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Date : 20130822

Dossier : IMM-10390-12

Référence : 2013 CF 893

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 août 2013

En présence de monsieur le juge Manson

 

ENTRE :

 

VERNLLA JEROME

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi], d’une décision rendue par un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission]. La Commission a rejeté la demande d’asile de la demanderesse et a conclu que cette dernière n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

I.          Contexte

[2]               La demanderesse est une citoyenne de Sainte-Lucie âgée de 22 ans. Dans son exposé circonstancié personnel, daté du 31 mai 2011, elle prétend qu’en 2008, alors qu’elle était à Sainte-Lucie, elle a rencontré un homme nommé David Scott. Elle s’est alors engagée dans une relation avec M. Scott.   

 

[3]               Au début de l’année 2010, elle a appris qu’elle souffrait de lupus. Peu de temps après, elle a commencé à remarquer certains symptômes, comme des lésions et des gonflements au visage. Elle affirme que l’apparition des symptômes a provoqué un changement soudain dans le comportement de M. Scott. Il a commencé à l’insulter en raison de son apparence.

 

[4]               Selon la demanderesse, le comportement de M. Scott a dégénéré et il a posé des actes de violence physique, l’a forcée à avoir des rapports sexuels et a proféré de sérieuses menaces pour sa sécurité. Elle a tenté de mettre fin à leur relation à deux reprises, mais il l’a battue chaque fois. Dans son exposé, elle déclare être allée à la station de police pour obtenir une protection après avoir été battue pour la première fois, mais que le policier à qui elle a parlé lui a dit qu’elle perdait son temps. Elle affirme aussi que, après avoir été battue de nouveau, sa mère l’a aidée à trouver une autre station de police où elle pourrait signaler les mauvais traitements dont elle avait été victime, mais que les policiers n’ont rien fait pour l’aider.

 

[5]               La demanderesse prétend que, pour éviter M. Scott, elle a commencé à passer du temps avec sa voisine, Kate Paul, qu’elle connaissait depuis sa tendre enfance et qu’elles se sont éprises l’une de l’autre. Elles ont continué à avoir des rapports sexuels jusqu’au 18 avril 2011, quand M. Scott a découvert leur relation par inadvertance. Ce dernier a confronté la demanderesse et l’a ensuite violée. La demanderesse a mis fin à sa relation avec M. Scott à ce moment-là.

 

[6]               La demanderesse a, une fois de plus, tenté de s’adresser aux policiers et de signaler l’agression sexuelle. Les policiers lui ont répondu que, comme M. Scott était son partenaire, ils ne considéraient pas cet incident comme une agression.

 

[7]               La demanderesse prétend que, dans les jours qui ont suivi la découverte de sa relation avec Mme Paul, les gens du quartier l’ont appris et ont proféré des insultes homophobes envers elle et ont lancé des objets sur sa maison. Monsieur Scott s’est également présenté chez elle avec un groupe d’amis et l’a menacée de mort afin de la contraindre à reprendre leur relation.

 

[8]               La demanderesse a ensuite quitté pour le Canada et elle est arrivée le 8 mai 2011. Elle a demandé l’asile le 2 décembre 2011.

 

[9]               Quand la Commission l’a interrogée, la demanderesse a affirmé qu’elle avait été battue par M. Scott à maintes reprises, de trois ou quatre fois à peut-être dix fois, et qu’elle avait demandé l’aide de la police à chaque fois. Elle avait aussi demandé à parler à un policier de grade supérieur, mais qu’elle n’a jamais eu la possibilité de le faire. Elle n’a jamais demandé l’aide d’une autre organisation de services sociaux à Sainte-Lucie parce qu’elle ne croyait pas que ce genre de services étaient offerts. De plus, elle n’a jamais demandé l’aide d’un avocat pour obtenir une ordonnance de non-communication parce qu’elle n’avait pas les moyens de payer un avocat.  

[10]           La demanderesse a témoigné qu’elle avait notamment eu des ecchymoses et des yeux au beurre noir par suite de mauvais traitements physiques. Elle a ajouté qu’après avoir quitté Sainte-Lucie, elle n’avait pas communiqué de quelque façon avec Mme Paul. Madame Jerome n’a pas eu de relations homosexuelles depuis sa relation avec Mme Paul.

 

[11]           La Commission a rejeté la demande de protection de la demanderesse qui reposait sur le fait qu’elle avait été victime de violence conjugale et qu’elle était une femme bisexuelle au motif qu’elle n’était pas crédible et qu’elle n’avait pas réussi à réfuter à présomption de la protection adéquate de l’État.

 

II.        Questions en litige

[12]           Les questions soulevées dans le cadre de la présente demande s’énoncent comme suit :  

A.    La conclusion de la Commission quant à la crédibilité était-elle raisonnable?

B.     La conclusion de la Commission quant à protection de l’État était-elle raisonnable?  

 

III.       Norme de contrôle

[13]           La norme de contrôle applicable aux conclusions tirées en matière de crédibilité et de protection de l’État est celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, par 47).

 

IV.       Analyse

A.  La conclusion de la Commission quant à la crédibilité était-elle raisonnable?

[14]            La demanderesse prétend que la Commission n’a pas formulé ses conclusions au sujet de la crédibilité en des termes clairs et explicites. Elle soutient que la Commission a posé des questions portant à confusion quant aux mauvais traitements et au viol commis par M. Scott, ce qui a suscité des doutes injustifiés quant à sa crédibilité, et qu’elle a indûment exigé certains types de preuve documentaire à l’appui de son témoignage sur les déclarations faites à la police et sur sa relation bisexuelle avec Mme Paul.

 

[15]            Le défendeur soutient que les conclusions de la Commission au sujet de la crédibilité étaient raisonnables, en ce sens que le témoignage de Mme Jerome comportait certaines incohérences et certaines omissions :

A.    Omission du viol pendant l’audience, alors qu’il s’agissait d’une allégation importante dans l’exposé circonstancié du FRP de la demanderesse;

B.     Preuve insuffisante et contradictoire quant à la relation homosexuelle avec Mme Paul. La Commission n’a reçu aucune lettre corroborante de la part de Mme Paul en ce qui concerne la relation, et Mme Jerome n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait Mme Paul après s’être enfuie de Sainte-Lucie à cause des menaces proférées par M. Scott. Aucune menace n’a été soulevée dans l’exposé circonstancié du FRP de la demanderesse. Étant donné que la demanderesse connaissait Mme Paul depuis sa tendre enfance, la Commission a conclu que son témoignage était douteux puisqu’elle a affirmé qu’elle ne savait pas que Mme Paul était une lesbienne avant le début de leur relation;

C.     Rapports de police contradictoires en ce qui concerne le nombre de fois que la demanderesse aurait demandé une protection, passant de « plusieurs » fois à « 2, 3, 4 jusqu’à dix fois » ou à « seulement quelques rares occasions ». De plus, aucun rapport de police n’a été déposé, même si le formulaire d’examen de la SPR enjoignait expressément à la demanderesse de déposer les rapports de police et les rapports médicaux.

 

[16]           Bien que les facteurs invoqués par la Commission ne suffisent pas pour raisonnablement conclure à l’absence de crédibilité, pris ensemble, j’estime qu’il était raisonnable pour la Commission de, non seulement demander des éléments de preuve corroborants, mais aussi de conclure à l’absence générale de crédibilité de la demanderesse lors de son témoignage. Les questions posées par la Commission à propos des mauvais traitements subis étaient peut-être ambiguës, du fait qu’elle n’a pas révélé certains faits relatifs au viol de la demanderesse commis par M. Scott, mais l’argument selon lequel les questions de la Commission ont causé toutes les incohérences et omissions de la demanderesse n’est pas raisonnable ni étayé par la preuve.

 

[17]           Il n’est pas juste pour la demanderesse de prétendre que la Commission a commis une erreur en attaquant sa crédibilité compte tenu de contradictions et d’incohérences qui ne lui ont pas été présentées. La Commission a posé des questions en ce qui concerne l’absence de rapports de police, le fait que la demanderesse n’ait pas sollicité l’aide ou la protection d’organismes autres que la station de police mentionnée par la demanderesse et le fait que Mme Paul n’ait pas corroboré leur relation bisexuelle.

 

[18]           Le droit relatif à l’obligation d’un tribunal d’informer un demandeur des problèmes qu’il perçoit et de lui donner la possibilité de s’expliquer doit être examiné selon le contexte de chaque cas, ainsi que la Cour l’a précisé dans la décision Dehghani-Ashkezari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 809, aux par 14-15.

 

[19]           La demanderesse était représentée par un avocat et aucune objection n’a été présentée sur ce point à l’audience. Je ne crois pas que la Commission a commis une erreur quant à la façon dont elle a agi de manière à rendre déraisonnable la décision sur la crédibilité.  

 

B.  La conclusion de la Commission quant à la protection de l’État était-elle raisonnable?

[20]           La conclusion de la Commission quant à la protection de l’État est un argument subsidiaire à la conclusion sur la crédibilité (décision de la Commission, paragraphe 11), et elle devrait être examinée indépendamment de l’analyse de la crédibilité.

 

[21]           La Commission a décidé que, vu que l’État de Sainte-Lucie est une démocratie fonctionnelle, il est présumé être en mesure de protéger ses citoyens. La Commission a refusé d’accepter l’argument de la demanderesse selon lequel elle n’a pas sollicité, ni obtenu, l’aide d’un refuge pour femmes, d’un centre de crise ou d’un groupe de femmes parce que ces services ne sont pas offerts aux femmes qui se trouvent dans des relations de violence. La Commission était d’avis que le fait qu’elle n’ait pas demandé de conseils juridiques à un avocat ou à une clinique juridique parce qu’elle n’avait pas les moyens de payer pour ces services était déraisonnable.

 

[22]           Le défendeur se fonde sur les décisions Fuentes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 457, par 14, et Lezama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 986, par 92, pour appuyer l’idée que la demanderesse doit demander protection auprès d’organismes, autres que les services de police, mis sur pied pour protéger les femmes dans la même situation que la sienne. De plus, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au par 49, le juge LaForest déclare que la demande du demandeur échouera dans le cas où la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée, mais la demanderesse ne s’est pas adressée à l’État.  

 

[23]           Ces décisions traitent de l’infrastructure gouvernementale au Mexique et la Cour a apporté des réserves à ses conclusions en déclarant que chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits de l’espèce. Sainte-Lucie n’est pas le Mexique.

 

[24]           Comme l’a dit le juge Simon Noël dans Horvath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 788, au par 36 :

Il a été reconnu que lorsqu’on recourt à une approche contextuelle pour déterminer si un demandeur d’asile a réfuté la présomption de la protection de l’État, de nombreux facteurs doivent être pris en considération, dont les suivants (voir Gonzalez Torres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 234, au paragraphe 37) :

 

1. la nature de la violation des droits de la personne;

2. le profil de l’auteur présumé des violations des droits de la   personne;

3. les efforts que la victime a faits pour obtenir une protection des autorités;

4. la réaction des autorités aux demandes d’asile;

5. la preuve documentaire disponible.

 

 

[25]           À mon avis, la Commission a omis d’examiner certains éléments de preuve et documents pertinents dont elle disposait et qui contredisent son affirmation selon laquelle les femmes victimes de violence bénéficient d’une protection adéquate ou efficace ou selon laquelle la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée :

[traduction] Par contre, le directeur exécutif du Centre de crise de Sainte-Lucie [Saint Lucia Crisis Centre (SLCC)], qui offre des services de consultation, d’aiguillage et d’approche aux victimes de violence conjugale, ne pensait pas que la police était efficace pour lutter contre la violence conjugale ni que la création de la VPT avait amélioré la situation (SLCC, 29 juin 2009). Le 29 juin 2009, au cours d’un entretien téléphonique avec la Direction des recherches, le directeur exécutif a affirmé que plusieurs clientes du SLCC mentionnent ne pas recevoir une « réponse appropriée » de la part de la police (ibid.). La Direction des recherches n’a trouvé aucune autre source corroborant ces renseignements. Toutefois, le St. Lucia Star rapporte qu’avant son décès, une victime de violence conjugale avait déposé plusieurs plaintes contre son agresseur présumé et que celles-ci « n’ont jamais eu de suite »; les détails indiquant pourquoi ces plaintes n’ont pas eu de suite n’étaient pas présentés dans l’article (St. Lucia Star, 16 juin 2009). Selon l’avocat, la police ne prend pas toujours les cas de violence conjugale au sérieux, car de nombreuses victimes retirent leur plainte (avocat, 9 juillet 2009).

 

Selon le directeur du ministère de l’Intérieur et des Relations entre les sexes, le refuge peut accueillir un total de 25 personnes, femmes et enfants compris (Sainte-Lucie, 2 juillet 2009). L’IWRAW et le SLCC rapportent que le refuge a suffisamment d’espace pour accueillir jusqu’à cinq femmes et leurs enfants (IWRAW, mars 2006, 4; SLCC, 29 juin 2009). Selon le directeur exécutif du SLCC, le nombre de places au refuge ne suffit pas [sic]. D’après certaines sources, c’est le seul refuge pour femmes à Sainte-Lucie (SLCC, 29 juin 2009; Sainte-Lucie, 2 juillet 2009; IWRAW, mars 2006, 4). L’IWRAW mentionne que le refuge est disponible pour une période limitée (mars 2006, 4). Le directeur du ministère de l’Intérieur et des Relations entre les sexes indique qu’aucune cliente n’est forcée de quitter le refuge si elle ne dispose pas d’un endroit sûr où rester (Sainte-Lucie, 2 juillet 2009).

 

Dossier de la demande, p. 51 et 52 du DCT

 

[26]           À ce sujet, le juge Richard Mosley tient les propos suivants au paragraphe 16 de la décision EYMC c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364 :

La Commission n’a fourni aucune analyse quant au caractère satisfaisant des efforts concrets déployés par le gouvernement du Honduras et par les acteurs internationaux pour améliorer la protection de l’État au Honduras. Bien que les efforts déployés par un État soient effectivement pertinents quant à l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants (Jaroslav c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 634, [2011] ACF nº 816, paragraphe 75). Les efforts doivent avoir, dans les faits, « véritablement engendrés une protection de l’État » (Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, paragraphe 9).

 

[27]           Il est déraisonnable que la Commission ait omis de procéder à une analyse contextuelle de la protection efficace des femmes victimes de violence à Sainte-Lucie et qu’elle ait omis de mentionner la protection offerte aux femmes bisexuelles dans son analyse ou la preuve clairement contradictoire qui se trouve au dossier en ce qui concerne le caractère adéquat de la protection offerte à ces femmes et, en particulier, à la demanderesse.

 

[28]           En l’espèce, la Commission examine brièvement l’accessibilité des services d’aide sociale pour les victimes de violence conjugale ainsi que les modifications apportées à la loi en ce qui concerne la violence conjugale. La façon dont cela équivaut à un niveau de protection adéquat pour la demanderesse sur le terrain ne fait l’objet d’aucune analyse.

 

[29]           En conclusion, malgré ma décision selon laquelle la Commission n’a pas procédé à une analyse adéquate de la protection de l’État, la décision de la Commission sur l’absence de crédibilité de la demanderesse est raisonnable.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée;

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10390-12

 

INTITULÉ :                                      Jerome c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 12 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 22 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Odeleye

 

POUR LA DEMANDERESSE

Lucan Gregory

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Richard A. Odeleye

Avocat

BABOLOLA, ODELEYE

North York (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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