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Date: 20130730

Dossier : T-290-13

Référence : 2013 CF 831

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Boivin

 

ENTRE :

 

DOMAINES PINNACLE INC.

 

 

 

 

Demanderesse /

Défenderesse reconventionnelle

 

et

 

 

 

 

BEAM INC. et BEAM CANADA INC.

 

 

 

 

Défenderesses /

Demanderesses reconventionnelles

 

 

 

et

 

 

 

 

 

WHITE ROCK DISTILLERIES, INC.

 

 

 

 

Défenderesse

 

 

et

 

 

 

 

 

JIM BEAM BRANDS CO.

 

 

 

 

 

Demanderesse reconventionnelle

 

 

 

 

 

 

   MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I. Introduction

[1]               La demanderesse et défenderesse reconventionnelle, Domaines Pinnacle Inc. (la demanderesse), en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), interjette appel d’une ordonnance rendue par le protonotaire Morneau le 14 mai 2013.

 

[2]               Le protonotaire Morneau a rejeté la requête de la demanderesse présentée en vertu de l’article 75 des Règles aux fins d’amender sa déclaration. L’amendement recherché par la demanderesse visait à exclure explicitement le Québec de la portée de l’action en Cour fédérale. Le protonotaire Morneau a conclu que l’amendement ne visait pas à déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties et ne cherchait pas à servir les intérêts de la justice.

 

II. Question en litige

[3]               La question en litige en l’espèce est la suivante : le protonotaire a-t-il commis une erreur en rejetant la requête pour amendement présentée par la demanderesse?

 

III. Norme de contrôle

[4]               Le critère servant à déterminer la norme de contrôle applicable à l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire a été énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c Aqua-Gem Investments Ltd. (CAF) [1993] 2 CF 425, 149 NR 273. Ce critère a ultérieurement été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Z.I. Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27, [2003] 1 RCS 450, et a été reformulé par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 19 de l’arrêt Merck & Co. c Apotex Inc, 2003 CAF 488, [2004] 2 RCF 459 [Merck] :

[19]      […] Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

 

a)         l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

 

b)         l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[5]               Il s’agit en l’espèce d’une décision discrétionnaire du protonotaire de rejeter la requête en amendement de la demanderesse. Cette décision n’a pas d’influence déterminante sur l’issue du principal dans la présente instance devant la Cour fédérale. En effet, que la demande de la demanderesse exclue la province du Québec ou non, l’action pourra suivre son cours.

 

[6]               Ainsi, suivant le critère décrit dans Merck, précité, la Cour ne doit donc pas intervenir, sauf si l’ordonnance du protonotaire est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe de droit ou d’une mauvaise appréciation des faits. La Cour précise toutefois que même si une telle erreur existait et que le pouvoir discrétionnaire était exercé de novo, elle tirerait la même conclusion.

 

IV. Faits

[7]               La demanderesse fabrique divers produits alcoolisés à base de pommes, et particulièrement un cidre de glace, portant le nom « Domaine Pinnacle ». La demanderesse en fait la vente depuis 2001 dans sa boutique et depuis 2002 à la Société des alcools du Québec. Les défenderesses distribuent des vodkas aromatisées portant également le nom de « Pinnacle ». La marque de vodka Pinnacle a été mise en circulation d’abord aux États-Unis en 2003, et ensuite au Canada en 2005 par une des défenderesses à l’action en Cour fédérale : White Rock Distilleries, Inc. Par la suite, Jim Beam Brands Co. et Beam Inc. en ont fait l’acquisition en juin 2012 et ont continué de vendre la vodka Pinnacle au Canada, à l’exception du Québec.

 

[8]               Le 7 décembre 2012, la demanderesse a présenté une requête introductive d’instance à la Cour supérieure du Québec, visant à obtenir des injonctions permanente, interlocutoire et provisoire à l’encontre de la défenderesse Beam Inc. afin d’empêcher la commercialisation des vodkas et autres produits alcoolisés Pinnacle sur le marché québécois.

 

[9]               Le 13 février 2013, la demanderesse a également introduit une instance en Cour fédérale contre les défenderesses Beam Inc., Beam Canada Inc., et White Rock Distilleries, Inc., alléguant la concurrence déloyale et la violation d’une marque de commerce en vertu des alinéas 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13. Les défenderesses Beam Inc. et Beam Canada Inc. se sont portées demanderesses reconventionnelles en demandant, entre autres, une déclaration selon laquelle l’utilisation de la marque « Pinnacle » pour leur vodka ne viole aucun droit allégué par la demanderesse au Canada en vertu de la Loi sur les marques de commerce.

 

[10]           Le 25 avril 2013, les défenderesses ont fait connaître leur intention de demander la suspension des procédures en Cour supérieure du Québec, estimant qu’il s’agissait d’un dédoublement des procédures en Cour fédérale en ce qui concerne le Québec et avançant des arguments de litispendance et/ou forum non conveniens. Le 26 avril 2013, la demanderesse a présenté une requête en Cour fédérale pour amender sa déclaration en vertu de l’article 75 des Règles, souhaitant expressément exclure le Québec de son acte de procédure. Les défenderesses ont contesté cette requête en amendement et une audience a eu lieu devant le protonotaire Morneau le 13 mai 2013. L’ordonnance faisant l’objet du présent appel fut rendue le 14 mai 2013.

 

V. Analyse

[11]           La demanderesse allègue que le protonotaire Morneau a omis de tenir compte de son intention première, c’est-à-dire d’exclure le Québec du territoire visé par la demande d’injonction devant la Cour fédérale, puisqu’une requête à cet effet avait été déposée en Cour supérieure du Québec avant que la déclaration d’action ne soit déposée en Cour fédérale. La demanderesse soutient que peu importe la négligence ou l’insouciance ayant mené à son omission de clarifier cette intention, l’amendement devrait tout de même être accordé (citant VISX Inc c Nidek Co (1998), 234 NR 94, 84 ACWS (3d) 662 (CA) [Visx]).

 

[12]           Le principe de base en matière d’amendement demeure celui énoncé dans l’arrêt Canderel Ltée c Canada (1993), [1994] 1 CF 3, 157 NR 380 (CA) [Canderel] : l’amendement doit viser à déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, et servir les intérêts de la justice :

[…] même s'il est impossible d'énumérer tous les facteurs dont un juge doit tenir compte en décidant s'il est juste, dans une situation donnée, d'autoriser une modification, la règle générale est qu'une modification devrait être autorisée à tout stade de l'action aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu, notamment, que cette autorisation ne cause pas d'injustice à l'autre partie que des dépens ne pourraient réparer, et qu'elle serve les intérêts de la justice.

 

[13]           Dans son ordonnance, le protonotaire Morneau s’est référé à l’affaire Canderel afin d’identifier l’approche à retenir pour les amendements d’actes de procédures. Le protonotaire était d’avis que l’amendement ne visait pas à déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties et ne cherchait pas à servir les intérêts de la justice. Le protonotaire a conclu que le but premier des amendements était de contrecarrer les intentions des défenderesses de demander la suspension des procédures en Cour supérieure du Québec. Le protonotaire a également noté que la demande reconventionnelle des défenderesses en Cour fédérale inclut le Québec, et qu’en conséquence, le Québec sera partie à cette procédure même si l’amendement était accordé. Le protonotaire a également adopté les prétentions de la défenderesse White Rock Distilleries, Inc., selon lesquelles un amendement qui facilite la tenue de plusieurs litiges reliés ne sert pas l’intérêt de la justice (Dossier de requête de la demanderesse, onglet 3, Ordonnance du protonotaire Morneau, p 3).

 

[14]           D’entrée jeu, la question de la compétence de la Cour supérieure et de la Cour fédérale n’est pas en cause. Les parties s’entendent pour dire que les deux cours, en l’espèce, ont compétence.

 

[15]           La demanderesse admet que son intention d’instituer le recours devant la Cour fédérale pour tout ce qui n’était pas le Québec, n’était pas claire et ne transpire pas du dossier. La demanderesse soumet de surcroît que le protonotaire Morneau a traité de la litispendance alors que cette question n’était pas devant lui. Or, sur ce point, il importe de souligner que la requête déposée par la défenderesse Beam Inc., demandant la suspension des procédures en Cour supérieure du Québec en juin 2013, a été accueillie. Dans sa décision rendue le 15 juillet 2013, la Cour supérieure du Québec a ordonné la suspension des procédures. Dans son jugement, la Cour supérieure a pris en compte les critères de la litispendance (identité des parties, identité de l’objet et identité de la cause) et elle a ordonné que les procédures en Cour supérieure soient suspendues jusqu’à la première des deux dates suivantes, soit : a) un jugement accueillant l’appel de la décision du protonotaire Morneau sur la requête en amendement, ou b) un jugement final de la Cour fédérale sur le fond dans le présent dossier.

 

[16]           L’approche de la demanderesse, d’instituer deux causes dans deux compétences différentes - mais toutefois concurrentes - (Cour supérieure et Cour fédérale) soulève non seulement la question de la multiplicité des procédures comme l’a indiqué le protonotaire (Dossier de requête de la demanderesse, Onglet 3, Ordonnance du protonotaire Morneau, p 4), mais aussi un risque réel de jugements contradictoires que la demanderesse n’a pas cherché à nier devant cette Cour. La seule différence qui existe dans l’approche de la demanderesse se trouve dans les réparations auxquelles la demanderesse pourrait avoir droit si elle avait gain de cause : alors qu’il ne s’agirait que d’une injonction pour le Québec, il s’agirait d’une injonction accompagnée de dommages-intérêts compensatoires pour les autres territoires où la vodka Pinnacle est déjà commercialisée depuis plusieurs années.

 

[17]           La demanderesse reproche aussi au protonotaire de ne pas avoir considéré le choix du forum du demandeur. Or, la Cour se limitera à rappeler qu’il ne faut pas perdre de vue que la présente situation en est une où c’est la demanderesse elle-même qui a institué des procédures devant deux Cour de compétences différentes, et non les défenderesses qui auraient subséquemment intenté une action dans un différent forum. La demanderesse elle‑même a commencé une action en Cour fédérale après avoir fait de même en Cour supérieure du Québec. La demanderesse conserve tous ses recours devant une Cour qu’elle a choisie.

 

[18]           Pour toutes ces raisons, la Cour n’est pas satisfaite, dans les circonstances de la présente affaire, que l’ordonnance contestée est manifestement erronée à savoir que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que l’appel de l’ordonnance rendue le 14 mai 2013 soit rejeté. Avec dépens.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-290-13

 

INTITULÉ :                                      DOMAINES PINNACLE INC.

                                                            c.

                                                            BEAM INC. AND BEAM CANADA INC.

                                                            et

                                                            WHITE ROCK DISTILLERIES INC.

                                                            et

                                                            JIM BEAM BRANDS CO.

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Magali Fournier

 

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

DOMAINES PINNACLE INC.

 

Me François Guay

POUR LES DÉFENDERESSES/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

BEAM INC. AND BEAM CANADA INC.

 

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLE

JIM BEAM BRANDS CO.

 

Me Kiernan Murphy

POUR LA DÉFENDERESSE

WHITE ROCK DISTILLERIES INC.

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Brouillette & Associés, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

DOMAINES PINNACLE INC.

 

 

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDERESSES/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

BEAM INC. AND BEAM CANADA INC.

 

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLE

JIM BEAM BRANDS CO.

 

 

Gowling Lafleur Henderson LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

WHITE ROCK DISTILERIES INC.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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