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Date : 20130830

Dossier : IMM-9782-12

Référence : 2013 CF 929

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

TEREZIA KAKUROVA, SABINA KAKUROVA, MARTIN KAKURA, MARTINA KAKUROVA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 août 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR de la Commission] a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en vertu de l’article 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

 

[2]               Les demandeurs sont des citoyens roms de la République tchèque qui affirment avoir été victimes de mauvais traitements et de discrimination dans ce pays. Ils affirment avoir quitté la République tchèque en 2008 après avoir été témoins d’une escalade de la violence. Ils disent craindre particulièrement les skinheads extrémistes.

 

[3]               La SPR a rejeté leurs demandes d’asile pour des motifs liés à la crédibilité et à l’existence d’une protection de l’État.

 

[4]               Eu égard à la crédibilité, la Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes de discrimination par le passé, mais qu’ils avaient enjolivé leur récit des faits afin d’appuyer leurs demandes. La SPR a également souligné que les demandeurs avaient omis de présenter une demande de protection en Espagne lorsqu’ils y ont séjourné pour des vacances, environ deux ans avant de présenter leurs demandes d’asile. Par conséquent, la SPR a conclu que les demandeurs ne nourrissaient pas de crainte subjective qui puisse fonder une demande d’asile en vertu de l’article 96 de la LIPR.

 

[5]               Eu égard à la protection de l’État, la Commission a souligné que la preuve présentée par les demandeurs concernant leur propre expérience en République tchèque n’était pas suffisante pour réfuter la présomption selon laquelle une protection adéquate de l’État leur était accessible, et elle a souligné que la documentation objective dont elle disposait concernant le pays n’établissait pas non plus que la protection de l’État était inadéquate en République tchèque. En ce qui concerne ce dernier point, la Commission a mentionné plusieurs extraits de la documentation qui confirment que les Roms continuent d’être victimes de discrimination, mais elle a également présenté plusieurs exemples de lois ou mesures adoptées par le gouvernement de la République tchèque pour améliorer le sort des citoyens roms, soulignant que certaines avaient porté fruit. La SPR a donc conclu que la preuve concernant l’existence d’une protection de l’État était contrastée et que, par conséquent, les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de prouver qu’ils ne pourraient bénéficier d’une protection de l’État s’ils devaient rentrer en République tchèque.

 

[6]               En l’espèce, les demandeurs présentent trois arguments principaux.

 

[7]               Premièrement, ils font valoir que la Commission a commis une erreur dans son analyse de la crédibilité, parce qu’elle s’est fondée de manière inexacte sur les incohérences entre les témoignages de certains demandeurs et les notes prises au point d’entrée par l’agent. Les demandeurs font valoir qu’il est déraisonnable d’utiliser les notes au point d’entrée pour tirer une conclusion défavorable eu égard à la crédibilité, étant donné que ces notes peuvent être inexactes et ne se veulent pas une représentation détaillée du fondement d’une demande d’asile (ils s’appuient à cet égard sur les décisions Neto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 565 [Neto]; Park c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1269, 196 ACWS (3d) 826 [Park]; Zhong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 632, 350 FTR 43 [Zhong]).

 

[8]               Deuxièmement, ils font valoir que la SPR fait un traitement déraisonnable de leurs arguments concernant les soins médicaux inadéquats, étant donné que la Commission ne s’est pas penchée sur la question de savoir s’ils pourraient vraisemblablement se voir refuser des soins adéquats en raison de leur origine ethnique (ce qui pourrait constituer un manquement visé à l’article 97 de la LIPR, comme le mentionne la Cour d’appel fédérale dans la décision Covarrubias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, 354 NR 367).

 

[9]               Enfin, les demandeurs font valoir que la conclusion de la Commission concernant la protection de l’État était déraisonnable à deux égards. En premier lieu, ils soulignent que la Commission a commis une erreur en appliquant le mauvais critère, c’est‑à‑dire en tenant seulement compte des efforts déployés par le gouvernement de la République tchèque pour fournir une protection aux Roms, et en omettant de se pencher sur l’efficacité de ces efforts. En deuxième lieu, ils affirment que la conclusion de la Commission concernant l’existence d’une protection de l’État est déraisonnable, parce que la preuve soutient de manière indiscutable la conclusion selon laquelle les Roms sont toujours la cible d’une discrimination qui équivaut à de la persécution ou à des traitements cruels en République tchèque, et parce que la Commission n’a pas suffisamment motivé sa décision d’écarter cette preuve.

 

[10]           Chacune des erreurs que la Commission aurait commises selon les demandeurs est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 22, 213 ACWS (3d) 1003; Re Hinzman, 2007 CAF 171, au paragraphe 38, 282 DLR (4th) 413). Comme il est mentionné ci‑après, je suis d’avis qu’aucune des conclusions contestées n’est déraisonnable.

 

[11]           En ce qui concerne le premier argument, la Commission ne s’est pas fondée sur les incohérences entre les notes inscrites au point d’entrée et les témoignages des demandeurs pour tirer une conclusion défavorable eu égard à la crédibilité. De fait, au paragraphe 28 de sa décision, la SPR précise justement que ce n’est pas ce qu’elle fait. La conclusion défavorable de la Commission concernant la crédibilité repose plutôt sur des invraisemblances dans la version des faits des demandeurs et sur des incohérences entre les témoignages des demandeurs et le contenu des Formulaires de renseignements personnels [FRP], qui se veulent des comptes-rendus succincts mais complets aux fins des demandes d’asile. La Cour a fréquemment maintenu des conclusions défavorables pour des motifs similaires (voir entre autres la décision Esteban Zeferino c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 456, aux paragraphes 31 et 32, 202 ACWS (3d) 147). Ainsi, la SPR n’a pas commis la première des erreurs alléguées, et une distinction peut être établie entre la présente espèce et les affaires Neto, Park et Zhong, sur lesquelles s’appuient les demandeurs.

 

[12]           En ce qui concerne la deuxième erreur alléguée, contrairement à ce que les demandeurs affirment, la SPR s’est effectivement penchée sur leur argument selon lequel ils auraient droit à des soins de santé de qualité inférieure en raison de leur origine ethnique. La Commission a tenu compte des éléments de preuve présentés à cet égard. Ces éléments de preuve étaient constitués de faits allégués par les demandeurs et des parties de la documentation objective portant sur l’accès à des soins de santé adéquats en République tchèque. Pour ce qui est des faits allégués, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils avaient reçu des soins de qualité inférieure, ce qui était raisonnablement loisible à la Commission, étant donné qu’aucune preuve concluante ne lui a été présentée à l’appui de ces allégations, et compte tenu du fait que les demandeurs n’ont pas mentionné ne serait-ce que l’aspect central de leurs allégations liées aux soins de santé dans leurs FRP.

 

[13]           La Commission s’est ensuite penchée sur la question de savoir si la documentation objective sur le pays établissait que les demandeurs se verraient vraisemblablement refuser l’accès à des soins de santé adéquats en raison de leur origine ethnique s’ils rentraient en République tchèque. Elle a conclu que la preuve n’établissait pas que cette situation se produirait vraisemblablement, étant donné que seul un faible pourcentage de Roms tchèques interrogés sur le sujet ont déclaré s’être vu refuser l’accès à des soins de santé adéquats pour des motifs discriminatoires, et étant donné que l’espérance de vie plus courte des Roms dans ce pays pourrait être attribuable à de nombreux facteurs, dont de mauvaises habitudes de vie.

 

[14]           Cette conclusion était également raisonnable, étant donné qu’elle est en partie supportée par la preuve présentée à la Commission (quoique d’autres éléments de preuve allaient aussi dans l’autre sens). Comme certains éléments de preuve appuient la conclusion de la SPR, on ne peut dire que cette conclusion était déraisonnable. De fait, il appartient à la Commission – et non à la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire où s’applique la norme de la raisonnabilité – d’apprécier la preuve et de tirer des conclusions de fait. Plus précisément, la Commission n’a pas omis de tenir compte des arguments liés aux soins de santé, contrairement à ce que font valoir les demandeurs. Elle a plutôt soigneusement examiné les arguments avant de les rejeter. Ainsi, le deuxième argument présenté par les demandeurs est sans fondement.

 

[15]           La même conclusion peut être tirée au sujet du troisième argument présenté à l’appui de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la Commission n’a pas appliqué le mauvais critère lors de l’analyse de la protection de l’État, de sorte que la présente espèce peut être distinguée de l’affaire Koky c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1407, 209 ACWS (3d) 644, sur laquelle se fondent les demandeurs. À la lecture de la décision dans son intégralité, il ne fait nul doute que la Commission a examiné l’efficacité des efforts entrepris par la République tchèque pour aider les Roms, et qu’elle n’a pas simplement tenu compte du fait que le gouvernement a adopté des lois ou qu’il tente par d’autres moyens de s’attaquer à la discrimination dont sont victimes les citoyens roms. La Commission mentionne plusieurs poursuites, programmes et loi, et elle souligne que des progrès ont été réalisés dans la lutte contre la discrimination dont les Roms sont victimes dans ce pays. La SPR, par conséquent, a appliqué le bon critère, et le premier motif de contestation de la raisonnabilité de sa conclusion eu égard à la protection de l’État doit être rejeté.

 

[16]           De façon similaire, la conclusion de la Commission eu égard à l’existence d’une protection de l’État est raisonnable. Dans l’arrêt Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 RCS 689 [Ward], à la page 716, la Cour suprême du Canada souligne que « [l]a communauté internationale était destinée à servir de tribune de second ressort pour le persécuté, de “substitut” auquel celui‑ci pourrait s’adresser à défaut de protection locale ». Ainsi, le demandeur d’asile doit établir que son État d’origine ne peut ou ne veut offrir une protection (Ward, aux pages 718 et 719). Qui plus est, comme le souligne le juge Mainville (qui siégeait alors à la Cour) dans la décision Jimenez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 727, au paragraphe 4, 192 ACWS (3d) 595, l’évaluation que fait la SPR de l’existence d’une protection de l’État « ne devrait pas être décidée dans un vide factuel quant aux circonstances personnelles d’un demandeur d’asile ».

 

[17]           En l’espèce, le dernier fait grave allégué par les demandeurs a eu lieu il y a 17 ans. Les demandeurs n’ont pas demandé l’aide de l’État depuis, affirmant qu’ils ne croyaient pas que cela puisse donner quoi que ce soit. Comme l’a souligné la Commission, il se peut que la police n’inspire plus confiance aux demandeurs, mais cela n’établit pas que l’État n’offre pas de protection. Voilà qui est d’autant plus vrai qu’il n’incombe pas à la Commission de prouver l’existence d’une protection de l’État. De fait, il incombe aux demandeurs d’établir que cette protection n’existe pas. En l’absence d’éléments de preuve établissant le risque personnalisé allégué par les demandeurs, et à la lumière de la preuve documentaire qui, bien qu’elle n’aille pas toujours dans le même sens, soutient au moins en partie l’existence d’une protection de l’État pour les citoyens roms de la République tchèque, la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs n’ont pas établi qu’aucune protection de l’État n’était offerte est raisonnable.

 

[18]           Enfin, le raisonnement qu’offre la Commission à l’appui de sa conclusion sur ce point est adéquat. Elle a procédé à un examen approfondi de la preuve dont elle disposait et a rendu une décision qui appartenait aux issues acceptables. J’ajouterais aussi que, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la SPR n’a pas à mentionner chaque élément de preuve contraire dans sa décision. Si cette exigence a déjà fait partie de la loi (ce dont je doute), on ne peut certes pas en dire autant aujourd’hui, à la lumière de nombreux arrêts récents de la Cour suprême du Canada, dont Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, [2012] 3 RCS 405, et Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador, 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (voir également ma décision Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, 224 ACWS (3d) 179). Ces décisions établissent solidement qu’il n’est pas nécessaire de la part d’un tribunal administratif de mentionner chacun des éléments de preuve contraire ou de se pencher sur chacun des arguments présentés. Supposer le contraire imposerait un fardeau impossible à la Commission : en l’espèce, le dossier compte environ mille pages et il contient des éléments de preuve partagés concernant l’efficacité des mesures prises par la République tchèque en réponse aux difficultés que vivent les Roms. Il serait trop lourd pour la Commission de mentionner chacun des éléments de preuve n’allant pas dans le sens de ses conclusions. Tout ce qu’elle avait l’obligation de faire était d’examiner la preuve et de fonder raisonnablement ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés, et c’est ce qu’elle a fait.

 

[19]           La présente demande de contrôle judiciaire doit ainsi être rejetée. Aucune question n’a été proposée pour certification en vertu de l’article 74 de la LIPR et aucune n’est appropriée, étant donné que je me suis appuyé sur une jurisprudence bien établie, et que ma décision repose sur les faits de la présente demande.


[19]

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

            1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

            2.         Aucune question de portée générale n’est certifiée en vertu de l’article 74 de la LIPR;

            3.         Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad.a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9782-12

 

INTITULÉ :                                      Terezia Kakurova, Sabina Kakurova, Martin Kakura, Martina Kakurova c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gleason

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

George J. Kubes

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

George J. Kubes,

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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