Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20130925

Dossier : IMM-11896-12

Référence : 2013 CF 981

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2013

En présence de madame la juge McVeigh

 

 

ENTRE :

MOISES EDGARDO SEGOVIA BATRES

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie de la présente demande de contrôle judiciaire en raison de la crainte que des erreurs d’interprétation aient amené la Commission à tirer d’importantes conclusions défavorables quant à la crédibilité.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

I.          Les faits

[3]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 25 octobre 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé la demande d’asile qu’il a présentée parce qu’il tombe sous le coup de l’exception prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) et qu’il s’expose à un risque généralisé s’il est renvoyé en El Salvador.

 

[4]               Le demandeur, citoyen d’El Salvador, prétend qu’il figure sur la liste des cibles du gang Mara Salvatrucha (MS13). Ce dernier, soutient-il, a essayé de le recruter en 2000 et, pour éviter d’avoir à se joindre à ce groupe, il a dû abandonner l’école et déménager. Il a fui aux États-Unis, car son père est citoyen américain. Il allègue que son père allait légaliser son statut aux États‑Unis et que, de fait, il n’y a pas demandé l’asile dans le délai d’un an prévu à cette fin. En 2004, son oncle a agi comme témoin lors de poursuites concernant des membres du MS13. Le rôle que son oncle a joué a été le motif d’actes de vengeance de la part du MS13 et des membres de sa famille ont dû quitter la ville où ils vivaient. En 2009, la demande d’asile du demandeur aux États-Unis a été rejetée. Ce dernier est ensuite venu au Canada, où il a demandé l’asile à son arrivée.

 

[5]               La Commission a conclu que la question déterminante était l’existence d’un risque généralisé, mais elle a également analysé la crédibilité. Elle a conclu que le demandeur n’était pas digne de foi et que le fait que son oncle avait pris part à l’enquête policière ainsi qu’aux poursuites engagées contre le MS13 ne lui causerait pas de risques. Le risque généralisé auquel ce dernier s’exposait résultait de la tentative de recrutement forcée du MS13.

 

[6]               Barbara Duffus, une interprète agréée indépendante, a passé en revue l’enregistrement de l’audition de la demande d’asile et a déposé un affidavit dans lequel elle a relevé plusieurs erreurs que l’interprète avait commises à l’audience en traduisant de l’anglais vers l’espagnol ainsi que de l’espagnol vers l’anglais.

 

II.        La question en litige

[7]               Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale dans les services d’interprétation fournis à l’audience?

 

III.       L’analyse

A. La renonciation

[8]               Les parties conviennent qu’il n’y aurait pas pu y avoir de renonciation, car le demandeur ne s’exprimait pas en anglais et n’aurait pas pu savoir qu’on n’interprétait pas correctement ses propos avant qu’une autre interprète passe en revue les bandes d’enregistrement.

 

B. La norme de contrôle applicable

[9]               Selon la jurisprudence, la norme de contrôle applicable est la décision correcte dans le cas d’un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2009 CSC 9).

 

C. Le critère juridique applicable

[10]           Dans l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 (CAF) [Mohammadian], la Cour d’appel fédérale conclut, au paragraphe 4, que « l’interprétation fournie aux demandeurs devant la section du statut doit satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance. » Cela permet au demandeur de relater son histoire.

 

[11]           La norme d’interprétation est stricte, mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit parfaite; le principe important est la compréhension linguistique (R c Tran, [1994] 2 RCS 951 [Tran]; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1161, au paragraphe 3).

 

[12]           Cependant, dans les cas où des erreurs de traduction ou d’interprétation ont été commises, ces dernières doivent avoir joué un rôle important dans les conclusions que la Commission a tirées quant à la crédibilité (Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 326, au paragraphe 16, Sherpa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 267, aux paragraphes 59 et 60).

 

[13]           S’il est prouvé qu’il y eu manquement à cette norme, il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un préjudice réel (Tran, précité, Mohammadian, précité).

 

D. Les erreurs d’interprétation importantes

[14]           Si l’on compare la transcription à l’affidavit de l’interprète qui l’a passée en revue, il est clair que les erreurs d’interprétation ont créé une certaine confusion dans le témoignage du demandeur. Les erreurs étaient nombreuses, mais toutes n’ont pas été importantes pour les conclusions que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité. Il est nécessaire d’évaluer la décision dans son ensemble afin de déterminer si le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale. Le nombre des erreurs importe peu, mais le fait que des erreurs importantes ont été le fondement de conclusions défavorables au sujet de la crédibilité est important pour la décision dans son ensemble. Les erreurs d’interprétation ont joué un rôle central dans la conclusion du commissaire selon laquelle le témoignage du demandeur n’était pas digne de foi et portait à confusion.

 

[15]           La Cour suprême du Canada accorde une grande importance au droit à l’assistance d’un interprète que confère, à l’article 14, la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, c 11 (Tran, précité).

 

[16]           Si l’on compare le document qu’a établi l’interprète judiciaire agréé et l’interprète Barbara Duffus, lequel relève dans la transcription de l’audience les erreurs que l’interprète a commises, on voit aisément pourquoi le commissaire a conclu que les réponses du demandeur étaient en soi incohérentes et portaient à confusion.

 

[17]           À titre d’exemple, le mot espagnol « pendiente » a été traduit en anglais par l’interprète à l’audience par le mot « pending » (en instance) plutôt que par « liste de cibles », qui est le sens qu’avait ce mot-là dans ce contexte. Ce mot avait son importance dans l’affaire, assez pour que le commissaire le cite dans sa décision. Il a été traduit erronément à plusieurs reprises durant toute l’audience, et cela a amené le commissaire à conclure qu’« […] il n’y a toutefois pas mentionné que des individus le recherchaient activement […] », alors que la réponse réelle du demandeur était qu’il était encore inscrit sur la liste de cibles du MS13. Au paragraphe 13 de la décision, le commissaire indique : « […] [t]outefois, lorsque la question lui a de nouveau été posée, il s’est rétracté et a livré un autre témoignage confus, répétant que les gangs cherchaient son oncle et disant que le demandeur d’asile est [traduction] “en instance” ».

 

[18]           Au paragraphe 13, le décideur écrit : « [p]lus tard pendant l’interrogatoire, le demandeur d’asile a déclaré [traduction] “dans mon pays, les gens ne s’en mêlent pas”, laissant sous‑entendre qu’ils ne le font pas par choix. Quoi qu’il en soit, la preuve du demandeur d’asile à cet égard n’a jamais été étayée, même lorsque d’autres questions lui ont été posées à cet égard ».

 

[19]           Une autre erreur importante a été commise au moment où le commissaire a demandé pourquoi le demandeur n’avait pas demandé l’aide de la police. L’interprète a traduit le mot espagnol pour « police » comme s’il s’agissait de « people » (les gens) :

Heure :

Dialogue anglais

Dialogue espagnol

00:31:35

Interprète :

Demandeur d’asile :

 

[traduction
Dans mon pays, les gens (people)

[traduction
Dans mon pays, les policiers

 

ne se mêlent de rien

ne se mêlent de rien

 

avant qu’il survienne quelque chose

avant qu’il survienne quelque chose

 

et ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils

et ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils

 

décident parfois d’intervenir.

décident parfois d’intervenir.

 

[20]           Ces exemples servent à illustrer les erreurs d’interprétation sur lesquelles le commissaire s’est fondé et qui se sont soldées par un manquement au droit du demandeur à l’équité procédurale.

 

[21]           La Cour ne dit pas que, si les services d’interprétation avaient été appropriés, la Commission aurait conclu que le demandeur était digne de foi. En fait, si les services d’interprétation avaient été appropriés, la Commission aurait peut-être trouvé quand même que le témoignage du demandeur portait à confusion et n’était pas digne de foi. Le demandeur mérite toutefois que son histoire soit relatée. La Commission se doit de rendre sa décision en se fondant sur le récit convenablement traduit du demandeur. De plus, les questions posées par le commissaire au demandeur doivent être elles aussi convenablement traduites, de manière à ce que ce dernier puisse y répondre.

 

[22]           En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale et, cela étant, il est inutile de traiter de toute autre question soulevée.

 

[23]           Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé une question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission annulée et l’affaire renvoyée en vue d’une nouvelle décision devant un tribunal différemment constitué.

2.         Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

 

 

« Glennys L. McVeigh »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11896-12

 

INTITULÉ :                                      BATRES c. MCI

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 9 JUILLET 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 25 SEPTEMBRE 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cheryl Robinson

 

POUR LE DEMANDEUR

Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Chantal Desloges

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.