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Date : 20130822

Dossier : IMM-10144-12

Référence : 2013 CF 894

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 août 2013

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

JULIO RAMON LALA BARROS,

ZOILA MERCEDES MIZHIRUMBAY MIZHIRUMBAY,

KIMBERLY ASHLEY LALA MIZHIRUMBAY

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs demandent à la Cour d'infirmer une décision, datée du 14 septembre 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté leur demande d’asile fondée sur l'article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie en partie.

 

[2]               Julio Ramon Lala Barros et son épouse, Zoila Mercedes Mizhirumbay Mizhirumbay, sont des autochtones originaires de la province de Cañar en Équateur. Leur langue maternelle est le quechua. Monsieur Barros et Mme Mizhirumbay ont une fille qui s’appelle Kimberly Ashley Lala Mizhirumbay. Celle-ci est née aux États-Unis et est citoyenne de ce pays.

 

[3]               La Commission a accepté le témoignage des demandeurs en ce qui concerne le traitement dont ils ont fait l’objet en Équateur. Monsieur Barros, Mme Mizhirumbay, et leurs familles respectives, ont été victimes de mauvais en raison de leur ascendance autochtone. 

 

[4]               De riches propriétaires terriens ont volé, sous la menace d’armes à feu, du bétail dans la collectivité de M. Barros. En 2000, ces propriétaires terriens ont menacé de tuer tous les membres de la collectivité de M. Barros si ceux-ci ne s’en allaient pas. Au cours de cet incident, le père de M. Barros a été agressé et blessé. M. Barros et d’autres membres de sa collectivité sont partis et sont allés chercher du travail dans des ranchs dans la ville de Cañar.  Ils ont rapporté les incidents à la police, mais celle-ci leur a dit qu’elle ne pouvait rien faire. M. Barros et sa famille devaient travailler quotidiennement de 4 h à 23 h. Ils étaient payés avec une partie de leur production et, dans de rares cas, en espèces. Les surveillants du ranch agressaient souvent physiquement les travailleurs sous prétexte qu’ils ne travaillaient pas assez vite. Un jour, M. Barros a été frappé à l’œil et a subi une blessure qui lui a occasionné des problèmes de la vue. Il est arrivé, à d’autres occasions, que M. Barros soit frappé au moyen d’une cravache. Le ranch était entouré d’une clôture de fil de fer barbelé et les surveillants lançaient des chiens aux trousses de ceux qui tentaient de s’échapper. M. Barros s’est échappé et s’est enfui aux États-Unis en janvier 2002 avec l’aide de son frère qui vit aux États‑Unis depuis 1999.

 

[5]               Mme Mizhirumbay a grandi dans un des ranchs à Cañar et a subi le même traitement. Elle a été agressée à plusieurs reprises, elle a été mordue par les chiens des surveillants, elle a été frappée avec des bâtons et elle a subi une fracture au poignet à la suite d’une agression. Mme Mizhirumbay affirme que les surveillants ont violé plusieurs travailleuses et ont assassiné un certain nombre d’habitants, notamment son oncle. Mme Mizhirumbay a tenté de travailler dans deux autres ranchs situés dans une autre région, mais elle a été soumise aux mêmes mauvais traitements. Elle s’est finalement enfuie de l’Équateur et elle est arrivée aux États-Unis en mars 2006, avec l’aide de ses deux frères qui vivaient aux États-Unis depuis 1998.

 

[6]               Monsieur Barros et Mme Mizhirumbay se sont rencontrés aux États‑Unis. Ils se sont mariés en 2008 et ils ont eu leur fille, Kimberly Ashley Lala Mizhirumbay. M. Barros est entré au Canada le 12 juillet 2008 et a demandé l’asile le 17 août 2008. Mme Mizhirumbay est entrée au Canada avec leur enfant le 7 octobre 2008 et elle a demandé l’asile le même jour. Ni monsieur Barros ni Mme Mizhirumbay n’ont demandé l’asile aux États‑Unis.

 

[7]               La Commission a conclu que les demandeurs n'étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97(1) de la Loi. Elle a conclu qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, qu’une possibilité de refuge intérieur [PRI] adéquate s’offrait à eux à Quito, la capitale de l’Équateur, et qu’ils n’avaient pas de crainte subjective. Les demandeurs prétendent que chacune de ces conclusions est déraisonnable.

 

Protection de l’État

[8]               Les demandeurs ont affirmé dans leur témoignage qu’il n’y avait aucun service de police à une distance raisonnable des régions rurales où ils vivaient. Ils ont également parlé dans leur témoignage des efforts déployés en vain par eux ainsi que par des personnes se trouvant dans une situation semblable afin d’obtenir une protection. La Commission a conclu que les demandeurs n'avaient pas réfuté la présomption de l'existence de la protection de l'État.

Je ne suis pas convaincue que la police ne ferait pas une enquête sur toutes les allégations des demandeurs d’asile si ces derniers retournaient en Équateur et lui signalaient les difficultés auxquelles ils se heurtent. Je ne suis pas non plus convaincue que la police ne poursuivrait pas les agresseurs s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve de la perpétration d’un crime. […] J’ai jugé que les réponses des demandeurs d’asile en ce qui concerne l’efficacité de la protection de l’État n’étaient pas convaincantes, puisqu’elles étaient en grande partie non corroborées et ne correspondaient pas à la preuve documentaire. [Non souligné dans l’original.]

 

[9]               Cette conclusion ne résiste pas à un examen approfondi. Le témoignage des demandeurs concordait avec la preuve documentaire dont la Commission était saisie. Les rapports louent les efforts déployés par l’Équateur, mais ils mentionnent clairement que ces efforts n’ont débouché sur aucune intervention dans la plupart des cas. 

 

[10]           Dans un rapport de 2011 du département d’État des États-Unis, il a été conclu ce qui suit :

 

[traduction]

1.      Force excessive et cas isolés d’homicides illégaux commis par la police;

2.      Efficacité de la police réduite en raison de la corruption, des procédures d’embauche inadéquates, et du manque de formation, de supervision et de ressources;

3.      Impunité répandue quant aux abus commis par la police, notamment des exécutions sommaires;

4.      Corruption de fonctionnaires;

5.      Traitement de dossiers juridiques conditionnel au versement de pots-de-vin à des policiers et à des fonctionnaires judiciaires;

6.      L’autojustice constitue toujours un problème, surtout dans les collectivités autochtones et dans les quartiers pauvres des grandes villes où la police est peu présente.

 

[11]           Le Rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage mentionne ce qui suit : [traduction] « Malgré le cadre juridique, stratégique et institutionnel visant à éliminer les formes contemporaines d’esclavage et les mesures qui témoignent de l’engagement profond envers l’atteinte de cet objectif, le rapporteur spécial estime qu’il reste beaucoup à faire » [non souligné dans l’original], il convient de souligner que le Rapporteur spécial s’est rendu à Quito, l’endroit précis jugé par la Commission comme constituant une PRI adéquate.

 

[12]           Dans le même rapport, le Rapporteur spécial a également conclu ce qui suit :

L'Équateur a démontré qu’il a fait de véritables efforts pour mettre en place des politiques visant à l'élimination des formes contemporaines d'esclavage touchant différents secteurs de la population. 

[…]

Malgré les progrès réalisés, le Rapporteur spécial estime que

des formes contemporaines d'esclavage existent en Équateur et qu’elles sont directement liées à des cas répandus de discrimination, d'exclusion sociale et de pauvreté. Elles touchent des secteurs de la population qui ont historiquement été victimes d’actes répréhensibles, tels que les personnes de descendance africaine et les peuples autochtones […]

[Non souligné dans l’originale.]

 

[13]           Selon moi, la Commission n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle les mesures qui ont été prises, bien que louables, demeurent concrètement insuffisantes. La Commission s’est attachée aux efforts et non pas aux résultats. Ce faisant, elle « s'est livrée ici à une analyse superficielle sinon hautement sélective de la preuve documentaire » et cela constitue une erreur susceptible de contrôle : Avila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, au paragraphe 35.

 

La possibilité de refuge intérieur

[14]           La Commission a conclu que les demandeurs pourraient vivre à Quito sans possibilité sérieuse de persécution. Toutefois, la Commission s’est fondée sur sa qualification erronée du risque et de la nature des menaces qui pesaient sur les demandeurs pour tirer cette conclusion. La Commission s’est concentrée sur les propriétaires terriens et les surveillants antérieurs qui avaient abusé des demandeurs et a conclu qu’il était probable que ces parties tenteraient de les retrouver à Quito. Toutefois, les demandeurs n’ont jamais dit craindre que ces anciens persécuteurs les retracent. 

 

[15]           Au cours de l’audience, la Commission a demandé aux demandeurs pourquoi ils avaient peur de retourner en Équateur. Ils ont dit qu’ils craignaient d’être maltraités par les propriétaires des ranchs et des domaines, par les personnes qui les emploieraient comme domestiques et par les gens en général à Quito, mais la Commission n’a pensé à rien d’autre qu’aux propriétaires terriens.

 

[16]           La Commission n’a pas tenu compte du témoignage des demandeurs selon lequel s’ils retournaient à Quito plutôt qu’à Cañar, ils seraient victimes de racisme et les seuls emplois qu’ils pourraient trouver seraient des emplois dans des ranchs semblables à ceux dans lesquels ils avaient déjà travaillé, ou des emplois de domestique qui sont également des emplois dans le cadre desquels l’exploitation est répandue; ce témoignage est compatible avec les conclusions du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies.

 

[17]           Par conséquent, je conclus que la conclusion tirée par la Commission quant à la PRI était déraisonnable.

 

Crainte subjective

[18]           Après examen du dossier, je conclus qu’il était loisible à la Commission de conclure que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective parce qu’ils n’ont pas demandé l’asile aux États‑Unis, malgré qu’ils y vivaient depuis un certain nombre d’années. 

 

[19]           Les demandeurs ont affirmé dans leur témoignage que soit il ne savait pas qu’ils pouvaient demander l’asile en raison des conseils qu’ils ont reçus de la part d’un avocat, soit ils n’ont pas pu demander l’asile en raison d’importantes barrières linguistiques. Les demandeurs ont tous les deux de la famille aux États‑Unis et la Commission a estimé, avec raison, que leurs familles auraient su comment ils pouvaient demander l’asile et qu’ils les auraient aidés à le faire.

 

[20]           Selon moi, cette appréciation ne peut pas être rejetée au motif qu’elle est déraisonnable; toutefois, une conclusion de crainte subjective ne s’applique qu’à une demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi et non pas à une demande d’asile fondée sur l’article 97 : Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, aux paragraphes 14 à 15, voir également Odetoyinbo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 501, au paragraphe 7. Par conséquent, seule la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des personnes à protéger au sens de l’article 97 sera rejetée.

 

[21]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

1.         La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada selon laquelle les demandeurs ne sont pas des personnes à protéger au sens de l’article de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est annulée et est renvoyée pour décision à un tribunal différemment constitué.

 

2.         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10144-12

 

 

INTITULÉ :                                      JULIO RAMON LALA BARROS et autres c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 août 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 22 août 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Aisling Bondy

 

 

                   POUR LES DEMANDEURS

Rafeena Rashid  

 

 

             POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

AISLING BONDY        

Avocate        

Toronto (Ontario)

 

                 POUR LES DEMANDEURS

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

           POUR LE DÉFENDEUR

 

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