Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20130820

Dossier: IMM-12403-12

Référence : 2013 CF 884

Montréal (Québec), le 20 août 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

 

MOHAMED DJOUAH

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

partie défenderesse

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, monsieur Djouah, est un jeune danseur de ballet algérien, membre du Ballet national de son pays. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal), rendue le 7 novembre 2012, par laquelle on lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

 

I.          Le contexte

[2]               Le 5 novembre 2010, le demandeur est arrivé au Canada avec une troupe du Ballet national pour participer à une tournée de deux spectacles à Ottawa et à Montréal. Il a alors décidé, comme les sept autres danseurs de sa troupe, de demander l’asile au Canada. Il fonde sa demande sur sa crainte de persécution, en tant que danseur de ballet, par les autorités de son pays et par les islamistes extrémistes aux yeux de qui le ballet et l’art sont liés à l’homosexualité et aux actes dépravés.

 

[3]               Depuis l’âge de treize ans, le demandeur a dansé pour différentes troupes de ballet professionnelles. Il a fait l’objet de menaces et de persécution par les islamistes extrémistes durant toute sa vie artistique. Il s’est rendu à plusieurs reprises à la police pour dénoncer ces actes, mais ni les dirigeants du Ballet national ni la police algérienne, dit-il, n’ont jamais voulu intervenir pour protéger les danseurs et assurer leur sécurité.

 

[4]               Par ailleurs, les dirigeants du Ballet national ont menacé le demandeur et les autres membres de son groupe de poursuite en justice à leur retour en Algérie, pour avoir demandé l’asile au Canada; un évènement qui a été largement médiatisé en Algérie.

 

II.         La décision contestée

[5]               Le tribunal a rejeté la demande d’asile du demandeur essentiellement pour trois raisons.

[6]               Premièrement, le tribunal a retenu que dans le récit de six pages annexé à son Formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a omis d’indiquer qu’il a fait des démarches pour obtenir la protection de l’État algérien. Or, il a prétendu, lors de l’audition de sa demande, l’avoir fait « à chaque fois » qu’il a fait l’objet de menaces. Le demandeur a expliqué avoir rédigé son récit de façon générale et avoir plutôt voulu faire état de ses problèmes que des démarches entreprises pour tenter de les régler. Le tribunal n’a pas accepté cette explication et a conclu que la crédibilité du demandeur en était affectée.

 

[7]               Selon le tribunal, le demandeur n’a pas validé, même de façon infime, l’absence de protection de l’État algérien. Par conséquent, le demandeur n’a pas renversé au moyen d’une preuve « claire et convaincante », y compris les articles de journaux déposés et la preuve documentaire objective, la présomption selon laquelle l’Algérie, comme tout autre État qui n’est pas en état d’effondrement complet de son appareil étatique, est généralement en mesure de protéger ses citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au para 50 ; Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (CAF), [1992] ACF no 1189, au para 7).

 

[8]               Deuxièmement, ce n’est qu’à la fin de l’audience que le demandeur a fait valoir qu’il craignait non seulement les islamistes extrémistes et les terroristes, mais également les autorités algériennes. Le tribunal a indiqué que cet aspect de la demande ne ressortait pas du FRP du demandeur et en a tiré une inférence négative sur sa crédibilité.

 

[9]               Troisièmement,  le tribunal n’a accordé aucune valeur probante à l’article de journal selon lequel le demandeur, tout comme les autres membres du Ballet national qui ont demandé l’asile au Canada, serait attendu et risquait de faire l’objet d’accusations criminelles dans son pays. Cet article, publié dans l’édition du 22 novembre 2010 du journal Al Chourouk, cite l’ancienne directrice du Ballet national, actuellement cadre au ministère de la Culture, lorsqu’elle affirme que « la partie responsable du Ballet prendra des mesures draconiennes contre les membres du Ballet qui ont fui. Ils seront punis et renvoyés ou seront traduits devant la justice, en plus des mesures prises par l’État, même s’ils rentent au pays. (…) C’est eux les perdants. Qu’ils assument les conséquences de leur émerveillement pour le Canada. »

 

[10]           Le tribunal conclut que, contrairement aux prétentions du demandeur, rien dans cet article n’indique qu’il est susceptible d’être emprisonné ou torturé à son retour en Algérie. Il ajoute qu’il ne dispose d’aucune preuve établissant que le demandeur ferait l'objet de persécution par l’État algérien s’il était renvoyé dans son pays. De plus, le tribunal tire une inférence négative quant à la crainte du demandeur, du fait qu’il n’ait déposé ce document qu’à la fin de son audience et du fait qu’une traduction officielle n’ait été déposée qu’à la demande du tribunal. Il ajoute que selon un autre article produit au dossier, l’ambassadeur algérien au Canada a personnellement promis d’aider les danseurs à rentrer en Algérie.

 

[11]           Enfin, le tribunal note que la preuve documentaire faisant état du traitement hostile réservé aux demandeurs d’asile déboutés et renvoyés en Algérie que l’on soupçonne d’avoir participé au terrorisme international (Cartable national de documentation sur l’Algérie, 8 juin 2012, onglet 14.2, DZA101152.EF. 26 mai 2006. Information sur le traitement réservé aux demandeurs d’asile déboutés renvoyés en Algérie; information indiquant si un policier de second rang ou un membre de second rang des forces de sécurité fait l’objet des représailles des autorités de l’État) ne s’applique pas au demandeur.

 

 

[12]           Le tribunal conclut donc que le demandeur ne s’est pas déchargé du fardeau qui lui incombait d’établir qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté pour un des motifs de la Convention ou que, selon la prépondérance des probabilités, il serait personnellement exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, s’il retournait dans son pays.

 

III.       Les questions en litige

[13]           Essentiellement, deux aspects de la décision du tribunal sont attaqués par le demandeur dans le cadre de sa demande de contrôle. Les questions en litige peuvent se formuler comme suit :

1.      Les conclusions tirées par le tribunal au sujet de la protection de l’État, dont pourrait bénéficier le demandeur, étaient-elles raisonnables ?

 

2.      Le tribunal a-t-il erré dans son évaluation de la crédibilité du demandeur et des fondements de sa revendication en tant que « réfugié sur place »?

[14]           Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux questions soulevées (voir par exemple Rios c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 276, aux para 56-60 ; Lezama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 986, aux para 19-22 ; W.O.A. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 827, aux para 3-4 ; et A.D. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 584, aux para 15, 23-24).

 

 

 

 

 

IV.       Analyse et décision

[15]           Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera accueillie.

 

Les conclusions du tribunal au sujet de la protection de l’État disponible au demandeur 

[16]           À la lecture de l’ensemble de la preuve, il ressort que le tribunal a erré dans son appréciation des motifs de persécution allégués par le demandeur. Ce dernier a clairement mentionné à la fois lors de l’audience et dans sa demande d’asile signée le 20 septembre 2010 (formulaire IMM 5611, p.128 du Dossier du tribunal) qu’il était menacé par l’État algérien et que sa sécurité serait compromise s’il retournait en Algérie. Cette erreur du tribunal a indument miné la crédibilité du demandeur.

[17]           Par ailleurs, lorsqu'il est allégué que l’État est lui-même un agent persécuteur et en l’absence d’une véritable analyse de la crainte subjective prospective de persécution d’un demandeur d’asile, toute conclusion à l’effet que le demandeur pourrait se prévaloir de la protection de l’État devient superficielle et peut être révisée par la Cour. Je trouve les remarques de monsieur le juge Martineau dans Pikulin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 979, aux para 20‑24, pertinentes sur ce point :

20.  Encore une fois, il s'agit plutôt de se demander si, dans les faits, le demandeur d'asile ou des personnes se retrouvant dans une situation similaire sont ou non persécutées ou ont des raisons sérieuses de craindre qu'elles seront persécutées (le cas échéant, suite de l'application par les représentants de l'État de la loi en question).

 

21.  D'autre part, au niveau du fondement objectif de la crainte de persécution, le tribunal doit se demander, compte tenu des preuves crédibles au dossier, s'il serait objectivement déraisonnable pour le revendicateur de ne pas solliciter la protection de l'État avant de le faire au Canada (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, au paragraphe 49 (Ward); Capitaine, précitée, aux paragraphes 20 à 22).

 

22.  Bien entendu, rendu à cette étape de l'analyse du tribunal, on a cru le demandeur d'asile, autrement tout l'exercice perd son sens et n'a pas de raison d'être (Flores, précitée, aux paragraphes 29 à 32).

 

23.  Cela dit, dans le cas où un demandeur d'asile allègue que l'agent persécuteur est l'État lui-même ou l'un des ses agents, le caractère démocratique de l'État peut-il servir de paravent universel, permettant au tribunal de rejeter une demande d'asile, sans une analyse sérieuse des motifs particuliers de crainte de persécution et de la situation personnelle de cet individu?

 

24.  Poser la question c'est y répondre : en évaluant la possibilité pour un revendicateur d'obtenir la protection de l'État, le tribunal doit tenir compte de sa situation personnelle et des différents moyens à sa disposition, dont son propre témoignage au sujet d'incidents personnels au cours desquels la protection de l'État n'a pas été fournie, sans faire abstraction de la preuve documentaire au dossier et du témoignage de personnes dans une situation similaire (Ward, précitée, au paragraphe 50; Jabbour précitée, aux paragraphes 22, 23 et 31; Zaatreh c. Canada (Ministère de la citoyenneté et immigration), 2010 CF 211, aux paragraphes 38 et 55).

[nos soulignés]

[18]           Contrairement à ce que le défendeur a fait valoir devant la Cour, il n’était pas suffisant d’évaluer la protection offerte aux artistes en Algérie, tout en reconnaissant que leur situation « n’est pas parfaite », ou encore les efforts et les différentes mesures prises par le gouvernement algérien pour lutter contre le terrorisme.

 

[19]           La nécessité de tenir compte de la situation personnelle du demandeur et des moyens dont il dispose pour obtenir la protection de son propre État s’applique également lorsque le demandeur fait valoir qu’il est réfugié sur place et qu’il craint d’être persécuté par les autorités gouvernementales s’il retourne dans son pays. Le tribunal a commis une erreur en rejetant la prétention du demandeur à l’effet qu’il risquait d’être persécuté par l’État algérien, au motif que « ce n’est qu’à la toute fin de son audience qu’il a dit craindre les autorités de son pays. »

 

[20]           L’ensemble de la preuve démontre qu’il s’agit de l’un des risques de persécution allégués et le tribunal ne pouvait l’écarter du moins en ce qui concerne la demande de statut de réfugié sur place qui découle d’événements survenus depuis que le demandeur est au Canada.

 

Évaluation de la crédibilité du demandeur et des fondements de sa revendication  en tant que « réfugié sur place »

[21]           Au regard de la preuve, la principale erreur du tribunal tient au fait d’avoir omis d’analyser la demande d’asile sous le paragraphe 97(1) de la Loi. La preuve documentaire présentée par le demandeur à l’appui de cet aspect de sa demande était pertinente et crédible et le tribunal a erré en refusant d’y accorder la valeur probante qu’elle méritait. Cette erreur est probablement due à une mauvaise appréciation des fondements mêmes de la demande d’asile du demandeur.

[22]           L’article paru dans le journal Al Chourouk, traduit de l’arabe au français au cours de l’audience par l’interprète du tribunal, fait clairement état de menaces de représailles contre tous les membres de la troupe ayant demandé l’asile au Canada. Le Ballet national algérien est une institution d’État. L’article fait état du fait que Mme Kouadri, ancienne directrice du Ballet national, est maintenant cadre au ministère de la Culture et que c’est à ce titre qu’elle est interviewée. Or, le  tribunal n’a fourni aucune raison valable pour rejeter cette preuve qu’il a par ailleurs accepté de considérer, si ce n’est que l’article aurait dû être traduit et déposé avant l’audience. Ce motif est insuffisant dans les circonstances pour rejeter une preuve pertinente et probante.

 

[23]           Finalement, le tribunal a erré en faisant abstraction de l’article Danse avec les loups paru dans le quotidien algérien El Watan, celui-ci déposé en preuve avant l’audience. On peut y lire les « déclarations de l’un des responsables de l’ambassade [algérien au Canada] qui, une fois l’information avérée d’une troupe de danseurs refusant de rentrer au pays, a promis “de les ramener avec des menottes” et surtout, dans le pur style CIA, menacé de s’en prendre à leurs familles restées en Algérie. »

 

[24]           Compte tenu de ces menaces publiquement proférées par les autorités algériennes contre le demandeur et sa troupe, il est difficile d’admettre que le demandeur spécule lorsqu’il dit craindre pour sa sécurité. Par conséquent, il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, et de renvoyer le dossier devant le tribunal pour un nouvel examen et une nouvelle enquête par une formation différente.

[25]           Enfin, d’un point de vue purement pratique, la décision du tribunal concernant le demandeur ne peut être maintenue dans le contexte où ses sept collègues se sont vus octroyer le statut de réfugié au Canada, sur la foi des mêmes faits et éléments de preuve que ceux invoqués par le demandeur (pièce « D » de l’affidavit supplémentaire du demandeur, daté du 9 mai 2013). Dans les circonstances, j’estime qu’il existe un risque que le demandeur devienne un bouc émissaire et qu’il ait à payer le prix pour ses collègues, advenant son retour en Algérie.

 

[26]           Les avocats des parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et cette affaire n’en soulève aucune.

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.      La présente demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 7 novembre 2012 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est accueillie.

2.      L’affaire est renvoyée devant une formation différemment constituée de la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen sur le fond.

 

3.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

 

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-12403-12

 

INTITULÉ :                                      MOHAMED DJOUAH   ET   MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 10 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :                     le 20 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stéphane Handfield

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Thomas Cormie

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stéphane Handfield

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.