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Date : 20130829

Dossier : T-987-12

Référence : 2013 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

PETER RADONJIC

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui vise une décision (la décision) rendue le 16 avril 2012, par laquelle l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a refusé de faire droit aux demandes de rajustement de T1 présentées par le demandeur pour les années d’imposition 2004 à 2007.

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un homme de 37 ans qui vit à Coquitlam (Colombie‑Britannique). Il pratique le jeu et les sports depuis toujours et il avait commencé à jouer au poker au milieu de l’année 2003.

[3]               Le demandeur s’est mis à jouer au poker en ligne et, au début de l’année 2004, il commença à faire des gains appréciables. Au printemps de l’année 2004, au moment de déposer sa déclaration de revenus pour l’année 2003, le demandeur avait demandé à son comptable les montants qu’il avait gagnés au poker en ligne étaient imposables ou non.

[4]               Le comptable, après avoir effectué certaines recherches, a transmis au demandeur le bulletin d’interprétation IT‑334R2 de l’ARC, intitulé « Recettes diverses ». Le passage pertinent de ce bulletin prévoit ce qui suit :

 

Bénéfices tirés du jeu

10. Les bénéfices tirés des activités de preneur aux livres (bookmaker) ou de l’exploitation de toute maison de jeu (exploitée légalement ou non) constituent un revenu d’entreprise. De plus, un particulier peut être assujetti à l’impôt sur les revenus provenant du jeu lui-même, si ces activités constituent l’exploitation de l’entreprise de jeu; voir la décision [Ministre du Revenu national c. Morden (1961) CTC 484, 61 DTC 1266 (Cour de l’Échiquier)]. La question de savoir si les activités d’un particulier sont telles qu’on peut considérer qu’il exploite une entreprise de jeu ou non est une question de fait que seul l’examen de tous les éléments pertinents et de toutes les activités du contribuable relatives au jeu permet de déterminer. Bien qu’aucun des critères ne soit déterminant, il faut tenir compte des critères suivants au moment de la détermination :

a) le degré d’organisation qui existe dans la poursuite de l’activité du contribuable;

b) l’existence de connaissances spéciales ou de renseignements privés qui permettent au contribuable de réduire l’élément de chance;

c) l’intention qu’a le contribuable de jouer pour le simple plaisir de jouer par rapport à l’intention de jouer de façon lucrative comme façon de gagner sa vie;

d) l’ampleur des activités du contribuable relatives au jeu, y compris le nombre et la fréquence des paris.

Il est évident, à la lecture de diverses décisions des tribunaux, que les gains provenant d’exploitations illicites ou illégales, telles que l’exploitation illégale d’une maison de jeu et les stratagèmes financiers frauduleux, ne sont pas exemptés d’impôt. (Voir, par exemple, les décisions La Reine c. Poynton, (1972) CTC 411, 72 DTC 6329 (Cour d’appel de l’Ontario) et Ministre du Revenu national c. Eldridge, (1964) CTC 545, 64 DTC 5338 (Cour de l’Échiquier.)

[5]               Selon l’interprétation que le demandeur donnait au bulletin IT‑334R2, ses gains et ses pertes de jeu n’étaient pas imposables, et ce, aussi longtemps qu’il avait un emploi traditionnel. À ce moment‑là, le demandeur faisait de la recherche sur une base contractuelle pour le gouvernement fédéral.

[6]               En mai 2004, le demandeur avait arrêté d’accepter des contrats, parce qu’il croyait qu’il pouvait faire de l’argent en jouant au poker en ligne. Lorsqu’il a déposé sa déclaration de revenus pour l’année 2004, il avait décidé de [traduction] « ne prendre aucun risque » et d’inclure dans son revenu les montants gagnés au jeu dans sa déclaration de revenus. Le demandeur croyait qu’il serait préférable de payer de l’impôt tout de suite sur les gains en question plutôt que de s’exposer au risque de devoir payer une somme importante à titre d’impôt sur le revenu dans le futur, dans l’éventualité où l’ARC devait juger que ses gains étaient imposables. S’il devenait évident par la suite que ses gains n’étaient pas imposables, il présenterait une demande en vue de récupérer son argent. Le demandeur voulait aussi avoir un revenu déclaré, afin de pouvoir présenter une demande en vue d’obtenir une hypothèque.

[7]               Le demandeur avait continué de déclarer ses montants gagnés au poker pour les années d’imposition 2004, 2005, 2006 et 2007. Le demandeur avait appris, après avoir discuté avec d’autres joueurs de poker, que les bulletins d’interprétation de l’ARC n’étaient pas contraignants d’un point de vue juridique et que les décisions des cours constituent les fondements juridiques exécutoires en ce qui a trait à l’assujettissement à l’impôt des montants gagnés au jeu. Selon le demandeur, la jurisprudence énonce que les montants gagnés au jeu ne sont pas imposables : par conséquent, il a déposé des rajustements à l’ARC pour les années d’imposition 2004 à 2007, dans lesquels il demandait que les sommes qu’il avait payées à titre d’impôt lui soient remboursées.

[8]               Le demandeur avait fait l’objet d’une vérification par l’ARC au printemps 2011. Le 8 juillet 2011, l’ARC avait écrit au demandeur pour lui dire qu’elle avait l’intention de ne pas faire droit à ses demandes de rajustement (pièce 7, dossier du demandeur). Le demandeur lui avait répondu le 8 août 2011 en lui expliquant ses antécédents personnels et son opinion selon laquelle la jurisprudence donne à penser que les montants qu’il avait gagnés en jouant au poker ne sont pas imposables (pièce 8, dossier du demandeur).

[9]   Le 6 octobre 2011, l’ARC avait écrit au demandeur pour l’aviser qu’elle maintenait sa position (pièce 9, dossier du demandeur). Le 5 novembre 2011, le demandeur avait écrit au directeur des services fiscaux pour lui demander de procéder à un deuxième examen (pièce 10, dossier du demandeur).

[10]           Le 16 avril 2012, l’ARC a maintenu sa position de refuser de faire droit aux demandes de rajustement présentées par le demandeur.

LA DÉCISION À L’EXAMEN

[11]           La lettre de l’ARC datée du 16 avril 2012 et signée par le directeur adjoint de la division de la vérification (le directeur) constitue la décision à l’examen en l’espèce.

[12]           Dans la lettre, le directeur explique que le ministre n’interjette pas toujours appel d’une décision des tribunaux lorsque les faits sont uniques et que cette décision n’est pas perçue comme établissant un précédent. L’article 18.28 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T-2, prévoit aussi que les décisions relatives à des litiges de faible valeur financière n’ont pas valeur de précédent à l’égard d’autres appels.

[13]           Le directeur explique que la question de savoir si un contribuable exploite ou non une entreprise relève des faits et qu’elle doit être tranchée selon le cas de l’espèce. De plus, chaque année d’imposition est examinée indépendamment. Parmi les facteurs pertinents pour établir si un contribuable exploite une entreprise, on note le degré d’expertise personnelle et d’engagement global. Dans certains des cas invoqués par le demandeur, la Cour a conclu que le contribuable n’exploitait pas une entreprise, mais cela ne signifie pas automatiquement que tous les montants gagnés au jeu ne sont pas imposables.

[14]           Le directeur fait remarquer que c’est sur une base volontaire que le demandeur a déclaré à l’ARC qu’il exploitait une entreprise et qu’il en avait tiré un revenu. Aucun des renseignements portés à l’attention du ministre ne donne à penser que cette affirmation était erronée, et le demandeur a aussi avisé sa banque qu’il était un joueur professionnel.

[15]           Pour conclure, le directeur déclare que l’ARC était toujours d’avis que le demandeur exerçait une profession ou exploitait une entreprise liée au jeu au cours des années d’imposition 2004 à 2007 et que ses gains constituaient un revenu imposable. Par conséquent, aucun rajustement ne serait apporté aux revenus du demandeur pour ces années d’imposition.

LA QUESTION EN LITIGE

[16]           Le demandeur soulève la question suivante :

a)                  La décision du ministre de considérer comme « imposables » les montants gagnés au poker par le demandeur était-elle raisonnable?

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a jugé que l’analyse relative à la norme de contrôle n’est pas nécessaire dans tous les cas. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter; c’est seulement lorsque la recherche jurisprudentielle n’est pas fructueuse qu’elle doit examiner les quatre facteurs que comporte l’analyse relative à la norme de contrôle.

[18]           Le paragraphe 152 (4.2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (la Loi) est la disposition permettant au ministre d’établir une nouvelle cotisation à l’extérieur du délai normalement prévu de 3 ans, mais uniquement dans les 10 ans qui suivent les années d’imposition visées par la nouvelle cotisation. Comme le souligne la défenderesse, cette disposition confère un vaste pouvoir discrétionnaire au ministre, et la norme de contrôle applicable à sa décision est la raisonnabilité (Caine c Agence du Revenu du Canada, 2011 CF 11; Hoffman c Canada, 2010 CAF 310).

 

[19]           Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la raisonnabilité, son analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[20]           Voici les dispositions de la Loi qui sont applicables en l’espèce :

Revenu

9. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

[…]

Nouvelle cotisation et nouvelle détermination

152 (4.2) Malgré les paragraphes (4), (4.1) et (5), pour déterminer, à un moment donné après la fin de la période normale de nouvelle cotisation applicable à un contribuable — particulier, autre qu’une fiducie, ou fiducie testamentaire — pour une année d’imposition le remboursement auquel le contribuable a droit à ce moment pour l’année ou la réduction d’un montant payable par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie, le ministre peut, si le contribuable demande pareille détermination au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de cette année d’imposition, à la fois :

a) établir de nouvelles cotisations concernant l’impôt, les intérêts ou les pénalités payables par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie;

b) déterminer de nouveau l’impôt qui est réputé, par les paragraphes 120(2) ou (2.2), 122.5(3), 122.51(2), 122.7(2) ou (3), 127.1(1), 127.41(3) ou 210.2(3) ou (4), avoir été payé au titre de l’impôt payable par le contribuable en vertu de la présente partie pour l’année ou qui est réputé, par le paragraphe 122.61(1), être un paiement en trop au titre des sommes dont le contribuable est redevable en vertu de la présente partie pour l’année.

Income

9. (1) Subject to this Part, a taxpayer’s income for a taxation year from a business or property is the taxpayer’s profit from that business or property for the year.

 

[…]

Reassessment with taxpayer’s consent

152 (4.2) Notwithstanding subsections (4), (4.1) and (5), for the purpose of determining, at any time after the end of the normal reassessment period of a taxpayer who is an individual (other than a trust) or a testamentary trust in respect of a taxation year, the amount of any refund to which the taxpayer is entitled at that time for the year, or a reduction of an amount payable under this Part by the taxpayer for the year, the Minister may, if the taxpayer makes an application for that determination on or before the day that is ten calendar years after the end of that taxation year,

 

 

(a) reassess tax, interest or penalties payable under this Part by the taxpayer in respect of that year; and

 

(b) redetermine the amount, if any, deemed by subsection 120(2) or (2.2), 122.5(3), 122.51(2), 122.7(2) or (3), 127.1(1), 127.41(3) or 210.2(3) or (4) to be paid on account of the taxpayer’s tax payable under this Part for the year or deemed by subsection 122.61(1) to be an overpayment on account of the taxpayer’s liability under this Part for the year.

 

LES ARGUMENTS

Le demandeur

 

[21]           Le demandeur affirme qu’il a essentiellement été puni pour avoir été un citoyen responsable et pour avoir fait confiance au système.

 

[22]           Il souligne que, dans le contexte du poker en ligne, l’entité qui agit dans une optique commerciale est l’entreprise qui organise les parties pour les joueurs. Le demandeur jouait surtout au « Texas Hold ‘Em », un jeu où deux joueurs ou plus s’affrontent. Les gains d’un joueur sont nécessairement les pertes d’un ou d’autres joueurs. L’entreprise organisant la partie (la maison) perçoit un montant précis de la cagnotte. C’est de cette manière que la maison génère ses revenus – le gagnant remporte la cagnotte, à laquelle on soustrait les frais retenus par la maison.

 

[23]           Puisque les frais retenus par la maison lui assurent un « espoir raisonnable de profit », les joueurs ne peuvent avoir un tel « espoir raisonnable de profit », puisque ce système a pour effet de garantir que, collectivement, les joueurs perdent de l’argent. Par conséquent, c’est la maison, et non les joueurs, qui agit « dans une optique commerciale ». Le ministre ne peut attendre de voir l’issue de la partie et ensuite établir que le gagnant agissait « dans une optique commerciale » – ce que les tribunaux ont reconnu, et ce, à maintes occasions.

 

[24]           Le demandeur soutient qu’il n’y a pas de précédent appuyant la thèse de l’ARC. En fait, il a été conclu que le jeu professionnel ne constituait pas une entreprise dans des cas bien plus poussés que celui du demandeur. Par exemple, dans la décision Leblanc c Canada, 2006 CCI 680 (Leblanc), la personne en question avait gagné, au cours d’une période comprenant plusieurs années d’imposition, des millions de dollars grâce au jeu, et ce, au moyen d’une méthode qui avait clairement un but lucratif, notamment en embauchant 15 assistants et en concluant des ententes commerciales avec des détaillants.

 

[25]           Des joueurs de poker sérieux s’étaient aussi vu refuser la possibilité de déduire leurs pertes découlant du poker. Dans la décision Cohen c Canada, 2011 CCI 262 (Cohen), dont les faits étaient très similaires à ceux de la présente affaire, l’ARC avait adopté la position contraire à celle qu’elle adopte en l’espèce pour justifier le refus les dépenses réclamées, en prétendant qu’une personne qui joue au poker en ligne est un amateur. La jurisprudence, lorsqu’examinée dans son ensemble, établit que les personnes qui s’adonnent au jeu ne sont pas considérées comme exploitant une « entreprise ».

 

[26]           Le demandeur affirme que l’ARC a adopté une position contradictoire en l’espèce et qu’elle a mis de l’avant des arguments illogiques. Le ministre affirme que le demandeur avait un « système » pour gagner au poker, mais il n’apporte aucune précision au sujet de ce en quoi consistait ce « système », ni en quoi celui‑ci faisait en sorte que le demandeur était assuré de gagner. Il ne peut y avoir de « système » au poker en l’absence de connaissance privilégiée, puisqu’un adversaire a toujours la possibilité de prendre n’importe quelle action qu’il veut en réponse à la tentative d’un joueur d’appliquer un système. L’ARC adopte la position selon laquelle [traduction] « tout est toujours plus clair après coup », et ce type d’approche axée sur les résultats avait auparavant été rejeté par le juge en chef Donald Bowman au paragraphe 42 de l’arrêt Leblanc :

J’examinerai d’abord le dernier point. Si je comprends bien, on affirme que le joueur, puisqu’il gagnait, devait avoir mis au point un système, de sorte qu’il exploite une entreprise. Si ce joueur avait perdu, cela aurait prouvé l’absence de système et par conséquent d’entreprise, et les pertes n’auraient pas été déductibles. Cette prétention est l’exposé à peu près le plus classique qu’il m’ait été donné d’entendre quant à l’erreur logique post hoc ergo propter hoc. Il est vrai que les appelants gagnaient, mais il n’existe absolument aucun fondement dans la preuve permettant de dire qu’ils gagnaient parce qu’ils avaient mis au point un système. Les appelants gagnaient, et ce, bien qu’ils n’aient pas de système. Si l’on cherche quelles étaient leurs habitudes, on constate qu’ils effectuaient des mises massives, et ce, d’une façon imprudente, et que lorsqu’ils le pouvaient, ils misaient sur des résultats risqués. À coup sûr, cela voulait dire que, s’ils gagnaient, ils gagnaient énormément d’argent, mais que par contre, s’ils perdaient, ils perdaient beaucoup d’argent et, compte tenu des chances astronomiques à l’encontre d’une victoire, les probabilités de perte étaient beaucoup plus fortes que les probabilités de réussite.

 

[27]           La Cour canadienne de l’impôt avait aussi traité de ce point dans la décision Eugène Bélec c Sa Majesté la Reine, (1994) 95 DTC 121 :

[…] Ce serait aussi inacceptable de permettre au ministre de refuser la déduction des pertes au début d’une entreprise sur la présomption qu’il n’y avait pas d’espoir raisonnable de profit, et, après la réussite de l’entreprise, d’exiger une partie de ses profits au titre d’impôt en disant, en effet, au contribuable : « Le fait que tu as perdu de l’argent quand tu as débuté l’entreprise prouve que tu n’avais pas d’espoir raisonnable de profit, mais dès que tu gagnes de l’argent, ça prouve que maintenant, tu en as ».

 

[28]           Le ministre a dit que les dossiers du demandeur étaient la preuve qu’il agissait dans une optique commerciale et qu’il devait produire des dossiers prouvant que l’argent qu’il avait gagné provenait effectivement du jeu et non d’une source imposable. Ben Alarie a traité de cette situation sans issue dans l’article « The Taxation of Winnings from Poker and Other Gambling Activities in Canada », Revue fiscale canadienne, (2011) 59:4, à 747, dans le contexte d’une analyse de la décision Alex Markowitz c Ministre du Revenu national, (1964) 64 DTC 397, où un joueur avait dû prouver que ses gains provenaient du jeu et non d’une source imposable :

[traduction]

[…] Il est possible, même si cela n’est que conjecture, que la Commission d’appel de l’impôt n’ait pas raffolé du raisonnement employé par les autorités fiscales — soit qu’en l’absence de dossiers détaillés, le contribuable est perdant, parce qu’il ne peut réfuter la présomption selon laquelle le revenu provient d’une source imposable; et que si le contribuable présente des dossiers détaillés, il y perd aussi, parce qu’il était tellement bien organisé que ses activités devaient être considérées comme consistant en une entreprise.

 

[29]           La position de l’ARC, en plus d’être illogique, va à l’encontre de ses propres documents et dossiers. Par exemple, dans une lettre datée du 3 mai 2011 qu’elle a envoyée au demandeur, l’ARC lui demande de rassembler tous les documents pertinents en vue d’une vérification. La lettre dresse une liste de 24 différents types de documents qu’une entreprise pourrait produire et elle mentionne que la liste [traduction] « ne devrait pas être considérée comme étant exhaustive ». Le demandeur a produit, en ce qui concerne ses activités de jeu, des documents dans seulement environ 5 des catégories, et la plupart de ces documents étaient des documents personnels comme [traduction] « des dossiers bancaires personnels », « des documents d’achat relativement à des biens immobiliers » et « des relevés de carte de crédit ». Les autres catégories qui se rapportaient aux activités de jeu du demandeur étaient de catégories larges et de nature générale, comme [traduction] « des documents de travail du représentant » et « d’autres documents utilisés dans la production de bilans financiers ». Le demandeur souligne que ses activités de jeu n’entraînaient pas la production de documents que l’ARC elle‑même inclurait dans n’importe laquelle des 19 autres catégories de dossiers d’entreprises produits par des entreprises typiques.

 

[30]           L’ARC a aussi mentionné dans sa publication Impôt sur le revenu - Nouvelles techniques no 41 du 23 décembre 2009, que, « [b]ien que le critère de la “recherche de profit” soit significatif dans d’autres affaires, ce n’est pas un critère significatif à appliquer à une activité de jeux. Le jeu n’est pas une activité normale, puisque personne ne joue pour une raison autre que la recherche d’un profit ». L’ARC affirme ensuite :

Habituellement, la fréquence et la nature systématique de l’activité indiqueraient qu’il s’agit d’une « entreprise ». La définition traditionnelle en common law d’entreprise est « […] tout ce qui occupe le temps d’un homme, tout ce qui retient son attention, tout ce à quoi il consacre son labeur en vue de réaliser des profits […] » [Traduction]

 

« Une telle définition serait habituellement inattaquable lorsqu’il est question d’une activité commerciale. La définition, si elle est appliquée littéralement et machinalement, comprend les activités d’une personne qui parie d’une façon constante et régulière sur les chevaux, ou qui joue à des loteries ou à des tables de jeu. Cela voudrait dire que les activités de jeu dans tous les cas mentionnés ci-dessus constitueraient une entreprise; pourtant, nous savons qu’il n’en est pas ainsi. Le jeu – même si le joueur s’y livre régulièrement, fréquemment et systématiquement – est quelque chose qui, par sa nature, n’est pas généralement considéré comme une activité commerciale, sauf dans des circonstances fort exceptionnelles ».

 

Il existe des cas exceptionnels, qui sont mentionnés dans la décision Leblanc, où les activités de jeux ont été considérées imposables; cependant, elles se rapportaient à des contribuables qui avaient intégré une information privilégiée ainsi que leurs connaissances et leurs compétences à leurs activités (p. ex. dans l’affaire Luprypa c. La Reine, les gains d’un joueur de billard qui, tout en étant sobre, affrontait d’autres joueurs de billard qui étaient en état d’ébriété, ont été jugés imposables) et qui se distinguent donc clairement des faits de la décision Leblanc.

 

[31]           Malgré ce qui précède, l’ARC a mentionné dans la lettre datée du 8 juillet 2011 que le demandeur agissait dans une optique commerciale parce que ses activités de jeu s’inscrivaient dans [traduction] « la recherche du profit et [qu’il] ne s’agissait pas d’une démarche personnelle ». Le demandeur soutient que l’ARC s’est contredite en suggérant (sans aucune preuve à l’appui, hormis le fait que le demandeur avait du succès en jouant) que le demandeur avait un « système » et que, par conséquent, ses gains constituaient un revenu imposable, alors que sa propre publication mentionne que le jeu, même si le joueur s’y livre « systématiquement », n’est pas généralement considéré comme une activité commerciale.

 

[32]           De plus, le demandeur déclare que l’ARC a fait de nombreuses déclarations inexactes ou fausses tout au long du processus, dont notamment les déclarations suivantes provenant du vérificateur de l’ARC, M. Truong Cao, dans la lettre datée du 8 juillet 2011 qui avait été envoyée au demandeur (dossier de la défenderesse, pages 44 à 46) :

                     M. Cao a écrit : [traduction] « Vous avez dit que vous gagniez 55 % du temps, ce qui démontre que vous aviez un espoir raisonnable de gagner davantage que de perdre, ou d’en tirer en fin de compte un profit ». Le demandeur soutient qu’il s’agissait d’une erreur logique et que cette déclaration et cette statistique ne sont pas pertinentes, parce que le fait de mesurer ainsi le fait de gagner ou de perdre n’a aucune importance, puisque la valeur monétaire des gains et des pertes varient.

                     M. Cao a écrit : [traduction] « Vous avez joué au poker en ligne au bureau de votre domicile avec de multiples moniteurs (jusqu’à 10) simultanément, ce qui démontre l’existence d’un système pour accroître vos montants gagnés au poker ainsi qu’à minimiser le risque de pertes ». Le demandeur déclare qu’il tentait simplement d’expliquer qu’il était possible de jouer simultanément sur de multiples tables au poker virtuel, mais que dans les faits, il n’était pas réellement assis à un bureau muni de dix moniteurs – cette déclaration démontre l’incompréhension totale qu’avait M. Cao de la situation.

                     M. Cao a écrit : [traduction] « Le demandeur a assisté à un colloque sur l’imposition des montants gagnés au poker ». Le demandeur affirme que cela est totalement faux et qu’il n’avait jamais assisté à un tel colloque.

                     M. Cao a écrit : [traduction] « De plus, vous avez même créé un compte PayPal afin de recevoir les montants que vous gagniez ». Le demandeur souligne que cette opération est nécessaire avant qu’une personne puisse commencer à jouer en ligne et que chaque personne qui joue en ligne doit être dotée de quelque sorte de compte comme un compte PayPal pour jouer à des tables d’argent réel.

 

[33]           Dans la vérification qu’elle avait effectuée au sujet du demandeur, l’ARC a laissé entendre (dossier de la défenderesse, aux pages 59 à 63) que les faits de l’espèce ressemblent à ceux de la décision Luprypa c Canada, [1997] ACI no 469 (Luprypa), dans laquelle un joueur de billard exerçait son art contre des personnes en état d’ébriété pour gagner de l’argent. Toutefois, elle a fait abstraction de la décision Cohen, laquelle portait expressément sur la question de savoir si les montants gagnés par une personne qui joue au poker en ligne étaient imposables. Il était hypocrite de la part de l’ARC d’adopter cette position, et cela constitue une preuve évidente que la décision est déraisonnable.

 

[34]           En conclusion, le demandeur réitère qu’en ce qui concerne le jeu en ligne, la maison est la seule partie agissant dans une optique commerciale. L’ARC s’est contredite et elle a fait preuve d’une incompréhension totale de la jurisprudence. La décision est déraisonnable et le demandeur demande que l’ARC fasse droit à ses demandes de rajustement.

 

La défenderesse

 

[35]           La défenderesse soutient que le processus décisionnel du ministre était raisonnable et que toutes les observations du demandeur avaient été examinées. La décision appartenait aux issues raisonnables; la question de savoir si une personne exploite ou non une entreprise est tranchée au cas par cas, en fonction des faits spécifiques à chaque affaire (Stewart c Canada, 2002 CSC 46 (Stewart)).

 

[36]           Il n’y a pas de règle en droit fiscal qui prévoit que le revenu de jeu n’est pas imposable. Le jeu peut constituer une entreprise si celui‑ci est pratiqué d’une manière suffisamment commerciale. Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué aux paragraphes 54 et 55 de l’arrêt Stewart, le fait de juger si une source de revenus provient d’une entreprise nécessite un examen des facteurs suivants :

                     L’état des profits et pertes pour les années antérieures;

                     La formation du contribuable;

                     La voie sur laquelle il entend s’engager;

                     La capacité de l’entreprise de réaliser un profit.

 

[37]           La défenderesse soutient que le ministre a tenu compte des facteurs susmentionnés lorsqu’il a rendu sa décision et que le dossier du demandeur ne révèle aucune preuve portant que le ministre a omis de respecter quelque principe d’équité procédurale. De plus, la preuve ne démontre pas que le ministre a fondé sa décision sur des facteurs non pertinents, qu’il a commis une erreur de droit ou qu’il a omis de respecter les lignes directrices de l’ARC en matière procédurale.

 

[38]           La défenderesse affirme que le demandeur laisse entendre que c’est l’assujettissement à l’impôt de ses revenus tirés du poker qui est en cause dans la présente instance; cependant, la question dont la Cour est saisie dans les faits est celle de savoir si la décision du ministre de ne pas rajuster les déclarations de revenus était raisonnable.

 

[39]           Il est possible d’effectuer une distinction entre les faits de la présente affaire et les précédents invoqués par le demandeur. Plus particulièrement, dans Cohen, la Cour a conclu que la manière dont le contribuable exerçait ses activités n’était pas assimilable à l’exploitation d’une entreprise, parce que :

                     Il était avocat au sein d’un cabinet d’avocats : cet emploi constituait sa principale source de revenus;

                     La plupart du temps, il ne gagnait rien;

                     Il n’était ni calculateur, ni discipliné

                     Il n’a nullement géré le risque et il a renoncé à sa stratégie de jeu après trois mois ainsi qu’à l’ensemble de ses activités après un an.

 

[40]           La défenderesse soutient que la présente affaire ressemble davantage à la décision Luprypa, dans laquelle il a été statué que les activités du demandeur constituaient une source de revenu imposable. Les circonstances de cette affaire étaient notamment les suivantes :

                     Le demandeur gérait minutieusement les risques inhérents au jeu;

                     Le demandeur était un habile joueur de billard;

                     Le demandeur jouait au billard sur une base régulière;

                     Le demandeur jouait intentionnellement contre des adversaires en état d’ébriété;

                     Le demandeur gagnait presque tout le temps;

                     Le demandeur était calculateur et discipliné dans son approche du jeu;

                     Le jeu constituait la principale source de revenus du demandeur.

 

[41]           La défenderesse souligne que le demandeur admet qu’il avait déduit les dépenses de ses revenus tirés du poker, que le poker était sa seule source de revenus lors de certaines années et qu’il s’était servi des montants qu’il avait gagnés pour répondre aux critères d’obtention une hypothèque sur sa maison ainsi que pour obtenir cette hypothèque. La fréquence à laquelle le demandeur jouait au poker et la nature systématique avec laquelle il jouait, comme le démontre son affidavit, indique que son intention principale était de tirer des profits de cette activité, laquelle était exercée dans une optique commerciale.

 

[42]           Bien que le demandeur affirme qu’un bon nombre de faits sur lesquels le ministre s’était fondé étaient inexacts ou faux, en l’absence d’un contre‑interrogatoire, la preuve donnée par Mme Ralla n’est pas contestée. Le demandeur demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve, ce qu’elle ne peut pas faire dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire.

 

ANALYSE

 

[43]           Les faits importants en l’espèce ne sont pas contestés de manière importante et les parties s’entendent au sujet des principes de contrôle judiciaire que la Cour devrait appliquer. La mésentente est plutôt à propos du résultat de l’application du droit aux faits.

 

[44]           Les affaires en matière de jeu peuvent être difficiles à juger, mais la jurisprudence est claire quant au fait que la réponse à la question de savoir si une personne exploite une entreprise dépend des faits précis de chaque affaire et qu’il n’y existe aucun précédent ni principe portant que les montants gagnés au jeu ne peuvent être imposables. Cela dépend, dans chaque cas, de la question de savoir si le jeu est pratiqué d’une manière suffisamment commerciale, qui nécessite l’examen d’un vaste ensemble de facteurs, comme ce fût le cas en l’espèce. Voir Stewart c Canada, [2002] 2 RCS 645, 2002 SCC 46, au paragraphe 52; Cohen, précitée, et Belawski c Canada (Minister of Natural Revenue), 1954 CarswellNat 152, 11 Tax ABC 299 (CAI), au paragraphe 3.

 

[45]           La Cour d’appel fédérale, aux paragraphes 26 à 29 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, a effectué au une analyse exhaustive de la portée et la nature de la dispense prévue par le paragraphe 152(4.2) de la Loi :

Le paragraphe 152(4.2) de la Loi de l’impôt sur le revenu ne confère pas aux intimés le droit à un allègement. Il leur accorde uniquement le droit de demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour établir une nouvelle cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation.

 

Il faut se rappeler que, selon le paragraphe 152(8) de la Loi de l’impôt sur le revenu, la cotisation est définitive et exécutoire en l’absence d’une nouvelle cotisation établie par suite d’une opposition formulée en temps opportun ou d’un appel tranché en faveur du contribuable. Le contribuable pourrait ultérieurement découvrir que la cotisation est erronée, mais il sera trop tard – il n’a aucunement le droit d’exiger que l’erreur soit corrigée. Il dispose plutôt du recours offert au paragraphe 152(4.2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, lequel prévoit non pas un droit à une nouvelle cotisation, mais bien la possibilité de présenter une demande visant l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Le paragraphe 152(4.2) n’oblige en rien le ministre à exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur du contribuable dans les cas où ce dernier aurait droit à un avantage fiscal s’il le revendiquait au cours de la période normale de nouvelle cotisation. Pour reprendre les termes utilisés par la Cour dans l’arrêt Lanno c. Canada (Agence des Douanes et du Revenu), 2005 CAF 153, au paragraphe 6, « [l]’octroi d’une dispense est une mesure discrétionnaire et ne peut être revendiqué de droit ».

 

Dans l’arrêt Armstrong c. Canada, 2006 CAF 119, au paragraphe 29, la Cour a déclaré que le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4.2) lorsque cette mesure est justifiée ou appropriée dans les circonstances.

 

Le fait d’analyser cette disposition en deux volets – l’un touchant l’aspect juridique et l’autre, l’aspect discrétionnaire – comme le font valoir avec insistance les intimés, reviendrait à changer la nature de la décision visée au paragraphe 152(4.2) qui, de décision fondée sur l’exercice unique d’un large pouvoir discrétionnaire, se transformerait en décision en deux étapes, dont la première concernerait le droit à un allègement et la seconde, le pouvoir discrétionnaire. Une telle approche est contraire à l’analyse cidessus de même qu’à l’enseignement des arrêts Armstrong et Lanno rendus par notre Cour.

 

[46]           En l’espèce, le demandeur affirme que la décision du ministre de refuser de faire droit à sa demande en vue de modifier ses déclarations de revenus pour les années 2004, 2005, 2006 et 2007 pour y enlever les montants gagnés au poker qu’il avait lui-même déclarés en tant que revenus est déraisonnable, et ce, pour plusieurs motifs. Ces motifs peuvent être résumés ainsi :

a)                  Le ministre s’est trompé au sujet de certains faits;

b)                  Le ministre s’est fondé sur des erreurs logiques qui avaient été examinées et rejetées par les cours dans des affaires antérieures;

c)                  Le ministre ne comprenait pas le fonctionnement du poker en ligne;

d)                 La décision du ministre n’était pas compatible avec le résultat de l’affaire Cohen;

e)                  Le ministre a fait une analogie inappropriée entre la situation du demandeur et les faits de l’affaire Luprypa;

f)                   Le ministre avait préjugé le cas en décidant que ses gains de poker étaient imposables, et il a ensuite cherché des moyens de justifier cette décision;

g)                  Le ministre s’est fondé sur des éléments non pertinents et externes, tels que le fait que le demandeur avait utilisé les montants qu’il avait gagnés au poker pour appuyer une demande en matière d’hypothèque et la configuration d’un système de paiement;

h)                  Le ministre n’a pas tenu compte du fait que le demandeur ne faisait pas une tenue de dossiers pour des motifs commerciaux, mais pour faire en sorte qu’il puisse établir la provenance des montants qu’il gagnait en jouant au poker;

i)                    Le ministre n’explique pas quel est le système que le demandeur avait mis sur pied et qu’il utilisait lorsqu’il jouait au poker;

j)                    Le ministre n’a pas reconnu le fait que tous les joueurs ont l’intention de minimiser leurs pertes et de maximiser leurs gains, et il n’en a pas tenu compte;

k)                  Il n’y avait rien d’exceptionnel dans le cas du demandeur qui le distinguait du joueur de poker amateur typique qui se lance dans une démarche personnelle et non dans l’exploitation d’une entreprise.

 

[47]           Le choix du demandeur de se représenter lui‑même devant la Cour pour l’audition du contrôle judiciaire ne l’a pas désavantagé. Il est doté d’une grande facilité d’expression, il est bien organisé et il est bien au fait de la jurisprudence applicable à son cas.

 

[48]           Je conclus, après avoir examiné le dossier qui accompagnait la demande et après avoir entendu les parties, que le ministre a pleinement tenu compte de toutes les observations du demandeur et qu’il n’y a pas de preuve que ce dernier a manqué à l’équité procédurale ou qu’il était de mauvaise foi. Le ministre a communiqué ses propositions au demandeur avant de rendre la décision, en lui offrant la possibilité de présenter des renseignements supplémentaires, lesquels avaient été examinés avant que la décision définitive ne soit prise. La décision a été prise de bonne foi et elle a été communiquée au demandeur de manière intelligible et transparente. La seule question que je dois trancher est celle de savoir si le demandeur a établi que la décision prise par le ministre au titre du paragraphe 152(4.2) de la Loi de ne pas rajuster ses déclarations de revenus pour les années 2004, 2005, 2006 et 2007 consistait en un exercice déraisonnable de son pouvoir discrétionnaire qui n’appartenait pas aux issues décrites au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir.

 

[49]           La décision du ministre repose sur une combinaison de facteurs. Le dossier démontre qu’aucun facteur n’était déterminant et que c’était une combinaison de l’ensemble des faits qui avait mené à la conclusion selon laquelle le demandeur exploitait une entreprise au cours des années d’imposition visées. Si j’examinais et pondérais la totalité des facteurs en cause dans la présente affaire, je pourrais très bien convenir avec le demandeur qu’il n’exploitait pas une entreprise lors des périodes pertinentes et qu’il s’était lancé dans une démarche personnelle. Cependant, là n’est pas le rôle de la cour de révision. Pour que je puisse intervenir à ce stade‑ci, je dois conclure que la décision du ministre, lorsqu’examinée dans son ensemble, comporte des lacunes en ce qui a trait à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité, ou qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[50]           Je reconnais que c’était le demandeur qui a inclus en premier lieu les montants qu’il avait gagné au poker dans son revenu imposable, qu’il a payé de l’impôt à l’égard de ses gains et qu’il a réclamé des déductions. Il affirme maintenant que l’ARC n’aurait pas dû être du même avis que lui en 2004, 2005, 2006 et 2007. Si le demandeur avait interjeté appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt, il aurait pu avoir gain de cause. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans l’arrêt Abraham, précité, il n’a maintenant « aucunement le droit d’exiger que l’erreur soit corrigée ». Le recours prévu au paragraphe 152(4.2) de la Loi vise l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et « le paragraphe 152(4.2) n’oblige en rien le ministre à exercer [son] pouvoir discrétionnaire en faveur du contribuable dans les cas où ce dernier aurait doit à un avantage fiscal s’il le revendiquait au cours de la période normale de nouvelles cotisations ».

 

[51]           Malgré tous ces bémols, je dois conclure, après examen de l’ensemble du dossier, que le demandeur a établi le bien-fondé de sa cause. En l’espèce, la manière avec laquelle le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 152(4.2) de la Loi comportait des lacunes en ce qui a trait à l’intelligibilité et à la justification et, à mon avis, la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[52]           Voici pourquoi je suis de cet avis :

a)                  Le ministre dans la présente affaire s’est fondé sur le fait de gagner et, ce faisant, il a effectué le type d’examen rétrospectif au sujet duquel le juge Bowman faisait une mise en garde dans la décision Leblanc, précitée, dans le contexte de son examen relatif à l’espoir raisonnable de profit;

b)                  Le ministre conclut que le demandeur avait un « système », mais il ne donne pas d’explication valable à propos de ce que ce système pouvait être. Il semble que le demandeur joue tout simplement au poker en ligne sur son ordinateur de manière fréquente, régulière et pendant une période prolongée, et que cela signifiait qu’il avait un système. Cette conclusion est renforcée par l’erreur logique soulignée dans Leblanc, selon laquelle le demandeur devait avoir un système, parce qu’il arrivait à gagner plus souvent qu’il ne perdait au cours trois années en question. Je ne dispose d’aucun élément de preuve selon lequel le demandeur appliquait un système d’une manière qui faisait en sorte que cette conclusion du ministre soit intelligible ou raisonnable;

c)                  Il était inapproprié et déraisonnable de la part du ministre de se fonder sur la décision Luprypa, précitée. Je ne vois aucune analogie entre un joueur de billard habile qui avait recours à ses aptitudes, de manière systématique, pour faire de l’argent aux dépens d’adversaires en état d’ébriété, et tout ce que le demandeur avait fait dans la présente affaire, où ses gains dépendaient essentiellement de la chance, et ce, même s’il avait étudié le poker ainsi qu’entraîné et amélioré ses aptitudes, comme le font la plupart des joueurs de poker amateurs. Toute personne jouant au poker en ligne veut gagner et tentera, de toutes les manières possibles, de mettre la chance de son côté. Mais cela ne signifie pas que ces joueurs aient pour autant élaboré un système lorsqu’ils gagnent; la chance reste le facteur prédominant dans leur victoire ou leur défaite, comme c’était le cas dans les faits de la présente affaire;

d)                 Le mode de paiement utilisé ne constituait pas un indice d’un « système » ou d’un espoir raisonnable de profit. Toute personne qui veut payer doit créer un certain type de système de paiement, de sorte que ce fait ne peut pas être un indice qu’une personne exploite une entreprise. Les comptes PayPal sont utilisés dans une multitude de contextes où un paiement est exigé en ligne;

e)                  Le fait que le demandeur ait diminué ses heures de travail et son revenu pendant qu’il gagnait au poker n’est pas non plus un indice de l’existence d’un système ou de l’exploitation d’une entreprise avec un espoir raisonnable de profit. Un gain appréciable au jeu peut faire en sorte qu’une personne arrête complètement de travailler, mais cela ne signifierait pas qu’il ou elle exploitait une entreprise. Le luxe de pouvoir être capable de travailler moins est l’un des résultats de la réussite au jeu, tout comme le fait de devoir travailler davantage peut être l’un des résultats de pertes au jeu. Dans les deux cas, l’issue est dictée par la chance;

f)                   Le fait d’utiliser les montants gagnés au jeu pour financer une hypothèque ne constitue pas un indice qu’une personne exploite une entreprise. Les gains de jeu peuvent être utilisés de manière constructive. La personne qui s’adonne au jeu n’est pas obligée de jouer jusqu’à ce qu’elle perde et l’utilisation des gains dans ce cas‑ci n’était pas un indice de l’existence d’un système ou d’une entreprise exploitée avec un espoir raisonnable de profit;

g)                  Rien n’indique que les écrans ou le reste de l’équipement dont le demandeur utilisait pour jouer en l’espèce étaient hors du commun, ou que le demandeur avait fait des investissements en capital dans le but d’exploiter une entreprise ou d’en tirer un bénéfice;

h)                  Le demandeur gardait bien peu de dossiers et ceux‑ci se rapportaient exclusivement au besoin de donner une preuve de la source des montants gagnés pour les besoins de l’impôt. Ces dossiers n’étaient en aucune façon des dossiers d’entreprise et ils ne correspondaient même pas aux propres critères de l’ARC.

 

[53]           Il y a d’autres éléments préoccupants, mais en général, je crois que cela est suffisant pour conclure que la situation du demandeur n’était en rien différente de celle du joueur de poker enthousiaste et toujours optimiste engagé dans une démarche personnelle. Les facteurs invoqués par le ministre pour conclure autrement font en sorte que la décision est déraisonnable au sens du paragraphe 47 de Dunsmuir.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et elle est renvoyée pour faire l’objet d’un nouvel examen en conformité avec les présents motifs.

2.                  La défenderesse paie au demandeur les dépens afférents à la présente requête, lesquels sont fixés à 1 500 $, pour couvrir les coûts relatifs aux conseils fiscaux, aux frais judiciaires, aux photocopies et aux revenus perdus en raison de sa présence à l’audience, de même que les intérêts après jugement jusqu’à ce montant soit payé.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-987-12

 

INTITULÉ :                                      PETER RADONJIC

 

                                                            et

 

                                                            L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 8 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 29 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Radonjic

 

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Zachary Froese

Pavanjit Mahil Pandher

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Radonjic

Coquitlam (Colombie-Britannique)

 

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDERESSE

 

 

 

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