Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20130906

Dossier : T-768-12

Référence : 2013 CF 937

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

 

ULYSSE GUERRIER

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LA BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE (alias LA CIBC)

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne datée du 16 mars 2012, par laquelle cette dernière avait décidé, en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi), de rejeter la plainte du demandeur. Je conclus, pour les motifs qui suivent, que la présente demande doit être rejetée.

 

[2]               Le demandeur, Ulysse Guerrier (M. Guerrier) avait travaillé pour la défenderesse, la Banque canadienne impériale de commerce (la CIBC), de juillet 2007 à septembre 2008 comme spécialiste bilingue des ventes et du service à la clientèle au Centre Visa de la CIBC à Toronto. Il avait d’abord été en période d’essai, laquelle avait été prolongée à deux reprises. À la fin de la deuxième période d’essais, on avait fait de lui un employé permanent. Quelques jours plus tard, il s’était retrouvé en congé d’invalidité de courte durée. Le demandeur avait démissionné en septembre 2008; la CIBC avait accepté sa démission. Le demandeur prétend qu’il avait fait l’objet d’un congédiement déguisé.

 

[3]               Le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne. Cet organisme n’avait pas compétence à l’égard de la CIBC, une banque fédérale. Le demandeur a ensuite introduit la présente instance. La CIBC a tenté, sans succès, de faire rejeter la présente instance, en prétendant que l’affaire devrait être traitée avec le syndicat sous le régime de la convention collective.

 

[4]               Une enquête a été effectuée par une enquêteuse de la Commission ontarienne des droits de la personne, qui a publié un rapport de 19 pages daté du 7 décembre 2011. Le demandeur et la CIBC ont été invités à présenter des observations au sujet du rapport, ce qu’ils ont fait. La Commission a examiné ce rapport et les réponses fournies au sujet du rapport, puis, dans la décision faisant l’objet du présent examen, a entre autres déclaré ce qui suit :

 

[traduction]

Avant de rendre la décision, la Commission a examiné le rapport qui avait été communiqué précédemment, ainsi que toute observation déposée en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte, et ce pour les motifs suivants :

 

                     la preuve ne semble pas appuyer le fait que le plaignant avait besoin, à titre de mesures d’adaptation, de normes de travail moins sévères pour cause d’invalidité;

 

                     la preuve donne à penser que, nonobstant cet enjeu, la défenderesse semble avoir offert au plaignant des mesures d’adaptation raisonnables;

 

 

                     la preuve ne semble pas appuyer le fait que le demandeur avait été traité différemment en raison de son incapacité;

 

                     il ne semble pas justifier de renvoyer la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne.

 

Par conséquent, le dossier est maintenant clos.

 

 

 

[5]               Le demandeur, dans son mémoire des faits et du droit déposé à la Cour, a exposé de la manière suivante les questions en litige :

 

a)                  La CCDP a‑t‑elle commis une erreur de droit en contrevenant au paragraphe 42(1) de la Loi ou, subsidiairement, a‑t‑elle manqué aux principes d’équité procédurale en ne fournissant pas des motifs adéquats à l’appui de sa décision?

 

b)                  La CCDP a‑t‑elle violé les droits du demandeur en matière d’équité procédurale et de justice naturelle au cours de son processus d’enquête?

 

c)                  La décision définitive de la CCDP datée du 16 mars 2012 constitue‑t‑elle une erreur de droit?

 

d)                 L’enquêteuse et/ou la CCDP ont‑elles fait preuve de neutralité et de rigueur dans leur enquête?

 

e)                  L’enquêteuse et/ou la CCDP ont‑elles oublié de faire preuve « d’ouverture d’esprit »?

 

f)                   L’enquêteuse a‑t‑elle commis des erreurs de droit et de fait dans son rapport?

 

g)                  La CCDP a‑t‑elle commis une erreur de droit en omettant de traiter de la crainte raisonnable de partialité qu’avait le demandeur ou, subsidiairement, la CCDP a‑t‑elle commis une erreur de droit en effectuant une enquête teintée de partialité?

 

[6]               La CIBC a proposé, dans son mémoire des faits, quatre allégations qui constituent la synthèse des questions énoncées par le demandeur. J’accepte sa synthèse. Cette proposition reflète la manière dont les avocats des deux partis ont plaidé l’affaire devant la Cour. Ces allégations sont les suivantes :

 

1.                  La CCDP a violé les droits de M. Guerrier à l’équité procédurale en omettant de fournir des motifs adéquats à l’appui de sa décision de rejeter la plainte;

 

2.                  La CCDP a violé les droits de M. Guerrier à l’équité procédurale en raison du fait que l’enquêteuse a fait preuve de partialité envers lui;

 

3.                  La CCDP a violé les droits de M. Guerrier à l’équité procédurale en effectuant une enquête qui n’était pas rigoureuse;

 

4.                  La CCDP a « commis une erreur » dans sa décision.

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[7]               Le demandeur a soulevé des questions d’équité procédurale et de partialité. Celles‑ci doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. La procédure était‑elle équitable ou non? Y a‑t‑il eu partialité ou non?

 

[8]               Le demandeur a contesté le bien-fondé de la décision même. Toute question liée à une erreur de droit doit être examinée sous l’angle de la décision correcte; sinon, la décision doit être examinée selon la norme de la raisonnabilité.

 

[9]               Le juge Barnes de la Cour a fait, dans l’affaire Tutty c Canada (Procureur général), 2011 CF 57, une bonne analyse en ce qui concerne la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission dans des circonstances comme celles en l’espèce. Je fais mien le propos qu’il a exposé aux paragraphes 12 à 14 de cette décision :

 

12        L’examen préalable auquel procède la Commission en vertu de l’article 44 de la Loi a été comparé au rôle du juge qui effectue une enquête préliminaire. La Cour suprême du Canada décrit ce rôle comme suit au paragraphe 53 de l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, 140 DLR (4th) 193 :

 

53        La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. Le juge Sopinka a souligné ce point dans Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 899 :

 

L’autre possibilité est le rejet de la plainte.  À mon avis, telle est l’intention sousjacente à l’al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

[Non souligné dans l’original]

 

13        Pour procéder à l’examen préalable des plaintes, la Commission s’appuie sur le travail de l’enquêteur qui généralement interroge des témoins et examine la preuve documentaire au dossier. Lorsque la Commission rend une décision qui va dans le sens de la recommandation de son enquêteur, le rapport de l’enquêteur est considéré comme faisant partie des motifs de la Commission : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 37.

 

14        Comme il l’a été noté dans la jurisprudence précitée, la décision de la Commission de rejeter ou de renvoyer une plainte requiert qu’elle apprécie la preuve afin de déterminer si elle est suffisante pour justifier une audience sur le fond. C’est cet élément du processus qui exige la retenue judiciaire. La retenue judiciaire n’est pas requise, toutefois, dans le contexte du contrôle de l’équité du processus, notamment en ce qui a trait à la rigueur de l’enquête. Pour de telles questions, la norme de contrôle judiciaire est celle de la décision correcte.

 

Question #1 :  Le caractère adéquat des motifs

[10]           Dans la présente affaire, la Commission a mentionné qu’elle avait examiné le rapport de l’enquêteuse, ainsi que les observations formulées par chacune des parties au sujet de ce rapport. La conclusion en quatre points de la Commission reflète les conclusions résumées dans le rapport. Comme l’a écrit le juge Linden pour la formation de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général)), 2005 CAF 404, au paragraphe 37, la Cour devrait considérer le rapport comme étant les motifs de la Commission :

 

37        Selon moi, l’argument de l’appelant à cet égard doit être rejeté. Il est vrai que l’enquêteur et la Commission sont deux entités « à bien des égards distinctes » (Canada (Commission des droits de la personne) c. Pathak (1995), 180 N.R. 152, [1995] 2 C.F. 455, au paragraphe 21, le juge MacGuigan (avec l’appui du juge Décary)), mais il est également bien établi qu’aux fins d’une décision de la Commission en conformité avec le paragraphe 44(3) de la Loi, l’enquêteur n’est pas qu’un simple témoin indépendant devant la Commission (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, au paragraphe 25 [SEPQA]). L’enquêteur établit son rapport à l’intention de la Commission et, par conséquent, il mène l’enquête en tant que prolongement de la Commission (SEPQA, précité, au paragraphe 25). Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise décision en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi (SEPQA, précité, au paragraphe 35; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (1999) 167 D.L.R. (4th) 432, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 30 (C.A.) [Bell Canada]; Société RadioCanada c. Paul (2001), 274 N.R. 47, 2001 CAF 93, au paragraphe 43 (C.A.)).

 

[11]           La juge Abella, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, a énoncé qu’on ne s’attend pas à de la perfection et qu’il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus. Voici ce qu’elle a écrit au paragraphe 18 :

 

18        Dans Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 R.C.F. 221, le juge Evans précise, dans des motifs confirmés par notre Cour (2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572), que l’arrêt Dunsmuir cherche à « [éviter] qu’on [aborde] le contrôle judiciaire sous un angle trop formaliste » (par. 164).  Il signale qu’« [o]n ne s’atten[d] pas à de la perfection » et indique que la cour de révision doit se demander si, « lorsqu’on les examine à la lumière des éléments de preuve dont il disposait et de la nature de la tâche que la loi lui confie, on constate que les motifs du Tribunal expliquent de façon adéquate le fondement de sa décision » (par. 163).  J’estime que la description de l’exercice que donnent les intimées dans leur mémoire est particulièrement utile pour en décrire la nature :

 

[traduction]  La déférence est le principe directeur qui régit le contrôle de la décision d’un tribunal administratif selon la norme de la décision raisonnable.  Il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus.  Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs.  [par. 44]

 

 

[12]           Le juge Barnes a bien résumé ce point dans la décision Association des pilotes d’Air Canada c MacLellan, 2012 CF 591, au paragraphe 20 :

 

20        La prétention de l’Association selon laquelle l’insuffisance des motifs de la Commission constitue un manquement à l’équité procédurale est également indéfendable. Je conviens qu’il y a manquement à l’équité procédurale lorsque la procédure exige qu’une décision soit motivée et qu’aucun motif n’est donné. Cependant, selon Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, c’est la norme de contrôle de la raisonnabilité, et non celle de la décision correcte, qui s’applique à la prétention selon laquelle un ensemble de motifs est insuffisant (parce qu’ils ne sont pas conformes aux principes de justification, de transparence ou d’intelligibilité).

 

[13]           Dans la présente affaire, si on prend la lettre datée du 16 mars 2012 et qu’on la lit conjointement avec le rapport de l’enquêteuse et avec les réponses que les parties ont formulées au sujet de ce rapport, je conclus que la décision est plutôt claire, qu’elle est intelligible et qu’elle traite des éléments pertinents. Les motifs sont adéquats.

 

Question #2 :  L’équité procédurale et la partialité

[14]           Le demandeur prétend que l’enquêteuse a fait preuve de « partialité », en ce sens qu’elle a abordé l’affaire avec un « esprit fermé ». Cet argument repose sur le fait que le demandeur avait déposé sa plainte initiale auprès de la Commission. La Commission avait transféré cette plainte à la CIBC, pour que cette dernière formule ses observations. La Commission a reçu ces observations; qui comprenaient les observations des avocats de la CIBC ainsi qu’en un certain nombre de documents. Le gestionnaire des enquêtes de la Commission a envoyé ces documents au représentant du demandeur, lesquels étaient accompagnés d’un résumé de cinq pages des commentaires de la CIBC. La lettre du gestionnaire se termine par la phrase suivante :

[traduction]

Veuillez constater que la défenderesse [la CIBC] a produit beaucoup d’éléments de preuve documentaire, de la correspondance interne, des courriels et des documents relatifs au rendement, lesquels semblent appuyer sa position.

 

[15]           Le demandeur prétend que l’emploi des mots [traduction] « semble appuyer [la position de la CIBC] » reflète une préconception de l’affaire et qu’il va à l’encontre d’une décision « ouverte d’esprit » sur le fond.

 

[16]           La juge Mactavish de la Cour a bien résumé le droit applicable à cet égard dans la décision Hughes c Canada (Procureur général), 2010 CF 837, aux paragraphes 22 à 24 :

 

22        La CCDP est manifestement soumise à l’obligation d’agir équitablement quand elle exerce les pouvoirs que la loi lui confère de faire enquête sur une plainte relative aux droits de la personne : Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 (SEPQA), et cela exigent que la Commission et ses enquêteurs soient exempts de toute partialité.

 

23        Cela dit, vu la nature non décisionnel des responsabilités de la Commission, il a été statué que la norme d’impartialité exigée d’un enquêteur de la Commission est moins stricte que celle qui s’applique aux membres de la magistrature. Plus précisément, il ne s’agit pas de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de cette enquêteuse mais plutôt de savoir s’il a abordé l’affaire avec un « esprit fermé » : voir Zündel c. Canada (Procureur général) (1999), 175 D.L.R. 512, aux paragraphes 17 à 22.

 

24        Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Société Radio‑Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1993), 71 F.T.R. 214 (C.F. 1re inst.), le critère à appliquer dans les affaires semblables à la présente est le suivant :

 

[L]e critère ne repose donc pas sur le point de savoir si l’on peut raisonnablement discerner un parti pris, mais plutôt si l’on s’est tellement écarté de la norme de l’ouverture d’esprit qu’on pourrait avec raison affirmer qu’il y a eu préjugement de la question portée devant l’organisme d’enquête.

 

[17]           Dans les circonstances de l’espèce, je conclus que l’emploi des mots [traduction] « semble appuyer [la position de la CIBC] » par le gestionnaire, qui n’était ni la personne ayant subséquemment fait enquête sur l’affaire ni l’auteur du rapport, ne laisse pas voir de la partialité ou un manque d’ouverture d’esprit de la part de l’enquêteuse ou de la Commission. Le mot « semble » avait seulement pour but d’avertir le demandeur qu’il devait présenter des observations en réponse à celles de la CIBC ainsi qu’aux documents à l’appui. Et c’est effectivement ce qu’il avait fait; de plus, après que l’enquêteuse eut produit le rapport, le demandeur a pu bénéficier d’une possibilité supplémentaire de faire des commentaires sur l’affaire. Je conclus qu’une personne qui examine l’affaire de manière raisonnable ne considérerait pas qu’il y avait là partialité ou manque d’ouverture d’esprit. De plus, une telle personne jugerait probablement que le demandeur, par l’entremise de son représentant, avait eu amplement d’occasions de présenter des observations en réponse à l’égard de la position de la CIBC et des documents qui lui avaient été fournis, et qu’il s’est prévalu de ces possibilités. La procédure était équitable.

 

Question #3 :  La rigueur

[18]           Le demandeur prétend que l’enquête n’avait pas été effectuée avec rigueur. Plus particulièrement, l’enquêteuse n’avait pas interrogé trois des personnes que le demandeur avait désignées comme des gens qui auraient connaissance de l’affaire, pas plus qu’elle n’a pris l’initiative d’interroger d’autres personnes qui n’avaient pas été désignées et qui pouvaient détenir des renseignements au sujet de la situation du demandeur, comme le personnel médical.

 

[19]           L’enquêteuse a bel et bien interrogé le demandeur, ainsi que ses gérants à la CIBC. En ce qui concerne les trois personnes désignées par le demandeur, l’enquêteuse a clairement mentionné dans le rapport qu’une travailleuse sociale n’avait pas été interrogée, puisque celle‑ci aurait seulement eu connaissance de ce que le demandeur lui avait dit; qu’une des membres de la famille du demandeur n’avait pas été interrogée parce que celle‑ci aurait seulement eu connaissance de ce que le demandeur lui avait dit. Une troisième personne, que le demandeur avait désignée comme étant la personne avec qui il parlait sur son téléphone cellulaire lorsque son gestionnaire lui aurait prétendument crié de retourner au travail, n’avait pas été interrogée parce que l’enquêteuse avait jugé que l’incident en question n’était pas pertinent quant aux questions devant être tranchées.

 

[20]           Le demandeur n’a pas donné de noms en ce qui concerne les autres personnes qui auraient dû, selon lui, être interrogées. Il faut souligner que, bien que le demandeur prétende qu’il avait fait l’objet de discrimination en raison de son état de santé, il n’a fourni que peu d’éléments de preuve relativement à son problème de santé et aux effets que ce problème aurait eus sur son rendement au travail. Tout ce que la CIBC et ensuite la Commission ont entendu à ce sujet provenait du demandeur lui‑même. Le demandeur leur avait dit qu’il était atteint d’anémie drépanocytaire et qu’il aurait besoin de journées de congé à certains intervalles pour recevoir des transfusions sanguines, en plus d’une journée de récupération. Le demandeur n’a pas tenté d’expliquer les effets, le cas échéant, que ce problème de santé pouvait avoir sur son rendement au travail, ni de nommer des gens qui pourraient produire des renseignements appropriés à cet égard. Je remarque qu’une lettre rédigée après que le demandeur eut quitté son emploi à la CIBC par une travailleuse sociale, et non par un médecin, et dans laquelle elle tenait de donner certaines explications, a été déposée en preuve à la Cour. Cette lettre n’est pas un élément de preuve provenant d’une personne ayant reçu une formation en médecine et elle avait été rédigée après les incidents pertinents.

 

[21]           L’obligation de rigueur imposée à l’enquêteur a été examinée par le juge Martineau de la Cour dans la décision Best c Canada (Procureur général), 2011 CF 71. Je fais mien les propos qu’il a exposés aux paragraphes 19 à 22 :

 

19        L’obligation de la Commission d’agir équitablement envers le demandeur requiert que l’enquête soit rigoureuse et neutre (Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, au paragraphe 49, conf. par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.), et que les parties soient informées de la substance de la preuve obtenue par l’enquêteur et produite devant la Commission, et qu’elles aient l’occasion de répondre à cette preuve et de faire toutes les observations pertinentes (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (C.C.D.P.), [1989] 2 R.C.S. 879, à la page 902; Deschênes, précitée, au paragraphe 10).

 

20        La demanderesse ne fait aucune allégation relative à l’impartialité contre l’enquêteur. Cependant, elle affirme qu’il n’a pas conduit son enquête de manière rigoureuse, puisqu’il n’a interrogé ni elle, ni le témoin qu’elle avait proposé, son partenaire l’adjudant Doug McQueen, lui aussi membre des FC.

 

21        L’effet pratique de l’obligation de rigueur est énoncé par le juge Nadon dans Slattery, précité, aux paragraphes 56 et 57 :

 

Il faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes. Ce n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose. Un tel point de vue correspond à la retenue judiciaire dont la Cour suprême a fait preuve à l’égard des activités d’appréciation des faits du Tribunal des droits de la personne dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554.

 

 

 

Dans des situations où les parties ont le droit de présenter des observations en réponse au rapport de l’enquêteur, comme c’est le cas en l’espèce, les parties peuvent compenser les omissions moins graves en les portant à l’attention du décideur. Par conséquent, ce ne serait que lorsque les plaignants ne sont pas en mesure de corriger de telles omissions que le contrôle judiciaire devrait se justifier. Même s’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, il me semble que les circonstances où des observations supplémentaires ne sauraient compenser les omissions de l’enquêteur devraient comprendre: (1) les cas où l’omission est de nature si fondamentale que le seul fait d’attirer l’attention du décideur sur l’omission ne suffit pas à y remédier; ou (2) le cas où le décideur n’a pas accès à la preuve de fond en raison de la nature protégée de l’information ou encore du rejet explicite qu’il en a faite.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

22        L’obligation de rigueur de l’enquêteur n’oblige pas celui-ci à interroger chaque personne que propose le demandeur (Miller c. Canada (CCDP), [1996] A.C.F. no 735 (QL), au paragraphe 10). L’enquêteur doit cependant s’assurer que son rapport d’enquête traite de toutes les questions fondamentales soulevées dans la plainte du demandeur (Bateman, précité, au paragraphe 29).

 

[22]           Je conclus que la décision de l’enquêteuse de ne pas interroger les trois témoins nommés par le demandeur et de ne pas avoir effectué une autre enquête approfondie de son propre chef était raisonnable et qu’elle ne constitue pas un motif pour annuler la décision.

 

Question #4 :  La décision était-elle erronée?

[23]           Le demandeur n’a formulé aucun argument selon lequel la Commission avait fait quelque erreur de droit dans sa décision. Les arguments dont je suis saisi tiennent à une opposition aux conclusions de fait qui ont été tirées et ils se rapportent la question de savoir si ces conclusions, dans l’éventualité où elles étaient erronées, devraient entraîner l’annulation de la décision. La norme de contrôle applicable dans ces circonstances est la raisonnabilité, et à cet égard, l’arrêt bien connu de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008], 1 RCS 190, est instructif, plus particulièrement le paragraphe 47, où la juge Abella a écrit ce qui suit :

 

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[24]           Le demandeur a contesté, dans son mémoire des faits ainsi que par l’entremise de son avocat au stade des plaidoiries, plusieurs des conclusions tirées par l’enquêteuse ayant été adoptées par la Commission, notamment :

 

                     Ce qui s’était produit lors de la réunion du 24 octobre entre le demandeur et son gérant à la CIBC; dans quelle mesure la CIBC était‑elle au courant du problème de santé du demandeur?

 

                     La CIBC a‑t‑elle agi équitablement ou non en ce qui concerne l’évaluation du rendement du demandeur eu égard aux normes établies en matière de rendement?

 

                     Quelle était la pertinence, le cas échéant, de l’incident au cours duquel on aurait prétendument « crié » contre le demandeur parce qu’il utilisait son téléphone cellulaire au cours des heures de travail?

 

                     Quel était l’effet, le cas échéant, des prétendues lettres de congédiement « frauduleuses » rédigées à la main et non signées?

 

                     Quel effet, le cas échéant, le prétendu « congédiement déguisé » du demandeur avait‑il sur la situation?

 

[25]           Ces conclusions, ainsi que d’autres conclusions apparentées, sont celles que la Commission a l’obligation de tirer dans l’exercice de ses fonctions. On doit lui accorder la marge de manœuvre afférente à la norme de la raisonnabilité. Je ne relève pas d’erreurs susceptibles de contrôle.

 

CONCLUSION ET DÉPENS

[26]           Par conséquent, je conclus que le demandeur n’a pas démontré l’existence de quelque fondement que ce soit pour annuler la décision de la Commission. Je dois faire la remarque que le demandeur ne semble pas avoir présenté une bonne cause devant la Commission, pas plus qu’il n’a présenté, dans ses documents écrits, une bonne cause devant la Cour. Selon le dossier dont je dispose, le demandeur aurait mieux fait de ne pas demander la tenue d’un contrôle judiciaire. Je dois, lorsque j’accorde des dépens, garder à l’esprit non seulement la situation d’une partie, mais aussi la nécessité de donner un avertissement clair qu’une demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être présentée à la légère ou sans avoir réfléchi de manière approfondie et sérieuse.

 

[27]           Aucune preuve ne m’a été présentée en ce qui concerne la situation financière du demandeur. Son avocat demandait que les dépens soient fixés à 3 500 $, si son client avait gain de cause. L’avocat de la CIBC avait demandé que les dépens soient fixés à 7 500 $. Je fixerai les dépens à 5 000 $.

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

LA COUR STATUE QUE :

 

1.                  La demande est rejetée.

 

2.                  La défenderesse CIBC a droit à des dépens de 5 000 $, que le demandeur paiera.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-768-12

 

INTITULÉ :                                      ULYSSE GUERRIER

                                                            c

                                                            LA BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE (alias LA CIBC)

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 6 septembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dominic Saverino

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Elisha C. Jamieson

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Domenic Saverino

Woodbridge (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

HICKS MORLEY HAMILTON STEWART STORIE LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.