

 

[37]           Lorsqu’elle contrôle la décision rendue par le Tribunal en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit intervenir que si le Tribunal est arrivé à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au vu de la preuve qui lui a été soumise (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et  Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, il n’appartient pas à une cour de révision de substituer la solution qu’elle juge elle‑même appropriée à celle qui a été retenue, pas plus qu’il ne lui appartient d’évaluer de nouveau la preuve (au paragraphe 59).

 

[38]           Deuxième question en litige

      Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en décidant de rouvrir l’affaire?

            Je souscris à la conclusion du Tribunal dans la décision sur la compétence selon laquelle il ressort clairement de la décision sur les réparations que le Tribunal s’attendait à ce qu’on présente l’offre d’emploi à la défenderesse. Quant à savoir pourquoi ni le Tribunal ni l’avocat de la défenderesse n’a jugé utile de traduire en bonne et due forme cette attente en une ordonnance, on ne le sait pas vraiment.

 

[39]           Quel est l’effet de l’attente, en l’absence d’une ordonnance? Il semble à la lecture de l’article 57 de la Loi que l’offre d’emploi ne peut être assimilée à une ordonnance de la Cour fédérale aux fins de son exécution.

 

[40]           Le demandeur soutient que la doctrine du functus officio s’applique et que le Tribunal n’a pas compétence pour connaître de l’offre d’emploi. Dans l’arrêt Chandler, précité, le juge Sopinka a déclaré à cet égard ce qui suit (à la page 862) :

21     Le principe du functus officio s’applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d’une cour de justice dont la décision peut faire l’objet d’un appel en bonne et due forme. C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel.

 

22     Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C’était le cas dans l’affaire Grillas, précitée.

 

 

[41]           Dans la décision de la Cour Kleysen Transport, précitée, un raisonnement semblable a conduit le juge James O’Reilly à conclure que la Commission canadienne des droits de la personne avait, dans certaines circonstances, le pouvoir de réexaminer ses propres décisions.

 

[42]           Dans Canada (Procureur général) c Amos, 2011 CAF 38, [2011] ACF no 159 (QL), la Cour d’appel fédérale a formulé comme suit, au premier paragraphe, la question dont elle était saisie :

La présente affaire concerne l’étendue de la compétence que la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la LRTFP, la Loi ou la nouvelle Loi) confère à l’arbitre de grief. L’arbitre de grief demeure‑t‑il compétent pour trancher les différends relatifs à l’entente de règlement conclue par les parties sur des questions qui peuvent être renvoyées à l’arbitrage ou, comme l’arbitre de grief a formulé la question dans le cas qui nous occupe, quelles sont les voies de recours qui sont ouvertes à celui dont le grief renvoyé à l’arbitrage a été réglé et qui allègue par la suite que l’autre partie n’a pas respecté l’entente de règlement (motifs de l’arbitre de grief, au paragraphe 46)?

 

La Cour d’appel a ensuite conclu que l’arbitre de grief pouvait se prononcer sur l’entente de règlement. Son raisonnement est exposé aux paragraphes 62 à 68 de ses motifs.

 

[43]           La situation en l’espèce – il ressort clairement des motifs du Tribunal qu’il s’attendait à la mise en œuvre de certaines mesures convenues par les parties, et ces mesures ont par la suite été remises en cause – ne relève pas d’une des exceptions à la doctrine du functus officio circonscrite par la jurisprudence précitée. Toutefois, si la Cour s’arrêtait à ce constat, cela irait clairement à l’encontre de la directive donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Chandler, précité, selon laquelle la souplesse est de mise dans l’application de la doctrine aux tribunaux administratifs. La Cour a également statué dans la décision Moore, précitée, au paragraphe 49, qu’il convenait dans certaines circonstances que le Tribunal rouvre une affaire, et le reste de la jurisprudence citée mène à la même conclusion.

 

[44]           Dans la situation unique, qu’on n’espère pas voir souvent, où la décision d’un tribunal se fonde manifestement sur une entente conclue par les parties, mais où le tribunal ne rend pas l’entente exécutoire, la décision de rouvrir l’affaire est raisonnable. Le Tribunal ne tient pas une audience pour qu’on procède à nouveau à l’instruction de la plainte en son entier. L’atteinte au caractère définitif de la décision crainte par le demandeur se trouve réduite du fait que rouvrir la question de l’offre d’emploi ne pourrait créer aucune nouvelle obligation; il s’agit plutôt d’amener le demandeur à tenir sa promesse initiale. Il n’y a pas lieu pour le demandeur de se plaindre qu’on le fasse respecter sa propre offre.

 

[45]           Je rejetterais par conséquent la demande de contrôle judiciaire et j’adjugerais les dépens à la défenderesse, Detra Berberi.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, les dépens étant adjugés à la défenderesse, Detra Berberi.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6

 

53. (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

 

 

 

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

 

 

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

 

 

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

 

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

 

 

 

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

 

 

 

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

 

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 

 

 

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

 

 

 

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

 

57. Aux fins de leur exécution, les ordonnances rendues en vertu des articles 53 et 54 peuvent, selon la procédure habituelle ou dès que la Commission en dépose au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme, être assimilées aux ordonnances rendues par celle‑ci.

53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

 

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

 

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

 

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

 

 

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

 

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

 

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

 

(4) Subject to the rules made under section 48.9, an order to pay compensation under this section may include an award of interest at a rate and for a period that the member or panel considers appropriate.

 

57. An order under section 53 or 54 may, for the purpose of enforcement, be made an order of the Federal Court by following the usual practice and procedure or by the Commission filing in the Registry of the Court a copy of the order certified to be a true copy.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    T‑409‑12

 

INTITULÉ :                                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                        ‑ et ‑

                                                                        LA Commission CANADIENNE des droits de la personne

                                                                        ‑ et –

                                                                        DETRA BERBERI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 5 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 30 août 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shelley C. Quinn

Laura Tauskey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ikram Warsame

 

POUR LA Commission canadienne des droits de la personne,

DÉFENDERESSE

 

Gavin J. Leeb

 

POUR DETRA BERBERI, DÉFENDERESSE

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Commission canadienne des droits de la personne, Direction des services juridiques

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA Commission canadienne des droits de la personne,

DÉFENDERESSE

 

Gavin J. Leeb

Toronto (Ontario)

POUR DETRA BERBERI, DÉFENDERESSE

 

 

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