Date : 20130812
Dossier : T-1525-12
Référence : 2013 CF 857
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 12 août 2013
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE :
RIVER
ROAD HUTTERIAN BRETHREN
ET RIVER ROAD EQUIPMENT CO LTD
demanderesses
et
LE
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
REPRÉSENTANT LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE
ET DE L’AGROALIMENTAIRE DU CANADA
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision de l’Administration du Programme Agri-investissement de la Direction des programmes du revenu agricole (Agriculture et Agroalimentaire Canada), soit de regrouper les demanderesses – River Road Hutterian Brethren [River Road] et River Road Equipment Co [River Road Equipment] – de façon à les considérer comme une seule entité en vue de l’application du plafond prescrit pour les ventes nettes ajustées [VNA], au sens de la clause 5.13 de l’Accord Cultivons l’avenir et de la clause 4.5 des Lignes directrices du Programme Agri-investissement.
[2] Le regroupement des deux entités permet ainsi de restreindre les avantages du Programme, et les deux demanderesses n’ont droit qu’à l’avantage d’une seule entité imposable.
I. Les questions en litige
[3] Les questions en litige que soulève la présente demande sont les suivantes :
a) Les dispositions de regroupement qui sont énoncées dans l’Accord Cultivons l’avenir et les Lignes directrices du Programme Agri-investissement peuvent-elles faire l’objet d’un contrôle judiciaire?
b) Les dispositions de regroupement énoncées à la clause 4.5 des Lignes directrices du Programme Agri-investissement sont-elles fondées sur des objectifs non pertinents ou étrangers à l’Accord Agri-investissement?
c) La décision de regrouper les demanderesses pour des questions d’admissibilité au Programme Agri-investissement était-elle juste et raisonnable?
II. La norme de contrôle applicable
[4] Les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.
III. Le contexte
[5] Les demanderesses sont une colonie d’agriculteurs huttérites située à Milk River (Alberta) ainsi que sa société de matériel connexe [la Colonie]. La Colonie se compose de 87 personnes, dont 52 membres et 22 unités familiales. Les demanderesses représentent également 151 autres colonies huttérites, qui sont d’une taille semblable et qui disposent de la même structure organisationnelle à deux volets. Les demanderesses sont des entités imposables distinctes, mais elles exploitent leurs activités agricoles sur le même territoire.
[6] Conformément à la Loi sur la protection du revenu agricole, LC 1991, c 22, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada a conclu l’Accord Cultivons l’avenir [l’Accord] avec les provinces et les territoires le 10 juillet 2008. De façon générale, l’Accord a pour objet d’assurer aux agriculteurs une protection de leur revenu, et il a donné naissance à plusieurs programmes, dont les deux qui sont en litige : Agri-investissement et Agri-stabilité, lesquels offrent aux agriculteurs des formes différentes de protection du revenu.
[7] Agri-stabilité est un programme conçu pour protéger les agriculteurs contre les baisses de revenu en leur offrant une aide financière en cas de pertes annuelles supérieures à un pourcentage fixe d’un revenu de référence historique établi. Le montant maximal de la contribution admissible dans le cadre de ce programme, par participant, est de 3 millions de dollars.
[8] Agri-investissement est un programme de contributions de contrepartie dans le cadre duquel les agriculteurs peuvent verser 1,5 % de leurs VNA (en 2013, ce pourcentage a été réduit à 1 %) dans un compte d’épargne. Le ministre verse à son tour une contribution égale. Le programme plafonne le montant des VNA à 1,5 million de dollars, ce qui limite les contributions du ministre à une somme de 22 500 $ pour chaque participant au programme.
[9] L’admissibilité des participants à ces programmes est principalement définie à la clause 2.1.1 de l’annexe A de l’Accord. Les participants ont le droit de participer à l’un ou l’autre des programmes, ou aux deux, s’ils ont « […] déclaré un revenu agricole aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu ».
[10] La clause 3.17 de l’annexe A de l’Accord ne s’applique qu’au Programme Agri-stabilité et décrit le besoin possible de regrouper les données de multiples participants à une exploitation agricole s’il s’agit de personnes liées au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu.
[11] La clause 5.13 de l’annexe A de l’Accord ne s’applique qu’au Programme Agri-investissement et elle prévoit que les Lignes directrices peuvent limiter les VNA de multiples participants en vue de prévenir les cas de fraude. Aux termes de la clause 5.13, la clause 4.5 des Lignes directrices confère au défendeur le pouvoir discrétionnaire de traiter de multiples participants comme un seul si leur structure commerciale a pour effet de se soustraire à l’application du plafond des VNA prescrit.
[12] La Colonie, sous la direction de la société de consultation MNP, s’est lancée dans une restructuration commerciale qui a consisté à constituer en société River Road Equipment Co. le 1er janvier 2009, sous la forme d’une entité distincte de River Road. En 2010, MNP a rencontré des représentants du défendeur en vue de discuter de l’effet de cette restructuration. Tant les demanderesses que le défendeur conviennent que cette restructuration a été entreprise pour des raisons commerciales légitimes, sans rapport avec l’admissibilité au Programme Agri-investissement.
IV. L’analyse
A. Les dispositions de regroupement qui sont énoncées dans l’Accord Cultivons l’avenir et les Lignes directrices du Programme Agri-investissement peuvent-elles faire l’objet d’un contrôle judiciaire?
[13] Le défendeur soutient que la création, par les gouvernements, d’un programme d’avantages tel qu’Agri-investissement comporte la prise d’une décision de politique et qu’elle ne devrait pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Il renvoie à plusieurs affaires qui étayent la position selon laquelle il n’appartient pas à la Cour de contrôler une politique concrète qu’un ministre a adoptée, mais plutôt les décisions particulières qui sont prises dans le cadre de cette politique.
[14] Dans le cas présent cependant, la décision de regrouper les demanderesses pour les besoins du Programme Agri-investissement a été prise par le défendeur en vertu de l’Accord, qui conférait à ce dernier le pouvoir d’agir et de regrouper les demanderesses. Il ne s’agissait pas d’un choix de politique fait par le ministre lui-même en vertu d’un vaste pouvoir d’origine législative.
[15] Je conclus donc que l’application des dispositions en question est susceptible de contrôle judiciaire.
B. Les dispositions de regroupement énoncées à la clause 4.5 des Lignes directrices du Programme Agri-investissement sont-elles fondées sur des objets non pertinents ou étrangers à l’Accord Agri-investissement?
[16] La décision de politique du ministre est également susceptible de contrôle si elle a été prise de mauvaise foi, mais les parties s’entendent pour dire que ce n’est pas le cas en l’espèce. Les demanderesses concèdent également que l’objet de la présente demande n’est pas une contestation constitutionnelle, pas plus qu’il ne s’agit d’une contestation d’une politique liée au Programme Cultivons l’avenir.
[17] À mon avis, les dispositions de regroupement ne sont pas non pertinents ou étrangers à l’Accord Agri-investissement.
[18] À l’appui de leur argumentation, les demanderesses font état de plusieurs différences dans les exigences des programmes Agri-stabilité et Agri-investissement en matière d’admissibilité. La principale est le fait qu’Agri-stabilité, à la clause 3.17 de l’Accord, traite expressément du regroupement d’entités liées, tandis qu’il n’y a pas de dispositions équivalentes pour Agri-investissement. Ce dernier, contrairement à Agri-stabilité, n’est pas un programme agro-global qui a expressément trait au regroupement d’entités liées. Par contraste, Agri-investissement n’a trait qu’à d’éventuelles tactiques de fraude fiscale comme justification, ou fondement, pour regrouper des entités. Les parties conviennent que le fait que les demanderesses se soient restructurées en deux entités ne visait nullement à se soustraire à l’application du plafond prescrit des VNA. Pareillement, dans les formulaires de demande de 2007, 2009 et 2010, il est fait référence au regroupement d’entités en rapport avec Agri-stabilité, mais non avec Agri-investissement. Enfin, dans les Lignes directrices concernant les exigences générales d’admissibilité, il est indiqué que les participants au programme Agri-investissement peuvent inclure des associés, une disposition qui, est-il allégué, ne cadrerait pas avec une approche agro-globale.
[19] L’autre question importante que soulèvent les demanderesses est que la clause 4.5 des Lignes directrices ne concorde pas avec la clause 5.13 de l’Accord. Cette présumée incohérence serait imputable au libellé large et discrétionnaire de la clause 4.5. De plus, elles soutiennent que la clause 4.5 n’est pas une véritable disposition antifraude, car cette fraude requiert l’existence d’une intention. En somme, les demanderesses sont d’avis qu’il aurait fallu énoncer dans l’Accord les structures commerciales considérées comme inadmissibles au programme Agri-investissement et que le défendeur ne peut pas définir qui sont les participants inadmissibles comme bon lui semble, sans aucun critère définitoire.
[20] Tout en reconnaissant qu’il n’est pas nécessaire que l’on doive spécifier des lignes directrices pour toutes les politiques dans leur loi habilitante, les demanderesses invoquent l’arrêt Sander Holdings Ltd c Canada, 2005 CAF 9, à l’appui de la thèse selon laquelle les lignes directrices discrétionnaires doivent tomber sous le coup du pouvoir que cette loi confère.
[21] Les demanderesses contestent également la raisonnabilité de l’application de la clause 4.5. Elles reconnaissent que même s’il n’existe aucune admissibilité inhérente à des mesures de soutien des revenus agricoles, une fois que ces mesures sont créées, il faut qu’elles soient administrées de manière équitable et, à l’appui de cet argument, elles citent les principes d’équité et d’efficience de l’Accord.
[22] Le défendeur soutient que les questions de politique ne sont susceptibles de contrôle que dans les cas où la décision prise repose sur des facteurs qui sont non pertinents ou étrangers à l’objectif législatif visé. Agri-investissement, ajoute-t-il, est un programme de soutien des revenus, qui assure une protection des revenus. L’analyse est fondée sur le statut d’entité imposable, et non sur le concept agro-global. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de restreindre ou de limiter d’une certaine façon les coûts. Il est donc raisonnable et approprié de prendre en considération l’effet de la structure commerciale des demanderesses pour ce qui est d’éviter l’application du plafond des VNA prescrit. Tout en reconnaissant que l’administration de tels programmes peut comporter des éléments arbitraires et inéquitables, il n’appartient pas aux tribunaux d’indiquer si la politique est la plus équitable ou si elle est appliquée de manière optimale (Carpenter Fishing Corp c Canada, [1998] 2 CF 548, aux paragraphes 39 et 41).
[23] Je suis sensible aux préoccupations des demanderesses quant au manque de certitude ou à l’absence de critères clairs au sujet de l’application de la clause 4.5, mais il me faut donner raison au défendeur.
[24] Mon rôle n’est pas de substituer ma décision à celle qui a été prise, même si ma décision aurait été différente de celle de l’Administration du Programme Agri-investissement, mais plutôt d’établir si la décision de cette dernière pouvait se justifier parce qu’elle était raisonnable dans les circonstances. La décision de regrouper les demanderesses était raisonnable. Ces dernières étaient autrefois une seule entité commerciale : elles se sont restructurées de manière à devenir deux entités imposables, et le défendeur a limité les avantages dont les demanderesses bénéficiaient dans le cadre du Programme Agri-investissement à ceux qu’elles recevaient avant la restructuration. On ne peut pas dire qu’il s’agit là d’un résultat déraisonnable.
[25] Aux termes de la clause 5.13 de l’Accord, les Lignes directrices peuvent « […] établir les circonstances » dans lesquelles le défendeur peut limiter les VNA regroupées de multiples participants. Même si la clause 4.5 des Lignes directrices confère le vaste pouvoir discrétionnaire de regrouper des participants si l’effet est d’éviter le plafond des VNA, le libellé de l’Accord, à la clause 5.13, est tout aussi général : « établir les circonstances » ne peut pas être interprété étroitement, au point de donner à penser que la clause 4.5 est déraisonnable.
[26] La clause 5.13 de l’Accord délègue au défendeur le vaste pouvoir de créer des lignes directrices concernant le regroupement de participants au Programme. La clause 4.5 des Lignes directrices dénote l’existence de cette délégation. Ces deux clauses sont le reflet d’un choix de politique que le ministre a fait, et il n’appartient pas à la Cour de reconsidérer des choix législatifs, aussi mal exécutés ou involontairement arbitraires qu’ils puissent être.
[27] Je ne considère pas que la décision de regrouper les demanderesses pour les besoins du Programme Agri-investissement a été fondée sur des facteurs non pertinents ou étrangers à les objectifs législatifs de l’Accord (Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2, au paragraphe 8).
C. La décision de regrouper les demanderesses pour des questions d’admissibilité au Programme Agri-investissement était-elle juste et raisonnable?
[28] Comme il a été indiqué plus tôt, je conclus que la décision a été à la fois équitable et raisonnable. Voici un résumé des faits saillants :
a) avant la restructuration du 1er janvier 2009, River Road exécutait la totalité des activités agricoles. Elle était admissible au Programme Agri-investissement, mais elle était assujettie au plafond de 1,5 million de dollars à l’égard des VNA;
b) après le 1er janvier 2009, les activités agricoles ont été exécutées par deux entités : River Road et River Road Equipment. Les deux étaient en droit de présenter une demande et de participer au Programme Agri-investissement;
c) cependant, la restructuration a mené à la situation où, en rapport avec la même activité agricole exactement, deux entités demandaient maintenant à bénéficier de l’avantage du Programme Agri-investissement, alors qu’il n’y en avait autrefois qu’une seule. Cela avait pour effet d’éviter le plafond des VNA imposé à une seule entité, même si la restructuration avait été faite de bonne foi et pour des raisons commerciales légitimes.
[29] L’Administration du Programme Agri-investissement n’a pas de système garantissant que la clause 4.5 est appliquée de manière équitable à tous les demandeurs, mais on ne peut pas dire dans le cas présent que la décision de regrouper les demanderesses était inéquitable ou déraisonnable.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire des demanderesses est rejetée;
2. Comme il est reconnu que l’Administration du Programme Agri-investissement n’a pas de système garantissant que l’on applique de manière équitable la règle concernant les regroupements, et étant donné que les demanderesses ont restructuré leurs activités commerciales pour des raisons commerciales légitimes, et non pour se soustraire au plafond des VNA, aucuns dépens ne sont adjugés.
« Michael D. Manson »
Juge
Traduction certifiée conforme
S. Tasset
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1525-12
INTITULÉ : RIVER ROAD HUTTERIAN BERTHREN ET AL. c. PGC ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE : SASKATOON (SASKATCHEWAN)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 4 JUILLET 2013
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE MANSON
DATE DES MOTIFS : LE 12 AOÛT 2013
COMPARUTIONS :
Scott R. Spencer
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POUR LES DEMANDERESSES
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Jeff Dodgson |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
ROBERTSON STROMBERG LLP Avocats Saskatoon (Saskatchewan)
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POUR LES DEMANDERESSES |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Winnipeg (Manitoba) |
POUR LE DÉFENDEUR |