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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 17137713

Dossier : IMM-5447-12

Référence : 2013 CF 809

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2013

En présence de madame la juge Strickland

 

 

ENTRE :

 

APARICIO DE JESUS ALEMAN AGUILAR

(ALIAS APARICIO DE JES ALEMAN AGUILAR)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Aparicio de Jesus Aleman Aguilar, sollicite le contrôle judiciaire de la décision en date du 8 mai 2012i par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu’il n’a qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demande est fondée sur l’article 72 de la LIPR.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est né et a grandi dans le village d’El Chilamate en El Salvador, et il y a travaillé comme agriculteur.

 

[3]               En 2009, le demandeur a cherché du travail à Texistepeque parce qu’il y avait une forte demande de main‑d’œuvre à cet endroit. Il habitait chez sa tante, laquelle l’a mis en garde contre les hommes tatoués membres du gang des Maras Salvatrucha (les Maras), en lui disant de ne jamais leur parler ou avoir de rapports avec eux parce qu’ils étaient dangereux.

 

[4]               Le 27 décembre 2009, le demandeur revenait du travail lorsqu’il a été abordé par un homme tatoué qui lui a demandé de l’argent. Le demandeur lui a donné 1,75 $ et s’est éloigné sans incident.

 

[5]               Le 30 décembre suivant, le même homme lui a redemandé de l’argent. Le demandeur lui a répondu qu’il n’en avait pas et s’est éloigné. Avant qu’il arrive chez sa tante, un autre homme tatoué l’a abordé en lui demandant de l’argent. Le demandeur a répété qu’il n’en avait pas. Les deux hommes lui ont demandé s’il était membre d’un autre gang, et il a répondu par la négative; les deux hommes l’ont alors invité à adhérer à leur gang en l’informant qu’il devait d’abord se faire tatouer les lettres MS. Effrayé parce qu’il savait à quel point le gang était dangereux, il leur a dit qu’il devait y réfléchir et il est parti. Le soir, trois hommes ont cherché à le voir chez sa tante, mais celle‑ci leur a dit qu’il dormait.

 

[6]               Se jugeant en danger, le demandeur a décidé de retourner dans son village mais, le 31 décembre 2009, les trois hommes l’attendaient en embuscade sur le chemin de la gare d’autobus. Ils l’ont accusé d’être membre d’un gang rival, le « Mara 18 ». S’est ensuivie une bagarre pendant laquelle le demandeur s’est retrouvé au sol, luttant contre l’un d’eux. Il lui a asséné un coup de pierre à la tête et a réussi à s’esquiver pendant que les deux autres s’occupaient de lui. Il les a entendus crier qu’ils le trouveraient et le tueraient, lui et sa famille.

 

[7]               Le 10 janvier 2010, les trois hommes le cherchaient à El Chilamate, son village natal. Ils étaient allés chez sa tante, menaçant de la tuer si elle ne révélait pas où se trouvait le demandeur. Elle leur a dit le nom du village, sans plus, et les villageois ne leur ont donné aucun renseignement, de sorte qu’ils n’ont pas trouvé le demandeur.

 

[8]               Le 25 janvier 2010, les trois hommes sont revenus à El Chilamate à la recherche du demandeur; ils étaient armés. Averti par son cousin, le demandeur s’est caché dans la forêt, pendant que les hommes allaient de maison en maison pour le trouver, menaçant de revenir tant qu’ils ne se seraient pas vengés de ce qu’il avait fait à leur ami.

 

[9]               Le 8 février 2010, le demandeur a reçu de l’argent de son frère et a fui vers le Canada, où il est arrivé le 18 mars 2010 et a demandé asile. Le 8 mai 2012, la Commission a rejeté la demande d’asile (la décision), et le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision le 6 juin 2012. Il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire de la décision.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

 

[10]           La Commission a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. Les questions déterminantes avaient trait au lien avec un motif prévu à la Convention et au risque généralisé.

 

[11]           Au sujet du lien, la Commission a conclu que les Maras avaient ciblé le demandeur afin de le recruter, ainsi qu’ils en avaient l’habitude. Elle a indiqué que les Salvadoriens qui résistent aux gangs en refusant d’y adhérer, en quittant leurs rangs, en les trahissant ou en ne se conformant pas à leurs exigences peuvent être l’objet de représailles violentes, citant le rapport du département d’État des États‑Unis sur le pays, au point 7.5. Ajoutant que les victimes de crimes ou de vendettas ne réussissent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs énoncés à la Convention, elle a jugé que la crainte du demandeur n’était pas liée à la race, la nationalité, la religion, des opinions politiques réelles ou imputées ou l’appartenance à un groupe social, de sorte qu’il n’avait pas établi de lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. Elle a donc rejeté la demande d’asile fondée sur l’article 96.

 

[12]           Relativement à la question du risque généralisé, la Commission a examiné la preuve pour déterminer si le demandeur était exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR.

 

[13]           Elle a jugé que, bien que les Maras aient précisément ciblé le demandeur, son cas continuait de ressortir à la catégorie du risque généralisé parce que tous les jeunes Salvadoriens étaient exposés au même risque. Elle a indiqué que pour donner ouverture à l’application de l’article 97, le risque doit être personnel ou individualisé et susceptible de se concrétiser selon la prépondérance des probabilités. Il faut en outre que l’intéressé y soit en tout lieu du pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas.

 

[14]           La Commission a convenu que le demandeur était personnellement exposé à une menace à sa vie au sens de l’article 97 de la LIPR. Les Maras l’ont ciblé afin de le recruter et de l’amener à les aider à exercer leurs activités criminelles. Elle a estimé qu’il avait été victime de tentative de recrutement, mais que ce crime, étant répandu en El Salvador, ne le visait pas précisément. Elle a conclu qu’au vu de la preuve, la crainte de l’appelant découlait de son refus d’adhérer aux Maras.

 

[15]           La Commission a reconnu que l’analyse relative au risque généralisé exige un examen individualisé et la prise en compte de la situation particulière du demandeur, mais a signalé que le préjudice subi par les personnes prises pour cibles par des criminels ne signifie pas nécessairement qu’elles sont exposées à un risque personnalisé/non généralisé.

 

[16]           Elle a conclu que le demandeur avait été victime d’une tentative de recrutement par les Maras et que les menaces à son égard découlaient de son refus de se joindre au gang, mais que le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR ne s’appliquait pas parce que sa crainte des Maras et la menace à sa vie étaient généralement partagées par les autres jeunes Salvadoriens.

 

Les questions soulevées

[17]           Le demandeur a soumis deux questions, auxquelles j’ajouterais la question de la norme de contrôle applicable :

i.          Quelle est la norme de contrôle applicable?

ii.         La Commission a-t-elle mal interprété la preuve ou omis de tenir compte d’éléments de preuve?

iii.        La Commission a-t-elle conclu à tort que la menace à la vie à laquelle le demandeur serait exposé s’il retournait en El Salvador était un risque généralisé?

 

Analyse

Norme de contrôle

[18]           L’analyse relative à la norme de contrôle n’est pas toujours nécessaire. Lorsque la norme applicable à une question particulière est bien établie en jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] au para 57).

 

[19]           Il est établi en jurisprudence que la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions se rapportant à l’appréciation de la preuve par la Commission, notamment l’interprétation de la preuve ou l’omission d’en examiner des éléments (Rodriguez Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 261, [2013] ACF no 283 (QL) [Rodriguez], au para 34; Roberts c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 298, [2013] ACF no 325 (QL) [Roberts], aux para 13‑14; Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 359, [2011] ACF no 445 (QL), au para 26).

 

[20]           La norme de contrôle applicable à la deuxième question, relative au risque généralisé, est également celle de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait (Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1476, [2012] ACF no 1579 (QL) [Malvaez], au para 10; Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 493, [2012] ACF no 520 (QL) [Pineda], au para 5; Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, [2009] ACF no 270 (QL) [Acosta], aux para 9‑11; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, [2012] ACF no 670 (QL) [Portillo], au para 18), sauf si l’interprétation de l’article 97 est en cause, auquel cas la norme de la décision correcte peut s’appliquer.

 

[21]           Il n’appartient pas à la Cour de réapprécier la preuve ou de substituer son opinion à celle du décideur; elle doit plutôt vérifier que la décision respecte les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle fait partie des « issues possibles acceptables » (Dunsmuir, précité, aux para 47 et 53; Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 59; Vasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 477, [2011] ACF no 595 (QL) [Vasquez], au para 14).

 

La Commission a-t-elle mal interprété la preuve ou omis de tenir compte d’éléments de preuve?

 

Position du demandeur

 

[22]           Le demandeur fait valoir que la Commission n’a pas formulé de conclusion négative en matière de crédibilité et qu’elle a reconnu qu’il avait été personnellement exposé à une menace à sa vie au sens de l’article 97 de la LIPR. Il soutient que la description que la Commission a faite de sa bagarre avec les Maras, l’assimilant à un lancer de roche, et sa conclusion que les Maras ont pris le demandeur pour cible afin de le recruter ne concordent pas avec la preuve.

 

[23]           Selon lui, la preuve établissait clairement qu’il s’était bagarré avec les Maras et qu’il avait frappé l’un d’eux à la tête avec une pierre assez violemment pour lui faire perdre connaissance et le faire saigner abondamment, et que les deux autres, croyant leur congénère mort, ont menacé de tuer le demandeur et sa famille et se sont plus tard rendus chez lui, où ils ont répété qu’ils voulaient se venger.

 

[24]           Le demandeur soutient que la Commission a mal interprété cette preuve contraire à ses conclusions ou qu’elle a omis d’en tenir compte (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n1425; Obot c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 208) et, qu’en conséquence, elle n’a pas examiné sa situation personnelle et a conclu à tort que le risque était généralisé.

 

Position du défendeur

[25]           Le défendeur n’a pas expressément abordé cette question, mettant plutôt l’accent sur le lien avec l’un des cinq motifs énumérés à la Convention et sur la nécessité qu’un tel lien existe pour qu’un demandeur d’asile soit considéré comme réfugié. La crainte éprouvée à l’égard de criminels n’entre pas dans ces cinq motifs à moins qu’elle n’ait un lien avec eux (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], à la p 747; Mehrabani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (13 avril  1998, IMM‑1798‑97 (CF1re inst.)); Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 362).

 

[26]           Le défendeur soutient que les actes criminels, y compris l’extorsion et les menaces auxquelles se sont livrés les Maras en l’espèce, ne peuvent pas tous être considérés comme de la persécution et que la Cour a maintes fois jugé que les victimes d’actes criminels ne constituent pas un groupe social. Par conséquent, la crainte d’être persécuté par des criminels ne peut fonder une demande d’asile. (Ward, précité, à la p 689; Mason c Canada (Secrétariat d’État), [1995] ACF no 815 (1re inst.) (QL); Calero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF n1159 (1re inst.) (QL); Suarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF n1036 (1re inst.) (QL); Valderrama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 153 FTR 135, (1998), 45 Imm LR (2d) 173; Karpounin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 92 FTR 219).

 

[27]           Le défendeur clôt son argumentation en affirmant que, le demandeur n’ayant soumis aucun argument convaincant pour réfuter la conclusion de la Commission en matière de lien, rien ne justifie de modifier celle‑ci.

 

[28]           Comme l’a indiqué la juge Gleason dans Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1490, [2012] ACF no 1594 (QL) [Andrade], aux para 8‑9, l’argument de l’omission de tenir compte d’éléments de preuve capitaux est fréquemment invoqué lors des contrôles judiciaires des décisions de la Commission. Cet argument doit toutefois être examiné en contexte, et il entraîne l’annulation d’une décision uniquement lorsque les éléments de preuve non mentionnés sont essentiels et contredisent la conclusion du tribunal et que, de l’avis de la cour de révision, l’omission signifie que le tribunal n’a pas considéré ce qui lui a été présenté.

 

[29]           La Cour doit aussi faire montre de déférence à l’égard de l’appréciation de la preuve faite par la Commission. Un décideur est présumé avoir considéré toute la preuve dont il disposait (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA). Toutefois, bien qu’un décideur n’ait pas à faire mention de chacun des éléments de preuve soumis, plus un élément de preuve non mentionné est important, plus disposée sera une cour de justice à inférer de l’omission que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans égard à la preuve (Cepeda-Gutierrez, précité, aux para 15‑17).

 

[30]           En outre, la présomption selon laquelle elle a examiné la totalité de la preuve ne saurait assurer le maintien des décisions de la Commission lorsqu’elle a mal interprété la preuve ou lorsque les décisions reposent sur une conclusion de fait erronée (Sun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1154, [2012] ACF no 1223 (QL) [Sun], aux para 7‑10; Luzi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1179, [2003] ACF n1492 (QL) [Luzi], au para 31).

 

[31]           Comme la juge Gleason l’a indiqué dans Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, [2012] ACF no 369 (QL) [Rahal], au para 33 :

[33]      Selon l’alinéa 18.1(4)d), la décision doit répondre à trois critères pour que le recours demandé soit accordé; elle doit d’abord être entachée d’une erreur de droit véritable ou manifeste; elle doit ensuite avoir été tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve; pour finir, la décision du tribunal doit être fondée sur une conclusion erronée (Rohm & Haas Canada Limited c Canada (Tribunal antidumping) (1978), 22 NR 175, [1978] ACF no 522, au paragraphe 5 [arrêt Rohm & Haas]; Buttar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281, au paragraphe 12, [2006] ACF no 1607). Bref, les conclusions qui n’entraînent aucune conséquence ou qui équivalent à une remarque incidente ne peuvent pas donner ouverture à un contrôle judiciaire.

 

[32]           Ainsi, lorsque la Commission interprète erronément la preuve au point qu’on puisse dire qu’elle a statué « sans tenir compte des éléments de preuve », sa décision sera jugée déraisonnable.

 

[33]           En l’espèce, le demandeur fait valoir que la Commission a omis d’examiner ou a mal interprété un élément de preuve particulier, à savoir sa bagarre avec les Maras. La Commission a décrit ainsi l’incident et la réaction des Maras :

[3]        […] Il y a eu une altercation, au cours de laquelle un des agresseurs a été blessé lorsque le demandeur d’asile lui a lancé une roche. Ce dernier a profité du fait que les assaillants s’occupaient de la personne blessée pour réussir à prendre la fuite.

 

[4]        Le 10 janvier 2010, trois hommes sont allés à la recherche du demandeur d’asile à El Chilamate. Celui‑ci a également appris qu’ils avaient menacé de tuer sa tante si elle refusait de dire où il se trouvait. Sa tante a donné le nom du village, mais pas l’adresse précise. Le 25 janvier 2010, les trois membres du gang sont retournés au village. Ils ont menacé de se venger en raison de ce que le demandeur d’asile avait fait à leur ami.

 

[34]           La Commission explique ensuite que le risque en cause n’est pas personnalisé parce que tous les jeunes qui résistent au recrutement par le gang courent ce risque, et elle conclut :

[28]      J’estime que le demandeur d’asile a été victime d’une tentative de recrutement de la part des maras et que les menaces à son égard étaient la conséquence de son refus de se joindre au gang. Malheureusement, ce comportement de la part des maras fait partie de leur modus operandi. Compte tenu de ces éléments de preuve documentaire, c’est ce à quoi il faut s’attendre des personnes qui résistent au recrutement des maras et de leurs réactions aux objections du demandeur d’asile. Toutefois, conformément à la preuve documentaire, le risque auquel a été exposé le demandeur d’asile après avoir été victime d’une tentative de recrutement est un risque auquel tous les jeunes au Salvador sont généralement exposés […]

 

[35]           À mon avis, la Commission n’a pas pris en compte ou a mal interprété la preuve relative à la bagarre entre le demandeur et les Maras ainsi que l’importance et l’effet de cette preuve.

 

[36]           Le demandeur décrit ainsi l’échauffourée dans son formulaire de renseignements personnels :

[traduction] [22]     Une fois au sol, nous nous sommes battus. J’ai bien tenté de l’immobiliser, mais alors que j’étais sur le point de me libérer, les deux autres sont arrivés et m’ont lancé des coups de pied. À ce moment, j’ai pensé à ma famille et je me suis dit que j’allais mourir. Sans penser aux conséquences, j’ai saisi une pierre et j’ai frappé à la tête celui qui était au sol. Il a perdu connaissance, et il saignait abondamment.

 

[23]      Les autres se sont mis à crier que je l’avais tué. Ils se sont occupés de leur ami, de sorte que j’ai pu m’échapper, et j’ai couru aussi vite que je pouvais. J’ai commencé à avoir les pieds en sang parce que je n’avais pas de chaussures. Je pouvais les entendre crier que, peu importe où je me cacherais, ils me trouveraient et me tueraient ainsi que ma famille.

 

[37]           Par la suite, lorsqu’il a été de retour dans son village :

[traduction] [30]     Je me suis enfui par la forêt et je me suis rendu chez mon cousin à Agua Fria. Plus tard ce soir-là, mon père est venu à Agua Fria et m’a dit que les trois hommes m’avaient cherché en vain dans toutes les maisons et qu’ils avaient menacé de revenir tant qu’ils ne se seraient pas vengés de ce que j’avais fait à leur ami.

 

[38]           La transcription de l’audience devant la Commission renferme une description similaire se terminant ainsi :

[traduction] […] et, pendant que je courais, je pouvais les entendre crier qu’ils me retrouveraient où que je me cache, qu’ils m’attraperaient et qu’ils se vengeraient ou me puniraient pour ce que j’avais fait.

 

[39]           Interrogé sur la possibilité de vivre en sécurité en El Salvador, il a déclaré que c’était impossible parce que les Maras le trouveraient. Il a expliqué ce qui suit lorsqu’on lui a demandé comment ils s’y prendraient :

[traduction] […] partout où je me cacherais dans le pays, leurs membres ou leurs acolytes auraient pour consigne de me trouver. Et encore plus à cause de ce je leur avais fait, parce que j’avais bel et bien frappé l’un d’eux.

 

[40]           La Commission, n’ayant pas tiré de conclusion défavorable en matière de crédibilité, n’avait aucune raison de douter du témoignage du demandeur. La preuve établissait que les Maras avaient abordé le demandeur, un jeune homme, et lui avaient demandé de l’argent, puis qu’ils avaient tenté de le recruter. Elle établissait en outre que, plus tard, il y avait eu une bagarre et que la réaction des Maras avait été de jurer qu’ils se vengeraient de la blessure que le demandeur avait infligée à l’un d’eux.

 

[41]           Par conséquent, j’estime que la Commission a mal interprété ou apprécié le témoignage du demandeur concernant la bataille, qu’elle a minimisé l’incident lui‑même en le réduisant à un lancer de roche et qu’elle a fait abstraction de la preuve établissant que sa vie était menacée en raison de la blessure qu’il avait infligée à un Maras pendant la bagarre. En omettant d’apprécier et d’analyser cet élément de preuve important et la modification qu’il opérait sur la nature de la menace pesant sur la vie du demandeur, la Commission a tiré, sans égard à la preuve, une conclusion de fait erronée qui a ensuite fondé une conclusion déraisonnable relativement au risque personnalisé auquel le demandeur était exposé, dont il sera question ci‑dessous (voir Sun, Luzi et Rahal, précités, et Coitinho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1037, [2004] ACF no 1269 (QL)).

 

La Commission a-t-elle conclu à tort que la menace à la vie à laquelle le demandeur serait exposé s’il retournait en El Salvador était un risque généralisé?

 

Arguments du demandeur

 

[42]           Relevant qu’aux paragraphes 22, 25 et 28 de la décision, la Commission reconnaît qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie au sens de l’article 97 de la LIPR, mais qu’elle refuse de prendre ce risque en compte au motif qu’il est généralisé du fait qu’il s’agit, selon elle, d’un risque de « tentative de recrutement », le demandeur soutient que la Commission n’a pas suivi le bon raisonnement juridique et n’a pas vu que le risque découlait d’une volonté de vengeance liée aux blessures causées à un membre des Maras.

 

[43]           Le demandeur avance que l’existence d’un risque généralisé n’empêche pas qu’il y ait aussi un risque personnalisé (Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 [Pineda], aux para 13‑15 et 17).

 

[44]           Il ajoute qu’une demande relevant du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR exige un examen personnalisé dans le contexte des risques réels et potentiels auxquels l’intéressé est exposé. En outre, le fait que le risque soit lié à la criminalité n’écarte pas en soi la protection prévue à l’article 97 (Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143 [Lovato], aux para 7‑11).

 

[45]           Le demandeur invoque également Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1093 [Gomez], qui est factuellement similaire, selon lui. Dans cette décision, le juge O’Reilly a statué, au paragraphe 38, que même si les menaces initiales faites aux demandeurs étaient répandues et courantes en El Salvador, les incidents subséquents démontraient qu’après avoir défié le gang, les intéressés avaient été spécifiquement ciblés.

 

[46]           Le demandeur cite également la décision Portillo, précitée, où la juge Gleason a élaboré un cadre d’analyse pour l’examen exigé par l’article 97 de la LIPR, et indiqué, au para 36 :

[36]      […] Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général […]

 

[47]           À l’appui de son argument selon lequel la Commission a considéré à tort que l’article 97 ne protégeait pas les demandeurs d’asile qui avaient été expressément et personnellement exposés à des actes de violence et à d’autres menaces graves à leur vie, parce qu’ils appartenaient à un sous-groupe, le demandeur invoque aussi la décision Tomlinson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 822, [2012] ACF no 955 (QL) [Tomlinson], laquelle approuve le raisonnement suivi dans Portillo et Malvaez, précités. Au paragraphe 16 de Malvaez, le juge Martineau s’exprime ainsi :

[16]      La jurisprudence récente donne à entendre qu’il est déraisonnable de conclure qu’un demandeur d’asile a été pris particulièrement pour cible puis, malgré cela, de conclure qu’il n’y a pas de risque personnalisé parce que le même risque est répandu dans le pays en cause […]

 

[48]           Selon le demandeur, la preuve démontre que la source de sa crainte est le fait qu’il a frappé un Maras avec une pierre, que des membres du gang sont ensuite allés chez sa tante et l’ont menacée et qu’ils se sont rendus par deux fois dans le village du demandeur à la recherche de celui‑ci, afin de se venger.

 

[49]           Il soutient que la Commission a omis la première étape de l’analyse exigée par l’article 97 de la LIPR, telle qu’elle est décrite dans Portillo et Lovato, précités, consistant à bien établir la nature du risque en cause. Cette omission a amené la Commission à confondre le risque auquel le demandeur était exposé avec le risque de recrutement dans des gangs, de menaces et d’agressions auquel tous les Salvadoriens étaient exposés. La Commission a conclu à tort que le risque en cause était un risque auquel d’autres Salvadoriens étaient exposés de façon générale, alors que le demandeur était expressément pris pour cible et était exposé à un risque supérieur à celui que courait la population en général.

 

[50]           Son interprétation erronée de la preuve a empêché la Commission d’examiner la situation particulière du demandeur et lui a fait conclure à tort que le demandeur n’était exposé qu’à un risque généralisé. En conséquence, sa décision était déraisonnable.

 

Arguments du défendeur

[51]           Selon le défendeur, la Commission a jugé à bon droit que le risque n’était pas personnalisé. L’article 97 de la LIPR exige la preuve d’un risque particulier. Le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR énonce explicitement que le demandeur d’asile doit être exposé au risque en tout lieu dans le pays alors que d’autres personnes originaires du pays ou s’y trouvant ne le sont généralement pas.

 

[52]           Le défendeur s’appuie sur la décision Innocent c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019 [Innocent], pour affirmer que l’analyse requise par cette disposition exige de comparer le risque auquel le demandeur est exposé avec la situation existant dans le pays (Vickram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331; Rodriguez Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1029 [Rodriguez]).

 

[53]           Il soutient que, conformément à Innocent, précité, la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que la vengeance que les Maras ont voulu exercer contre le demandeur parce qu’il avait résisté au recrutement, s’était battu avec un membre du gang, l’avait frappé et s’était enfui n’a pas personnalisé le risque auquel il était exposé.

 

[54]           Il ajoute que la conclusion de la Commission s’accorde tout à fait à celle que la juge Gauthier a tirée, dans Acosta, précité, où la Cour a jugé, au para 16 :

[16]      […] Il n’est pas plus déraisonnable de conclure qu’un groupe particulier, que ce soit les personnes chargées de la perception du prix des billets d’autobus ou d’autres victimes d’extorsion qui ne payent pas, est exposé à de la violence généralisée que de tirer la même conclusion à l’égard des riches hommes d’affaires en Haïti qui, selon ce qu’on a clairement conclu, sont exposés à un risque plus important de violence que celle qui sévit dans ce pays.

 

[55]           Il soutient aussi que le raisonnement suivi par la Commission va dans le sens de celui que le juge Zinn a tenu dans De Parada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 845 [De Parada], aux paragraphes 22‑23. Au paragraphe 22, le juge Zinn avait conclu « qu’un risque élevé auquel est exposé un sous-groupe de la population n’est pas personnalisé si l’ensemble de la population est généralement exposé au même risque, quoique moins fréquemment ».

 

[56]           Il cite le paragraphe 33 de Paz Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182 [Guifarro], où le juge Crampton (maintenant Juge en chef) a indiqué :

[33]      […] il est désormais bien établi en droit que les demandes d’asile fondées sur le fait que le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible de l’être à l’avenir ne répondront pas aux exigences du sousalinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR lorsque (i) le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible d’être ciblé dans son pays d’origine en raison de son appartenance à un sous-groupe de personnes rentrées de l’étranger ou considérées comme nanties pour d’autres raisons et que (ii) ce sous-groupe est suffisamment important pour que ce risque puisse raisonnablement être qualifié de répandu ou de courant dans ce pays.

 

[57]           Il invoque aussi Trigueros Ayala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 183, où le juge Hughes s’exprime ainsi au paragraphe 8 :

[8]        […] Lorsqu’une partie de la population ‑ et non pas nécessairement la majorité ‑ est victime de menaces d’extorsion et de violence, la preuve doit démontrer que les demandeurs ont été victimes de gestes plus graves que les menaces auxquelles la population en général est par ailleurs exposée.

 

[58]           S’appuyant sur Guifarro, précité, aux paragraphes 6 et 20‑34, le défendeur fait valoir que la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le risque invoqué par le demandeur était partagé par un sous‑groupe de la population (les jeunes Salvadoriens en l’espèce) assez important pour qu’on puisse raisonnablement qualifier le risque de répandu ou courant dans le pays ‑  et qu’il en serait ainsi même si le sous-groupe peut être expressément pris pour cible de vengeance, comme le demandeur.

 

[59]           Le défendeur soutient que rien dans la preuve n’indique que ce à quoi le demandeur a été exposé dépasse ce que vit la population salvadorienne en général, notamment les jeunes aux prises avec le recrutement pratiqué par les gangs.

 

Analyse

 

[60]           Comme des décisions antérieures l’ont reconnu (par exemple, Portillo, précité, aux para 37‑39, et Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048, [2012] ACF no 1128 (QL) [Olvera], au para 37) et comme le démontre l’argumentation des parties, la question de savoir si des personnes expressément visées par des gangs criminels sont exposées à un risque généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR a donné lieu à deux séries de décisions devant notre Cour.

 

[61]           Les décisions appartenant à la première série n’ont pas maintenu les décisions où la Commission, bien qu’elle ait conclu que le demandeur était particulièrement et personnellement pris pour cible de gangs et, partant, qu’il était exposé à un risque particulier, l’a exclu de la protection prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) parce que le risque n’était pas personnalisé, mais répandu et subi de façon générale par d’autres personnes du pays (voir, par exemple, Pineda, Lovato, Gomez, Vasquez, Roberts, au para 60, précités, et Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, [2011] ACF no 525 (QL) [Barrios Pineda]; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, [2011] ACF no 1477 (QL); Aguilar Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, [2011] ACF no 144 (QL); Kaaker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1401, [2012] ACF no 1512 (QL); Ramirez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 261, [2013] ACF no 283 (QL); Hernandez Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 592, [2013] ACF no 614 (QL)).

 

[62]           Les décisions de la deuxième série ont maintenu les décisions de la Commission concluant que le risque accru de violence de la part de gangs auquel était exposé un demandeur appartenant à un sous‑groupe de la population n’était pas personnalisé lorsque toute la population y était exposée de façon générale, quoiqu’à un degré moindre, ou lorsque la taille du sous‑groupe permettait de dire que le risque était répandu ou courant et, par conséquent, généralisé (De Parada, précité, au para 22). Autrement dit, bien que le risque soit plus personnalisé, il demeure général parce qu’un sous‑groupe de la population y est exposé (voir, par exemple, Rodriguez, Guifarro, De Parada, au para 22, précités, et Rajo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1058, [2011] ACF no 1277 (QL); Palomo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1163, [2011] ACF no 1430 (QL); Wilson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 103, [2013] ACF no (QL)).

 

[63]           De par les faits en cause, la présente espèce s’inscrit davantage dans la première série, à mon avis.

 

[64]           En effet, bien que la Commission ait explicitement reconnu que le demandeur était personnellement exposé à une menace à sa vie au sens de l’article 97, elle a quand même conclu que les Maras l’avaient ciblé afin de le recruter et qu’il s’agissait d’un risque auquel tous les jeunes gens étaient exposés de façon générale en El Salvador. Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, il s’agissait là d’une conclusion de fait déraisonnable au vu de la preuve établissant que le demandeur était en définitive pris pour cible parce que les Maras cherchaient à se venger, non à le recruter. À cause de cette conclusion, la Commission a mal apprécié la nature du risque auquel le demandeur était exposé.

 

[65]           Cette situation factuelle s’apparente à celle de l’affaire Pineda, précitée, où un jeune Salvadorien déclarait avoir fait l’objet de tentatives de recrutement de la part des Maras pendant plusieurs mois. Comme en l’espèce, la Commission n’avait formulé aucune conclusion déraisonnable en matière de crédibilité. Le juge de Montigny s’est exprimé ainsi au paragraphe 15 :

[15]      Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable. On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.

 

[66]           La juge Gleason, dans Portillo, précité, a fait écho à cette position. Le demandeur était aussi un jeune Salvadorien que les Maras avaient pris pour cible et avaient menacé et agressé. La Commission a rejeté la demande d’asile au motif que la situation ne relevait ni de l’article 96 ni de l’article 97. À l’issue de l’analyse relative à l’article 97, la Commission, tout en reconnaissant que le demandeur avait été personnellement ciblé, a quand même conclu qu’il était exposé à un risque généralisé parce que la criminalité liée aux gangs était endémique en El Salvador. Comme en l’espèce, elle a estimé que la protection prévue à l’article 97 n’était pas applicable au demandeur parce que cette disposition exclut de la définition de « personne à protéger » ceux qui sont aux prises avec un risque auquel sont généralement exposées les « autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ».

 

[67]           La juge Gleason a exposé ce qui suit au paragraphe 36 de Portillo :

[36]      Comme je l’ai déjà fait observer, j’estime que l’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR dans sa décision est à la fois incorrecte et déraisonnable. Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. D’ailleurs, l’avocat du défendeur n’a pas été en mesure de donner d’exemples de situations de cette nature, qui seraient sensiblement différentes des circonstances de la présente espèce. L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification.

 

 

[68]           C’est cette position qui a été suivie dans Olvera, précité, au paragraphe 40, et dans Tomlinson, précité. Dans Tomlinson, la Commission a considéré que le demandeur avait été précisément et personnellement ciblé parce que son frère policier avait arrêté des membres du gang, mais elle a tout de même conclu que le risque auquel il était exposé en Jamaïque était généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. La juge Mactavish a estimé que cette interprétation était erronée et déraisonnable, indiquant, au paragraphe 19 :

[19]      Plus exactement, M. Tomlinson ne craint pas simplement un gang criminel en Jamaïque parce qu’il vit dans ce pays ou parce qu’il est propriétaire d’un petit commerce dans ce pays. Il s’agirait là d’un risque généralisé auquel est exposée une bonne partie de la population. En fait, le risque auquel est exposé M. Tomlinson est différent du risque qui existait avant que son frère ne commence à arrêter des membres du gang Ambrook Lane Clan. Avant les arrestations, M. Tomlinson était sans doute exposé à des exactions ou à des violences comme plusieurs autres petits commerçants en Jamaïque. Cependant, contrairement à l’ensemble de la population, M. Tomlinson est aujourd’hui exposé à un risque nettement plus élevé du fait que, pour reprendre les termes de la Commission, il était « précisément et personnellement ciblé par le gang ».

 

[69]           En l’espèce, avant la bataille qui a poussé les Maras à vouloir se venger de la blessure que le demandeur avait infligée à l’un des leurs en se défendant, ce dernier était pareillement susceptible d’être exposé comme tous les jeunes Salvadoriens au risque généralisé de recrutement et de violence que posaient les Maras. Ce risque, toutefois, a changé de nature par suite de cet incident. À mon avis, il ressort de la preuve que le risque est alors devenu personnalisé.

 

[70]           Je relève également que, dans Marroquin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1114, [2012] ACF n1198 (QL), le juge Rennie, après avoir examiné l’incident dont découlait le risque, a conclu qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure à l’existence d’un risque généralisé. Le juge Rennie s’est exprimé ainsi aux paragraphes 11 à 13 :

[11]      Je suis d’avis que la Commission a fait une analyse déraisonnable de la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé et que la décision doit être infirmée. La Cour fédérale a constamment décidé, notamment dans Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678; Vaquerano Lovato c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, Alvarez Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724, Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, et Aguilar Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, que le simple fait que la persécution est aussi une conduite criminelle fréquemment observée dans un pays donné ne met pas fin à l’analyse d’une demande d’asile fondée sur l’article 97. La Commission doit se demander si les demandeurs étaient exposés à un risque plus élevé que celui auquel faisaient face d’autres personnes au Salvador.

 

[12]      Le témoignage des demandeurs a été jugé crédible et, par conséquent, toutes les allégations ont été acceptées. La Commission a donc admis que le demandeur avait signalé le vol de son camion à la police, que le gang Mara 13 a été mis au courant de ce signalement et que les demandeurs ont fui le Salvador parce qu’ils craignaient des représailles de la part du gang. Il s’agit précisément du type de scénario factuel qui peut présenter un risque dépassant un risque généralisé, comme c’était le cas dans les décisions susmentionnées.

 

[13]      La Commission a insisté sur le fait que le vol est un problème courant au Salvador; cependant, comme les demandeurs le soulignent, ce n’est pas le vol lui-même qui a donné lieu au risque qu’ils ont invoqué. Le demandeur était plutôt exposé à un risque parce qu’il avait signalé le vol à la police et est donc devenu une cible du gang Mara 13. En conséquence, la décision sera annulée, la Commission n’ayant pas évalué la demande d’asile conformément au principe de droit applicable

 

[71]           Dans Gomez, précité, le juge O’Reilly a infirmé une décision de la SPR relative à des demandeurs d’asile victimes d’extorsion, de menaces d’enlèvement et d’agressions. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 38 :

[38]      […] Les demandeurs avaient d’abord reçu des menaces, qui sont répandues et fréquentes en El Salvador. Cependant, les événements ultérieurs ont montré que les demandeurs avaient été spécifiquement ciblés après avoir défié le gang. Le gang menaçait d’enlever l’épouse et la fille de M. Tobias Gomez et il semblait résolu à percevoir la « dette » de 40 000 $ des demandeurs. Le risque couru par les demandeurs allait dès lors au-delà des menaces et agressions de nature générale. Le gang les a ciblés personnellement.

 

[72]           Autrement dit, la situation particulière de ces demandeurs avait modifié la nature du risque auquel ils étaient exposés (voir aussi Vasquez et Barrios Pineda, précités) qui, de généralisé, était devenu personnel.

 

[73]      Dans Portillo, précité, la juge Gleason a passé en revue la jurisprudence relative à l’analyse exigée par l’article 97, pour exposer, au paragraphe 40 :

[40]      À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celleci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposé dans un pays déterminé.

 

[41]      L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR […].

 

[73]           Je suis d’avis que la Commission s’est méprise en qualifiant le risque auquel le demandeur était exposé de risque général d’être ciblé dans un but de recrutement. Bien qu’il ait pu s’agir d’un tel risque au début, la Commission n’a pas relevé que la nature du risque avait changé. Elle n’a pas accordé d’importance à la bagarre, la réduisant à un lancer de roche et n’en a pas perçu les conséquences. Elle a erronément et déraisonnablement conclu que le risque était demeuré généralisé alors que la preuve démontrait clairement que, contrairement à ce qu’estimait la Commission, il ne s’agissait pas du risque généralisé d’être recruté, mais d’un risque découlant de la volonté de vengeance qui animait les Maras par suite de la blessure que le demandeur avait infligée à un des leurs en se défendant. Le demandeur était alors personnellement devenu la cible de représailles, et ce risque était la source de sa crainte.

 

[74]           Je ne puis donc retenir l’argument du défendeur voulant que la preuve n’établisse pas que ce à quoi le demandeur a été exposé dépasse ce que vit la population salvadorienne en général, notamment les jeunes aux prises avec le recrutement pratiqué par les gangs.

 

[75]           En conséquence, la décision de la Commission portant que le demandeur n’est pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR est annulée.

 

[76]           L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

 

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, annule la décision et renvoie l’affaire à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5447-12

 

INTITULÉ :                                      APARICIO DE JESUS ALEMAN AGUILAR (ALIAS APARICIO DE JES ALEMAN AGUILAR) c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 7 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 23 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melinda Gayda

 

POUR LE DEMANDEUR

Nadine Silverman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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