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Cour fédérale

 

Federal Court

                                                                                                                           

 


Date : 20130731

Dossier : IMM-11989-12

Référence : 2013 CF 833

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

IKECHUKWU OBI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent  d’immigration (l’agent) par laquelle celui-ci a refusé sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (motifs CH). J’ai conclu que l’agent a fondé sa décision sur des hypothèses sans tenir compte des éléments de preuve pertinents. J’ai également conclu que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en examinant la demande dont il était saisi. La demande est donc accueillie.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Nigeria et il vit en Gambie depuis 1993. Il a rencontré son épouse, Mme Shylon, en 1998, après qu’elle se soit enfuie en Gambie afin de fuir la guerre civile qui faisait rage au Sierra Leone.

 

[3]               Avant leur mariage, Mme Shylon a été renvoyée à l’ambassade du Canada par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) pour qu’elle y présente une demande de réinstallation à titre de femme en péril. Un agent d’immigration canadien a passé Mme Shylon en entrevue le 2 mars 2000. Les notes de l’entrevue indiquent que le seul sujet qui a été traité lors de l’entrevue était l’expérience vécue par Mme Shylon durant la guerre civile. Les notes corroborent son témoignage selon lequel on ne lui a pas demandé si elle était en couple. L’agent a conclu que sa demande devait être traitée rapidement parce qu’elle avait un enfant qui avait été conçu à la suite d’un viol par un rebelle durant la guerre.

 

[4]               Mme Shylon a épousé le demandeur le 15 avril 2000 et a par la suite avisé un représentant du HCNUR. Ce représentant lui a dit de parrainer son époux pour la résidence permanente après qu’elle serait arrivée au Canada. Mis à part l’entrevue du 2 mars 2000, avant son immigration au Canada, elle a eu affaire exclusivement avec le HCNUR et n’a reçu ses documents de visa que tout juste avant son départ.

 

[5]               Mme Shylon affirme qu’elle a avisé un agent d’immigration qu’elle était mariée le matin de son arrivée au Canada. Cet agent lui a dit de parrainer le demandeur dès qu’elle aurait remboursé son prêt de transport.

 

[6]               Le demandeur a présenté, en 2003, une demande de résidence permanente au Canada dans la catégorie du regroupement familial. La demande a été refusée en 2005 parce que Mme Shylon n’avait pas déclaré qu’elle était mariée avant d’avoir obtenu le statut de résidente permanente. Selon l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, le demandeur ne peut pas être parrainé dans la catégorie du regroupement familial.

 

[7]               Mme Shylon est demeurée au Canada avec sa fille, mais elle poursuit toujours sa relation avec le demandeur. Elle est devenue citoyenne canadienne le 8 janvier 2011.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               En 2011, le demandeur a présenté, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Son avocat a prétendu que des motifs impérieux justifiaient l’accueil de la demande, notamment le fait que Mme Shylon avait subi des traumatismes et avait été soumise à la torture durant la guerre civile, qu’elle ne savait pas qu’elle devait déclarer qu’elle était en couple et qu’elle a suivi les directives de personnes en situation d’autorité.

 

[9]               Mme Shylon a passé une entrevue le 17 janvier 2012 et l’agent qui lui a passé l’entrevue a recommandé que l’on rende une décision favorable. L’agent qui a mené l’entrevue a accepté qu’on n’eût pas demandé à Mme Shylon si elle était en couple avant son arrivée au Canada et qu’elle avait tenté de déclarer qu’elle était mariée à un représentant du HCNUR. L’agent qui a mené l’entrevue a également accepté que rien ne permît de penser que Mme Shylon avait tenté de contourner la loi et a accepté que sa relation était stable et authentique. Enfin, l’agent qui a mené l’entrevue a souligné que Mme Shylon et le demandeur pourraient avoir de la difficulté à se réunir en Gambie ou au Nigeria, car Mme Shylon n’a aucun statut dans ces pays.

 

[10]           L’agent saisi du dossier contestait cette évaluation et a refusé la demande. Dans la lettre faisant part de sa décision, l’agent a déclaré qu’il avait accordé [traduction] « […] beaucoup d’importance à l’objectif de politique qui consiste à préserver l’intégrité du système d’immigration ». Il a déclaré que Mme Shylon n’avait fourni aucun motif impératif ou raisonnable pour lequel elle n’avait pas déclaré qu’elle était mariée.

 

[11]           Les notes au dossier parachèvent les motifs de l’agent. Il a écrit ce qui suit : [traduction] « J’estime que la prétention de la répondante selon laquelle elle ne savait pas qu’elle devait déclarer que son état matrimonial avait changé au cours du traitement de sa demande est crédible ». Toutefois, la phrase suivante mentionne ce qui suit : [traduction] « La preuve porte à conclure que la répondante a décidé de ne pas déclarer qu’elle avait un conjoint à charge au moment de son arrivée ».

 

[12]           Pour les besoins du présent contrôle judiciaire, l’agent a produit un affidavit dans lequel il tente d’expliquer que la contradiction figurant dans les notes susmentionnées était due à une erreur typographique. Il affirme qu’il ne se souvient pas précisément du dossier du demandeur, mais il croit qu’il a conclu que celui-ci n’était pas crédible. Les affidavits souscrits après que la décision a été rendue sont systématiquement rejetés à titre de tentatives après le fait de renforcer un raisonnement faible ou de corriger des omissions. En l’espèce, même si l’affidavit avait été admis en preuve, il ne rendrait pas la décision valide.

 

Analyse

[13]           La question qui se pose dans le présent contrôle judiciaire est de savoir si l’agent a commis une erreur en rejetant la demande CH. La norme de contrôle est la raisonnabilité : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817. Le processus de demande CH vise à accorder une dispense en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’agent d’immigration doit soupeser les facteurs qui militent en faveur de la réunification de la famille au Canada avec les problèmes d’intérêt public soulevés par une fausse déclaration : Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 27.

 

            Premier motif – Dissimulation délibérée

[14]           L’agent a fondé sa décision surtout sur la conclusion que la non-divulgation de Mme Shylon était délibérée. Ce faisant, il s’est écarté des conclusions de la Section d’appel de l’immigration et de l’agent qui a mené l’entrevue voulant que la non-divulgation fût involontaire.

 

[15]           L’agent a conclu que Mme Shylon avait une raison importante pour cacher le fait qu’elle était mariée, à savoir la possibilité qu’elle n’ait pas pu s’installer au Canada si on avait su qu’elle n’était plus mère monoparentale. L’existence d’une raison de mentir n’est que l’un des facteurs à prendre en compte afin d’évaluer la crédibilité. Bien que pertinent, il ne s’agit pas d’un facteur déterminant : R c Batte, [2000] OJ no 2184, 49 OR (3d) 321, aux paragraphes 120 et121 (CAON). Toutes les personnes qui présentent une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ainsi que leurs répondants, auront un intérêt dans l’issue de leur dossier. Leur témoignage ne sera peut-être pas rejeté pour ce seul motif. En l’espèce, l’agent n’a fourni aucun autre motif pour ne pas croire Mme Shylon. Par conséquent, il était déraisonnable de conclure qu’elle avait menti lors de son entrevue.

 

[16]           De plus, rien au dossier n’indique que la réinstallation de Mme Shylon au Canada dépendait du fait qu’elle ne soit pas mariée, encore moins qu’elle était au courant de cela. Les notes de l’entrevue de mars 2000 indiquent que la priorité a été accordée à son dossier en raison de sa fille et non pas en raison de son état matrimonial.

 

[17]           La preuve non contredite figurant au dossier indique que Mme Shylon a déclaré à un représentant du HCNUR qu’elle était mariée avant de se voir accorder un visa. Selon son témoignage, le représentant du HCNUR lui a dit de parrainer son mari après son arrivée. Cette déclaration est incompatible avec une tentative de dissimuler le fait qu’elle était mariée. Il est également incontesté qu’elle a obtenu son visa immédiatement avant son départ pour le Canada. Les motifs de la décision et les notes versées au dossier n’indiquent pas que l’agent a tenu compte de cet élément de preuve lorsqu’il a conclu qu’elle avait délibérément caché le fait qu’elle était mariée.

 

[18]           L’élément central de la décision de l’agent était la conclusion voulant que Mme Shylon avait délibérément caché le fait qu’elle était mariée. L’agent qui a mené l’entrevue et qui a recommandé que la demande soit accueillie a déclaré ce qui suit : [traduction] « il semble que la répondante ne se soit pas fait poser cette question par l’agent qui lui a accordé le statut de résidente permanente ». Néanmoins, l’agent a conclu ce qui suit : [traduction] « selon la preuve, la répondante a décidé de ne pas déclarer, à son arrivée, qu’elle avait un conjoint à charge ».

 

[19]           L’agent qui a reçu la demanderesse en entrevue a accepté qu’elle avait tenté d’aviser les représentants qu’elle était mariée à différents moments au cours du processus d’immigration. L’agent qui a mené l’entrevue a estimé que la demanderesse était crédible et qu’il était le mieux placé pour faire cette appréciation, car il l’avait personnellement interrogée. Bien que le décideur ne soit pas lié par les conclusions de l’agent qui a mené l’entrevue, il est déraisonnable de les écarter dans des circonstances comme celles de l’espèce, où les documents et le témoignage étayent les conclusions de l’agent qui a mené l’entrevue. Une déclaration unilatérale de désaccord ne suffit pas. Certaines explications étayées par la preuve sont exigées.

 

            Deuxième motif – Entrave au pouvoir discrétionnaire

[20]           Il existe un deuxième motif indépendant pour lequel la décision devrait être annulée.

 

[21]           Il ressort très clairement des motifs que, dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, l’agent a estimé que la fausse indication était un facteur primordial et déterminant. Bien que les fausses indications ainsi que le comportement soient des éléments qui doivent être pris en compte dans le cadre de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ceux-ci ne sont pas déterminants. Ce point a été soulevé à maintes reprises, selon des angles différents, par les juges de la Cour.

 

[22]           Le juge Yves de Montigny a situé la relation entre l’article 25 et les conclusions d’interdiction de territoire dans le contexte plus général du  rôle joué par l’article 25 dans le respect des obligations du Canada dans le cadre du droit international des droits de la personne.  Il a affirmé ce qui suit au paragraphe 25 de Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 533 :

Cela dit, il ne faut pas oublier qu'il a été conclu que l'article 25 de la LIPR visait à protéger contre le non-respect des instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire en raison de l'alinéa 117(9)d) : de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 436 (CanLII), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655, aux paragraphes 102 à 109. Pour donner un sens à cette disposition, les agents d'immigration doivent non seulement répondre superficiellement aux facteurs d'ordre humanitaire invoqués par un demandeur, mais ils doivent bien les évaluer pour déterminer s'ils sont suffisants pour contrebalancer la disposition draconienne 117(9)d). Comme mon collègue le juge Kelen a fait remarquer dans Hurtado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 552 (CanLII), 2007 CF 552, au paragraphe 14, « si la fausse indication donnée par le demandeur constituait le seul facteur à considérer, le ministre n'aurait plus aucun pouvoir discrétionnaire en vertu de l'article 25 de la Loi. Cette directive a effectivement été reconnue dans le Guide sur le Traitement des demandes à l'étranger (OP), Chapitre OP 4 : Traitement des demandes présentées en vertu de l'article 25 de la LIPR, à l'appendice F, où l'on rappelle que l'agent doit s'assurer « que son évaluation CH ne fait pas qu'expliquer pourquoi le demandeur est visé au R117(9)d) pour tenir compte des facteurs favorables présentés par le demandeur à l'appui de sa demande de dispense de l'application du R117(9)d) ».

 

 

[23]           Dans Phung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 585, le juge Richard Mosley a renvoyé à Sultana et a annulé une décision rejetant une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire dans laquelle les fausses déclarations avaient influé sur l’appréciation faite par l’agente des motifs d’ordre humanitaire, laquelle avait été obnubilée par les antécédents du demandeur en matière d’immigration au détriment d’autres facteurs pertinents.

 

[24]           L’agent qui examine une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire part du principe selon lequel le demandeur a déjà été déclaré interdit de territoire. L’intégrité du système d’immigration a été préservée par la mesure d’exclusion elle-même. La question en litige consiste plutôt à savoir s’il y a des circonstances qui justifient d’accorder une dispense d’application des conséquences habituelles de la LIPR. Comme ma collègue la juge Catherine Kane l’a souligné dans Kobita c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 29, à ce stade, il n’est pas contesté que la demanderesse n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial et est interdite de territoire de telle sorte que « […] insister sur le fait que la demanderesse est interdite de territoire dans l’examen des considérations d’ordre humanitaire semble détourner l’objet de cette disposition ».

 

[25]           En l’espèce, l’agent a bel et bien insisté. Hormis une référence faite en passant quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, il a fait état de la fausse déclaration et lui a  accordé une « grande importance ». En fait, au cours d’une brève décision, il a mentionné à deux reprises qu’il accordait une « grande importance ». La décision ne démontre pas qu’on a relevé les critères pertinents, puis qu’on les a appréciés et soupesés, comme l’exige un processus décisionnel rigoureux.

 

[26]           En résumé, la décision ne résiste pas à un examen effectué selon la norme de la norme de la raisonnabilité. Il était déraisonnable de conclure que Mme Shylon n’était pas crédible simplement parce qu’elle avait une raison de mentir et il était déraisonnable de rejeter, en raison d’une fausse déclaration, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sans prendre en compte tous les critères pertinents.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision est annulée.  L'affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge


 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11989-12

 

INTITULÉ :                                      IKECHUKWU OBI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE l’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 25 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 31 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael J. Tilleard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jamie Churchward

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Holman and Tilleard

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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