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Date : 20130913

Dossier : T-1443-12

Référence : 2013 CF 951

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

ENTRE :

 

DENNIS WESTBROOK

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, de la décision par laquelle Cheryl Fraser, sous-commissaire à la Direction générale des ressources humaines, à l’Agence du revenu du Canada, a rejeté le grief du demandeur qui contestait la réponse à sa plainte de harcèlement énoncée dans une lettre du 27 janvier 2010 rédigée par Peter Poulin, sous-commissaire à la Direction générale de l’information et de la technologie.

 

I.          Contexte

[2]               Le demandeur travaillait comme analyste informatique à l’Agence du revenu du Canada [l’Agence]. À compter de mars 2007, il a relevé de Beverley Miranda, chef de projet.

 

[3]               Le 23 septembre 2008, le demandeur a déposé une plainte où il alléguait avoir fait l’objet de harcèlement, entre juillet 2007 et décembre 2007, de la part de Mme Miranda. Le demandeur alléguait dans sa plainte que le style de gestion de Mme Miranda constituait du harcèlement personnel puisqu’il était [traduction] « rabaissant, inconvenant et agressif ». Le demandeur a affirmé que ce harcèlement l’avait finalement conduit, le 2 octobre 2007, à prendre un congé de maladie. Il a par la suite étoffé ses allégations à l’endroit de Mme Miranda. Les cinq allégations de harcèlement suivantes sont particulièrement pertinentes pour la présente instance :

i)        Mme Miranda a accusé le demandeur à tort d’arriver en retard au travail; 

ii)      sous prétexte de leur parler d’un barbecue au travail, elle a téléphoné au demandeur et à d’autres employés pour vérifier en fait s’ils étaient bien à leur bureau – ils ont ainsi eu le sentiment d’être « espionnés »;

iii)    elle a accusé le demandeur à tort de passer trop de temps au travail à discuter de questions personnelles;

iv)    elle a demandé de manière irrespectueuse, irritée et non professionnelle au demandeur de modifier une estimation de coût, puis elle a usé d’intimidation physique à son endroit;

v)      elle a dit au demandeur d’aller chez lui après avoir déclaré qu’il ne lui était d’« aucune utilité » au travail.

 

[4]               En février 2009, l’Agence a retenu les services de Susan Palmai, du cabinet Quintet Consulting Corporation, [l’enquêtrice] pour qu’elle fasse enquête au sujet de la plainte du demandeur. L’enquêtrice a accepté que Mme Miranda formule ses réponses par écrit, et elle a tenu diverses entrevues entre juin et août 2009. En novembre 2009, l’enquêtrice a présenté son rapport d’enquête préliminaire; le demandeur a soumis des commentaires en réponse. Le 23 décembre 2009, le rapport final d’enquête a été remis à l’Agence.

 

[5]               Le 27 janvier 2010, M. Poulin a rejeté la plainte du demandeur. Celui‑ci a répliqué par le dépôt d’un grief. Lors d’une audience tenue le 30 avril 2012, le demandeur a présenté des observations écrites dans lesquelles il alléguait diverses lacunes ayant entaché l’enquête.

 

[6]               Après l’audience, le 20 juin 2012, Mme Fraser a rendu une décision (sous forme d’une lettre d’une page) par laquelle elle rejetait le grief du demandeur. Madame Fraser a déclaré qu’après examen du grief, du rapport de l’enquêtrice et des observations présentées par le demandeur et son représentant à l’audience, elle en était venue à la conclusion que [traduction] « la plainte (du demandeur) a[vait] été examinée de manière équitable et approfondie sur le fond, et la procédure d’enquête s’[était] correctement déroulée ».

 

II.        Question en litige

[7]               La question soulevée dans le cadre de la présente demande est la suivante :

A.  La décision de l’Agence du revenu du Canada était-elle raisonnable?

 

III.       Norme de contrôle

[8]               Les deux parties conviennent que la raisonnabilité est la norme de contrôle applicable (voir notamment Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux paragraphes 16 et 28; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 48; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland and Labrador Nurses Union]).

 

IV.       Analyse

A.  La décision de l’Agence du revenu du Canada était-elle raisonnable?

[9]               La Politique sur la prévention et résolution du harcèlement de l’Agence du revenu du Canada définit comme suit le harcèlement :

Le harcèlement est une forme d’inconduite et s’entend de tout comportement inconvenant d’un employé envers un autre employé, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend un acte répréhensible, un propos ou une exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, et tout acte d’intimidation ou de menace, qui affecte celle-ci ou son environnement de travail à son détriment.

 

 

[10]           Le demandeur soutient qu’on a traité de manière lacunaire dans le rapport de l’enquêtrice de la preuve produite concernant le harcèlement que Mme Miranda lui aurait fait subir. Plus précisément, il affirme que les deux erreurs suivantes ont été commises dans l’appréciation de la preuve :

i)                    lorsqu’elle a apprécié la crédibilité, l’enquêtrice n’a pas tenu valablement compte des incohérences demeurées inexpliquées entre son témoignage et celui de Mme Miranda;

ii)                l’enquêtrice n’a pas évalué la version des faits la plus vraisemblable, soit la sienne, par comparaison avec celle présentée par Mme Miranda.

 

[11]           Selon le demandeur, l’Agence n’ayant pas abordé les lacunes du rapport de l’enquêtrice, les motifs de sa décision de l’Agence étaient déraisonnables puisque le dossier et la décision ne permettent pas de saisir pour quelles raisons l’Agence a rendu cette décision.

 

[12]           Bien que l’Agence eût pu motiver plus clairement sa décision concernant les questions de crédibilité, je ne souscris pas à la manière dont le demandeur a jugé cette décision déraisonnable. En outre, bien que la Cour ne doive ni deviner les motifs d’une décision ni substituer ses motifs à ceux du décideur, une telle situation ne se présente pas en l’espèce.

 

[13]           La Cour n’a pas pour rôle d’analyser le dossier en profondeur afin de justifier les motifs qui sous-tendent la décision de l’Agence. Cela dit, il ressort assez clairement du dossier pourquoi, en l’espèce, l’Agence en est arrivée à sa décision. Dans la décision initiale du 27 janvier 2010, l’Agence fait référence au rapport de l’enquêtrice et donne un résumé des conclusions tirées en fonction de la preuve. De même, l’Agence renvoie au rapport de l’enquêtrice dans sa décision finale du 10 juin 2012. Il n’est pas nécessaire de deviner les motifs de la décision; ceux‑ci sont exposés dans la lettre du 27 janvier 2010 et étayés par le rapport de l’enquêtrice. Aux fins de la présente demande, il est raisonnable de considérer ce rapport et la décision initiale comme faisant partie intégrante de la décision finale. Détacher ces composantes de la décision finale aurait un caractère artificiel, et serait tout le contraire de la retenue dont il convient de faire preuve, selon la norme de la raisonnabilité, à l’endroit des décideurs administratifs.

 

[14]            Par conséquent, le raisonnement suivi par l’Agence pour en arriver à sa décision finale respecte la recommandation faite au paragraphe 15de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses Union, selon laquelle une cour de justice peut « […] examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat ». Il est raisonnable de considérer le rapport de l’enquêtrice et la décision initiale comme des composantes du raisonnement suivi par l’Agence dans sa décision finale (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37; Ralph c Canada (Procureur général), 2010 CAF 257, aux paragraphes 14 et 16).

 

[15]           Le rapport de l’enquêtrice et la décision initiale permettent de constater que les plaintes formulées par le demandeur ont été jugées sans fondement pour divers motifs, notamment en raison des dénégations de Mme Miranda, de l’absence de preuve corroborant les allégations du demandeur et du fait que certains incidents ne répondaient pas à la définition du harcèlement. Ces motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi le tribunal administratif a rendu sa décision (Newfoundland and Labrador Nurses Union, au paragraphe 22), dont son appréciation de la crédibilité en fonction de la preuve.

 

[16]           Dans le rapport de l’enquêtrice et la décision initiale, un certain nombre de conclusions ont été tirées relativement aux cinq questions soulevées par le demandeur dans la présente demande. Quant à la première et à la deuxième questions, l’enquêtrice a déclaré ce qui suit à la page 29 de son rapport :

[traduction]

Mme Miranda déclare qu’en tant que superviseure, il lui arrivait de se rendre à la zone de travail de ses employés pour parler avec ceux‑ci, à la fin de la journée ou à d’autres moments. Cela n’est aucunement incompatible avec ses tâches de supervision.

 

Il est également déclaré ce qui suit à la page 2 de la décision initiale du 27 janvier 2010 :

[traduction]

Rien dans les dépositions des témoins ne laisse croire que Mme Miranda ait outrepassé son rôle de supervision en se rendant à l’occasion dans la zone des cubicules des membres de l’équipe.

 

 

[17]           Pour ce qui est de la troisième question, l’enquêtrice déclare ce qui suit à la page 28 de son rapport :

[traduction]

Mme Miranda n’a pas nié s’être rendue au bureau de ce dernier (le demandeur), mais elle a nié lui avoir demandé ce dont M. Wong et lui discutaient.

 

 

[18]           À la page 29 du rapport, l’enquêtrice tire les conclusions suivantes, qui ont un lien avec la quatrième question soulevée par le demandeur :

[traduction]

Aucun témoin n’a laissé entendre que Mme Miranda ait pu soumettre des employés à de l’intimidation physique au travail.

 

Personne n’a été témoin de la moindre intimidation physique, et M. Tripp a même déclaré qu’il s’inquiétait du traitement réservé à Mme Miranda par des membres de l’équipe de BCCE. M. Lessard a confirmé que Mme Miranda ne manquait pas de professionnalisme dans ses propos, ni ne criait après ses employés.

 

 

[19]           Voici un extrait de la page 3 de la décision initiale, en lien avec les troisième et quatrième questions :

[traduction]

Cette allégation est par conséquent jugée sans fondement puisqu’aucun élément de preuve ne la corrobore.

 

 

[20]           Enfin, quant à la cinquième question, l’enquêtrice fait état de ce qui suit à la page 30 de son rapport :

[traduction]

M. Westbrook n’a présenté aucun élément de preuve au soutien de son allégation et il n’a pas nié le fait que, quatre jours après l’incident qui serait survenu le 20 septembre 2007, Mme Miranda a approuvé sa demande de participation à un colloque sur la dépression. Aucun témoin n’a entendu les propos que Mme Miranda aurait tenus à l’endroit de M. Westbrook, ni n’a pu attester de manière fiable que de tels propos avaient bien été formulés.

 

À la page 4 de la décision initiale, l’Agence a conclu comme suit au sujet de la cinquième question :

[traduction]

M. Westbrook n’ayant produit aucune preuve étayant son allégation, celle‑ci est jugée être sans fondement.

 

 

[21]           La jurisprudence sur laquelle le demandeur s’est appuyé pour dire qu’il était nécessaire d’évaluer la crédibilité n’est guère applicable aux faits d’espèce. Dans Canada (Procureur général) c Tran, 2011 CF 1519, au paragraphe 19, l’absence d’appréciation de la crédibilité avait été soulevée parce que l’enquêteur n’avait pas interrogé un témoin essentiel. Dans 6245820 Canada Inc c Perrella, 2011 CF 728, au paragraphe 56, l’absence d’appréciation de la crédibilité avait résulté du recours inapproprié à un principe d’interprétation dépassé consistant à préférer une déclaration positive à une déclaration négative. Dans Yu c Canada (Procureur général), 2011 CF 38, au paragraphe 27, l’analyse de l'absence d’appréciation de la crédibilité s’inscrivait dans le contexte de l’équité procédurale.

 

[22]           Par ailleurs dans Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, le jugea formulé les commentaires suivants sur la nécessité d’évaluer la crédibilité, dans un contexte semblable au nôtre (au paragraphe 27) :

La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve.

 

[23]           Dans la présente affaire, l’enquêtrice a interrogé tous les témoins pertinents et elle a fondé ses conclusions sur les faits d’espèce et sur les dépositions de ces témoins; l’inquiétude du demandeur concernait le caractère suffisant des motifs sur le fond, et non l’absence de motifs en tant que question d’équité procédurale.

 

[24]           L’Agence a conclu que les cinq allégations essentielles du demandeur en matière de harcèlement n’étaient pas étayées par la preuve. Certes, il y avait indubitablement un conflit de personnalités entre le demandeur et Mme Miranda, mais j’avais à me prononcer non pas sur la nature de ce conflit, mais bien sur le caractère raisonnable, en fonction du dossier dont je disposais, de la décision de Mme Fraser. Or, les conclusions que Mme Fraser a tirées en se fondant sur le rapport de l’enquêtrice et la décision de M. Poulin appartenaient aux issues acceptables, au sens de l’arrêt Dunsmuir. Bien que l’enquêtrice n’ait pas traité expressément de crédibilité dans son rapport, le raisonnement exposé ne consistait pas à simplement préférer arbitrairement la version des faits de Mme Miranda à celle du demandeur, mais dénotait plutôt une conclusion motivée tenant compte des éléments de preuve corroborants et des faits d’espèce.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1443-12

 

INTITULÉ :                                      Westbrook c l’Agence du revenu du Canada

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 9 septembre 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS 

ET DU JUGEMENT :                     Le 13 septembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Linelle S. Mogado

Steven Welchner

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Caroline Engmann

POUR LA DÉFEMDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Welchner Law Office

Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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