Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2013
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE KANE
ENTRE :
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LEIDY DIANA MANRIQUE FLORES SALOME ILLARY GARCIA MANRIQUE
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ET DE L’IMMIGRATION
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Les demanderesses sollicitent, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 4 septembre 2012 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission), laquelle concluait qu’elles n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi.
[2] La demanderesse, Mme Flores, est arrivée au Canada du Pérou avec sa fille en bas âge le 20 septembre 2011 et a demandé l’asile au motif qu’elle était persécutée par son conjoint de fait. La demande de la fille découle de celle de la mère, Mme Flores.
[3] La Commission a conclu que Mme Flores n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État par une preuve claire et convaincante. Elle n’a pas été convaincue que le Pérou n’assurerait pas raisonnablement une protection étatique adéquate si Mme Flores y retournait et y sollicitait cette protection.
[4] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.
Contexte
[5] Mme Flores a entamé une relation avec Michael en 2003, alors qu’elle avait 15 ans. Il a commencé à user de violence physique et sexuelle à son endroit lors de sa première grossesse, en 2005. Par suite de ces mauvais traitements, elle a subi une fausse-couche et a été hospitalisée durant trois jours. Malgré cet incident, elle n’a pas mis fin à la relation et les violences se sont poursuivies. Sa fille est née en avril 2007.
[6] Mme Flores a affirmé dans son témoignage avoir essayé au moins à huit reprises de porter plainte à la police contre les agressions répétées, mais que la police a refusé de faire un rapport et lui a dit de rentrer chez elle et de régler ses problèmes conjugaux. Mme Flores a également affirmé que la police avait fait des rapports pour quatre agressions, y compris celle de 2005 ayant causé la fausse-couche, bien que Michael n’ait jamais été arrêté ou accusé de quelque infraction que ce soit. Selon ses dires, Mme Flores vivait dans la peur de Michael, qui aurait menacé à plusieurs reprises de la tuer et de tuer sa famille si elle le quittait.
[7] La Commission a admis certains des incidents les plus graves d’agression et y a fait référence. Le 18 septembre 2008, Michael a frappé Mme Flores à coups de poing et de pied et l’a violée. Le lendemain, elle est allée demander de l’aide médicale et a rapporté l’agression à la police. Celle‑ci lui a dit de rentrer chez elle.
[8] Le 14 mai 2011, alors qu’elle rentrait de chez sa mère, Michael a accusé Mme Flores de fréquenter quelqu’un d’autre, puis l’a battue et l’a violée. Elle a rapporté l’incident à une unité spéciale de la police et a passé un examen médical et psychiatrique complet. La police a remis une sommation à Michael, qui n’en a tenu aucun compte, sans subir de conséquence.
[9] Le 1er juin 2001, quand Mme Flores est rentrée chez elle du marché, elle a surpris Michael en train de toucher sexuellement leur fille. Elle est intervenue, mais Michael l’a ensuite battue et a tenté de l’étrangler. La mère de Michael est arrivée peu après l’agression et a emmené Mme Flores et sa fille à l’hôpital. Elle est demeurée hospitalisée durant deux jours. Bien que Mme Flores ait fait une déclaration à la police, elle n’en avait pas le rapport.
[10] Mme Flores a ensuite divulgué les agressions à ses parents, qui habitaient dans une ville assez éloignée. Ses parents l’ont aidée d’abord à se rendre à Lima, puis à quitter le Pérou. Elle s’est rendue au Canada en passant par le Mexique et les États‑Unis d’Amérique.
La décision
[11] La Commission a estimé que le témoignage de Mme Flores concordait, pour la plupart, avec la preuve écrite et les autres documents à l’appui de sa demande. Toutefois, la Commission a fait état de doutes quant à la crédibilité de Mme Flores, dont la majorité n’ont pas été portés à la connaissance de l’intéressée lors de l’audience. La Commission a précisé qu’elle ne pouvait pas tirer de conclusions défavorables des doutes qu’elle n’avait pas mentionnés à la demanderesse, mais il est difficile de conclure qu’elle n’a pas tiré de telles conclusions vu la mention de ces doutes dans son analyse de la protection de l’État.
[12] La Commission a jugé que le témoignage de Mme Flores au sujet de l’agression du 1er juin 2011 manquait de cohérence parce qu’elle n’avait pas de rapport de police. La Commission a noté qu’il n’y avait aucune preuve corroborante démontrant que l’incident avait eu lieu. Cependant, elle a reconnu qu’un rapport médical avait été fourni, lequel précisait que l’intéressée avait été hospitalisée durant deux jours et détaillait les blessures subies. Je remarque que le rapport médical fait mention de blessures correspondant à une strangulation ainsi que d’autres contusions et ecchymoses. La Commission a estimé déraisonnable que l’intéressée ait pu fournir d’autres rapports de police, mais pas celui concernant cet incident.
[13] La Commission semble reconnaître, plus loin dans sa décision, que Mme Flores a bel et bien signalé l’incident du 1er juin 2011 à la police, car elle a conclu que la demanderesse aurait dû attendre de voir quelle protection lui serait accordée après le signalement plutôt que de quitter le pays. Il semble que la Commission ait admis que l’incident a eu lieu et que la police en a pris connaissance comme preuve à l’appui de ses conclusions selon lesquelles la protection de l’État était adéquate, mais non comme preuve à l’appui du témoignage de Mme Flores au sujet des efforts déployés pour obtenir cette protection.
[14] La Commission a également jugé peu plausible que la demanderesse n’ait pas été en communication avec ses parents ou d’autres proches pendant qu’elle vivait avec Michael, étant donné qu’elle et ses parents avaient tous deux accès au courrier électronique en novembre 2011 (date à laquelle, je le souligne, la demanderesse ne se trouvait plus au Pérou). La Commission laisse entendre qu’elle aurait dû demander l’aide de ses parents plus tôt.
[15] Indépendamment de l’absence de preuve quant à savoir si Mme Flores avait ou non accès au courrier électronique à l’époque où elle vivait avec Michael, j’estime qu’il n’est pas impossible qu’une victime d’agressions répétées commises par son conjoint de fait ne parle pas de ces incidents aux membres de sa famille ou à d’autres personnes. Il n’est pas inhabituel pour de telles personnes de cacher qu’elles sont victimes de violence pour plusieurs raisons, notamment la honte, la culpabilité et leur espoir que la situation s’améliorera.
[16] La Commission a également exprimé des doutes quant au départ hâtif de Mme Flores du Pérou après l’agression de juin, à la date de délivrance de ses pièces d’identité et à l’explication sur la façon dont elle a obtenu l’autorisation de Michael pour emmener leur fille à l’étranger. La Commission a noté que ces doutes n’avaient pas été portés à l’attention de Mme Flores lors de l’audience.
[17] Malgré ses doutes relativement à la crédibilité, la Commission a reconnu que Mme Flores vivait en union de fait avec Michael et que celui‑ci se montrait violent.
[18] La Commission a examiné des documents détaillés sur la situation du pays et a conclu que le Pérou était un pays démocratique dont les systèmes politique et judiciaire fonctionnent et qui est en mesure d’assurer une certaine protection à ses citoyens et que la présomption de protection de l’État était forte.
[19] La Commission a pris en considération des éléments de preuve montrant que les victimes de violence conjugale avaient accès à des services de soutien. Bien que la Commission ait reconnu que la violence conjugale constitue un problème grave au Pérou en raison des peines inefficaces, du manque de ressources policières et de l’indifférence des policiers, elle a néanmoins conclu que la situation s’améliorait en raison de services gouvernementaux spécialisés, d’enquêtes internes sur l’incompétence de la police et de réformes juridiques, quoique aucune recherche n’ait été faite sur la façon dont ces réformes ont été mises en œuvre. Dans l’ensemble, la Commission a estimé que le Pérou avait déployé des efforts considérables afin de mieux protéger ses citoyens, notamment en prenant des mesures pour lutter contre la violence envers les femmes et les enfants.
[20] La Commission a également pris note des tentatives de Mme Flores pour obtenir l’aide de la police.
[21] Au paragraphe 36, la Commission a conclu ceci :
Le tribunal admet que la demandeure d’asile a vécu une relation violente avec Michael et qu’elle a effectivement signalé ces mauvais traitements à la police. Même si, parfois, ils lui ont conseillé de rentrer chez elle et de régler ses problèmes conjugaux, la preuve est claire à savoir que les policiers ont finalement pris ses signalements de mauvais traitements au sérieux lorsque la demandeure d’asile a porté plainte alors qu’elle était à l’hôpital et lorsqu’elle s’est rendue au poste de police.
[22] Au paragraphe 37, la Commission a conclu ce qui suit :
Après avoir examiné la situation de la demandeure d’asile, le tribunal ne peut pas conclure que la réponse de la police, en particulier en mai et en juin 2011, ne fournit pas une preuve claire et convaincante que la protection de l’État est inadéquate.
[23] Enfin, au paragraphe 51, la Commission a fait remarquer, en réponse au témoignage de Mme Flores selon lequel il ne servait à rien d’attendre que la police prenne des mesures ou de faire appel à la police ou à des autorités supérieures à Lima parce que « les policiers ne font rien » pour aider :
[…] même si la demandeure d’asile a affirmé dans ses réponses à des questions du conseil qu’elle s’est déjà adressée aux policiers à au moins huit occasions où ils ne l’ont pas aidée, compte tenu de la preuve à l’appui, c’est-à-dire les rapports médicaux et les rapports de police, le tribunal estime que, dans les circonstances propres à la demandeure d’asile, les policiers ont répondu aux plaintes.
Norme de contrôle
[24] La norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions de fait de la Commission ainsi qu’à son analyse de la protection de l’État étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] A.C.F. no 399, paragraphe 36 [Carillo]; Morales Lozada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 397, [2008] A.C.F. no 492, paragraphe 17; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, [2007] A.C.F. no 584, paragraphe 38; Lopez Villicana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1205, [2009] A.C.F. no 1499, paragraphe 38).
[25] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, comme en l’espèce, le rôle de la Cour est d’établir si la décision de la Commission appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 47). Plusieurs issues raisonnables sont possibles et, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59). Bien que la Cour n’apprécie pas de nouveau la preuve ou ne substitue pas à la décision celle qu’il aurait rendue, il peut annuler la décision qui ne respecte pas cette norme et renvoyer l’affaire à la Commission pour nouvelle décision.
Les questions
[26] Malgré les doutes exprimés par la Commission quant à la crédibilité de la demanderesse, la question déterminante était la protection de l’État.
[27] La demanderesse soutient que l’analyse de la protection étatique de la Commission était viciée : elle aurait mené une analyse sélective de la preuve concernant la capacité du Pérou à assurer la protection de ses citoyens qui portait essentiellement sur les efforts déployés par le Pérou plutôt que sur le caractère adéquat de la protection étatique; elle n’aurait pas tenu compte des éléments de preuve pertinents à l’appui des arguments de la demanderesse selon lesquels la protection de l’État était inadéquate, y compris le propre témoignage de la demanderesse sur ce qu’elle avait vécu; elle aurait commis une erreur dans son évaluation de la raisonnabilité des efforts déployés par la demanderesse pour obtenir la protection de l’État en concluant qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État par une preuve claire et convaincante.
[28] Le défendeur soutient que la Commission est présumée avoir pris en considération toute la preuve et n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve produit. Il soutient en outre que la Commission a reconnu les critiques et les difficultés concernant la protection accordée aux victimes de violence conjugale au Pérou et qu’elle a fondé ses conclusions sur la preuve objective. Il fait valoir que, de toute façon, la demanderesse n’a pas fait suffisamment d’efforts pour demander l’aide des autorités au Pérou et que la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État était raisonnable.
[29] À mon sens, bien que la Commission ait correctement énoncé les principes fondamentaux régissant la protection étatique, elle ne les a pas appliqués à la preuve devant elle ni aux circonstances propres à la demanderesse ou à ses efforts pour demander la protection de l’État.
La protection de l’État
[30] Comme le souligne le défendeur, la demanderesse ne peut demander l’asile sans avoir d’abord épuisé tous les recours offerts par son propre pays. Cependant, cette affirmation doit être mise en contexte.
[31] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, paragraphe 18, 103 DLR (4th) 1 [Ward], la Cour suprême du Canada a énoncé la raison d’être du régime international de protection des réfugiés sur lequel on s’appuie lorsque la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants est inexistante, et encore, dans certains cas seulement. La protection des réfugiés est considérée comme une protection auxiliaire ou supplétive fournie en l’absence de protection nationale. Les individus persécutés doivent en premier s’adresser à leur État d’origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée.
[32] La présomption voulant qu’un État soit capable de protéger ses citoyens ne peut être réfutée que par une preuve claire et convaincante montrant que la protection de l’État est insuffisante ou non existante et il incombe au demandeur de produire cette preuve (Carillo, aux paragraphes 18 et 19, Ward, aux paragraphes 50 à 52).
[33] La protection de l’État doit être adéquate; la perfection n’est pas la norme. Comme l’a souligné le juge Crampton, plus tard juge en chef, dans la décision Cosgun c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 400, [2010] ACF no 458, au paragraphe 52, après avoir examiné la jurisprudence concernant le critère à appliquer pour la protection de l’État :
[…] le droit établit maintenant clairement que le critère approprié pour évaluer la protection de l’État est de savoir si le pays est capable et désireux de fournir une protection adéquate. En bref, une personne qui demande à être protégée en vertu des articles 96 ou 97 de la LIPR doit établir, par une preuve claire et convaincante, selon la prépondérance des probabilités, l’incapacité ou l’absence de volonté de l’État de fournir une protection adéquate. Ce fardeau de la preuve demeure le même, peu importe le pays qui fait l’objet de l’évaluation, même si le fardeau de présentation requis pour réfuter la présomption de la protection de l’État adéquate augmentera avec le niveau de démocratie de l’État en question. (Carillo, précité, aux par. 25 et 26.)
[34] La protection de l’État doit également être efficace dans une certaine mesure; la simple volonté d’assurer la protection ne suffit pas en soi (J.B. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, paragraphe 47, 97 Imm LR (3d) 243). Les efforts déployés afin d’assurer une protection étatique efficace doivent avoir, dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État (Henguva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 483, [2013] A.C.F. no 510, paragraphe 18).
[35] Dans la décision E.Y.M.V. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, [2011] A.C.F. no 1663, le juge Mosley a souligné l’obligation pour la Commission d’analyser comment se traduisent dans les faits les efforts déployés par l’État, au paragraphe 16 :
Bien que les efforts déployés par un État soient effectivement pertinents quant à l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants (Jaroslav c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 634, [2011] ACF no 816, paragraphe 75). Les efforts doivent avoir, dans les faits, « véritablement engendré une protection adéquate de l’État » (Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, paragraphe 9.
[36] Un demandeur n’a pas à solliciter la protection de l’État si cela risque de mettre sa vie en danger (Ward, paragraphe 48). Le fardeau qui incombe au demandeur de solliciter la protection de l’État est proportionnel à la capacité et à la volonté de l’État d’assurer la protection. Comme l’a fait observer le juge Rennie dans la décision Sow c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 646, [2011] A.C.F. no 824, au paragraphe 10 :
Ce principe s’inscrit dans un contexte, toutefois, et il n’est pas absolu, la présomption variant selon la nature de la démocratie dans le pays en cause. Le fardeau de preuve incombant au demandeur d’asile est proportionnel au degré de démocratie dans ce pays et à la place qu’y occupe l’État dans l’« éventail démocratique » (Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376, au paragraphe 5; Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, au paragraphe 30; Capitaine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 98, aux paragraphes 20 à 22).
[37] En l’espèce, bien que la Commission ait soigneusement examiné les documents sur la situation du pays et ait pris note de certaines des critiques quant à la capacité du Pérou à assurer la protection des victimes de violence conjugale, elle n’a pas véritablement analysé les efforts déployés par le Pérou pour assurer la protection étatique afin de voir s’ils se traduisaient dans les faits par des mesures adéquates.
[38] La Commission a fait référence à une variété d’initiatives et d’efforts en cours au Pérou afin de lutter contre la violence conjugale. Cependant, l’existence d’autres organismes et ressources ne remplace pas la protection policière. La Cour a conclu que, lorsqu’un demandeur risque d’être victime de violence, la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et de faire appliquer la loi. Bien que d’autres ressources puissent être à la disposition des victimes de violence, elles ne fournissent pas de protection étatique adéquate pour des personnes se trouvant dans les circonstances propres à la demanderesse (Katinszki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1326, [2012] A.C.F. no 1444, au paragraphe 15; Aurelien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 707, [2013] A.C.F. no 752, au paragraphe 16 [Aurelien]). Ce principe a été énoncé par la juge Tremblay-Lamer dans la décision Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, [2008] A.C.F. no 625, au paragraphe 25 :
25 Or, j’estime que ces autres institutions ne constituent pas, en soi, des voies de recours. Sauf preuve du contraire, la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant, pour ce faire, des pouvoirs de contrainte appropriés. Ainsi, par exemple, il est expressément mentionné dans la preuve documentaire que la loi ne confère à la Commission nationale des droits de la personne aucun pouvoir de contrainte (« Mexique : Situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violences et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » […]).
Voir aussi : Risak c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] AC.F. no 1581, 25 Imm LR (2d) 267, au paragraphe 11.
[39] Compte tenu de ces principes, il n’était pas raisonnable pour la Commission de conclure que la protection assurée par le Pérou aux victimes de violence conjugale, comme la demanderesse, était adéquate dans les faits. La Commission a pris note des lois écrites, mais a par la suite admis que les policiers étaient indifférents, que peu de victimes portaient plainte en raison des délais dans leur traitement ou des coûts, que les peines, si même une peine était imposée, étaient peu sévères, etc. Cette preuve n’étaye pas les conclusions de la Commission.
[40] L’analyse du caractère adéquat de la protection de l’État et des efforts déployés par la demanderesse afin de réfuter la présomption de protection de l’État doit aussi prendre en compte le contexte et les circonstances propres à la demanderesse. En l’espèce, celle‑ci était une jeune femme qui avait été maltraitée par son conjoint de fait pendant plus de six ans, dont le niveau d’éducation était peu élevé, qui habitait dans une région rurale, éloignée de sa famille ou de tout autre proche. La conclusion de la Commission, qui s’attendait à ce que la demanderesse attende que la police prenne des mesures à la suite de son rapport concernant l’agression de juin 2011, fasse appel à des autorités supérieures dans une ville importante (qui, comme elle l’a expliqué, se trouvait à huit heures de distance), ou sollicite l’assistance d’autres organismes, montre qu’elle n’a pas tenu compte des circonstances propres à la demanderesse : une jeune femme dans une relation abusive à long terme, dans une région rurale, avec un enfant en bas âge et ayant dû faire face plusieurs fois à l’indifférence et à l’inaction de la police.
[41] Bien que la Commission mentionne avoir pris en considération les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe (les Directives) dans son analyse, elles ne suffisent pas à elles seules à fournir le contexte nécessaire. Dans la décision Codogan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 739, [2006] A.C.F. no 1032, le juge Teitelbaum a mis en évidence le besoin de prendre en compte la situation particulière de la demanderesse ainsi que tout autre élément de preuve (y compris l’application des Directives) et a conclu, au paragraphe 32 :
À mon avis, la SPR ne pouvait se contenter de citer des éléments de preuve documentaires pour conclure que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Cette façon de procéder ne tenait pas compte de la situation particulière de l'intéressée. À mon avis, la SPR aurait dû tenir compte de la situation de la demanderesse et, à l’aide de la preuve documentaire, déterminer si la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État compte tenu du fait que son ex-petit ami violent était encore à sa recherche. Le défaut des commissaires saisis de l’affaire de tenir compte de la situation de la demanderesse équivaut selon moi à une erreur justifiant l'annulation de leur décision.
[42] De même, dans la décision Aurelien, le juge Rennie a affirmé, au paragraphe 9 :
[9] Un demandeur n’a pas à établir qu’il a sollicité la protection de l’État si les éléments de preuve montrent que celle‑ci ne pouvait pas raisonnablement être assurée. L’agent doit examiner si la recherche de la protection de l’État constituait une solution raisonnable pour la demanderesse, dans sa situation. La Cour suprême du Canada a énoncé de manière précise les considérations qu’il faut prendre en compte lorsque les circonstances pertinentes comprennent la violence familiale, notamment les effets psychologiques des agressions sur la victime. La question, telle qu’elle est posée dans R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, est celle de savoir ce que la demanderesse « a raisonnablement cru, compte tenu de sa situation et de ses expériences antérieures ». Le critère est donc subjectif et objectif.
[43] La Commission a fait porter son enquête principalement sur les efforts déployés par le gouvernement afin de lutter contre la violence conjugale plutôt que sur la question de savoir si ces efforts admirables s’étaient traduits dans les faits par une protection étatique efficace. La Commission a fait observer que « les autorités du Pérou déploient des efforts sérieux pour refréner la violence faite aux femmes ». Elle a également pris note que divers organismes gouvernementaux « travaillent conjointement à éradiquer tous les types de violence familiale au Pérou ».
[44] Bien que la Commission ait déclaré avoir pris en considération la documentation sur la situation dans le pays et pris note de certaines critiques sur les efforts en cours, notamment que la violence conjugale demeurait un problème important, qu’il n’y avait aucune peine efficace, que le traitement des plaintes était très lent, que peu de femmes se plaignaient à la police par crainte de représailles ou à cause des coûts, et que la police demeurait indifférente à la violence conjugale malgré les lois à l’effet contraire, elle s’est appuyée sur les efforts d’organismes autres que la police, notamment des services d’assistance téléphonique et d’autres services fournis par des organismes non gouvernementaux.
[45] La Commission s’est également appuyée sur le fait que la police avait fait au moins deux rapports (et la demanderesse a affirmé dans son témoignage qu’elle en avait fait quatre) et en a conclu que la police avait pris des mesures adéquates. Même si les arrestations et les condamnations ne sont pas toujours possibles et ne permettent pas de mesurer le caractère adéquat de la protection de l’État, il faut plus qu’un rapport de police qui n’a été suivi d’aucune mesure concrète.
[46] Lorsque la preuve dont dispose la Commission établit que les efforts sérieux déployés par l’État ne se sont pas traduits dans les faits par des mesures adéquates et que de graves problèmes subsistent, ce qui en l’espèce est démontré par ce qu’a vécu la demanderesse, la présomption de protection adéquate de l’État ne peut prévaloir seulement parce qu’un pays est une démocratie et déploie des efforts sérieux.
Conclusion
[47] La Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État parce qu’elle n’avait pas fait suffisamment d’efforts pour obtenir la protection offerte par le Pérou en choisissant plutôt de demander la protection supplétive du Canada. La preuve documentaire montre que les policiers sont « indifférents » à ce type de violence et le propre témoignage de la demanderesse étaye la proposition selon laquelle les policiers se sont effectivement montrés indifférents à ses plaintes. À plusieurs reprises, les policiers ont réagi aux plaintes de la demanderesse contre les agressions sexuelles et autres en lui disant de rentrer chez elle et de régler ses problèmes et, les quelques fois où les policiers ont bel et bien fait un rapport, ils n’ont pas accusé ou arrêté Michael, pas plus qu’ils n’ont donné suite aux deux sommations qu’ils ont données. Étant donné l’expérience de la demanderesse ainsi que la preuve objective, la conclusion de la Commission selon laquelle la protection de l’État était adéquate et que la demanderesse n’a pas fait d’efforts raisonnables pour obtenir cette protection n’est pas étayée par la preuve et, par conséquent, n’es pas raisonnable.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. Aucune question n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Elisabeth Ross
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9876-12
INTITULÉ : LEIDY DIANA MANRIQUE FLORES ET AL c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 28 août 2013
DATE DES MOTIFS : Le 6 septembre 2013
COMPARUTIONS :
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POUR LES DEMANDERESSES |
Brad Gotkin |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat
|
POUR LES DEMANDERESSES |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
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