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Date : 20130716

Dossier : T‑1272‑97

Référence : 2013 CF 751

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

ENTRE :

 

MERCK & CO., INC. et

MERCK CANADA INC.

 

 

 

demanderesses

(défenderesses reconvention-nelles)

et

 

 

 

APOTEX INC. et

APOTEX FERMENTATION INC.

 

 

 

défenderesses

(demanderesses reconvention-nelles)

 

 

MOTIFS PUBLICS DE JUGEMENT

(Motifs confidentiels du jugement prononcés le 5 juillet 2013)

La juge Snider

 

I.          Introduction

 

[1]               Par une action engagée le 12 juin 1997, les demanderesses sollicitaient un jugement déclarant le brevet canadien no 1 161 380 (le brevet 380) valide et qu’il avait été contrefait par les défenderesses. Le 14 novembre 2003, l’action a été disjointe, la question des dommages‑intérêts ou de la remise des profits devant être tranchée après celle de la responsabilité (ordonnance de la protonotaire Aronovitch datée du 14 novembre 2003, modifiée le 20 novembre 2003). Le procès sur la responsabilité que j’ai instruit a commencé le 1er février 2010 et s’est terminé le 21 mai 2010. Dans Merck & Co c Apotex Inc, 2010 FC 1265, 91 CPR (4th) 1 [motifs relatifs à la responsabilité] conf. par 2011 CAF 363, 102 CPR (4th) 321, j’ai conclu à la validité du brevet 380, et à sa contrefaçon par les défenderesses, estimant que les demanderesses avaient droit à des dommages‑intérêts plutôt qu’à une remise des profits (motifs relatifs à la responsabilité, précités, au paragraphe 624). L’étape consacrée au calcul du montant des dommages‑intérêts, qui a débuté le 8 avril 2013, s’est achevée le 3 mai 2013. Au cours de cette étape du procès, j’ai entendu les témoignages de quatre témoins des faits et d’un témoin expert. Ces témoignages ont été suivis de trois journées de plaidoiries. Les présents motifs de jugement portent sur le montant des dommages‑intérêts à verser aux demanderesses.

 

[2]               En somme, et pour les motifs ci‑dessous exposés, j’estime que les demanderesses ont droit, au total, à des dommages‑intérêts de 119 054 327 $, plus des intérêts avant et après jugement. Cette somme comprend :

 

                     62 925 126 $ au titre de la perte de profits de Merck Canada Inc. (Merck Canada), en ce qui concerne les ventes de remplacement réalisées avant la date d’expiration du brevet (ou ventes de remplacement préexpiration, telles que définies plus loin);

 

                     51 290 364 $ au titre de la perte de profits de Merck & Co. Inc. (Merck É.‑U.), en ce qui concerne les ventes de remplacement préexpiration;

 

                     la somme de [caviardé], fondée sur le calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes contrefaisantes réalisées sur le marché intérieur après la date d’expiration du brevet;

 

                     la somme de [caviardé], fondée sur le calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes contrefaisantes réalisées à l’exportation.

 

[3]               Je suis en outre parvenue aux conclusions suivantes :

 

                     Merck ne devrait recevoir ni indemnisation pour perte de profits (si tant est qu’elle en ait subi une) ni redevance raisonnable sur les ventes réalisées au cours de la période d’accroissement des ventes dite période de transition (ramp‑up period) qui a suivi l’expiration du brevet;

 

                     Merck n’a pas le droit d’être indemnisée pour les redevances qu’aurait touchées Merck and Company, Incorporated (MACI) sur des ventes additionnelles de comprimés de MEVACOR (la perte de redevances);

 

                     L’argument d’Apotex selon lequel le calcul du montant des dommages‑intérêts devrait tenir compte de la possibilité qu’elle avait de recourir à une solution non contrefaisante est rejeté;

 

                     Les intérêts avant jugement devraient être calculés à un taux équivalent au taux d’escompte de 1997 plus 1 p. 100, les intérêts après jugement étant fixés à 5 p. 100.

 

[4]               Dans les présents motifs, les sommes d’argent sont, sauf indication contraire, exprimées en dollars canadiens.

 


II.        Table des matières

 

[5]               À l’intention du lecteur, j’ai ajouté une table des matières. Les chiffres entre crochets renvoient aux paragraphes des présents motifs.


I.             Introduction.......................................................................................................... [1]

II.           Table des matières................................................................................................. [5]

III.         Contexte................................................................................................................ [6]

IV.         Résumé des positions des parties........................................................................ [10]

V.           Les questions en litige......................................................................................... [17]

VI.         Les témoins......................................................................................................... [18]

A.           Les témoins de Merck............................................................................. [19]

B.           Le témoin d’Apotex................................................................................ [25]

VII.       La perte de profits subie par Merck Canada....................................................... [26]

A.           Les arguments d’Apotex......................................................................... [32]

B.           Les arguments de Merck......................................................................... [34]

C.           Principes généraux applicables en matière de dommages‑intérêts.......... [41]

D.           Dommages‑intérêts et remise des profits................................................ [45]

E.           Causalité.................................................................................................. [49]

F.            Le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante en droit canadien.................................................................................................. [57]

G.           Évolution du droit selon Apotex............................................................ [77]

(1)          Monsanto/Schmeiserr.................................................................. [77]

(2)          Le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante et le droit américain..................................................................... [91]

(3)          Les articles du professeur Siebrasse............................................ [97]

(4)          L’indemnité prévue à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)................................................................... [106]

H.           Considérations d’intérêt général appuyant le rejet de la défense fondée sur l’existence d’une solution non contrefaisante......................................................... [112]

I.            Conclusion concernant la défense fondée sur l’existence d’une solution non contrefaisante........................................................................................ [121]

VIII.     La redevance due à MACI............................................................................... [122]

A.           Les conditions prévues dans l’accord sur la redevance due à MACI... [129]

B.           Le principe de la substitution................................................................ [139]

C.           Conclusion sur la question de la redevance due à MACI..................... [142]

IX.         Calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes Blue Treasure préexpiration [143]

A.           Principes généraux................................................................................ [149]

B.           Une négociation unique à la veille de la première contrefaçon............. [156]

C.           Cadre des négociations hypothétiques.................................................. [163]

X.          Les ventes à l’exportation................................................................................. [176]

XI.         Ventes postexpiration....................................................................................... [182]

A.           Une redevance raisonnable sur les comprimés de remplacement postexpiration.............................................................................................................. [185]

B.           Perte de profits au cours de la période de transition postexpiration..... [200]

(1)          Le défaut de préavis................................................................. [206]

(2)          Les insuffisances de la preuve.................................................. [216]

(3)          Conclusion concernant la perte de profits au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet............................................... [227]

XII.       Perte de profits de Merck É.‑U......................................................................... [228]

A.           La cession effectuée par Merck É.‑U. en faveur de MACI.................. [233]

B.           Quimica................................................................................................. [247]

C.           Conclusion sur la perte de profits de Merck É.‑U................................ [252]

XIII.     Intérêts avant jugement..................................................................................... [253]

XIV.     Intérêts après jugement..................................................................................... [271]

XV.       Les dépens........................................................................................................ [272]

A.           Barème.................................................................................................. [273]

B.           Partage ou différenciation des dépens.................................................. [275]

C.           Les avocats............................................................................................ [278]

D.           Les experts............................................................................................ [281]

E.           Conclusion sur la question des dépens.................................................. [286]

XVI.     Conclusions générales....................................................................................... [287]

Annexe A – Estimation des pertes de profits à l’égard des comprimés de la période de transition postexpiration

 


 

III.       Contexte

 

[6]               Ce litige est complexe, tant par son origine que par son historique. Pour un exposé plus détaillé de cet historique, je renvoie le lecteur aux paragraphes 10 à 16 et 18 à 39 des motifs relatifs à la responsabilité. Rappelons en quelques mots que Merck É.‑U., l’une des demanderesses en l’espèce, est titulaire désignée du brevet 380, délivré le 31 janvier 1984 et venu à expiration le 31 janvier 2001. Le brevet 380 concerne la fabrication, selon un procédé particulier, de la lovastatine, médicament « anti‑cholestérol » fabriqué au moyen d’un micro‑organisme appelé Aspergillus terreus. Merck Canada, ayant droit de Merck Frosst Canada Ltd. et elle aussi demanderesse en l’espèce, vendait au Canada depuis 1988 de la lovastatine, sous la marque MEVACOR, en vertu d’une licence accordée par Merck É.‑U. Merck Canada achetait à Merck É.‑U. de la lovastatine (le principe actif; ci-après appelée la lovastatine (PA)) en vrac. Merck Canada et Merck É.‑U. sont ci‑après collectivement appelées « Merck » ou les « demanderesses ».

 

[7]               En mars 1997, Apotex Inc., l’une des défenderesses en l’espèce, a commencé à vendre au Canada sous sa marque les comprimés de lovastatine (Apo‑lovastatine). La lovastatine (PA) servant à la fabrication de l’Apo‑lovastatine était produite soit par Apotex Fermentation Inc. (AFI), l’autre défenderesse en l’espèce, à Winnipeg (Manitoba), soit en Chine par Qingyuan Blue Treasure Pharmaceuticals Co. Ltd. (Blue Treasure). Dans les présents motifs, Apotex Inc. et AFI, sont collectivement appelées « Apotex » ou les « défenderesses ».

 

[8]               Il convient de souligner un élément particulièrement pertinent en l’espèce, à savoir que AFI était en mesure de produire la lovastatine (PA) par un procédé n’emportant aucune contrefaçon (applelé AFI‑4), lequel procédé fait appel au micro‑organisme Coniothyrium fuckelii, et non à l’Aspergillus terreus. Lors de l’étape du procès portant sur la responsabilité, j’ai conclu que certains lots – mais pas tous – de lovastatine (PA) avaient été produits au moyen d’un procédé (appelé AFI‑1) qui contrefaisait le brevet 380. Plus précisément, j’ai conclu (voir la Décision touchant la responsabilité, précitée, au paragraphe 638) que les lots de lovastatine suivants contrefaisaient le brevet 380 :

 

1.                  toute l’Apo‑lovastatine fabriquée par AFI à partir de son lot CR0157 (CR0157) fabriqué à Winnipeg dans l’usine d’AFI et livrée à Apotex Inc. le 2 décembre 1996; et

 

2.                  les 294 lots de lovastatine produits par Blue Treasure après mars 1998 et importés au Canada.

 

[9]               Cela étant, la contrefaçon commise par Apotex est grave. Environ 60 % des ventes réalisées par Apotex entre mars 1997 et l’expiration du brevet 380 concernaient de la lovastatine contrefaite. C’est dire qu’en volume, environ 71 % de la lovastatine (PA) fournie à Apotex Inc. par AFI contrefaisait le brevet en question.

 

IV.       Résumé des positions des parties

 

[10]           À la veille du procès, les parties ont fort utilement résolu un certain nombre de questions qui auraient, sans cela, exigé la présentation d’éléments de preuve et de témoignages à l’audience. Les questions qui ont ainsi été réglées ont été consignées dans un « accord de rationalisation concernant certains faits et chiffres » (TX 175 ou accord de rationalisation) daté du 27 mars 2013. Parmi les questions importantes ayant été résolues, il y a les suivantes : a) le nombre et l’époque des ventes d’Apo‑lovastatine, contrefaisantes ou non; b) les profits hypothétiques de Merck É.‑U. et de Merck Canada; c) la redevance revenant hypothétiquement à MACI; et d) la rentabilité du procédé AFI‑4. Nous faisons référence, là où il y a lieu, aux modalités précises de cet accord.

 

[11]           Merck demande à être indemnisée de sa perte de profits à l’égard de trois catégories de ventes :

 

1.                  Les comprimés de MEVACOR que Merck Canada aurait vendus sur le marché intérieur en remplacement de chaque comprimé d’Apo‑lovastatine contrefait vendu sur ce marché avant le 31 janvier 2001 (ventes ou comprimés de remplacement préexpiration);

 

2.                  La lovastatine (PA) que Merck É.‑U. aurait vendue à Merck Canada pour produire des comprimés de remplacement préexpiration;

 

3.                  Les comprimés de MEVACOR (et la lovastatine (PA) servant à leur fabrication) qui auraient été vendus sur le marché intérieur pour remplacer chacun des comprimés d’Apo‑lovastatine vendus après l’expiration du brevet 380 au cours de la période de transition hypothétique des ventes (ventes ou comprimés postexpiration).

 

[12]           Merck demande également que lui soit versée une redevance au titre des ventes contrefaisantes qu’elle n’aurait pas elle‑même réalisées, en l’occurrence pour :

 

1.                  Les comprimés d’Apo‑lovastatine contrefaits exportés avant et après l’expiration du brevet 380 (comprimés d’exportation); et

 

2.                  Les comprimés d’Apo‑lovastatine contrefaits vendus sur le marché intérieur après l’expiration du brevet 380 (comprimés de remplacement postexpiration).

 

[13]           Merck Canada demande que l’indemnité pour perte de profits comprenne un montant correspondant à la redevance de 8,5 % due à MACI. Merck demande également que lui soient accordés des intérêts avant jugement au taux annuel d’au moins 5 %, ainsi que les dépens.

 

[14]           Merck cherche donc à obtenir des dommages-intérêts totalisant 156 320 737 $, plus les intérêts.

 

[15]           La position d’Apotex peut se résumer comme suit :

 

1.                  En ce qui concerne les comprimés de remplacement préexpiration, Merck Canada serait en droit d’obtenir :

 

a.                   l’indemnisation de sa perte de profits due à la contrefaçon du lot CR0157; et

 

b.                  sur les lots contrefaits fabriqués par Blue Treasure, uniquement une redevance raisonnable, étant donné qu’Apotex avait la possibilité d’utiliser un procédé non contrefaisant;

 

2.                  Merck É.‑U. n’a droit qu’à des dommages‑intérêts symboliques parce que la société a cédé à MACI l’intégralité de ses droits à des dommages‑intérêts;

 

3.                  Merck n’a droit, en ce qui concerne les comprimés de la période de transition postexpiration, ni à l’indemnisation de sa perte de profits, ni à une redevance raisonnable;

 

4.                  Apotex accepte de verser une redevance raisonnable sur les comprimés d’exportation, mais sur la base d’un taux de redevance inférieur à celui proposé par Merck;

 

5.                  Merck n’a droit à aucune indemnité supplémentaire au titre de la redevance due à MACI;

 

6.                  les intérêts avant jugement devraient être calculés en fonction du taux d’escompte en vigueur au premier trimestre de 1997.

 

[16]           Selon Apotex, Merck devrait se voir accorder à titre de dommages‑intérêts 9 554 288 $ au total (plus une somme « symbolique » non précisée à Merck É.‑U.), plus des intérêts avant jugement au taux d’environ 3,3 % et des intérêts après jugement de 5 %.

 

V.        Les questions en litige

 

[17]           Les parties sont parvenues à un accord sur un certain nombre de faits sous‑jacents, et certains éléments de preuve pertinents produits lors du procès sur la responsabilité ont été versés au dossier à cette étape‑ci de l’instance. Un certain nombre de questions demeurent cependant en suspens.

 

1.                  S’agissant du calcul du montant des dommages‑intérêts dus à Merck Canada, les défenderesses peuvent‑elles invoquer en défense le fait qu’elles disposaient d’« une solution non contrefaisante », c’est‑à‑dire qu’à partir de mars 1997, Apotex aurait pu utiliser le procédé AFI‑4, pour produire de la lovastatine en quantité suffisante pour approvisionner le marché canadien, de sorte que Merck Canada n’aurait droit, en ce qui concerne les comprimés de remplacement préexpiration, droit qu’à une redevance raisonnable?

 

2.                  Dans l’hypothèse où je conviendrais qu’Apotex peut invoquer comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante, et que Merck n’a droit qu’à une redevance raisonnable sur les ventes qu’elle perdues, quel serait le montant de cette redevance?

 

3.                  Si, en revanche, j’estime qu’Apotex ne peut pas invoquer en défense l’existence d’une solution non contrefaisante, et que les demanderesses ont le droit d’être indemnisées de leurs pertes de profits (plutôt que de recevoir une redevance raisonnable) :

 

a.                   Merck est‑elle en droit d’être indemnisée de sa perte de profits en ce qui a trait aux ventes postexpiration de transition compte tenu du fait qu’Apotex n’avait pas besoin d’une période de « transition » pour gagner sa part de marché?

 

b.                  Suivant la méthode du profit différentiel, y a‑t‑il lieu de soustraire du montant des profits perdus par Merck Canada le montant de la redevance due à MACI?

 

4.                  Dans le calcul du montant de la perte de profits de Merck É.‑U. :

 

a.                   Merck É.‑U. a‑t‑elle droit uniquement à des dommages‑intérêts symboliques du fait qu’elle a cédé à MACI certains droits sur le brevet 380?

 

b.                  Dans la mesure où Merck É.‑U. a le droit d’être indemnisée de la perte des profits que lui aurait procurés la vente du principe actif à Merck Canada, le montant des dommages‑intérêts devrait‑il être réduit compte tenu des lots de principe actif qui auraient été vendus à Merck Canada par Merck Sharpe & Dohme Quimica (Quimica) et, si oui, de combien?

 

5.                  Étant donné que Merck convient que, tant au cours de la période de contrefaçon qu’après l’expiration du brevet, elle n’aurait pas vendu elle‑même à l’exportation de comprimés fabriqués avec du principe actif contrefait qui avait été stocké, quelle serait, en ce qui concerne les ventes contrefaisantes réalisées par Apotex, une « redevance raisonnable »?

 

6.                  Quels devraient être les taux d’intérêt avant et après jugement accordés à Merck?

 

7.                  Quels sont les principes applicables à l’adjudication des dépens?

 

VI.       Les témoins

 

[18]           Comme il est indiqué plus haut, n’ont témoigné à l’audience que quatre témoins des faits et un témoin expert.

 

A.         Les témoins de Merck

 

[19]           Merck a fait entendre les trois témoins suivants.

 

[20]           M. Kirk Duguid, actuellement vice‑président (Finances) chez Merck Canada (2T112‑113). En novembre-décembre 1996, M. Duguid était directeur de la Planification et de l’analyse financière, et il participait à la planification et à l’établissement des prévisions de ventes (2T113‑114). M. Duguid a témoigné au sujet du plan de commercialisation à long terme mis en place en 1996 par Merck pour le MEVACOR. Il a également produit des factures concernant les achats de principe actif effectués par Merck Canada auprès de Merck É.‑U. et de Quimica. M. Duguid a, par ailleurs, fait état des redevances versées à MACI.

 

[21]           M. Barry O’Sullivan est un directeur exécutif rattaché au Département Impôt des sociétés chez Merck É.‑U. (2T212‑213). Il est responsable de la planification mondiale de la chaîne d’approvisionnement tant financière que physique, de l’octroi de licences interentreprises, du financement de la recherche et du développement, de la fixation des prix de transfert interentreprises à l’international et de la coordination de la planification fiscale au Canada et au Mexique. M. O’Sullivan a témoigné au sujet de la chaîne d’approvisionnement physique, en ce qui concerne le MEVACOR, et a aussi parlé des redevances dues à MACI.

 

[22]           M. Joseph Promo est le trésorier adjoint en charge des services de trésorerie internationaux pour les filiales étrangères de Merck É.‑U. (3T443‑444). Le témoignage de M. Promo a porté sur le coût moyen pondéré du capital (CMPC) de Merck et l’utilisation de cette donnée lorsqu’il s’agit de décider si une opération est ou non dans l’intérêt de l’entreprise. M. Promo a également parlé de l’endettement à long terme de Merck.

 

[23]           Merck a également fait entendre un témoin expert, Mme Christine S. Meyer. Mme Meyer s’est en effet vu reconnaître la qualité de témoin expert en ce qui concerne les [traduction] « questions à caractère économique liées à la détermination d’une redevance raisonnable dans le contexte de négociations hypothétiques » (2T238‑241). La Cour a également reconnu son expertise en matière de théorie de la négociation (2T241‑243).

 

[24]           Mme Meyer a expliqué les principes économiques qui seraient entrés en jeu dans des négociations hypothétiques sur le versement d’une redevance, y compris les coûts et avantages potentiels tant pour Merck que pour Apotex. Elle a situé ces négociations hypothétiques au mois de novembre 1996, prenant pour acquis que le brevet 380 était valide, qu’il y avait effectivement eu contrefaçon, et que les parties s’étaient échangé des renseignements exacts.

 

B.        Le témoin d’Apotex

 

[25]           Apotex n’a fait entendre qu’un seul témoin des faits (et aucun expert), en l’occurrence, M. Bernard Sherman. M. Sherman est le président d’Apotex (5T506‑507). Il a témoigné sur le rachat, par Apotex, de l’entreprise qui allait devenir AFI, ainsi que sur la décision de sous‑traiter à Blue Treasure la production de la lovastatine. Il a également été question de ce qu’il savait ou non de la contrefaçon commise par AFI et Blue Treasure, et des mesures qu’il aurait prises s’il avait été au courant de cette contrefaçon. Il a également témoigné au sujet de la procédure de délivrance de l’avis de conformité, ainsi que sur le procédé AFI‑4.

 

VII.     La perte de profits subie par Merck Canada

 

[26]           Comme je l’ai déterminé à l’issue de l’étape du procès portant sur la question de la responsabilité, aux termes du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, ch. P‑4 [Loi sur les brevets], Merck ne peut prétendre qu’à des dommages‑intérêts. Le paragraphe 55(1) dispose que :

55. (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui‑ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet

55. (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

 

Je vais d’abord examiner les prétentions de Merck Canada.

 

[27]           Merck Canada allègue avoir subi, en raison de la contrefaçon commise par Apotex, une perte de 73 303 319 $, représentant les profits que lui aurait procurés la vente de comprimés de MEVACOR. Ce montant comprend 62 925 126 $ pour les profits que Merck Canada aurait réalisés si elle avait remplacé tous les comprimés d’Apo‑lovastatine contrefaits vendus sur le marché intérieur avant le 31 janvier 2001 (les comprimés de remplacement préexpiration). Il comprend aussi un montant de 10 378 193 $ qui devrait selon Merk Canada être inclus au titre de la redevance due à MACI dans les dommages‑intérêts qui lui seront octroyés.

 

[28]           Les parties conviennent que les profits qu’aurait procurés à Merck Canada la vente des comprimés de remplacement préexpiration, après déduction de la redevance due à MACI, s’élèvent à 62 925 126 $ (accord de rationalisation, paragraphe 6). En s’entendant sur ce montant, les défenderesses se sont engagées à ne pas contester une myriade de questions que pourrait soulever la situation hypothétique : le volume des ventes qu’aurait réalisées Merck Canada; la capacité qu’avait Merck Canada de fabriquer les comprimés de MEVACOR nécessaires, et la méthode comptable à employer pour calculer le produit brut hypothétique de ces ventes.

 

[29]           Il y a désaccord sur deux points :

 

a)            La question de savoir si le fait qu’il eût été possible pour Apotex d’utiliser le procédé AFI‑4 (la solution non contrefaisante) fait en sorte que Merck Canada n’a droit, pour les ventes qu’elle n’a pas réalisées, qu’à une redevance raisonnable et non à une indemnisation pour sa perte de profits;

 

b)           Le point de savoir si et dans quelle mesure il convient de prendre en compte la redevance due à MACI, dont les parties s’entendent pour dire qu’elle s’élève à 10 378 193 $ (accord de rationalisation, paragraphe 8).

 

[30]           Dans cette partie des motifs, je m’en tiens à la réclamation du montant de 62 925 126 $ par Merck, et du moyen de défense, invoqué par Apotex, fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante. La question du droit qu’aurait Merck à la redevance due à MACI sera traitée à la partie VIII des motifs.

 

[31]           Dans le cadre de mon analyse, je vais répondre aux questions suivantes :

 

1.                  Quels sont les arguments soulevés par Apotex à l’appui du moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante?

 

2.                  Quels sont les arguments soulevés par Merck quant au moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante?

 

3.                  Quels sont les principes généraux applicables en matière de dommages‑intérêts?

 

4.                  Quelles différences essentielles y a‑t‑il entre des « dommages‑intérêts » et la « remise des profits »?

 

5.                  Quelle est la « cause » des pertes subies par Merck Canada?

 

6.                  Quel est l’état du droit canadien en ce qui concerne le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante? Cette analyse m’amène à examiner le droit du Royaume‑Uni, sur lequel semble être, du moins jusqu’à maintenant, basé le droit canadien.

 

7.                  En ce qui concerne le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante, le droit canadien a‑t‑il changé, ou devrait‑il être modifié pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

 

a.                   parce que dans Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 RCS 902 [Monsanto/Schmeiser], la Cour suprême du Canada a modifié le droit applicable en matière de dommages‑intérêts;

 

b.                  parce que les tribunaux des États‑Unis admettent depuis longtemps qu’il y a lieu de prendre en compte la concurrence que le breveté aurait eu à affronter en l’absence de contrefaçon, y compris la concurrence que lui aurait livrée le contrefacteur;

 

c.                   parce que dans de récents articles de doctrine, le professeur Norman Siebrasse soutient qu’il conviendrait d’admettre comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante;

 

d.                  parce que l’existence d’une solution non contrefaisante a été admise comme moyen de défense par la Cour fédérale en matière de dommages‑intérêts accordés au titre de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133.

 

8.                  En ce qui concerne la demande d’indemnisation formulée par Merck pour sa perte de profits, des considérations de politique générale justifient‑elles le rejet (ou, au contraire, l’admission) du moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante?

 

A.        Les arguments d’Apotex

 

[32]           Selon Apotex, Merck Canada ne devrait pas être indemnisée de sa perte de profits à l’égard des comprimés de remplacement préexpiration. Apotex demande en effet à la Cour de conclure que, sauf en ce qui concerne les comprimés faisant partie du lot contrefaisant CR0157, Merck Canada ne peut prétendre qu’à une redevance raisonnable étant donné qu’elle n’est pas en mesure de démontrer que le préjudice qu’elle a subi [traduction] « résulte de la contrefaçon du brevet ».

 

[33]           À l’appui de cet argument, Apotex fait valoir qu’à partir de mars 1997, l’analyse relative à la situation hypothétique devrait tenir compte du fait qu’elle disposait d’une solution non contrefaisante, en l’occurrence le procédé AFI‑4. Pendant la période de contrefaçon, les comprimés fabriqués au moyen de ce procédé non contrefaisant ont compté pour environ 40 % des ventes réalisées au Canada par Apotex. À partir du 26 mars 1997, date à laquelle Apotex s’est vu délivrer un avis de conformité – la société avait les autorisations réglementaires, les connaissances et les moyens techniques nécessaires pour produire, au moyen du procédé non contrefaisant AFI‑4, tous les comprimés qu’elle a vendus au Canada. Selon Apotex, il s’ensuit que Merck Canada n’a pas démontré que les pertes qu’elle a subies résultent de l’utilisation, par Apotex, du procédé AFI-1 et que, sur les ventes de remplacement préexpiration du brevet, elle ne peut prétendre qu’à une redevance raisonnable. Cette redevance devrait correspondre à la moitié de la différence entre le coût de production des comprimés au moyen du procédé contrefaisant AFI‑1 et le coût de production au moyen du procédé non contrefaisant AFI‑4. Selon Apotex, au lieu des 62 925 126 $ de profits perdus dont Merck Canada demande à être indemnisée, il y aurait lieu de lui accorder, à titre de dommages‑intérêts a) la somme de 521 641 $ pour la perte de profits relative aux comprimés du lot CR0157; et b) une redevance raisonnable de 6 997 270 $ pour le reste des comprimés de remplacement préexpiration.

 

B.        Les arguments de Merck

 

[34]           Selon Merck, Apotex ne devrait pouvoir invoquer en défense l’existence d’une solution non contrefaisante que si les réponses aux questions suivantes lui sont favorables (observations écrites finales de Merck, paragraphe 68) :

[traduction]

1.         Selon toute vraisemblance, les défenderesses auraient‑elles fabriqué et vendu, à la place des comprimés contrefaits, des comprimés d’Apo‑lovastatine n’emportant pas contrefaçon?

 

2.         Ayant violé l’engagement de non‑contrefaçon qu’elles avaient pris, les défenderesses peuvent‑elles en droit de demander que les dommages‑intérêts soient établis comme si elles l’avaient respecté? La violation de cet engagement n’entraîne‑t‑elle pas de conséquence, voire une grave conséquence, soit celle de faire obstacle au moyen de défense invoqué?

 

3.         Même en tenant pour acquis que les défenderesses auraient effectivement utilisé le procédé AFI‑4, et même si de graves conséquences ou la violation de l’engagement qu’elles ont pris ne les empêchent pas, en l’espèce, d’invoquer comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante, ce moyen existe‑t‑il effectivement en droit?

 

4.         Si, par suite d’une modification apportée au droit existant, l’existence d’une solution non contrefaisante peut être invoquée en défense, Apotex était‑elle effectivement en mesure de recourir à la solution non contrefaisante?

 

(Soulignement supprimé.)

 

[35]           La réponse à la question numéro 3 – relative à l’existence en droit canadien du moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante – est déterminante et, de ce fait, l’argument invoqué par Apotex devrait être rejeté. Je n’ai pas à me prononcer sur les autres arguments de Merck.

 

[36]           Si, cependant, j’avais à me prononcer sur les trois autres questions, j’estime qu’il y aurait dans tous les cas lieu de répondre par l’affirmative.

 

[37]           La réponse complète aux questions 1 et 4 est que les points qui y sont soulevés ont été réglés par l’accord de rationalisation. Il est clairement dit, au paragraphe 19 de cet accord, qu’à compter du moment où un avis de conformité leur a été délivré, soit le 26 mars 1997, et à toutes époques ultérieures, les défenderesses avaient la capacité de fabriquer et de vendre en quantités suffisantes de la lovastatine n’emportant aucune contrefaçon. Le paragraphe 19 de l’accord de rationalisation précise en outre qu’il [traduction] « n’empêche aucunement les demanderesses de faire valoir ou de présenter des éléments de preuve visant à démontrer qu’il n’était pas certain que les défenderesses auraient été en mesure de répondre à la demande de lovastatine avec des comprimés de lovastatine non contrefaisants, fabriqués en faisant appel à la lovastatine (PA), à l’usine AFI de Winnipeg au moyen du procédé AFI‑4 » et que les défenderesses renoncent à invoquer l’argument qu’elles auraient pu s’adresser à d’autres fournisseurs. Selon moi, cependant, ces précisions concernent les éléments d’incertitude pour Apotex dans le contexte des négociations hypothétiques au sujet d’une redevance raisonnable pour la période antérieure au 26 mars 1997, mais n’ont rien à voir avec sa réelle capacité de production une fois l’avis de conformité obtenu. 

 

[38]           Pour ce qui est de la question numéro 2, je reconnais qu’Apotex a manqué à l’engagement qu’elle a souscrit dans l’Avis d’allégation initial visé par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Apotex s’était en effet engagée à ne pas contrefaire le brevet 380 alors qu’en définitive environ 60 % de ses ventes d’Apo‑lovastatine réalisées pendant la durée du brevet ont contrefait celui‑ci. Je suis en outre d’accord avec Merck pour dire que la violation de cet engagement peut entraîner de « graves conséquences ». Cette idée a été examinée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hoffman‑La Roche Ltd c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), (1996), 70 CPR (3d) 206, à la page 213, 205 NR 331 (CAF) [Hoffman‑La Roche] :

Néanmoins, je suis convaincu que cette allégation doit être exacte. Une fois que le produit d’une deuxième personne atteint le marché, la première personne est en mesure de vérifier l’exactitude de l’énoncé détaillé; si celui‑ci devait s’avérer inexact, les conséquences pourraient effectivement être très graves pour la deuxième personne.

 

[39]           La question est cependant de savoir si l’on peut transposer ce concept, appelé de toute évidence à entrer en jeu sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), un cadre réglementaire hautement spécialisé, dans le présent contexte, lequel consiste notamment à concevoir un monde hypothétique pour calculer le montant des dommages‑intérêts découlant d’une contrefaçon de brevet. Les faits de la présente affaire sont tout à fait uniques, car un avis de conformité a été délivré sans procédure d’examen. Il me semble à la fois dangereux et peu utile d’appliquer l’engagement d’Apotex d’un contexte à l’autre.

 

[40]           La question déterminante est donc de savoir si l’existence d’une solution non contrefaisante peut être invoquée comme moyen de défense.

 

C.        Principes généraux applicables en matière de dommages‑intérêts

 

[41]           Dans la décision Jay‑Lor International Inc c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358, au paragraphe 123, 59 CPR (4th) 228 [Jay‑Lor], j’énonce une série de principes qui s’appliquent selon moi à l’évaluation des dommages‑intérêts visés au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Je demeure persuadée que ces principes, dont voici les principaux, s’appliquent à l’évaluation des dommages‑intérêts auxquels Merck a droit :

 

1.                  Toute attribution de dommages‑intérêts vise à indemniser le demandeur des pertes qu’il a subies du fait de la contrefaçon;

 

2.                  Les profits réalisés par le défendeur ne sont pas pertinents;

 

3.                  Toute vente du produit contrefait est une opération illicite pour laquelle le demandeur a droit à des dommages‑intérêts;

 

4.                  Dans l’appréciation des dommages‑intérêts, le demandeur a droit aux profits sur les ventes qu’il aurait effectuées si le produit contrefait n’avait pas été sur le marché;

 

5.                  S’agissant des ventes du défendeur que le breveté demandeur n’aurait pas réalisées ou ne peut persuader la Cour qu’il aurait réalisées si le produit contrefait n’avait pas été sur le marché, le demandeur a droit à une redevance raisonnable;

 

6.                  Il incombe au demandeur d’établir : a) les ventes qu’il aurait réalisées en l’absence du produit contrefait et b) le montant de la redevance estimée raisonnable.

 

[42]           Dans cette affaire, il y a de nombreux faits qui ne sont pas contestés ou qui sont visés par l’accord de rationalisation. Les parties conviennent qu’Apotex et Merck Canada étaient, au cours de la période pertinente, c’est‑à‑dire du 27 mars 1997 au 31 janvier 2001, les seules sources de lovastatine au Canada et que Merck Canada était en mesure de répondre à la demande de lovastatine. Ainsi, les comprimés de lovastatine contrefaits vendus par Apotex au Canada, appelés en l’espèce les comprimés de remplacement préexpiration, auraient sans cela été vendus par Merck Canada. Sans la contrefaçon commise par Apotex par son emploi du procédé AFI‑1, Merck Canada aurait réalisé un profit sur la vente des comprimés de lovastatine, et Merck É.‑U. aurait réalisé un profit sur la vente de la lovastatine (PA) qu’elle aurait sans cela vendue à Merck Canada.

 

[43]           La preuve démontre que Merck a pour règle générale de ne pas conclure de contrats de licence autorisant l’emploi de ses inventions (2T122‑123). Merck Canada et Merck É.‑U. auraient par conséquent toutes les deux le droit d’être indemnisées de leur perte de profits sur les ventes de remplacement réalisées avant la date d’expiration du brevet (voir, par exemple, Jay‑Lor, précité, au paragraphe 119).

 

[44]           Les parties conviennent de l’approche générale exposée ci‑dessus pour ce qui est des comprimés de remplacement préexpiration, mais sont en désaccord quant à sa pertinence en ce qui concerne le procédé non contrefaisant d’Apotex, en l’occurrence le procédé AFI‑4.

 

D.        Dommages‑intérêts et remise des profits

 

[45]           Malgré les efforts déployés par Apotex pour faire valoir la thèse contraire, les dommages‑intérêts diffèrent considérablement de la remise des profits. En effet, le droit à des dommages‑intérêts est un droit conféré par la Loi sur les brevets. Le breveté qui est lésé peut, de plein droit, prétendre à des dommages‑intérêts.

 

[46]           Ce qui différencie avant tout les deux formes de réparation est le point de départ ou l’élément central de l’analyse que commande chacune d’elles. Une demande de dommages‑intérêts est axée sur la perte subie par le demandeur. Il faut se demander quel est le préjudice causé au demandeur par l’utilisation non autorisée de l’invention en cause par le défendeur? La remise des profits est quant à elle basée sur l’avantage que le défendeur a tiré de son utilisation de l’invention. Dans l’arrêt Mowry c Whitney, 81 US 620 à la page 651, 20 L Ed 860 (1871), affaire portant sur une demande de remise des profits provenant de la contrefaçon d’un brevet relatif à une méthode améliorée de fabrication des roues de wagon de chemin de fer, la Cour suprême des États‑Unis s’est prononcée en ces termes :

[traduction] Il s’agit en l’espèce de déterminer quel est l’avantage que le défendeur a tiré de son utilisation de l’invention de la plaignante par rapport aux autres procédés alors disponibles et qui lui auraient permis d’obtenir un résultat tout aussi profitable. Les fruits de cet avantage correspondent aux profits réalisés par le défendeur.

 

[47]           La remise des profits est une réparation en equity qui ne peut être accordée que si la demanderesse la sollicite et si la Cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire l’estime appropriée. Dans Laboratoires Servier c Apotex Inc, 2008 CF 825, aux paragraphes 503 et 504, 67 CPR (4th) 241 [Perindopril], conf. pour d’autres motifs par 2009 CAF 222, 75 CPR (4th) 443, c’est en ces termes que j’ai décrit la différence entre les deux modes de réparation :

Les dommages‑intérêts et la restitution de profits sont tous deux destinés à indemniser un demandeur lésé, mais les principes fondamentaux sur lesquels reposent les deux réparations et leurs considérations pratiques sont très différents.

 

Les dommages‑intérêts ont pour objet de compenser toute perte subie par le demandeur par suite de la contrefaçon du brevet par le défendeur. La quantification du montant est fonction des pertes subies par le demandeur; les gains réalisés par le défendeur en raison de sa faute ne sont pas pertinents. Par ailleurs, la restitution de profits repose sur la prémisse selon laquelle le défendeur, en raison de son comportement fautif, a reçu de manière irrégulière des profits qui appartiennent au demandeur. L’octroi de cette réparation vise à restituer les profits réalisés à leur propriétaire légitime, soit le demandeur, de façon à éliminer tout enrichissement injuste du défendeur. Le calcul est fonction des profits injustement obtenus par le défendeur; toutes les autres pertes subies par le demandeur ne sont pas pertinentes.

 

[48]           La remise des profits est à l’origine une réparation en equity, même si cette forme d’indemnisation est maintenant permise en vertu de la Loi sur les brevets. Aux termes de l’alinéa 57(1)b) de la Loi sur les brevets, un juge peut, sur requête du demandeur, rendre une ordonnance « pour les fins et à l’égard de l’inspection ou du règlement de comptes ». Contrairement à ce qu’avance Apotex, le fait qu’il soit fait mention de cette réparation dans la Loi sur les brevets n’a pas pour effet d’en faire une réparation d’origine législative. Ce redressement est et demeure une réparation en equity. Cela étant, et ainsi que nous le verrons un peu plus loin plus en détail, il n’est pas rare qu’il ne convienne pas d’étendre l’application des principes régissant la remise des profits à l’octroi de dommages‑intérêts pour contrefaçon de brevet en vertu de la Loi.

 

E.         Causalité

 

[49]           Dans le contexte d’une ordonnance de dommages‑intérêts, un demandeur ne peut être indemnisé que pour les pertes qui, selon une conception normale du lien de causalité, résulte de la contrefaçon (voir, par exemple, Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, à la page 556, 85 DLR (4th) 129 (la juge McLachlin, plus tard juge en chef, citée avec approbation dans Monsanto/Schmeiser, précité, au paragraphe 101)). L’indemnisation vise à remettre le demandeur dans la situation qui aurait été la sienne n’eût été l’acte dommageable. On ne saurait donc accorder au demandeur des dommages‑intérêts compensatoires qui le mettraient dans une situation meilleure que celle dans laquelle il se serait autrement trouvé (Athey c Leonati, [1996] 3 RCS 458, à la page 472, 140 DLR (4th) 235 [Athey]).

 

[50]           Selon Merck, la perte de profits subie par Merck Canada est due à la contrefaçon du brevet 380 par Apotex. En d’autres termes, Merck affirme qu’en l’absence de cette contrefaçon, c’est elle qui aurait vendu tous les comprimés de remplacement préexpiration et elle estime par conséquent avoir droit à la remise des profits qu’elle a perdus pour chaque comprimé non vendu.

 

[51]           Apotex demande à la Cour de rejeter cette thèse parce qu’il existait une solution non contrefaisante, invoquant à l’appui de sa thèse, par analogie, la jurisprudence en matière de délit civil et d’abus de confiance. Malgré la contrefaçon, et bien que Merck Canada puisse établir sa perte de profits, Apotex soutient que Merck n’est pas en mesure de prouver que Merck Canada aurait, dans le cadre du scénario hypothétique, elle‑même réalisé les ventes en question étant donné qu’Apotex était en mesure de recourir à un procédé différent qui, lui, n’emportait pas contrefaçon. Toutefois, les principes de droit dont fait état Apotex ne sont d’aucune pertinence dans les circonstances de l’espèce.

 

[52]           Premièrement, la question de la causalité a été examinée dans les motifs relatifs à la responsabilité, dans lesquels j’ai conclu que Merck ne saurait être indemnisée pour des ventes perdues du fait qu’Apotex employait le procédé non contrefaisant AFI‑4. Au cours de la période allant de 1996 à 2001, Merck a subi des pertes plus lourdes que celles dont elle demande à être indemnisée, étant donné que les ventes que Merck Canada a perdues au cours de cette période étaient en partie dues aux ventes réalisées, par Apotex, de comprimés d’Apo‑lovastatine non contrefaits, c’est‑à‑dire des comprimés d’Apo‑lovastatine fabriqués au moyen du procédé AFI‑4. Merck Canada ne prétend pas qu’elle aurait elle‑même réalisé ces ventes n’eût été la contrefaçon. Autrement dit, en toute logique comme cette perte de profits n’est aucunement due à la contrefaçon commise par Apotex, elle ne saurait être compensée. La question de la « causalité » ne se pose qu’en ce qui concerne les ventes de remplacement préexpiration.

 

[53]           Deuxièmement, le principe de causalité n’est d’aucun secours pour faire entrer en jeu  l’existence d’une solution non contrefaisante dans la décision d’octroyer des dommages‑intérêts. Dans l’arrêt Monsanto/Schmeiser, la Cour suprême précise, au paragraphe 101, que les réparations non punitives relèvent d’« une conception normale du lien de causalité ». Toutefois, dans l’examen de la question de la remise des profits, la Cour suprême a estimé que l’existence d’une solution non contrefaisante n’était pertinente qu’en ce qui concerne la quantification de la somme octroyée, une fois établi le lien de causalité. C’est à tort qu’Apotex amalgame la question de la causalité, qui doit être établie en premier lieu, et la quantification de la réparation, qui intervient dans un deuxième temps.

 

[54]           Troisièmement, en droit de la responsabilité délictuelle, on s’intéresse dans l’analyse de la causalité à la situation initiale du demandeur, de sorte qu’Apotex ne peut s’appuyer sur le droit de la responsabilité délictuelle pour étayer son argument selon lequel son propre comportement hypothétique (celui des défenderesses) est pertinent. En droit de la responsabilité délictuelle on se soucie du rapport entre le comportement du défendeur et le préjudice subi par le demandeur (Clements c Clements, 2012 CSC 32, aux paragraphes 6 à 10 et 46, [2012] 2 RCS 181 [Clements]). C’est dire que le droit de la responsabilité délictuelle ne permet pas de tenir un défendeur responsable de circonstances, sans lien aucun avec ses agissements, qui ont modifié la situation initiale du demandeur (Athey, précité, aux pages 472 à 474; voir également, Clements, précité, au paragraphe 40). Les actions d’Apotex, dont la responsabilité est engagée en l’espèce en raison de sa contrefaçon, ne s’apparentent aucunement à des facteurs – indépendants du geste fautif – inhérents à la situation initiale de Merck. En droit de la responsabilité délictuelle, la question de savoir si le défendeur aurait pu se comporter ou se serait effectivement comporté différemment dans un monde hypothétique où il n’aurait pas eu un comportement fautif ne se pose pas.

 

[55]           Quatrièmement, l’arrêt Cadbury Schweppes Inc c FBI Foods Ltd, [1999] 1 RCS 142, 167 DLR (4th) 577 [Cadbury], invoqué par Apotex, concerne un abus de confiance, et n’est par conséquent pas applicable en l’espèce. Le juge Binnie a reconnu dans cet arrêt que les réparations accordées en cas d’abus de confiance ont un caractère sui generis, et qu’elles font entrer en jeu la souplesse des principes d’equity tout en tenant compte de la nature des redressements admis dans divers domaines du droit, dont le droit des contrats, le droit de la responsabilité délictuelle, le droit des biens et le droit des fiducies (Cadbury, précité, aux paragraphes 26 à 28). De plus, selon le juge Binnie, il aurait été inapproprié d’accorder au demandeur une réparation relevant du droit des brevets en ce qui concerne l’abus de confiance reproché étant donné qu’il n’avait pas nécessairement été satisfait aux critères légaux de délivrance d’un brevet, qu’il n’y avait pas de divulgation publique, et qu’un secret de fabrication pouvait être protégé au‑delà de la durée d’un brevet (Cadbury, précité, aux paragraphes 46 à 48). En l’occurrence, les renseignements confidentiels concernant la formulation de jus n’avait « rien de sorcier », en ce qu’ils ne comportaient aucune activité inventive particulière (Cadbury, précité, aux paragraphes 48 et 65). Ainsi, compte tenu du caractère unique des réparations pouvant être accordées pour remédier à un abus de confiance, et au vu des principes d’equity et des circonstances particulières de l’affaire Cadbury, on ne saurait s’en remettre à cet arrêt lorsqu’il s’agit d’accorder des dommages‑intérêts en vertu de la Loi par suite de la contrefaçon d’un brevet.

 

[56]           Je rejette par conséquent les arguments d’Apotex sur la question de la causalité et je conclus que la perte de profits qu’a subie Merck Canada à l’égard des ventes de remplacement préexpiration est due à la contrefaçon d’Apotex. D’après le dossier produit devant la Cour, si Apotex n’avait pas contrefait le brevet 380, Merck aurait réalisé toutes les ventes de remplacement qui ont eu lieu avant la date d’expiration du brevet. Ma conclusion se fonde sur une conception normale du lien de causalité, l’état actuel du droit canadien et résulte du rejet du moyen de défense d’Apotex fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante.

 

F.         Le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante en droit canadien

 

[57]           Abstraction faite des arguments invoqués par Apotex, force est de constater qu’à l’heure actuelle en droit canadien l’existence d’une solution non contrefaisante n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de quantifier les dommages‑intérêts. Ce précepte du droit canadien remonte à l’arrêt de la Chambre des lords The United Horse Shoe and Nail Company, Limited c Stewart and Company (1888), 5 RPC 260, 13 App Cas 401 (HL) [United Horse Shoe], qui, selon moi, continue à s’appliquer au Canada. Je vais donc commencer par un aperçu du droit du Royaume‑Uni, où les dispositions législatives en matière de dommages‑intérêts sont semblables aux règles canadiennes.

 

[58]           L’arrêt United Horse Shoe concernait une demande de dommages‑intérêts présentée par United Horse Shoe and Nail Company, Limited (ci‑après appelée les poursuivantes ou les appelantes) pour la contrefaçon, par Stewart and Company (ci‑après appelée les intimées ou les défenderesses), de plusieurs brevets relatifs à des méthodes améliorées de fabrication de clous grâce à l’utilisation de certaines machines. Le lord chancelier Halsbury s’exprime en ces termes :

 

 

[traduction] La contrefaçon en cause consiste en la vente de caisses de clous produits à l’aide de machines brevetées, qui sont reconnues comme étant des contrefaçons des brevets des demanderesses. Chaque clou produit de cette manière constituait une contrefaçon des brevets des poursuivantes […]

 

(United Horse Shoe, précité, à la page 264.)

 

[59]           Selon les défenderesses, les poursuivantes n’avaient droit qu’à des dommages‑intérêts symboliques étant donné qu’elles (les défenderesses) auraient pu fabriquer les clous sans contrefaire le brevet des poursuivantes.

 

[60]           Les trois lords juges – le lord chancelier, lord Watson et lord Macnaghten – ont rejeté cet argument. C’est en ces termes que lord Halsbury s’est prononcé sur ce point :

 

[traduction] J’estime qu’il ne sert à rien de démontrer, si ce l’est, que les défenderesses auraient pu fabriquer des clous d’aussi bonne qualité, de façon tout aussi économique, sans aucunement contrefaire le brevet des demanderesses. Je présumerai que cela a été prouvé. Mais si l’on tient pour acquis que les clous qui ont effectivement été fabriqués au moyen des machines piratées ont nui aux ventes des demanderesses, en quoi importe‑t‑il d’établir que la perte subie par celles‑ci en raison de l’acte illégal des défenderesses aurait également été subie dans des circonstances qui ne donneraient aux demanderesses aucun droit d’action que ce soit?

 

En l’espèce nous avions à nous prononcer sur les faits existants et, selon moi, les défenderesses ont effectivement, à l’encontre des droits des poursuivantes, vendu des caisses de clous qu’elles n’avaient pas le droit de vendre, ce qui, dans la mesure où elles ont en cela nui à la vente des clous brevetés des poursuivantes, ouvre droit à l’indemnisation des poursuivantes.

 

(United Horse Shoe, précité, aux pages 264 et 265.)

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[61]           Voici comment lord Macnaghten a résumé la question :

[traduction] Il me semble hors de propos de dire que les défenderesses auraient pu parvenir au même résultat par des moyens licites, et qu’elles auraient pu, sans porter atteinte aux droits des demanderesses, fabriquer un clou qui aurait été un dangereux concurrent pour le clou Globe. La seule question qui se pose est celle de savoir quelle est la perte qu’a entraînée pour les demanderesses la vente illicite des clous des défenderesses.

 

(United Horse Shoe, précité, à la page 268.)

 

[62]           Notons que, dans leurs jugements, les lords juges ont pris soin d’examiner divers facteurs ayant eu une incidence sur l’ampleur de la perte de profits des poursuivantes. Les défenderesses ne pouvaient recouvrer un montant supérieur au [traduction] « montant correspondant au préjudice qui selon la preuve présentée par les poursuivantes résult[ait] de la contrefaçon de leur brevet » (United Horse Shoe, précité, à la page 264). C’est ainsi que lord juge Watson a précisé qu’il convenait de tenir compte de [traduction] « toute la concurrence légitime à laquelle les demanderesses auraient été exposées » [non souligné dans l’original] (United Horse Shoe, précité, à la page 267). Il a aussi précisé que les demanderesses n’étaient pas parvenues à établir qu’elles avaient subi une perte après cessation des actes illicites des défenderesses (United Horse Shoe, précité, à la page 268).

 

[63]           L’arrêt United Horse Shoe n’a rien d’unique. En effet, dans Catnic Components Ltd c Hill & Smith Ltd, [1983] FSR 512 (Pat Ct) [Catnic], le juge Falconer a rejeté l’argument des défenderesses, qui soutenaient que [traduction] « si [elles] n’avaient pas fabriqué et vendu des linteaux emportant contrefaçon, elles en auraient fabriqué et vendu des linteaux non contrefaits » (Catnic, précité, à la page 524). Estimant que cet argument [traduction] « ne saurait être invoqué en droit par les défenderesses », le juge Falconer s’est exprimé en ces termes (Catnic, précité, à la page 524 et 525) :

[traduction] L’arrêt United Horse Shoe and Nail Company Limited […] permet d’affirmer que l’auteur d’une contrefaçon ne peut contrer l’action en dommages‑intérêts d’un breveté demandeur pour perte de profits en disant : « Oui, j’ai contrefait le brevet, mais j’aurais pu accaparer ce marché en ne le contrefaisant pas ». Une grande partie des observations de M. Gatwick concernant la portion de l’action visant la « perte de profits » ainsi qu’une grande partie de la preuve des défenderesses portait sur cet argument, mais à mon avis il est erroné en droit, la preuve qui vise à l’étayer n’est pas pertinente, et il ne m’est pas nécessaire de l’examiner plus en profondeur.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[64]           Dans la décision Gerber Garment Technology Inc c Lectra Systems Ltd, [1995] RPC 383 (Pat Ct), aux pages 405 et 406 [Gerber], conf. pour d’autres motifs par [1997] RPC 443 (CA), le juge Jacob (plus tard nommé lord juge) est arrivé à la même conclusion. Voici en quels termes le juge Jacob s’est prononcé sur la question :

[traduction] Les défendeurs tentent parfois de se soustraire à l’importante responsabilité qui leur incombe en faisant valoir qu’ils auraient pu éviter toute contrefaçon, notamment par l’utilisation de moyens aussi efficaces, mais n’emportant aucune contrefaçon. Ils auraient pu, disent‑ils causer le même « préjudice » économique par une concurrence licite. Les tribunaux ont de façon constante rejeté cet argument en s’appuyant sur les principes qui sous‑tendent l’indemnisation. Il importe en effet que le comportement « illicite » du défendeur donne lieu à indemnisation.

 

[…]

 

Lectra [la défenderesse] a également fait valoir qu’elle devrait être considérée comme si elle avait [traduction] « agi de manière licite plutôt qu’illicite » […]; qu’elle devrait être traitée comme si elle avait « comme il convenait » entrepris d’obtenir une licence, et l’avait effectivement obtenue. Mais il est de droit constant qu’on ne saurait prendre en compte la situation qui se serait produite si le défendeur avait obtenu les mêmes résultats par d’autres moyens, non contrefaisants. C’est aussi vrai de l’obtention d’une licence que de l’utilisation d’autres moyens non contrefaisants. On entend simplement par « comportement licite » le fait de n’avoir commis aucune contrefaçon; cela ne veut pas dire avoir adopté d’autres moyens permettant d’infliger le même « préjudice » économique, mais sans commettre de contrefaçon.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[65]           C’est aussi le raisonnement adopté par le juge Kitchin dans l’arrêt Ultraframe (UK) Limited c Eurocell Building Plastics Ltd, [2006] EWHC 1344 (Pat), au paragraphe 93 [Ultraframe]. Comme lord juge Jacob l’aurait certainement lui‑même fait remarquer, il serait inutile de multiplier les citations reflétant ce principe (voir Gerber, précité, à la page 394).

 

[66]           Les faits et les arguments exposés dans ces diverses affaires ressemblent de façon frappante à ceux qui ont été exposés en l’espèce. Comme les défenderesses dans l’affaire United Horse Shoe, Apotex avait les moyens de fabriquer un produit qui aurait constitué [traduction] « un dangereux concurrent » – en l’occurrence l’Apo‑lovastatine – par un « moyen licite », le procédé AFI‑4. Comme les défenderesses dans cette même affaire, Apotex n’a pas employé le procédé AFI‑4, mais, sans obtenir le consentement du breveté, ni une licence d’utilisation, elle a « piraté » le brevet 380 dont Merck était titulaire. Comme les défenderesses dans l’affaire Catnic, Apotex affirme : [traduction] « Il est vrai que j’ai commis une contrefaçon, mais j’aurais tout aussi bien pu pénétrer ce marché sans commettre de contrefaçon ».

 

[67]           Apotex reconnaît ce qu’il en est en droit britannique sur cette question. Toutefois, elle soutient que dans ce domaine le droit britannique est en pleine évolution. Elle invoque la décision du lord juge Aldous dans l’arrêt Coflexip SA c Stolt Offshore MS Limited, [2003] EWCA Civ 296, à l’appui de sa thèse. L’affaire portait sur le brevet relatif à un engin permettant la pose en mer de canalisations souples. L’appel devant la Supreme Court of Judicature Court on Appeal (Civil Division) interjeté à l’encontre du jugement du juge Jacob (qui sera plus tard nommé lord juge), concernait les actes de procédure. Au cours des débats, l’avocat des défenderesses a soulevé la question de la pertinence que pouvait avoir l’existence d’une solution non contrefaisante et de l’approche retenue par les tribunaux américains à cet égard (citant la décision Panduit Corp c Stahlin Bros Fibre Works, Inc, 575 F2d 1152 (6th Cir 1978) [Panduit], examinée plus loin). Au paragraphe 41 de sa décision, le lord juge Aldous s’est prononcé en ces termes :

[traduction] Malgré le caractère intéressant de l’argument fondé sur le droit américain, il ne convient pas à cette étape de l’examen de mettre en doute le bien‑fondé de la jurisprudence britannique. Une fois les faits établis, on pourra peut‑être profiter de l’enseignement de la jurisprudence américaine.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[68]           L’affaire ne s’est pas rendue à procès. Je me refuse à conclure, sur la base d’une simple phrase tirée d’une décision tranchant une requête en radiation d’un acte de procédure, que le droit britannique a changé ou est sur le point de changer. Ajoutons que cette décision est intervenue trois ans avant la décision Ultraframe, précitée, dans le cadre de laquelle la Cour a de toute évidence suivi les décisions rendues dans la foulée de l’arrêt United Horse Shoe.

 

[69]           En bref, le droit britannique est clair et non équivoque : il n’est pas permis d’invoquer comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante.

 

[70]           Le raisonnement adopté dans l’arrêt United Horse Shoe a été examiné et retenu au Canada dans au moins une décision de la Cour, et cité dans une autre.

 

[71]           La première est la décision Domco Industries c Armstrong Cork Canada Ltd (1983), 76 CPR (2d) 70, à la page 74, [1983] ACF no 1182 (CF, le protonotaire Preston) [Domco (Protonotaire de la Cour fédérale)], infirmée pour d’autres motifs, (1986), 10 CPR (3d) 53 (CF 1re inst., le juge Collier) [Domco (CF 1re inst.)]. L’existence de solutions non contrefaisantes a été jugée non pertinente par le protonotaire Preston et par le juge Collier. Les défenderesses soutenaient qu’il y avait lieu de réduire le montant des dommages‑intérêts parce que, au lieu de contrefaire les brevets des demanderesses, elles auraient pu vendre un produit existant qui n’emportait aucune contrefaçon, développer un nouveau procédé non contrefaisant, ou encore, éviter toute contrefaçon en obtenant une licence (Domco (Protonotaire de la Cour fédérale), précitée, à la page 73, aux pages 81 et 82). Le décideur a pris acte de ces arguments, mais il a conclu que le recours éventuel à ces solutions non contrefaisantes était entièrement dénué de pertinence :

[traduction] Armstrong a contrefait les brevets, et l’argument voulant qu’elle aurait pu se faire accorder une licence, ou vendre un produit non breveté, n’est d’aucune pertinence considérant ce qui s’est effectivement produit et tend de plus à masquer la contrefaçon continue commise par la défenderesse.

 

(Domco (CF 1re inst.), précitée, à la page 91.) [Non souligné dans l’original.]

 

[72]           Le fait que la défenderesse ait eu à sa disposition et commercialisé un produit non contrefaisant (Domco (Protonotaire de la Cour fédérale), précitée, à la page 82) n’a en rien modifié le raisonnement adopté par la Cour pour conclure à la non-pertinence des autres solutions.

 

[73]           Bien que la question de l’existence d’une solution non contrefaisante n’ait pas été soulevée dans l’affaire Jay‑Lor, j’ai, lors de l’examen des principes généraux, cité en les approuvant les conclusions exposées dans la décision Domco (Protonotaire de la Cour fédérale) (Jay‑Lor, précitée, au paragraphe 115).

 

[74]           Reconnaissons que les décisions canadiennes qui citent et suivent l’arrêt United Horse Shoe ne sont peut‑être pas des décisions charnières, mais il reste que la décision Domco (CF 1re inst.) n’a jamais été infirmée. Il se peut que cela soit simplement dû au fait que sur ce point la règle applicable est tellement évidente et tellement bien établie qu’il n’y a rien à ajouter. Si l’on peut dire que la jurisprudence canadienne sur la question est peu abondante, il n’existe néanmoins aucun précédent susceptible d’étayer la thèse d’Apotex. On ne relève aucune décision canadienne, portant sur l’octroi de dommages‑intérêts, ayant retenu comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante.

 

[75]           En bref, le droit canadien reflète la jurisprudence britannique et commande le rejet de la défense fondée sur l’existence d’une solution non contrefaisante. Autrement dit, selon le droit canadien actuellement applicable en matière de dommages‑intérêts, le fait qu’Apotex ait disposé (sans cependant y recourir) d’une solution non contrefaisante est sans pertinence pour le calcul du montant des dommages‑intérêts.

 

[76]           Examinons maintenant les arguments qu’Apotex fait valoir à l’appui de sa thèse que le droit en ce domaine a changé (ou, subsidiairement, qu’il devrait être modifié).

 

G.        Évolution du droit selon Apotex

 

(1)        Monsanto/Schmeiser

 

[77]           Selon Apotex, l’arrêt Monsanto/Schmeiser a eu pour effet de modifier entièrement le droit applicable en matière de dommages‑intérêts et il confirme sa thèse. Je ne suis pas d’accord.

 

[78]           Dans l’affaire Monsanto/Schmeiser, le juge du procès a conclu que M. Schmeiser avait contrefait le brevet en cause (par son utilisation de graines de canola Roundup Ready), et il a statué que Monsanto avait droit à la remise des profits, évalués à 19 832 $ (Monsanto/Schmeiser, précité, au paragraphe 98; Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2001 CFPI 256, aux paragraphes 133 à 140, 12 CPR (4th) 204). La décision a été confirmée en appel (Monsanto Canada Inc c Schmeiser, 2002 CAF 309, aux paragraphes 72 à 74, 78 à 87, [2003] 2 CF 165. La Cour suprême a, sur ce point, infirmé les jugements des juridictions d’instance inférieure, n’accordant rien à Monsanto au titre de la perte de profits imputable à M. Schmeiser (Monsanto/Schmeiser, précité, aux paragraphes 101 à 105).

 

[79]           Dans son arrêt majoritaire, la Cour suprême a précisé la distinction à faire entre une demande de dommages‑intérêts et une demande de remise des profits :

La Loi sur les brevets prévoit deux différents types de réparation : les dommages‑intérêts et la remise des profits. Les dommages‑intérêts représentent la perte de l’inventeur, qui peut comprendre soit la perte de profits que le titulaire du brevet a subie au chapitre des ventes, soit la perte de redevances. Par contre, la remise des profits est calculée en fonction des profits réalisés par le contrefacteur plutôt qu’en fonction du montant perdu par l’inventeur. En l’espèce, il n’y a pas lieu d’accorder des dommages‑intérêts, étant donné que Monsanto a choisi de demander la remise des profits.

 

(Monsanto/Schmeiser, précité, au paragraphe 100.)

 

[80]           La Cour suprême ne consacre que cinq paragraphes à la question du calcul du montant de l’indemnité. En raison de l’importance que les défenderesses attribuent à cet arrêt, je reproduis ici intégralement cette analyse, soit les paragraphes 101 à 105 :

101      Il est bien établi que l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention : Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, [1997] 2 C.F. 3 (C.A.); Celanese International Corp. c. BP Chemicals Ltd., [1999] R.P.C. 203 (Pat. Ct.), par. 37. Cela est conforme à la règle générale qui s’applique en matière de réparation non punitive : « il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement » (Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534, p. 556, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef), cité et approuvé, au nom de la Cour, par le juge Binnie dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, par. 93).

 

102      La méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis est appelée méthode fondée sur la valeur ou méthode du « profit différentiel », qui consiste à calculer les profits en fonction de la valeur que le brevet a permis aux marchandises du défendeur d’acquérir : N. Siebrasse, « A Remedial Benefit‑Based Approach à the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 C.I.P.R. 79. Il faut comparer le profit que l’invention a permis au défendeur de réaliser à celui que lui aurait permis de réaliser la meilleure solution non contrefaisante (Collette c. Lasnier (1886), 13 R.C.S. 563, p. 576, aussi mentionné avec approbation dans l’arrêt Colonial Fastener Co. c. Lightning Fastener Co., [1937] R.C.S. 36).

 

103      Le problème est que, en ordonnant la remise des profits, le juge de première instance n’a fait état d’aucun lien de causalité entre l’invention et les profits que, selon lui, les appelants ont tirés de la culture de canola Roundup Ready. D’après les faits constatés, les appelants n’ont réalisé aucun profit dû à l’invention.

 

104      Ils ont réalisé exactement les mêmes profits que s’ils avaient planté et récolté du canola ordinaire. Ils ont vendu, comme aliment pour animaux, le canola Roundup Ready cultivé en 1998 et n’ont donc pas obtenu un meilleur prix du fait qu’il s’agissait de canola Roundup Ready. Sur le plan agricole, les appelants n’ont également tiré aucun avantage de la résistance du canola à l’herbicide, vu l’absence de conclusion qu’ils ont pulvérisé de l’herbicide Roundup pour diminuer la présence des mauvaises herbes. Les profits des appelants découlaient uniquement des caractéristiques de leur récolte qui ne sont pas attribuables à l’invention.

 

105      Selon la preuve produite en l’espèce, les appelants n’ont tiré aucun profit de l’invention et Monsanto n’a droit à rien en ce qui concerne sa demande de remise.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[81]           Apotex se fonde sur cette analyse très brève pour affirmer que le droit a changé, non seulement en ce qui concerne la remise des profits, mais aussi en ce qui concerne les demandes de dommages‑intérêts, et qu’elle peut en conséquence invoquer comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante.

 

[82]           La Cour suprême ne s’est aucunement prononcée sur la question de savoir si les principes applicables à la remise des profits pourraient, ou devraient également s’appliquer aux demandes de dommages‑intérêts. Rappelons, en effet, qu’au début de son analyse la Cour précise qu’il existe « deux différents types de réparation ».

 

[83]           Dans son arrêt, la Cour suprême retient, pour le calcul des profits, une approche en deux étapes. La première étape concerne la causalité : les profits réalisés par le contrefacteur ont‑ils un « lien de causalité avec l’invention »? Au vu des circonstances de l’affaire, la Cour suprême a estimé que la demanderesse avait échoué sur ce premier point, le juge du procès n’ayant pas conclu que M. Schmeiser avait pulvérisé le produit contrefait sur ses plantes. Il n’y avait pas de point de référence en fonction duquel appliquer la méthode du profit différentiel. Il n’y avait aucun lien de causalité.

 

[84]           Une fois établi le lien de causalité, s’il en est, on procède à la quantification des profits. La Cour a estimé que la méthode du profit différentiel, décrite dans un article de doctrine (Norman Siebrasse, « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 CIPR 79 [Siebrasse 2004]) est la « méthode privilégiée » de calcul des profits devant être remis. La Cour semble avoir estimé que cette méthode était déjà admise en droit canadien, citant les arrêts Collette c Lasnier (1886), 13 RCS 563, à la page 576, [1886] ACS no 50 [Collette], et Colonial Fastener Co c Lightning Fastener Co (1936), [1937] RCS 36, [1937] 1 DLR 21 [Colonial Fastener].

 

[85]           Collette est un bon exemple de la place qu’occupe la méthode du profit différentiel en droit canadien depuis plus d’un siècle. L’arrêt Collette portait sur deux brevets relatifs à des machines servant à la fabrication de bougies. M. Lasnier, qui reprochait à M. Collette d’avoir contrefait son brevet, cherchait à être indemnisé. Cette affaire ne peut pas être utilement invoquée par les défenderesses pour la simple raison qu’elle ne portait pas sur une demande de dommages‑intérêts. Il est évident, à la lecture du jugement, que M. Lasnier demandait que M. Collette lui rende les profits qu’il avait réalisés :

[traduction] [L]’intimé, [M. Lasnier, le demandeur], ne fait état d’aucune perte et n’invoque aucun préjudice. Il ne fait qu’affirmer que les appelants [M. Collette], en raison de leur utilisation du brevet de l’intimé ou de la copie frauduleuse qu’ils en ont faite, ont réalisé un profit qui dépasse de 13 200 $ les profits qu’ils auraient tirés ou auraient pu tirer de la fabrication de bougies sans utiliser cette machine […]. L’intimé réclame uniquement les profits réalisés par les appelants. […]

 

(Collette, précité, à la page 574.)

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[86]           En citant l’arrêt Collette, la Cour suprême montre bien qu’elle n’a pas modifié le droit existant. Elle n’a fait que se fonder sur la jurisprudence existante.

 

[87]           Ce point de vue quant à l’état du droit canadien s’accorde avec ce qu’a écrit, en 1969, Harold G. Fox (The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd., Toronto, The Carswell Company Limited, 1969. À la page 504, M. Fox décrit exactement ce qu’Apotex fait en l’espèce valoir comme « nouvelle » règle de droit applicable en matière de remise des profits :

[traduction] Lors du calcul des profits devant être remis, il convient de tenir compte des profits effectivement réalisés par le défendeur par rapport aux profits qu’il aurait réalisés s’il avait utilisé ce qu’il aurait vraisemblablement utilisé s’il ne s’était pas illicitement approprié l’invention.

 

[88]           Apotex cite également un arrêt de la Cour fédérale, Monsanto Canada Inc c Rivett, 2010 CAF 207, [2012] 1 RCF 473 [Monsanto/Rivett (CAF)], pour étayer davantage l’argument voulant que le droit ait évolué sur ce point. Dans l’arrêt Monsanto/Rivett (CAF), la Cour d’appel a, pour l’essentiel, confirmé la décision que le juge Zinn a rendue dans l’affaire Monsanto Canada Inc c Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 RCF 93 [Monsanto/Rivett (CF)]. Cette décision, postérieure à l’arrêt Monsanto/Schmeiser, portait sur l’utilisation contrefaisante d’un produit Roundup Ready (en l’occurrence, pour du soja). Contrairement à ce qu’il en était dans l’affaire Monsanto/Schmeiser, le juge Zinn a conclu à l’existence d’un lien de causalité entre les profits réalisés et la contrefaçon (Monsanto/Rivett (CF), précitée, aux paragraphes 94 à 96). Ce n’est qu’après avoir constaté l’existence d’un lien de causalité, que le juge Zinn s’est penché sur la question de la remise des profits en recourant à la méthode du profit différentiel (Monsanto/Rivett (CF), précitée, aux paragraphes 97 à 102). La comparaison de l’arrêt  Monsanto/Schmeiser avec la décision Monsanto/Rivett montre clairement que c’est en premier lieu sur l’existence d’un lien de causalité qu’il faut se prononcer. Ce n’est qu’après avoir établi l’existence du lien de causalité que la Cour va recourir à la méthode du profit différentiel, et prendre en compte l’existence d’une solution non contrefaisante. Il ne ressort aucunement de la décision Monsanto/Rivett que l’emploi de la méthode du profit différentiel constitue une nouvelle règle de droit ou que cette méthode peut, de manière générale, servir au calcul du montant des dommages‑intérêts.

 

[89]           Bref, l’arrêt Monsanto/Schmeiser n’a en rien changé le droit applicable, et n’a fait que confirmer, pour le calcul des profits réalisés par le contrefacteur, une démarche qui existait déjà en droit canadien.

 

[90]           Même si j’arrivais à la conclusion que la Cour suprême a modifié le droit applicable en ce domaine, je dirais que cela ne vaut que pour la remise des profits, non pour l’octroi de dommages‑intérêts.

 

(2)        Le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante et le droit américain

 

[91]           Apotex a produit devant la Cour un recueil très complet de décisions des tribunaux américains sur la question de l’existence d’une solution non contrefaisante. Selon Apotex, le droit américain est sur ce point parfaitement clair; l’existence d’une solution non contrefaisante peut être invoquée comme moyen de défense, et constitue même un élément à prendre en compte à l’étape préliminaire de la détermination du droit à une indemnité pour perte de profits. Apotex semble soutenir que pour corriger la lacune résultant du fait que dans l’arrêt Monsanto/Schmeiser, la Cour suprême se soit éloignée de la règle énoncée dans l’arrêt United Horse Shoe, il faut s’en remettre au droit américain.

 

[92]           J’admets qu’aux États‑Unis, l’existence d’une solution non contrefaisante peut être invoquée comme moyen de défense. En droit américain, il faut dans un premier temps se demander si une solution non contrefaisante est disponible pour déterminer si un demandeur peut solliciter la restitution des profits qu’il a perdus, ou s’il doit s’en tenir à une redevance raisonnable. Pour obtenir la remise des profits qu’il a perdus, le demandeur doit démontrer l’absence de solution non contrefaisante. Cette « règle » est énoncée dans l’arrêt Panduit, précité, à la page 1156, fréquemment cité dans la jurisprudence américaine en ce qui concerne la règle générale qu’il pose quant aux conditions requises pour qu’un breveté obtienne la remise des profits qu’il a perdus :

[traduction] Pour obtenir, à titre de dommages‑intérêts, la remise des profits provenant des ventes qu’il aurait réalisées s’il n’y avait pas eu contrefaçon […] le propriétaire du brevet doit démontrer : 1) qu’il existe, pour le produit breveté, une demande, 2) qu’il n’existait aucune autre solution non contrefaisante acceptable, 3) qu’il avait, en matière de fabrication et de commercialisation, la capacité de répondre à la demande, et 4) le montant des profits qu’il aurait réalisé.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[93]           La première et principale faille de l’argument soulevé par Apotex est, selon moi, que l’arrêt Monsanto/Schmeiser n’a pas modifié le droit applicable en matière de dommages‑intérêts. J’estime que cet arrêt n’a rien changé, et ce, même au chapitre du droit applicable en matière de recouvrement des profits.

 

[94]           La seconde faille de l’argument invoqué par Apotex est que les dispositions législatives américaines applicables en matière de dommages‑intérêts sont très différentes de celles en vigueur au Canada et au Royaume‑Uni.

 

[95]           Une différence très importante provient du fait qu’aux États‑Unis, une disposition, soit 35 USC §284, permet de tripler le montant des dommages‑intérêts :

[traduction]
§284. Dommages‑intérêts

 

Le tribunal qui donne gain de cause au demandeur lui accorde des dommages‑intérêts suffisants pour l’indemniser de la contrefaçon, mais en aucun cas inférieurs à une redevance raisonnable au titre de l’utilisation de l’invention par le contrefacteur, plus les intérêts et dépens fixés par le tribunal.

 

Lorsque le montant des dommages‑intérêts n’est pas établi par un jury, il revient au tribunal d’en fixer le montant. Quoi qu’il en soit, la cour peut aller jusqu’à tripler le montant des dommages‑intérêts établis ou fixés, sauf en ce qui concerne les droits provisoires visés à l’alinéa 154d) de ce titre.

 

Pour l’aider à calculer le montant des dommages‑intérêts ou de la redevance raisonnable, le tribunal peut citer des témoins experts.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[96]           Ajoutons que, depuis 1946, les tribunaux américains ne peuvent plus accorder au demandeur la remise des profits réalisés par le défendeur (Laura B Pincus, « The Computation of Damages in Patent Infringement Actions » (1991) 5 Harv JL & Tech 95 à la page 97, citant 35 USC §§ 67 et 70 (1946)). En ce qui concerne l’indemnisation d’un acte de contrefaçon, il faut se reporter au texte qui figure sous la rubrique [traduction] « dommages‑intérêts permettant d’indemniser la contrefaçon ». Je ne souhaite pas accorder un trop grand poids à la différence entre les divers régimes législatifs, mais il n’en reste pas moins vrai que le droit américain est différent et qu’il a clairement évolué différemment du droit du Royaume‑Uni et, partant, du droit canadien.

 

[97]           En résumé, j’admets qu’aux États‑Unis, le droit applicable en matière de dommages‑intérêts exige que le breveté qui a été lésé démontre, avant de pouvoir prétendre à la remise des profits qu’il a perdus, qu’il n’existait aucune solution non contrefaisante acceptable. Si un tribunal des États‑Unis était saisi de la présente affaire, Merck serait tenue de répondre à la question de savoir si le procédé AFI‑4 permettait effectivement de fabriquer des « produits de remplacement non contrefaits, de qualité acceptable ». Dans l’état actuel du droit canadien, Merck n’est pas tenue de faire cette démonstration.

 

(3)        Les articles du professeur Siebrasse

 

[98]           Apotex insiste beaucoup sur deux articles de doctrine publiés par le professeur Norman Siebrasse : Siebrasse 2004, précité, et Norman V Siebrasse et al, « Damages Calculations in Intellectual Property Cases in Canada », (2008) 24 CIPR 153 [Siebrasse 2008].

 

[99]           Les articles du professeur Siebrasse font état d’un point de vue qui s’écarte des dispositions du droit canadien actuellement applicables en matière de dommages‑intérêts pour contrefaçon de brevet.

 

[100]       Comme le reconnaît le professeur Siebrasse, son article de 2004 porte essentiellement sur le recouvrement des profits en cas de contrefaçon de brevets revendiquant des « formes supérieures de vie » étant donné que, selon lui, [traduction] « au Canada, le droit concernant cette mesure de réparation n’est pas clair » (Siebrasse 2004, précité, à la page 80). Cet article traite de la méthode du profit différentiel en matière de restitution des profits, dont a aussi traité la Cour suprême dans l’arrêt Monsanto/Schmeiser. Dans le cadre d’une longue analyse, le professeur Siebrasse exprime des doutes quant à l’applicabilité de l’arrêt United Horse Shoe, mais il importe de relever que les critiques qu’il formule à l’égard de cet arrêt concernent la remise des profits (voir, par exemple, Siebrasse 2004, précité, à la page 94).

 

[101]       Étant donné que l’article de 2004 du professeur Siebrasse prenait pour point de départ les jugements rendus par les tribunaux d’instance inférieure dans l’affaire Monsanto/Schmeiser, il n’est pas surprenant que les parties aient cité cet article dans leurs plaidoiries en Cour suprême. Celle‑ci, se penchant sur la question de la réparation, a fait une rapide allusion à l’article de 2004 du professeur Siebrasse. La Cour s’en est tenue à accepter, comme le fait le professeur Siebrasse, le recours à la méthode du profit différentiel pour calculer la perte de profits. Il serait exagéré d’affirmer que la Cour suprême a admis l’ensemble des arguments développés par le professeur Siebrasse.

 

[102]       On ne saurait donc conclure, de son acceptation de la méthode fondée sur la valeur, ou de la méthode dite du « profit différentiel », que la Cour suprême a retenu le raisonnement exposé dans l’article en question, ou que tous les articles rédigés par cet auteur revêtent une importance majeure. Lorsque les circonstances s’y prêtent, l’opinion d’un universitaire sur le droit en vigueur ou sur son interprétation peut être utile à un tribunal, mais de telles opinions n’ont pas valeur de jurisprudence.

 

[103]       Dans son article de 2008, le professeur Siebrasse commente longuement l’arrêt Monsanto/Schmeiser, en s’attardant non plus cette fois sur le recouvrement des profits, mais sur les ordonnances accordant des dommages-intérêts (Siebrasse 2008, précité). À n’en pas douter, l’existence d’une solution non contrefaisante constitue, selon lui, un facteur pertinent en ce qui concerne l’octroi de dommages‑intérêts. C’est en ces termes qu’à la page 161 il s’exprime sur ce point :

[traduction] […] L’arrêt United Horse‑Shoe pourrait se révéler incompatible avec la jurisprudence canadienne moderne et ne devrait peut‑être pas aujourd’hui s’appliquer en droit canadien. L’arrêt pose problème parce que les solutions non contrefaisantes qui s’offraient au défendeur sont manifestement pertinentes pour déterminer ce qui se serait vraisemblablement produit en l’absence de contrefaçon. Le fait de ne pas prendre en compte ce facteur est incompatible avec le principe voulant que le demandeur soit, dans toute la mesure du possible, replacé dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’y avait pas eu contrefaçon.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[104]       Le professeur Siebrasse semble se fonder sur l’arrêt Monsanto/Schmeiser pour conclure qu’aujourd’hui l’arrêt United Horse Shoe est en contradiction avec les règles du droit canadien en matière de dommages‑intérêts. Comme je l’ai dit plus haut, j’estime que cela ne correspond pas à une interprétation raisonnable des conclusions auxquelles, dans son arrêt Monsanto/Schmeiser, la Cour suprême est parvenue au sujet des règles applicables en la matière.

 

[105]       Les articles de doctrine peuvent être utiles au juge appelé à trancher une question qui est à la fois nouvelle et difficile, mais ils n’ont pas force de précédent. L’opinion d’un professeur d’université – quoique bien exposée – ne fait qu’exprimer un point de vue qui n’est pas nécessairement juste. Même le professeur Siebrasse ne va pas jusqu’à soutenir que le droit canadien admet désormais comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante; il ne fait que souhaiter que ce moyen de défense soit admis.

 

[106]       Notons également qu’Apotex n’a pu citer aucun autre universitaire qui partage l’opinion du professeur Siebrasse concernant le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante ou qui se dit favorable à celle‑ci. Lors de sa plaidoirie, l’avocat de Merck a parlé d’une [traduction] « voix qui prêche dans le désert » (8T1099) lorsqu’il a évoqué la reconnaissance, prônée par le professeur Siebrasse, de l’existence d’une solution non contrefaisante comme moyen de défense.

 

(4)        L’indemnité prévue à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)

 

[107]       Apotex invoque pour étayer sa thèse quant au moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante, ma décision dans Sanofi‑Aventis Canada Inc c Teva Canada Ltée, 2012 CF 552, 410 FTR 1 [Teva Ramipril]. L’affaire Teva Ramipril portait sur des questions complexes qui nous entraînaient sur le terrain inexploré des dommages‑intérêts visés à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Pour arrêter le scénario qui se serait produit dans un « monde hypothétique », j’ai admis l’argument de la défenderesse (Sanofi), selon lequel, n’eût été la contrefaçon, elle aurait autorisé un fabricant de médicaments génériques concurrent à faire son entrée dans le marché du ramipril (Teva Ramipril, précitée, aux paragraphes 172 à 208). L’existence de cette concurrence hypothétique a entraîné une réduction des dommages‑intérêts accordés à Teva. Voici en quels termes Apotex résume cette décision, à la page 13 de ses observations écrites finales :


[traduction]
La Cour a conclu que Sanofi a causé un préjudice à Teva en lui fermant l’accès au marché du ramipril, mais Sanofi a pu convaincre la Cour que, si elle n’avait pas causé préjudice à Teva en engageant contre elle une procédure d’interdiction, elle aurait pu dans une certaine mesure le faire licitement en autorisant un fabricant de médicaments génériques concurrent à faire son entrée sur le marché. Ce « préjudice » licite a entraîné une diminution substantielle des dommages‑intérêts accordés à Teva.

 

[108]       Selon moi, cette façon de calculer le montant des dommages‑intérêts visés à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ne s’applique pas au calcul du montant de l’indemnité visée à l’article 55 de la Loi sur les brevets.

 

[109]       Les dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) font partie d’un régime législatif spécialisé et exhaustif. Comme Apotex le reconnaît à la page 40 de ses observations écrites finales, [traduction] « dès l’adoption du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), les tribunaux ont en somme reconnu que les droits que ce règlement accorde au breveté […] ne sont pas les mêmes que ceux que lui accorde la Loi sur les brevets ». Rappelons que dans Apotex Inc c Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social) (1993), 3 CPR (4th) 1, au paragraphe 28, 181 DLR (4th) 404 (CAF), le juge Rothstein dit ce qui suit au sujet du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) :

[…] En somme, le Règlement renferme des dispositions exhaustives qui se rapportent expressément aux brevets non admissibles inscrits au registre ainsi qu’aux frais, pertes et dommages subis par les fabricants de médicaments génériques par suite de l’inscription de pareils brevets au registre.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[110]       Il convient de bien saisir et d’appliquer l’article 8 dans le contexte du régime mis en place par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Les tribunaux ont amplement eu l’occasion de rappeler que les dispositions du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) se complètent et se font contrepoids de façon à réaliser l’équilibre général recherché par le législateur lorsqu’il a mis en place ce régime. Dans Teva Ramipril, précitée, au paragraphe 14, voici en quels termes j’ai décrit les conséquences qui découlent du cadre établi par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) :

Les dommages‑intérêts subis par Teva sont d’origine législative dans la mesure où ils découlent uniquement de l’application de l’article 8 du Règlement sur les MB (AC). En l’espèce, il est plus facile de comprendre la responsabilité de Sanofi si on examine l’article 8 en le situant dans le cadre législatif dans son ensemble.

 

[111]       L’emploi, à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), du mot « dommages‑intérêts » ne permet pas d’affirmer que les dommages‑intérêts visés à cette disposition sont, à tous égards, équivalents à l’indemnité visée à l’article 55 de la Loi sur les brevets. Le fait que, dans la décision Teva Ramipril (et dans le jugement connexe, Apotex Inc c Sanofi‑Aventis, 2012 CF 553, 410 FTR 78), j’ai, pour calculer le montant des dommages‑intérêts à être versés au titre de l’article 8, pris en compte l’existence hypothétique d’un produit générique autorisé, n’est guère pertinent en l’espèce.

 

[112]       Comme Merck le dit à juste titre au paragraphe 151 de ses observations écrites finales :


[
traduction] Les décisions rendues au titre de l’article 8 exigeant que soit prise en compte la concurrence que des tiers auraient livrée au fabricant du générique dans le monde hypothétique, y compris les fabricants de médicaments génériques autorisés, reposent sur une interprétation correcte de l’article 8 et de l’objet qui lui est propre. Ces décisions ne permettent pas cependant de conclure qu’un changement a été apporté au droit, bien établi et de longue date, qui interdit au contrefacteur de faire valoir, au stade de l’évaluation du préjudice causé par la contrefaçon, qu’il aurait pu, en l’absence de contrefaçon, causer au breveté un préjudice tout aussi grave.

 

H.        Considérations d’intérêt général appuyant le rejet de la défense fondée sur l’existence d’une solution non contrefaisante

 

[113]       C’est également pour des raisons d’intérêt général qu’il convient d’écarter les arguments invoqués par Apotex à l’appui du moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante. Cette réparation entraînerait en l’espèce une indemnisation insuffisante des demanderesses lésées en permettant au contrefacteur de se soustraire aux conséquences de sa contrefaçon. L’argument des défenderesses consiste en fait à dire : « Je vous aurais causé un préjudice tout aussi grave, sans même commettre de contrefaçon! »

 

[114]       N’oublions pas que, dans une action en dommages‑intérêts, le demandeur ne peut pas prétendre au recouvrement intégral de sa perte de profits. Les profits perdus doivent faire l’objet d’un examen minutieux. Il est clair que des facteurs tels que l’évolution des parts de marché et les gains de production sont pertinents pour calculer les pertes de profits. La défense peut valablement demander que les profits soient répartis entre les protagonistes. La concurrence légitime, provenant, par exemple, d’un autre fabricant de médicaments génériques ou, comme c’est le cas en l’occurrence, du recours au procédé AFI‑4, est un facteur pertinent. En l’espèce, je n’ai pas eu besoin d’entreprendre cet examen minutieux, car la plupart de ces questions ont été réglées par l’accord de rationalisation.

 

[115]       Ajoutons que, si un défendeur parvient à démontrer qu’un tiers concurrent aurait été en mesure d’accaparer une part du marché, comme c’était le cas dans l’affaire Jay‑Lor, le demandeur n’aura droit qu’à une redevance, et non à la remise des profits. En l’espèce, les profits dont Merck Canada demande la remise ne comprennent pas, et ne pourraient pas comprendre un montant pour les ventes de comprimés fabriqués au moyen du procédé AFI‑4, ni pour des ventes à l’exportation qu’elle aurait perdues ou des ventes réalisées après l’expiration du brevet. Cela dit, on ne saurait ajouter à cette liste le scénario fictif selon lequel la défenderesse aurait pu recourir à une solution non contrefaisante (à laquelle elle n’a pas en fait recouru) dans un monde hypothétique où il n’y aurait pas eu contrefaçon.

 

[116]       Contrairement à ce que soutient Apotex, il n’y a rien de punitif dans le fait d’indemniser Merck de sa perte de profits sachant que les défenderesses auraient pu recourir (mais ne l’ont pas fait) à une solution non contrefaisante. Par cette approche, on ne fait que reconnaître que Merck, la partie qui prétend à des dommages‑intérêts compensatoires, a subi une perte découlant directement des actes de contrefaçon. L’utilisation non autorisée, par Apotex, du procédé AFI‑1 a entraîné pour Merck Canada, une perte de profits de plus de 62 millions de dollars.

 

[117]       J’ai d’ailleurs déjà pris en compte l’existence d’une solution non contrefaisante. À l’étape du procès portant sur la question de la responsabilité, j’ai conclu qu’une partie de la lovastatine de la défenderesse, mais pas toute, avait été fabriquée au moyen du procédé contrefaisant AFI‑1; le reste de la lovastatine, importée, fabriquée ou commercialisée par les défenderesses avait été produite au moyen de l’autre procédé, non contrefaisant celui‑là. C’est dire que Merck a perdu beaucoup de ventes, hormis celles qu’elle n’a pu effectuer en raison de la contrefaçon; Merck ne demande pas – et ne serait pas admise à demander – l’indemnisation de la perte de profits résultant des ventes qu’elle a perdues au profit des ventes d’Apo‑lovastatine non contrefaisantes. La Cour a clairement conclu que la perte subie par Merck résultait des ventes de comprimés contrefaits et que c’est en fonction de la quantité de comprimés contrefaits vendus qu’elle serait évaluée, car, pour reprendre les termes employés par le lord juge Watson, les autres ventes étaient le résultat d’une « concurrence légitime » (United Horse Shoe, précité, à la page 267).

 

[118]       L’indemnité que Merck réclame au titre de sa perte de profits serait par ailleurs réduite si un tiers concurrent était entré sur le marché avant l’expiration du brevet 380. En l’occurrence, les parties ont admis qu’aucun autre fabricant de médicaments génériques n’aurait été présent dans le marché avant la date d’expiration du brevet; par conséquent, il n’existait aucune « concurrence légitime ».

 

[119]       Aux paragraphes 112 à 114 de ses observations écrites finales, Merck expose le raisonnement suivant :

[traduction]
Lorsqu’à l’instar de Merck, le breveté n’a pas pour pratique d’accorder des licences à l’égard de son invention, l’éventuel contrefacteur disposant d’une solution non contrefaisante, mais moins efficace, contreferait le brevet tout en sachant qu’il n’aura en définitive qu’à verser une redevance raisonnable pour son utilisation non autorisée du brevet. Ce serait, si les tribunaux venaient à adopter une telle règle, cautionner les contrefacteurs qui, comme Apotex, s’attribuent de force une licence. Un tel résultat est manifestement incompatible avec les considérations d’intérêt général qui ont amené le Canada à mettre fin au régime de licence obligatoire, et tout aussi incompatible avec ses obligations internationales.

 

Le fait d’admettre, comme moyen de défense, l’existence d’une solution non contrefaisante rendrait illusoire l’octroi du monopole qui de l’avis de la Cour est valide et qui a été contrefait. Une telle approche serait incompatible avec l’objet de la Loi sur les brevets.

 

Au lieu d’assurer la protection de brevets valides qui ont été contrefaits, l’argument d’Apotex, s’il était retenu, aurait pour effet d’encourager la contrefaçon. Apotex soutient en l’espèce qu’elle devrait tout au plus être tenue de rembourser les économies qu’elle a réalisées en utilisant le procédé contrefaisant AFI‑1. Si cet argument est admis, les concurrents opteront invariablement pour la contrefaçon plutôt que de recourir à une solution non contrefaisante, mais plus coûteuse et moins efficace.

 

(Notes en bas de page omises.)

 

[120]       Je suis entièrement d’accord.

 

I.          Conclusion concernant la défense fondée sur l’existence d’une solution non contrefaisante

 

[121]       Pour les motifs qui précèdent, je rejette l’argument d’Apotex selon lequel l’existence d’une solution non contrefaisante constitue un facteur pertinent pour calculer le montant de l’indemnité visée à l’article 55 de la Loi sur les brevets, ou que l’existence d’une telle solution peut être invoquée en défense. En bref, le droit canadien ne reconnaît pas comme moyen de défense l’existence d’une solution non contrefaisante, et l’arrêt Monsanto/Schmeiser n’a pas modifié le droit à ce chapitre. Merck Canada a droit à une indemnité de 62 925 126 $ au titre de la perte de profits que lui ont occasionnée les ventes de remplacement préexpiration.

 

VIII.    La redevance due à MACI

 

[122]       Ayant conclu que Merck Canada a droit à la remise des profits qu’elle a perdus sur les ventes de remplacement préexpiration, je passe maintenant à la question de la prise en compte, dans le calcul de cette perte de profits, de la redevance due à MACI.

 

[123]       On entend par « profits » le produit net qui revient à une partie après déduction de ses dépenses. Il convient en effet de déduire du revenu brut les coûts de production, tant fixes que variables.

 

[124]       Lors du calcul de la perte de profits subie dans le monde hypothétique, la Cour doit déduire les dépenses évitées en raison de la contrefaçon, mais non celles qui ont été engagées ou qui seront engagées en tout état de cause (voir, par exemple, Apex Construction c Ceco Developments Ltd, 2008 ABCA 125, aux paragraphes 130 à 132, 88 Alta LR (4th) 26 [Apex]; General Store Publishing House Inc c BD Waite Co, 1988 Carswell (Ont.) 3131, [1988] OJ no 2050 (HCJ) [General Store]).

 

[125]       En l’espèce, l’une des dépenses sur lesquelles les parties ne s’entendent pas concerne la redevance due à MACI aux termes d’un accord conclu le 1er janvier 1985 entre la prédécesseure en titre de Merck Canada et MACI (accord sur la redevance due à MACI) (TX 64, onglet 1). Aux termes de cet accord, MACI accordait à Merck Canada une licence portant sur un certain nombre de « brevets sous licence », du « savoir‑faire sous licence » et des « marques de commerce sous licence » en contrepartie du versement d’une redevance basée sur le « produit net des ventes ». Le montant de la redevance due à MACI est fixé à l’article 5 de l’accord. Les parties conviennent qu’aux termes de celui‑ci, Merck Canada est tenue de verser à MACI une redevance de 8,5 % (la redevance due à MACI) sur le produit net des ventes réalisées avant l’expiration du brevet 380.

 

[126]       S’est posée la question de savoir si les revenus qu’aurait générés Merck Canada, n’eussent été les comprimés de remplacement préexpiration, devraient être calculés en prenant en compte, à titre de dépense, le montant de la redevance due à MACI. Les parties ont convenu que, pour ce qui est des comprimés de remplacement préexpiration, la redevance due à MACI se serait élevée à 10 378 193 $ (paragraphe 8 de l’accord de rationalisation). Selon Merck, le montant de la redevance due à MACI ne devrait pas être déduit, et la somme octroyée au titre de la perte de profits relative aux comprimés de remplacement préexpiration devrait être majorée de 10 378 193 $. Apotex estime, pour sa part, que la redevance due à MACI a été correctement prise en compte.

 

[127]       Merck fait valoir en l’espèce que, dans la mesure où Merck Canada aura à verser à MACI 8,5 % des dommages‑intérêts qui lui seront attribués, la somme correspondante ne devrait pas être déduite en tant que dépense. Sur ce point, les deux principaux arguments de Merck sont les suivants :

 

1.                  L’accord sur la redevance due à MACI est silencieux en ce qui concerne d’éventuels dommages‑intérêts, mais cette ambiguïté du contrat peut être réglée en examinant l’intention des parties et leur comportement ultérieur. Selon les témoins cités par Merck, la compagnie entend verser à MACI une redevance sur les dommages‑intérêts qui lui seront accordés en l’espèce. Merck donne aussi en exemple ce qu’elle a fait à l’égard des sommes qu’elle a reçues par suite du règlement intervenu dans une affaire analogue, portant, celle‑là, sur le brevet relatif à l’enalapril. Dans cette autre affaire, MACI a touché une redevance basée sur le total des sommes reçues en règlement, ce qui montre que les parties entendaient bien qu’en l’espèce la redevance soit versée en cas d’indemnisation.

 

2.                  Selon le principe de la substitution, appliqué par les tribunaux en matière fiscale, la somme forfaitaire attribuée à titre de dommages‑intérêts revêt le caractère de ce qui est indemnisé. En l’espèce, les dommages‑intérêts sont censés remplacer le produit net des ventes et, comme il faut les considérer comme tels, MACI doit recevoir la redevance prévue dans l’accord sur la redevance due à MACI.

 

[128]       Ces arguments présentent tous deux de sérieuses failles.

 

A.        Les conditions prévues dans l’accord sur la redevance due à MACI

 

[129]       Selon Merck, la redevance due à MACI constitue une dépense qui sera engagée aux termes de l’accord sur la redevance due à MACI et, cela étant, elle ne devrait pas être déduite du montant de l’indemnité versée à Merck Canada pour sa perte de profits. Je ne suis pas d’accord.

 

[130]       Je considère que l’accord sur la redevance due à MACI est clair et sans équivoque, et qu’il n’entraîne aucune obligation de payer une somme d’argent sur la somme forfaitaire accordée à titre de dommages‑intérêts. Étant donné qu’il n’y a aucune obligation de verser une redevance sur les sommes accordées à titre de dommages‑intérêts, la redevance due à MACI peut, à juste titre, être considérée comme une dépense qui aurait été engagée dans le cadre du scénario hypothétique, mais qui, en raison de la contrefaçon, a été évitée. Cela étant, le montant de cette redevance devrait être déduit lors du calcul de la perte de profits subie par Merck Canada.

 

[131]       Je prends pour point de départ de mon analyse l’accord sur la redevance due à MACI. Aux termes de cet accord, le montant de la redevance est fonction du « produit net des ventes », c’est‑à‑dire, selon la définition qui en est donnée, [traduction] « [l]e produit net des ventes de tout produit sous licence fabriqué, utilisé ou vendu […] » (TX 64, onglet 1, aux paragraphes 3 et 8 à 11). N’eût été la contrefaçon commise par Apotex, cette redevance due à MACI aurait été versée conformément à l’accord sur la redevance due à MACI.

 

[132]       Je relève que l’accord sur la redevance due à MACI est régi par le droit de l’État du New Jersey (TX 64, onglet 1, au paragraphe 20). Les deux parties, cependant, invoquent cet accord dans le contexte du droit canadien, et j’en ferai de même, conformément à l’analyse que j’ai effectuée à l’étape du procès portant sur la question de la responsabilité (motifs relatifs à la responsabilité, paragraphe 47).

 

[133]       Selon moi, l’accord sur la redevance due à MACI établit de façon explicite les circonstances dans lesquelles cette redevance doit être versée. Or, l’octroi de dommages‑intérêts n’en fait pas partie. Il n’y a aucune ambiguïté dans l’accord sur la redevance due à MACI. Il y a ambiguïté seulement si une clause ou les mots qu’elle renferme se prêtent à différentes interprétations. L’ambiguïté doit découler des termes mêmes du contrat et l’on ne doit pas permettre aux parties de créer des ambiguïtés en présentant des éléments de preuve (Canada c General Motors du Canada Ltée, 2008 CAF 142, aux paragraphes 34 et 35, 292 DLR (4th) 331). Merck n’a porté à l’attention de la Cour aucun mot ni aucune expression de l’accord sur la redevance due à MACI susceptible de plusieurs interprétations.

 

[134]       Merck ne saurait se prévaloir du fait que le contrat ne dit rien au sujet de sommes forfaitaires attribuées à titre de dommages‑intérêts. On présume que les parties à un contrat ont voulu les conséquences juridiques des termes qu’elles emploient (Eli Lilly & Co c Novopharm Ltd, [1998] 2 RCS 129, paragraphe 57, 161 DLR (4th) 1 [Eli Lilly]). Dans l’accord sur la redevance due à MACI, les parties prévoient spécifiquement que Merck Canada ne versera une redevance de 8,5 % que sur le « produit net des ventes ». L’alinéa 12e) prévoit par ailleurs que :

[traduction]
Le présent accord énonce la totalité de l’accord dont conviennent les parties pour ce qui est de la licence couvrant les brevets sous licence, les savoir‑faire sous licence et les marques de commerce sous licence.

 

(TX 64, onglet 1, aux paragraphes 21 et 22.)

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[135]       Ajoutons que la contrefaçon de brevet et les dommages‑intérêts auxquels elle donne lieu ne sont pas des situations imprévues. Si les parties – toutes deux des entreprises aguerries – avaient entendu prévoir, dans l’accord sur la redevance due à MACI, ce qu’il en serait en cas d’octroi de dommages‑intérêts, elles l’auraient fait.

 

[136]       Dans le cas d’une entente claire et non équivoque, il n’y a pas lieu de recourir à des preuves extrinsèques (Eli Lilly, précité, au paragraphe 55; motifs relatifs à la responsabilité, précités, au paragraphe 47). La Cour ne doit par conséquent pas interpréter l’accord en fonction du témoignage des employés de Merck et du comportement subséquent de la société à l’égard du montant forfaitaire qui lui a été accordé à titre de dommages‑intérêts pour l’enalapril.

 

[137]       Les dépenses qui ont été évitées doivent être déduites du montant accordé à titre de dommages‑intérêts. En l’occurrence, Merck Canada a « évité » le versement de la redevance due à MACI, et l’accord sur la redevance ne lui impose aucune obligation juridique de verser à MACI une partie des dommages‑intérêts qui lui sont accordés. Le montant de cette dépense doit par conséquent être déduit (Apex, précité, aux paragraphes 130 à 132).

 

[138]       La décision General Store, citée par Merck, se distingue de la présente affaire. En effet, l’affaire General Store concerne une redevance due au titre du droit d’auteur, redevance que la Haute Cour de justice de l’Ontario a refusé de déduire de la somme forfaitaire accordée à titre de dommages‑intérêts. Le juge Potts a estimé qu’un tiers [traduction] « serait, en vertu de la présente décision, en droit de recouvrer de la demanderesse le montant de cette redevance » (General Store, précité, au paragraphe 19). Mais, dans l’affaire General Store, il existait une obligation de verser la redevance, même si l’obligation n’était pas énoncée de manière détaillée. Cela est confirmé par la décision Leslee Sports Importing (Brockville) Ltd c Reebok Canada Inc, [1991] OJ no 1536 (CJ Ont. (Div gén)). La Cour a distingué cette affaire de l’arrêt General Store en raison de l’absence d’un [traduction] « engagement ferme » d’effectuer les dépenses en question. La décision General Store est par ailleurs inapplicable en l’espèce parce que le contrat en cause ne crée aucune obligation de verser une redevance sur des dommages‑intérêts.

 

B.        Le principe de la substitution

 

[139]       Par analogie, Merck soutient que je devrais appliquer en l’espèce une notion reconnue en matière fiscale, et considérer la redevance due à MACI comme une dépense qu’il n’y a pas lieu de déduire. Selon moi, le principe de la substitution n’est pas pertinent en l’espèce.

 

[140]       En droit fiscal canadien, en vertu du principe de la substitution, on accorde à une somme versée à titre de dommages‑intérêts le traitement fiscal réservé à l’intérêt que visent à remplacer les dommages‑intérêts (Transocean Offshore Ltd c Canada, 2005 CAF 104, au paragraphe 50, 332 NR 21; Bourgault Industry Ltd. c La Reine, 2006 CCI 449, aux paragraphes 33, 34 et 55 CPR (4th) 369 [Bourgault]). Si je comprends bien, en matière fiscale, en vertu du principe de la substitution, l’impôt sur le revenu éventuellement dû par MACI sur la somme qui lui serait accordée à titre de dommages‑intérêts serait calculé comme s’il s’agissait des profits perdus, ou du produit net des ventes, que les dommages‑intérêts sont censés suppléer.

 

[141]       Ce principe pourrait se révéler utile lorsqu’il s’agit de comprendre le traitement fiscal accordé aux dommages‑intérêts accordés en cas de contrefaçon de brevet (Bourgault, précité), mais ni l’une ni l’autre des parties n’a pu citer de précédent qui applique ce principe de manière à entraîner ou faire naître des obligations là où celles‑ci n’existaient pas par ailleurs. Le principe de la substitution a uniquement été appliqué dans des causes portant sur le calcul du revenu imposable. Le traitement fiscal d’un revenu ne saurait donner naissance à une obligation de le verser. Ce principe n’est donc d’aucun secours à Merck.

 

C.        Conclusion sur la question de la redevance due à MACI

 

[142]       En somme, Merck Canada n’est pas tenue de verser une redevance sur l’indemnité qui lui est accordée au titre de sa perte de profits; autrement dit, la redevance due à MACI doit être considérée comme une dépense ayant été évitée. Le montant de cette redevance devrait donc être déduit de l’indemnité accordée à Merck Canada au titre de sa perte de profits pour la période précédant l’expiration du brevet.

 

IX.       Calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes Blue Treasure préexpiration

 

[143]       S’il s’avérait que j’ai tort en ce qui concerne le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante invoqué par Apotex, il faudrait calculer une redevance raisonnable basée sur toutes les ventes perdues sur le marché intérieur pour lesquelles Apotex aurait pu concurrencer Merck Canada sans contrefaire le brevet 380 – c’est‑à‑dire les ventes ou comprimés de remplacement préexpiration. Aux fins du calcul de la redevance raisonnable, j’estimerais que Merck Canada ne peut pas démontrer que, n’eût été la contrefaçon, c’est elle qui aurait réalisé les ventes perdues sur le marché intérieur. Selon Apotex, le calcul des dommages‑intérêts attribués à Merck Canada, devrait tenir compte de cela.

 

[144]       Il convient de reconnaître qu’Apotex ne prétend pas que le préjudice subi par Merck É.‑U. devrait être pris en compte dans le calcul de la redevance raisonnable. Apotex reconnaît, plutôt, que si des dommages‑intérêts doivent être accordés à Merck É.‑U. en tant que fournisseur de la lovastatine (PA) [traduction] « les parties se sont entendues sur le montant, en l’occurrence 51 965 921 $ CAN » (observations écrites finales d’Apotex, aux paragraphes 50 et 51). Je procède, à la partie XII des présents motifs, à un examen plus approfondi du préjudice subi par Merck É.‑U., et de son droit à indemnité.

 

[145]       Le deuxième élément exclu du calcul proposé par Apotex vise le lot CR0157 d’AFI, un lot de lovastatine (PA) fabriqué dans les établissements d’AFI à Winnipeg en novembre 1996 et expédié à Apotex Inc. afin d’être mis sous forme de comprimés et commercialisé. Il n’est, selon Apotex, pas nécessaire de calculer le montant d’une redevance raisonnable pour la période au cours de laquelle Apotex a commis sa première contrefaçon par la production du lot CR0157 d’AFI, étant donné qu’Apotex reconnaît qu’elle n’aurait pas pu, pour produire ce lot, recourir au procédé AFI‑4 non contrefaisant. Étant donné qu’il n’existait pas à l’époque de solution non contrefaisante, Merck Canada aurait réalisé toutes les ventes appelées à remplacer le lot CR0157 et Merck a, par conséquent, droit à la remise des profits qu’elle a perdus. Selon Apotex, cette perte s’élève à 521 641 $.

 

[146]       Selon Apotex, Merck Canada a droit à une redevance raisonnable sur les 294 lots de lovastatine produits par Blue Treasure après mars 1998 et vendus avant l’expiration du brevet 380 (ventes ou comprimés de remplacement BT préexpiration). Je traiterai des ventes réalisées après l’expiration du brevet à la partie XI des présents motifs.

 

[147]       Ayant décidé que, compte tenu des faits, Apotex ne saurait en l’espèce invoquer en défense l’existence d’une solution non contrefaisante, il n’y a pas lieu de procéder au calcul d’une redevance raisonnable sur les comprimés de remplacement préexpiration.

 

[148]       Étant donné qu’il ne m’est pas nécessaire de calculer le montant d’une redevance raisonnable, j’ai choisi de ne pas le faire, et de m’en tenir aux conclusions générales exposées ci‑dessous. Au cas où la Cour d’appel, estimant que Merck n’a, sur les comprimés de remplacement préexpiration, droit qu’à une redevance raisonnable déciderait de me renvoyer l’affaire, je conserve mes notes et je serai en mesure de statuer sur ce point, conformément aux conclusions ci‑dessous exposées et aux instructions de la Cour d’appel, le cas échéant.

 

A.        Principes généraux

 

[149]       Pour les ventes réalisées par un contrefacteur, mais que le breveté n’aurait pas lui‑même réalisées, ce dernier a droit à une redevance raisonnable (Colonial Fastener, précité, à la page 45; AlliedSignal Inc c Du Pont Canada Inc (1998), 78 CPR (3d) 129, à la page 138, 142 FTR 241 (CF 1re inst.) [AlliedSignal CF 1re inst.]), conf. (1999), 86 CPR (3d) 324, 235 NR 185 (CAF)). L’octroi d’une redevance, dans les cas où le demandeur n’est pas en mesure de démontrer qu’il a perdu des ventes, équivaut à reconnaître que toute vente réalisée par un contrefacteur est une opération illicite.

 

[150]       Dans AlliedSignal (CF 1re inst.), précitée, à la page 176, la Cour précise qu’un taux de redevance raisonnable est un taux

« que le contrefacteur aurait payé si, au lieu de contrefaire le brevet, [le contrefacteur] avait été autorisé à exploiter le Brevet » : Unilever PLC c Procter & Gamble; Consolboard Inc. c MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd. La question est de savoir quel taux découlerait des négociations entre un concédant consentant et un porteur de brevet consentant.

 

(Notes en bas de page omises.)

 

[151]       Le calcul d’une redevance hypothétique est basé sur des théories et des concepts bien établis. Comme je l’ai dit dans la décision Jay‑Lor, précitée, au paragraphe 126 :

Cette notion (de redevance hypothétique) repose sur l’hypothèse selon laquelle la personne qui souhaite employer une technologie brevetée en aurait normalement demandé l’autorisation et aurait été disposée à verser une redevance pour cet emploi. Le breveté, s’il est disposé à accorder une licence sur son invention, négocierait alors les conditions de la licence, notamment le montant des redevances, avec le licencié envisagé. Cette hypothèse est manifestement artificielle dans la mesure où l’auteur de la contrefaçon, en l’espèce, n’a pas choisi de demander l’autorisation du breveté lorsqu’il a commencé à exploiter la technologie brevetée dans son propre dispositif. Il faut faire des suppositions sur la façon dont les parties auraient pu négocier. Cependant, l’attribution d’une licence est une pratique très courante dans le domaine de la propriété intellectuelle et est devenue un champ d’études universitaires. Il semble que la méthodologie soit bien établie et relativement cohérente. Par conséquent, on dispose d’éléments de preuve sur la manière dont les parties négocient des ententes de licence et sur la théorie applicable aux négociations. En d’autres termes, en nous appuyant sur ce qui se passe dans le monde réel des pratiques en matière de licences et en appliquant une méthodologie généralement acceptée aux faits connus dans une affaire donnée, nous pouvons nous former une opinion sur les résultats de négociations hypothétiques entre les parties en l’espèce.

 

[152]       Le calcul de la redevance raisonnable est, de l’aveu général, hypothétique. Voici ce qu’en dit le juge en chef Markey de la US Court of Appeals for the 6th Circuit dans l’arrêt Panduit, précité, à la page 1159 :

[traduction] Le calcul d’une « redevance raisonnable » en cas de contrefaçon, repose, comme de nombreux mécanismes reconnus en droit, sur une fiction juridique. Conçu afin d’assurer le versement d’une indemnité lorsqu’il n’est pas possible de faire la preuve des profits, le concept « d’indemnité raisonnable » repose sur l’image diaphane d’un concédant « consentant » et d’un licencié qui, comme les fantômes des Noëls passés, semblent en train de « négocier » une « licence ». Cette volonté n’existe en fait, ni d’un côté ni de l’autre, pas plus qu’il n’y a de licence […].

 

[153]       Bien qu’il s’agisse d’une « fiction juridique », il existe des précédents et le capital de connaissances sur les méthodes de calcul de la redevance s’est enrichi. Étant donné que cela échappe d’ordinaire au champ de connaissance des juges (du moins le mien), il est essentiel d’obtenir l’avis d’experts. Le point de vue désintéressé d’un expert qualifié a, à tout le moins, l’avantage de s’écarter des thèses rétrospectives ou intéressées des parties au litige. Ce manque d’objectivité était manifeste dans le témoignage de M. Sherman, qui n’a rien contribué aux débats si ce n’est son point de vue rétrospectif quant à la manière dont se seraient déroulées les négociations hypothétiques.

 

[154]       On n’a, en l’espèce, présenté devant la Cour qu’un seul expert, Mme Christine Meyer, celle‑ci ayant qualité pour livrer un avis sur [traduction] « les questions à caractère économique liées à la détermination d’une redevance raisonnable dans le contexte de négociations hypothétiques » (2T238‑241).

 

[155]       Je relève en passant que la méthode dont Mme Meyer a fait état m’a paru raisonnable. Je suis notamment d’accord sur la manière dont Mme Meyer a qualifié deux des éléments conceptuels de l’analyse relative à la redevance raisonnable : a) une négociation unique, à la veille de la contrefaçon; b) empreinte de la volonté maximum de payer (VMP) du licencié hypothétique et de la volonté maximum d’accepter (VMA) du concédant, selon sa description de la méthode.

 

B.        Une négociation unique à la veille de la première contrefaçon

 

[156]       Selon le premier de ces concepts généraux, bien que la contrefaçon d’Apotex ait revêtu deux formes et qu’elle ait eu lieu à deux époques différentes, il convient de retenir, pour l’ensemble des contrefaçons, l’hypothèse d’une négociation unique qui se serait déroulée en novembre 1996.

 

[157]       Mme Meyer dit de cette négociation hypothétique qu’elle [traduction] « s’apparente aux négociations qui ont cours dans la réalité en vue d’obtenir une licence » (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 30). D’après elle, de telles négociations entre le breveté et le contrefacteur ont lieu juste avant le premier acte de contrefaçon. Selon sa théorie, le contrefacteur souhaite, en obtenant une licence, éviter à l’avenir tout acte de contrefaçon. Voici en quels termes Mme Meyer décrit en quoi cette négociation unique sur d’éventuelles utilisations contrefaisantes aurait été, [traduction] « du point de vue économique, rationnelle et efficace » :

[traduction] Dans la mesure où cette licence serait censée couvrir toute utilisation faite à l’avenir, il n’y aurait, pour les parties, nul besoin de procéder à de nouvelles négociations en vue de l’obtention d’une licence. Un tel accord réduirait, de part et d’autre, le risque de voir les conditions d’octroi modifiées à l’avenir, et cette assurance permettrait à chacune des parties de prendre les décisions commerciales lui paraissant les meilleures. Ajoutons que cela permettrait aussi aux parties d’éviter à l’avenir les frais qu’occasionne la renégociation d’une licence.

 

                        (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 40.)

 

[158]       Mme Meyer a été contre‑interrogée sur ce point avec fermeté, mais elle n’a pas dévié de l’idée qu’une négociation unique aurait été une solution rationnelle conforme aux théories relatives à la négociation d’une redevance raisonnable (voir, par exemple, 3T378‑380).

 

[159]       Je ne vois aucune raison valable d’écarter la théorie de la négociation unique avancée en l’espèce par Mme Meyer. Le fait qu’il y a eu, selon Apotex, deux périodes de contrefaçon, ou qu’en fait seulement 60 % de la lovastatine était contrefaite, ne change rien aux raisons motivant ces négociations hypothétiques. L’idée de base est qu’en signant un contrat de licence, le contrefacteur évite de commettre, à l’avenir, tout acte de contrefaçon, quelles que soient les modalités de cette contrefaçon et quelle qu’en soit l’étendue. Armée d’une licence, Apotex aurait pu fabriquer tous les lots de lovastatine (PA) au moyen du procédé AFI‑1. Elle n’aurait pas été dans l’incertitude de savoir si Blue Treasure aurait recours au procédé contrefaisant AFI‑1, ou au procédé AFI‑4 qui n’emportait pas contrefaçon. Apotex aurait pu, sans s’en soucier, mélanger le principe actif contrefait et son principe actif non contrefait. D’après moi, l’obtention d’une licence à l’issue d’une négociation unique aurait permis des gains de rendement.

 

[160]       L’argument d’Apotex est par ailleurs incompatible avec la jurisprudence concernant le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante. Selon Apotex, la Cour devrait fixer la date de la négociation hypothétique au jour où la viabilité du procédé AFI‑4 a été reconnue et approuvée. Mais, compte tenu de la manière dont le moyen de défense fondé sur l’existence d’une solution non contrefaisante est appliqué aux États‑Unis, il n’importe pas nécessairement que la solution non contrefaisante ait effectivement été développée, dans la mesure où elle aurait pu être hypothétiquement développée avant cela. Ainsi, dans l’arrêt Grain Processing Corp v Am Maize‑Prods Co, 185 F 3d 1341 (Fed Cir 1999) [Grain Processing], le juge en chef Rader a accepté une solution non contrefaisante développée alors même que l’affaire était en instance. Dans l’arrêt Grain Processing, la défenderesse aurait pu mettre plus tôt en œuvre le procédé non contrefaisant, mais elle ne l’a pas fait, car cela lui aurait coûté plus cher et elle pensait que les autres procédés, moins chers, n’emportaient pas contrefaçon (Grain Processing, précité, à la page 1354). Les similitudes frappantes entre ces autres affaires et celle dont la Cour est saisie en l’espèce contredisent l’argument d’Apotex selon lequel il y aurait lieu en l’occurrence de retenir une date de négociation plus tardive.

 

[161]       Ajoutons que la thèse d’Apotex, selon laquelle le fait qu’il y a eu deux périodes de contrefaçon séparées par une période de non‑contrefaçon exigerait que l’on retienne une date de négociation plus tardive, sert ses intérêts. Apotex sait maintenant – bien qu’elle ne l’ait pas su en novembre 1996 – qu’elle allait recevoir de Santé Canada, en février 1997, une lettre de « non‑opposition » visant son passage, qu’elle était tenue de notifier, au procédé AFI‑4. Si, donc, les négociations hypothétiques avaient eu lieu à la veille de la deuxième période de contrefaçon, l’incertitude qui planait sur l’autorisation réglementaire du procédé AFI‑4 aurait été quasiment nulle, ce qui aurait eu pour effet de réduire le montant de la redevance qui aurait été négocié. Une des parties à ces négociations hypothétiques ne devrait pas être en mesure de se procurer un avantage en structurant ses actes de contrefaçon de manière à profiter a posteriori d’une décision réglementaire.

 

[162]       L’argument d’Apotex voulant que la contrefaçon selon la période où elle a été commise constitue un délit civil distinct ne saurait être retenu. En poussant ce raisonnement à sa conclusion illogique, on pourrait se demander pourquoi il n’y aurait pas une négociation distincte pour chacun des 295 actes de contrefaçon. Il n’existe aucune raison valable de traiter un acte de contrefaçon différemment des autres. Le but des négociations hypothétiques est justement d’éviter toute contrefaçon, quelles qu’en soient les modalités, ou l’époque. Je rejette donc la thèse des deux périodes de contrefaçon. Aux fins des négociations, il n’y a qu’une seule contrefaçon.

 

C.        Cadre des négociations hypothétiques

 

[163]       Afin de fixer le montant d’une redevance raisonnable, Mme Meyer propose un modèle de négociation hypothétique. On l’avait chargée [traduction] « d’établir le montant d’une redevance raisonnable au titre des dommages‑intérêts résultant de la contrefaçon du brevet 380 par les défenderesses » (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 5). Ce faisant, à partir du paragraphe 30 de son rapport, Mme Meyer a livré son point de vue concernant le [traduction] « cadre de négociation hypothétique ».

 

[164]       Le cadre que Mme Meyer propose pour ces négociations hypothétiques n’est pas celui que les tribunaux ont retenu dans les décisions Jay‑Lor et AlliedSignal, deux affaires où la redevance était fondée sur un pourcentage des profits que s’attendait à réaliser la défenderesse. Mme Meyer a décrit et employé une méthode qui, au lieu de se fonder sur un pourcentage des profits que s’attendaient à réaliser les demanderesses, donne lieu au versement d’une somme forfaitaire correspondant à un droit de licence initial. Les parties ne contestent pas l’idée d’une somme forfaitaire, mais elles n’acceptent pas la méthode de calcul.

 

[165]       Un des éléments essentiels du modèle de Mme Meyer est la marge de négociation. Afin d’établir cette marge, il nous faut fixer deux balises.

 

[166]       D’abord, quelle serait la redevance la plus élevée moyennant laquelle les défenderesses auraient néanmoins intérêt à obtenir une licence? C’est ce qu’on appelle la [traduction] « volonté maximum de payer ou « VMP ». Si la redevance envisagée est inférieure à la VMP, Apotex aura intérêt à acquitter un droit de licence. Si, cependant, la redevance envisagée est supérieure à la VMP, Apotex n’aura aucun intérêt à poursuivre les négociations.

 

[167]       Pour Merck, c’est l’inverse. Quelle serait la redevance la plus faible moyennant laquelle les demanderesses auraient néanmoins intérêt à accorder une licence. C’est ce qu’on appelle la [traduction] « volonté minimum d’accepter » ou « VMA ». Merck n’aurait aucun intérêt à accepter une somme inférieure à sa VMA.

 

[168]       Si la VMA de Merck est plus faible que la VMP d’Apotex, les négociations hypothétiques se dérouleront comme elles se seraient déroulées dans la réalité. Selon Mme Meyer, [traduction] « une redevance qui se situe dans cette fourchette permettrait à chaque partie de penser avoir avantage à obtenir, ou accorder une licence » (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 113). On peut supposer qu’un breveté consentant et un contrefacteur consentant, exerçant chacun un pouvoir de négociation à peu près égal, accepterait de couper la poire en deux et de s’entendre sur une redevance raisonnable. Selon Mme Meyer :

[traduction] [I]l est, du point de vue économique, raisonnable de conclure que les parties tireraient d’une licence un avantage égal, et qu’une redevance raisonnable se situerait au milieu de la marge de négociation.

 

[169]       Pour prendre un exemple simpliste, supposons que la VMA de Merck s’élève à un million de dollars et que la VMP d’Apotex est de 1,2 million de dollars. Une redevance de 1,1 million de dollars serait, pour les deux parties, un résultat économiquement rationnel.

 

[170]       Dans le cadre du modèle proposé par Mme Meyer, le problème survient lorsque la VMA est plus élevée que la VMP et qu’il n’existe, entre les parties, aucune marge de négociation. Dans la réalité, il n’y aurait aucune solution négociée possible, et l’octroi d’une licence n’aurait pas lieu; les parties ne parviendraient tout simplement pas à s’entendre. Mais, dans notre monde hypothétique, il est essentiel que nous fixions une redevance afin de remédier à la contrefaçon qui a effectivement eu lieu.

 

[171]       Selon Mme Meyer, une redevance raisonnable découlant des négociations hypothétiques où n’existerait aucune marge de négociation :

[traduction] […] doit indemniser les demanderesses victimes d’une contrefaçon. Une redevance raisonnable doit donc, par conséquent, correspondre à tout le moins à ce qu’aurait coûté aux demanderesses l’octroi de la licence envisagée dans les négociations hypothétiques.

 

(Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 32.)

 

[172]       Autrement dit, le montant de la redevance raisonnable correspondra à la VMA de Merck. Cette somme sera vraisemblablement supérieure aux profits que pensait réaliser Apotex. Elle sera, vraisemblablement, inférieure à la perte de profits subie par Merck. J’estime, cependant, que la marge bénéficiaire nette d’un contrefacteur ne représente pas le montant maximum d’une redevance raisonnable. Le seul moyen d’indemniser correctement le breveté pour l’utilisation non autorisée de son savoir‑faire est de faire correspondre la redevance à la VMA de la demanderesse. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas lieu de vérifier de près la VMA de la demanderesse. Si, cependant, les facteurs et les probabilités retenus aux fins du calcul sont justes, le résultat tiendra raisonnablement lieu de redevance plancher.

 

[173]       Pour prendre un autre exemple simple, supposons que la VMA de Merck Canada s’élève à deux millions de dollars et que la VMP d’Apotex est de 1,2 million de dollars. On obtient, en appliquant la méthode décrite par Mme Meyer, une redevance raisonnable de deux millions de dollars.

 

[174]       Je suis disposée à accepter le résultat qui se dégage de l’approche de Mme Meyer selon lequel « Merck obtient tout », si l’on ne peut déterminer quelle est la marge de négociation. Apotex n’a pas, de son côté, présenté de preuve d’expert proposant une autre méthode.

 

[175]       Ayant ainsi circonscrit ces deux aspects des négociations hypothétiques, il faudrait, pour calculer la VMA de Merck Canada et la VMP d’Apotex, que la Cour chiffre un certain nombre de facteurs dont il est fait mention dans le rapport de Mme Meyer, et leur attribue un coefficient de probabilité. Cela permettrait de dire s’il existe effectivement, entre les parties, une marge de négociation. Je ne me suis pas livrée à cet exercice dans mes motifs. Si, cependant, il m’est demandé de le faire par la Cour d’appel, la quantification finale de la redevance raisonnable pourra être effectuée sur la base du dossier de la Cour.

 

X.        Les ventes à l’exportation

 

[176]       En plus des ventes réalisées sur le marché intérieur pendant la durée du brevet 380, et des ventes contrefaisantes réalisées après l’expiration du brevet, Apotex a réalisé des ventes contrefaisantes à l’exportation. Merck reconnaît que ce ne sont pas des ventes qu’elle aurait elle‑même réalisées et elle demande à toucher, sur ces ventes à l’exportation, une redevance raisonnable. Apotex est d’accord.

 

[177]       Aux termes du paragraphe 4 de l’accord de rationalisation :

[traduction] Le nombre et le calendrier des ventes à l’exportation de comprimés d’Apo‑lovastatine, contrefaisantes ou non, sont correctement décrits aux annexes XVIIc) et XVIId) du Rapport de Howard Rosen daté du 25 janvier 2013 […]

 

Selon ces annexes, les ventes contrefaisantes réalisées à l’exportation par Apotex consistent en la vente de 21 495 322 comprimés et de 461,76 kilogrammes de principe actif.

 

[178]       Il convient, selon Apotex, de distinguer les ventes à l’exportation réalisées avant l’expiration du brevet des ventes à l’exportation réalisées après son expiration, car la redevance à verser sur les ventes réalisées après l’expiration du brevet serait minime (observations écrites finales d’Apotex, aux paragraphes 34 à 36; plaidoirie aux paragraphes 9T1383‑1386). Pour les raisons exposées de manière plus détaillée à la partie XI, ci‑dessous, cet argument doit, pour ce qui est des ventes sur le marché intérieur après expiration du brevet, être écarté. En bref, Apotex aurait su, au début des négociations hypothétiques sur la redevance, qu’il lui resterait, à l’expiration du brevet, des produits contrefaits. Hormis les vagues affirmations de M. Sherman voulant que, à l’expiration du brevet, les produits contrefaits auraient été jetés et remplacés par des produits non contrefaits (5T531‑532, 550‑551), il n’a été présenté à la Cour aucun élément lui permettant, de tenir compte de cette considération dans le calcul d’une redevance. J’entends donc évaluer dans leur ensemble les ventes à l’exportation, soit les ventes antérieures et postérieures à l’expiration du brevet.

 

[179]       Comme le propose Mme Meyer, le calcul de cette redevance devrait être fonction du total des frais qu’Apotex s’attendait à épargner en obtenant de Merck une licence. Selon Merck, en pareille situation, les parties négociant une hypothétique redevance s’entendraient sur une redevance dont le montant aurait été égal à la moitié de la différence entre les coûts qu’aurait occasionnés à Apotex l’emploi du procédé contrefaisant AFI‑1, et les coûts liés à l’utilisation de la solution non contrefaisante (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 113). Les coûts qu’épargnerait à Apotex l’emploi du procédé contrefaisant s’élèveraient à [caviardé] le kilogramme (Rapport Meyer, TX 182, paragraphe 49, tableau 4). Pour calculer le montant de la redevance, les coûts épargnés sont multipliés par le volume des ventes contrefaisantes réalisées à l’exportation (461,76 kg), puis divisés par 2. Il en résulte une redevance raisonnable d’un montant de [caviardé].

 

[180]       Apotex ne conteste pas l’utilisation de cette méthode. Contre‑interrogé, M. Sherman a témoigné qu’il aurait volontiers versé une redevance d’un montant égal à la moitié de la différence entre les coûts découlant de l’emploi respectif des procédés AFI‑4 et AFI‑1 (5T524‑525). Bien que cette approche ne puisse pas servir pour les ventes de produits contrefaits, sur le marché intérieur, la méthode me paraît raisonnable lorsqu’il s’agit de calculer la redevance sur les ventes à l’exportation que Merck n’aurait pas elle‑même réalisées.

 

[181]       J’estime, par conséquent, que Merck a droit à [caviardé] à titre de dommages‑intérêts pour la vente à l’exportation de comprimés d’Apo‑lovastatine contrefaits.

 

XI.       Ventes postexpiration

 

[182]       Il y a deux types de ventes postexpiration pour lesquelles Merck demande à être indemnisée. Comme il est indiqué dans les paragraphes introductifs des présents motifs, Merck demande :

 

                     Une redevance raisonnable sur les comprimés d’Apo‑lovastatine vendus sur le marché intérieur après l’expiration du brevet 380 (comprimés de remplacement postexpiration); et

 

                     L’indemnisation de sa perte de profits sur les comprimés de MEVACOR (et de la lovastatine (PA)) qu’elle aurait vendus sur le marché intérieur en remplacement de tous les comprimés d’Apo‑lovastatine vendus après l’expiration du brevet 380 au cours de la période hypothétique de transition (comprimés de la période de transition postexpiration).

 

[183]       La Loi sur les brevets ne contient aucune disposition portant que seul le préjudice subi pendant la durée du brevet doit être pris en compte. Aux termes du paragraphe 55(1), quiconque contrefait un brevet est responsable « envers le breveté [ou licencié] du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet ». Merck a droit à une indemnité au titre des ventes contrefaisantes même si ces ventes ont en fait eu lieu après l’expiration du brevet.

 

[184]       Chaque type d’indemnité réclamée par Merck appelle une analyse distincte.

 

A.        Une redevance raisonnable sur les comprimés de remplacement postexpiration

 

[185]       La première demande d’indemnisation de Merck pour les pertes de profits subies après l’expiration du brevet concerne les comprimés de lovastatine fabriqués par Apotex avec de la lovastatine contrefaite, comprimés qui ont, cependant, été vendus sur le marché intérieur après l’expiration du brevet 380. Sous réserve de sa demande d’indemnité au titre de la perte de profits relative aux comprimés de la période de transition postexpiration, Merck a reconnu, dans sa plaidoirie, qu’elle n’aurait pas elle‑même réalisé les ventes de remplacement postexpiration et qu’il y avait, par conséquent, lieu de l’indemniser en lui accordant une redevance raisonnable. Cette partie des motifs concerne la quantification de la redevance raisonnable pour les comprimés de remplacement postexpiration.

 

[186]       Ces comprimés postexpiration sont, aux paragraphes 13 et 14 de l’accord de rationalisation, appelés [traduction] « comprimés de remplacement postexpiration »; c’est‑à‑dire, les comprimés de MEVACOR qui auraient été vendus à la place des « comprimés d’Apo‑lovastatine contrefaits vendus sur le marché intérieur après l’expiration du brevet ». Ces comprimés et le principe actif qui a servi à les fabriquer avaient été produits avant l’expiration du brevet et emportent par conséquent contrefaçon.

 

[187]       Vu l’accord de rationalisation, il est relativement facile de déterminer le nombre de comprimés de remplacement postexpiration, compte tenu du nombre de comprimés et de la quantité de principe actif. Les parties ont convenu ce qui suit au paragraphe 3 de l’accord :

[traduction] Le nombre et le calendrier des ventes, sur le marché intérieur, de comprimés d’Apo‑lovastatine, tant contrefaisants que non contrefaisants, sont correctement décrits dans le document Apotex Inc. Production No. 360 […] et dans les annexes XVIIa) et XVIIb) du Rapport de Howard Rosen daté du 25 janvier 2013 […]

 

 

[188]       On peut donc calculer le nombre de comprimés vendus et la quantité de principe actif utilisée en additionnant les ventes de produits contrefaits tirés de l’annexe XVIIa), sous la rubrique [traduction] « Résumé des ventes d’Apo‑lovastatine contrefaite sur le marché intérieur » :

Année

Posologie / Comprimés – Total

Kilogrammes –TOTAL

2001 (de février à décembre)

20 359 265

481,60

2002

4 469 500

99,27

2003

29 500

0,58

2004

(700)

(0,02)

Ventes contrefaisantes d’Apotex postexpiration

24 857 565

581,43

 

[189]       La contrefaçon d’Apotex après l’expiration du brevet a porté sur 24 857 565 comprimés, soit 581,43 kilogrammes de principe actif. Je relève que Merck avance pour sa part le chiffre de 581,42 kg, la différence résultant vraisemblablement d’une différence dans la manière d’arrondir les chiffres. En l’occurrence, je retiens les chiffres figurant à l’annexe XVIIa) du rapport de Mme Rosen. Apotex reconnaît que Merck a droit à une redevance raisonnable sur la vente de chacun des produits contrefaits réalisée par Apotex après expiration du brevet. Les parties sont cependant loin de s’accorder sur le montant de la redevance.

 

[190]       Selon Merck, sur les 581,43 kg de produits contrefaits, 340,13 kg font l’objet de sa demande de remise des profits de la période de transition postexpiration et sur le reste, soit 241,30 kg, elle ne réclame qu’une redevance raisonnable. Pour les raisons exposées ci‑dessous, j’ai rejeté la demande de la remise des profits pour la période de transition de la période postexpiration. Merck a par conséquent droit à une redevance raisonnable sur l’intégralité des 581,43 kg d’Apo‑lovastatine contrefaite vendue après l’expiration du brevet.

 

[191]       Merck soutient qu’en ce qui concerne la redevance sur les comprimés de remplacement postexpiration, la Cour devrait retenir la méthode proposée par Mme Meyer. Selon Mme Meyer, cette redevance devrait être fonction du total des coûts qu’Apotex aurait épargnés en concluant un accord de licence avec Merck. Selon Merck, dans l’hypothèse où les parties auraient négocié une redevance, le montant de la redevance aurait été égal à la moitié de la différence entre les coûts qu’aurait entraînés pour Apotex le recours au procédé contrefaisant AFI‑1 et ce que lui aurait coûté le recours au procédé non contrefaisant (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 113). Les coûts épargnés se chiffreraient à [caviardé] le kilogramme (Rapport Meyer, TX 182, au paragraphe 49, tableau 4). Pour calculer la redevance, le montant des coûts épargnés est multiplié par la quantité totale de produit contrefait (581,43 kg) puis divisé par deux. Le montant de la redevance raisonnable serait donc de [caviardé].

 

[192]       Selon Apotex, une redevance raisonnable sur les comprimés de remplacement postexpiration, ajoutée à la redevance sur les comprimés vendus à l’exportation après l’expiration du brevet, entraînerait le versement d’une somme minime de 338 892 $. Cette somme, et la méthode retenue pour la calculer, sont mentionnées pour la première fois à la page 35 des observations écrites finales d’Apotex, bien que, selon le témoignage de M. Sherman, d’ordinaire, Apotex fasse en sorte de faire rapidement son entrée sur le marché, généralement dans la semaine ou les 15 jours qui suivent l’expiration d’un brevet (5T537‑538). Le chiffre avancé par Apotex correspond à un pour cent des revenus tirés par Apotex des ventes de produits contrefaits réalisées après expiration, tant à l’exportation que sur le marché intérieur, soit, selon l’accord de rationalisation, 33 889 170 $. Aucune raison n’est donnée pour expliquer en quoi ce un pour cent serait raisonnable.

 

[193]       Les arguments avancés par Apotex concernent pour l’essentiel les raisons et les moyens qu’elle aurait eus de passer, dès l’expiration du brevet, à l’utilisation du procédé AFI‑1, et de commercialiser, peu après le 31 janvier 2001, de la lovastatine fabriquée en faisant appel à l’Aspergillus terreus. Si ces arguments doivent être pris en compte pour évaluer la durée de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet, ils n’entraînent pas une réduction de la redevance à verser sur les comprimés de remplacement postexpiration. Il en est ainsi parce que les comprimés en question ont été fabriqués avec un produit contrefait lui‑même produit avant l’expiration du brevet 380. Dans le cadre des négociations hypothétiques décrites par Mme Meyer, ce fait aurait été connu d’Apotex avant même qu’elle n’entame les négociations. Autrement dit, Apotex aurait su qu’à la date d’expiration du brevet, elle aurait en sa possession 581,43 kg de produit AFI‑1 contrefait, soit sous forme de principe actif, soit sous forme de comprimés.

 

[194]       Dans une note en bas de page de leurs conclusions écrites (observations écrites finales d’Apotex, paragraphes 35 et 36, note 160), Apotex fait valoir ceci :

[traduction] Si, dans son analyse relative à la situation hypothétique, la Cour conclut qu’Apotex n’aurait pas pu recourir à une solution non contrefaisante, cela signifie qu’Apotex aurait simplement pu se débarrasser de la lovastatine (PA) qu’elle avait en fait achetée avant l’expiration du brevet et vendue après son expiration, et qu’elle aurait plutôt racheté de la lovastatine (PA) postexpiration qu’elle aurait alors vendu à la place.

 

[195]       L’argument d’Apotex selon lequel Apotex Inc. et AFI auraient simplement pu se défaire des comprimés et de la lovastatine (PA) qui emportaient contrefaçon est peut‑être conjectural, mais pas entièrement illogique. Cela voudrait dire qu’Apotex Inc. aurait jeté plus de 580 kilogrammes de lovastatine et de comprimés parfaitement adéquats fabriqués au moyen du procédé AFI‑1 contrefaisant et serait, après le 31 janvier 2001, repartie à zéro en fabriquant un produit AFI‑1 désormais non contrefait. Ce qu’il faut se demander, c’est si une telle solution aurait pu s’inscrire dans une logique financière. C’est possible.

 

[196]       La production d’un kilogramme de comprimés de lovastatine ou de la lovastatine (PA) au moyen du procédé non contrefaisant (AFI‑4) aurait coûté à Apotex [caviardé] (accord de rationalisation, à l’alinéa 17c)). Selon le rapport de Mme Meyer (TX 182, paragraphe 84) on peut raisonnablement évaluer à [caviardé] le kilogramme, les frais qu’aurait permis d’épargner l’emploi de principe actif produit au moyen du procédé AFI‑1. La différence de [caviardé] par kilogramme – à savoir [caviardé] pour les 581,43 kg représente ce qu’il en aurait approximativement coûté à Apotex si elle avait utilisé le procédé AFI‑1. Selon ce scénario de « mise au rebut », Apotex se serait débarrassée de comprimés et de lovastatine (PA) d’une valeur de [caviardé] et elle aurait engagé des coûts d’un même montant, soit [caviardé] pour remplacer, après l’expiration du brevet 380, le produit dont elle s’était défait. Théoriquement, le fait de procéder ainsi aurait, au total, coûté à Apotex moins de la moitié de la redevance de [caviardé] calculée selon la méthode proposée par Mme Meyer, et sollicitée par Merck. Cela dit, ce montant dépasse de loin la somme minime de 338 892 $ proposée par Apotex.

 

[197]       Ajoutons que la question de savoir si Apotex serait effectivement repartie de zéro après l’expiration du brevet ne dépend pas uniquement d’un calcul arithmétique. Une réponse complète à la question suppose qu’Apotex aurait pris en compte d’autres considérations, tant directes qu’indirectes, telles que :

 

                     Combien lui aurait coûté la destruction de 580 kg de principe actif?

 

                     Combien de temps il lui aurait fallu pour produire un nouveau lot de lovastatine AFI‑1, dans la mesure où la première fermentation aurait eu lieu après le 31 janvier 2001, et combien de temps lui aurait‑elle mis pour répondre à la demande?

 

                     Combien aurait coûté à Apotex une interruption de la distribution d’Apo‑lovastatine aux pharmacies et aux distributeurs au cours de la période critique postexpiration, alors que les autres fournisseurs de génériques se battraient pour les parts de marché?

 

[198]       L’absence de preuve devant la Cour concernant ce qu’aurait, au total, coûté à Apotex l’éventuelle destruction des comprimés de remplacement postexpiration porte un coup fatal à la thèse qu’avance Apotex au sujet de cette redevance. La Cour ne dispose en outre d’aucun élément de preuve indiquant que c’est effectivement la solution à laquelle Apotex (voire d’autres) aurait eu recours. Tout ce qui a été présenté à la Cour ce sont les déclarations, intéressées et non corroborées, de M. Sherman qui, longtemps après les faits, affirme que l’on se serait tout simplement débarrassé de la matière contrefaite (5T531‑532, 550‑551). Pour reprendre les termes de Mme Meyer, je n’ai aucun moyen de déterminer quelle serait la « volonté maximum de payer des défenderesses ». En l’absence d’éléments de preuve sur ce point, je suis disposée à admettre, pour ce qui est des négociations hypothétiques, que les parties se seraient entendues sur une redevance dont le montant serait égal à la moitié de la différence entre ce qu’aurait coûté à Apotex l’emploi non contrefaisant du procédé AFI‑1, et ce que lui aurait coûté le recours à une autre solution non contrefaisante.

 

[199]       Cela étant, je retiens la méthode avancée par Merck pour calculer le montant d’une redevance raisonnable. Au vu du dossier produit devant la Cour, j’estime que pour ce qui est des comprimés de remplacement postexpiration, Merck a droit à la somme de [caviardé].

 

B.        Perte de profits au cours de la période de transition postexpiration

 

[200]       Le deuxième type de dommages‑intérêts que Merck réclame pour la période postexpiration concerne la perte de profits qu’elle affirme avoir subie par suite de la vente des comprimés au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet. Dans ses conclusions, Apotex affirme qu’il s’agit, de la part de Merck, d’une demande de dommages‑intérêts fondés sur la règle dite du « tremplin ». Quel que soit le terme employé, ce volet de la réclamation de Merck est tel que je l’ai décrit. Je vais l’appeler perte de profits due aux comprimés de la période de transition postexpiration.

 

[201]       Je vais commencer par décrire ce qui est, selon moi, à l’origine de la réclamation présentée par Merck.

 

[202]       Dès qu’il reçoit l’autorisation de mise en marché d’un médicament, le fabricant de produits génériques peut faire son entrée sur le marché. La plupart du temps, l’autorisation lui est délivrée immédiatement après l’expiration du brevet inscrit au registre. C’est à ce moment‑là que le breveté commence à perdre des ventes au profit du fabricant de médicaments génériques présent sur le marché.

 

[203]       Mais l’arrivée sur le marché d’un fabricant de produits génériques ne produit pas immédiatement ses effets. Bien que l’avis de conformité lui permette de commencer à vendre le médicament, le nouvel arrivant doit négocier des ententes avec les pharmacies et les distributeurs, obtenir son inscription aux formulaires des médicaments et approvisionner les pharmacies. Tout cela prend du temps. Cette période de temps qu’exige la constitution d’une clientèle suffisante pour que les ventes se stabilisent est souvent appelée « période de transition ». À supposer que le total des ventes du produit en question demeure au même niveau après l’expiration du brevet et avant que les nouveaux acteurs du marché stabilisent leurs niveaux de vente, le breveté, marchand initial, conservera une part du marché. Le volume de ses ventes va baisser au cours de la période de transition au fur et à mesure que les fabricants de produits génériques occupent une part de marché de plus en plus grande.

 

[204]       Étant donné qu’Apotex Inc. avait déjà pris pied sur le marché, bien qu’en offrant un produit contrefait, elle n’a pas, après l’expiration du brevet 380, eu à passer par une période de transition, et Merck ne s’est par conséquent pas heurtée à une baisse progressive de sa part de marché. Lorsque le brevet 380 a expiré le 31 janvier 2001, Apotex avait déjà, pour son Apo‑lovastatine, atteint un niveau de ventes stable; elle n’est pas partie de zéro et n’a pas eu à traverser une période de transition. Selon Merck, si Apotex n’avait commis aucune contrefaçon, Merck aurait vendu davantage de MEVACOR. Merck réclame la remise de 28 000 000 $ de profits perdus sur les ventes postexpiration, chiffre qui, selon elle, correspond au préjudice résultant de la contrefaçon par Apotex après la délivrance du brevet 380.

 

[205]       Selon moi, l’article 55 de la Loi sur les brevets n’interdit pas à Merck de réclamer cette somme à titre de dommages‑intérêts. Les difficultés que soulève cette demande de remise des profits perdus après l’expiration du brevet sont dues davantage aux faits et circonstances de l’affaire qu’au droit que Merck peut faire valoir. Sur ce point, les défenderesses soulèvent deux objections possibles à la remise des profits perdus que réclame Merck au titre de la période de transition :

 

1.                  Merck ne devrait pas être en mesure de présenter cette demande, car elle prend les défenderesses « par surprise »;

 

2.                  La demande de remise des profits perdus en raison des comprimés de la période de transition postexpiration ne se justifie pas au vu des éléments de preuve au dossier.

 

(1)        Le défaut de préavis

 

[206]       Apotex fait d’abord valoir que la demande de remise des profits perdus au cours de la période de transition devrait être rejetée parce qu’elle n’a pas été dûment avisée que cela ferait partie des indemnités réclamées. Elle affirme que ce n’est que lors de ses conclusions préliminaires que Merck a soulevé la question pour la première fois. Selon Apotex :

[traduction] Merck n’avait, avant la présentation de ses conclusions préliminaires, jamais manifesté l’intention de réclamer des dommages‑intérêts sur le fondement de la règle du « tremplin ». Au contraire, Merck avait à de multiples reprises fait savoir à Apotex qu’elle avait circonscrit sa demande et qu’elle n’entendait pas réclamer des dommages‑intérêts de cette nature. Cela étant, ni l’une ni l’autre des parties n’a produit de rapport d’expert sur cette question.

 

(Observations écrites finales d’Apotex, au paragraphe 58.)

 

[207]       Merck affirme pour sa part qu’elle avait, de plusieurs manières, fait savoir à Apotex qu’elle réclamerait des dommages‑intérêts au titre de la période de transition, notamment en lui signifiant les rapports d’expert de Mme Meyer et de M. Hamilton (7T953‑960).

 

[208]       Tout bien pesé, je préfère les arguments d’Apotex.

 

[209]       La Cour voit d’un mauvais œil le fait d’attendre à la dernière minute pour soulever une question. Comme l’a dit le juge Létourneau dans l’arrêt Yacyshyn c R (1999), 99 DTC 5133 (CAF), « l’époque où une partie pouvait tendre un guet‑apens à son adversaire ou le prendre par surprise est heureusement révolue […] ».

 

[210]       Apotex invoque à l’appui de sa thèse l’arrêt Bristol‑Myers Squibb Co c Apotex Inc, 2011 CAF 34, 91 CPR (4th) 307 [Bristol‑Myers Squibb], dans lequel la Cour d’appel lui a refusé la permission de modifier ses actes de procédure. Tardivement, en cours de procédure et après la tenue de la conférence préalable à l’instruction, Apotex a cherché à ajouter certains arguments concernant l’invalidité du brevet, notamment l’absence de prédiction valable et l’inutilité. La Cour d’appel a accordé un poids considérable aux conclusions de la protonotaire et du juge de la Cour fédérale, selon lesquelles Apotex avait adopté une stratégie de « non‑divulgation, [de] manque d’éclaircissements, ou [d’]inaction ». Rien de tel n’est démontré en l’espèce. Le fait, cependant, qu’Apotex n’ait pas soulevé la question lors de la conférence préalable à l’instruction était « en fait d’une importance capitale pour la présente affaire » (Bristol‑Myers Squibb, précité, au paragraphe 36). En outre, au paragraphe 37, le juge Stratas fait état d’un principe fondamental, qui entre en jeu en l’espèce :

Ces affaires complexes de propriété intellectuelle, où les enjeux sont extrêmement élevés, sont soumises à des règles de procédure qui visent à assurer l’équité et l’efficacité du procès, ainsi que la communication intégrale et opportune des éléments de preuve. La non‑divulgation, le manque d’éclaircissements ou l’inaction délibérée pour des raisons d’ordre stratégique […] démontrent un manque de respect à l’égard des règles applicables et de leur objet.

 

[211]       Je conviens avec Merck que sa demande générale visant « l’octroi de dommages‑intérêts ou la remise des profits » telle qu’exposée dans ses actes de procédure modifiés pourrait englober une demande de dommages‑intérêts pour ce qui est de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet. Le caractère très général de la réclamation ainsi formulée n’est cependant pas en cause. La question est, plutôt, de savoir si Apotex a été avisée suffisamment à l’avance du fait que Merck entendait réclamer des dommages‑intérêts au titre de la période de transition.

 

[212]       Selon Apotex, Merck a attendu le début de l’audience pour soulever de manière explicite la question des dommages‑intérêts qui lui seraient dus au titre de la période de transition. Au vu des documents produits par les parties à l’appui de leurs thèses respectives, cela semble exact. Contrairement à ce qu’affirme Merck, la question n’a pas été directement évoquée par les experts. Les allusions qui y sont faites dans les rapports d’experts ne permettent pas de dire que la question a été soulevée par Merck. Ajoutons que les représentants et avocats de Merck n’ont pas, lors de l’interrogatoire préalable, clairement abordé la question des 28 millions de dollars, bien que des questions aient été posées sur l’étendue de leurs prétentions en ce qui concerne la période qui a suivi l’expiration du brevet.

 

[213]       Merck attire mon attention sur la pièce 17 du rapport d’expert de Mme Meyer (TX 182), pour démontrer qu’elle a bel et bien soulevé cette question. Cela ne l’aide guère étant donné que Mme Meyer n’était pas appelée à calculer les dommages‑intérêts; pour calculer le montant d’une redevance raisonnable, elle s’est servie des calculs fournis par d’autres personnes. En produisant la pièce 17 Merck n’a pas donné avis de son intention de soulever cette question.

 

[214]       La situation se complique du fait que toutes les parties comprenaient fort bien que Merck demandait à être indemnisée, sous forme de redevance, pour les comprimés vendus après l’expiration du brevet, mais fabriqués avec de la lovastatine contrefaite, soit les comprimés appelés dans l’accord de rationalisation, les comprimés de remplacement postexpiration (accord de rationalisation, aux paragraphes 13 à 16). Le calcul de l’indemnité réclamée par Merck pour les comprimés de la période de transition postexpiration n’a rien à voir avec le calcul des dommages‑intérêts réclamés pour les comprimés de remplacement postexpiration. L’accord de rationalisation est silencieux quant au montant ou au calcul des dommages‑intérêts pouvant être accordés au titre de la période de transition.

 

[215]       Je ne sais pas très bien pourquoi la question n’a pas été en toute équité pleinement exposée à Apotex avant cela. Peut‑être s’agit‑il d’un oubli. Peu importe; ce qui est clair, c’est qu’Apotex n’en a pas été préalablement avisée et ne devrait par conséquent pas avoir, à cette date tardive, à présenter une défense sur ce point. Je suis par conséquent d’avis, pour ce seul motif, de rejeter la demande d’indemnisation de la perte de profits sur les comprimés de la période de transition postexpiration. D’ailleurs, même si Apotex avait été avisée en temps opportun de la question, j’ai de très sérieux doutes quant à la preuve qui m’a été présentée concernant l’indemnité de 28 000 000 $ réclamée à ce titre.

 

(2)        Les insuffisances de la preuve

 

[216]       La réclamation présentée par Merck pour la période de transition pose aussi problème du fait de l’absence d’éléments de preuve fiables et complets quant au montant des dommages‑intérêts. Se référant à une partie du tableau figurant à titre de pièce 17 dans le rapport d’expert de Mme Meyer (TX 182), Merck propose que je me fonde sur la période de transition qu’a connue Apotex en 1997 pour évaluer le volume de lovastatine qu’Apotex aurait vendue au cours de la période de transition hypothétique qui aurait suivi l’expiration du brevet. Cela donne lieu à un calcul relativement simple par lequel on obtient, pour l’indemnité demandée, la somme de 27 790 400 $, si l’on ne déduit pas la redevance due à MACI, et 26 817 736 $ si cette redevance est déduite.

 

[217]       Notons que j’ai eu du mal à parvenir aux chiffres avancés par Merck. Comme le montre le tableau joint à l’annexe A, en ajoutant les chiffres tirés de la pièce 17 du rapport de Mme Meyer, j’obtiens, respectivement, 27 790 403 $ et 26 806 732 $. Ces différences sont peu importantes.

 

[218]       Je suis parfaitement consciente des nombreuses difficultés que pose l’évaluation d’un préjudice subi sur un marché hypothétique. En l’espèce, la perte de profits subie par Merck pendant la durée du brevet a fait l’objet d’un accord (accord de rationalisation) et n’est par conséquent plus en cause. En ce qui concerne, en revanche, le préjudice subi au cours de la période de transition, il existe, selon moi, un certain nombre de considérations sur lesquelles Merck ne s’est pas suffisamment expliquée.

 

[219]       Pour chiffrer l’indemnisation de cette perte de profits, il me faut évaluer la durée de la période de transition et la rapidité avec laquelle les fabricants de produits génériques auraient pris pied sur le marché hypothétique. Il n’est pas forcément pertinent de retenir sur ce point la situation qu’Apotex a connue en 1997 au cours d’une période de transition, et cela ne tiendrait d’ailleurs pas nécessairement compte d’un certain nombre de facteurs :

 

                     Pendant la durée du brevet 380, Apotex avait reçu l’autorisation de mettre en marché l’Apo‑lovastatine n’emportant aucune contrefaçon, ce qu’elle a effectivement fait. Dans quelle mesure cela a‑t‑il facilité son entrée sur le marché après l’expiration du brevet?

 

                     Par rapport à 1997, y a‑t‑il eu une différence quant au temps nécessaire pour obtenir, en 2001, une inscription sur les formulaires?

 

                     L’entrée sur le marché d’autres fabricants de produits génériques (en l’occurrence Genpharm) a‑t‑elle eu des incidences sur la façon dont s’est déroulée la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet?

 

[220]       Merck soutient que l’opinion de Mme Meyer justifie sa demande de dommages‑intérêts au titre des comprimés de la période de transition postexpiration. Au paragraphe 99 de son rapport d’expert (TX 182), Mme Meyer décrit comment elle a effectué le calcul. À la pièce 17 de son rapport, Mme Meyer calcule la [traduction] « perte estimative de profits due à la vente par Apotex de comprimés de lovastatine à des clients du Canada » au cours de la période allant du premier trimestre de 2001 au troisième trimestre de 2012. Comme le démontre son tableau, la période de transition supposée a débuté le 1er février 2001 (premier trimestre de l’année), et a pris fin au quatrième trimestre de 2003. Mme Meyer a, pour chaque trimestre, effectué les calculs suivants :

 

1.                  Elle a d’abord calculé le nombre de kilogrammes de principe actif générique vendus par Apotex au cours de la période en question. Le résultat de ce calcul est désigné par la lettre « A ».

 

2.                  De A, Mme Meyer a soustrait les quantités qui auraient été vendues au cours de la période hypothétique B, si Apotex et d’autres fabricants de produits génériques avaient commencé à commercialiser leurs produits après l’expiration du brevet 380. En contre‑interrogatoire, Mme Meyer a confirmé s’être fondée sur les données concernant la période de transition d’Apotex en 1997 telles que recueillies par IMS, et avoir utilisé ces données pour l’année 2001 pour calculer les ventes de la période de transition dans le marché hypothétique des produits génériques postérieur au 31 janvier 2001 (3T391‑392; TX 182, pièces 17, 12a et 12b). La quantité ainsi calculée repose sur l’hypothèse que les ventes de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet auraient été les mêmes que celles qui ont effectivement été réalisées en 1997 après l’entrée d’Apotex sur le marché. La différence entre A et B, soit C, représente la [traduction] « perte estimée de ventes de principe actif ».

 

3.                  Mme Meyer, ayant ensuite multiplié C par le profit par kilogramme (D ou E, selon qu’est comprise ou non la redevance due à MACI), comme les parties en avaient convenu dans l’accord de rationalisation, a obtenu la [traduction] « perte de profits des demanderesses en raison de la perte estimée de ventes de Mevacor®». Mme Meyer a ensuite fait deux derniers calculs : un calcul incluant la redevance due à MACI (F), et un autre l’excluant (G).

 

4.                  On obtient le total des pertes de profits en ajoutant, pour chacun des 12 trimestres, les chiffres correspondant à F ou à G.

 

Les parties pertinentes de la pièce 17 du rapport de Mme Meyer sont jointes aux présents motifs à l’annexe A.

 

[221]       L’exactitude de ces calculs n’est pas en cause. Ce qui pose problème, cependant, c’est l’hypothèse voulant que l’on puisse, aux fins du calcul de B, se fonder sur la situation qu’Apotex a effectivement connue en 1997 au cours d’une période de transition. Autrement dit, peut‑on se fier aux quantités inscrites à la colonne B? Il faut selon moi répondre par la négative.

 

[222]       Il convient de se rappeler que, selon la mission qui a été confiée à Mme Meyer et l’expertise que lui a reconnue la Cour, elle avait à donner un avis sur la négociation hypothétique d’une redevance. Pour ce faire, elle s’est fondée sur un certain nombre de calculs et d’hypothèses qui lui ont été fournis par les avocats, ou qu’elle a pu tirer de l’accord de rationalisation. Le simple fait que Mme Meyer ait, pour évaluer le préjudice subi au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet, appliqué un modèle fondé sur ces données ne veut pas nécessairement dire que ces données reflètent tous les facteurs dont il convient de tenir compte.

 

[223]       L’expertise de Mme Meyer a été reconnue par la Cour, qui lui demandait de donner son avis sur les questions à caractère économique liées à la détermination d’une redevance raisonnable dans le contexte de négociations hypothétiques (2T238‑241). Elle n’a guère d’expérience du secteur pharmaceutique (2T305‑306). On ne peut manifestement pas supposer qu’elle est au courant du fonctionnement des formulaires provinciaux ou des réseaux de distribution de médicaments. Je ne peux, en somme, conclure que ses hypothèses sur la période de transition et les ventes effectuées à l’époque par les fabricants de produits génériques sont raisonnables. Étant donné que j’éprouve des doutes quant à la fiabilité des chiffres inscrits à la colonne B de ses calculs, je ne suis pas convaincue de la justesse du montant réclamé au titre de la perte de profits subie au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet.

 

[224]       Je tiens à préciser que je ne mets aucunement en cause la manière dont Mme Meyer a élaboré ce modèle de négociation hypothétique d’une redevance. L’expertise de Mme Meyer en ce domaine a été des plus utiles. Il se peut, d’ailleurs, que les calculs figurant à la pièce 17 contribuent, effectivement, au calcul d’une redevance raisonnable, mais, cela, c’est une autre question.

 

[225]       Merck fait valoir qu’Apotex avait, pour répondre à la pièce 17 de Mme Meyer la possibilité de produire, à son tour, une opinion d’expert. La difficulté provient du fait que le calcul de la perte de profits subie au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet n’est pas quelque chose dont Mme Meyer a fait état dans son avis. Il s’agissait simplement d’une hypothèse qu’elle a faite, puis [traduction] « incorporée » à son modèle. En contre‑interrogatoire, Apotex a, et cela à juste titre, réussi à contester ses hypothèses, y relevant un certain nombre de failles.

 

[226]       Une des grandes failles de l’analyse de Mme Meyer concernant la période de transition hypothétique est qu’elle n’a pas tenu compte du fait qu’à partir du 26 mars 1997, Apotex se trouvait déjà sur le marché, s’étant vu délivrer un avis de conformité pour l’Apo‑lovastatine fabriquée au moyen du procédé non contrefaisant AFI‑4. L’inscription sur les formulaires était déjà faite. Or, les calculs de Mme Meyer reposent sur l’hypothèse qu’Apotex n’aurait pu obtenir ni inscription sur les formulaires, ni avis de conformité. On peut, dans un monde hypothétique, ne tenir aucun compte de l’existence des ventes contrefaisantes, mais on ne peut pas ne pas tenir compte de ventes n’ayant entraîné aucune contrefaçon. Or, Apotex a, avant l’expiration du brevet, réalisé un nombre considérable de ventes n’entraînant aucune contrefaçon. Ce fait aurait, du moins théoriquement, permis à Apotex d’abréger la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet. À l’époque, Apotex aurait, en effet, déjà mis en place son réseau de distribution.

 

(3)        Conclusion concernant la perte de profits au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet

 

[227]       Sur ce point, je ne suis aucunement prête à inclure, dans le montant des dommages‑intérêts accordés à Merck, une somme au titre de la perte de profits relative aux comprimés de la période de transition postexpiration, et cela parce que :

 

1.                  Merck ne peut pas présenter une telle demande à ce stade de l’instance;

 

2.                  Merck n’a pas, comme il lui appartenait de le faire, démontré selon la prépondérance des probabilités qu’elle a, effectivement, subi une perte de profits de presque 28 000 000 $ sur la vente de comprimés au cours de la période de transition postexpiration.

 

XII.     Perte de profits de Merck É.‑U.

 

[228]       Merck É.‑U. réclame 51 965 921 $ en dommages‑intérêts pour la contrefaçon du brevet 380. Selon Merck, le préjudice subi par Merck É.‑U. provient du fait que, suivant la chaîne d’approvisionnement, Merck Canada doit s’approvisionner en lovastatine (PA) auprès de Merck É.‑U.

 

[229]       Il ressort du témoignage non contredit des témoins cités par Merck, M. Duguid et M. O’Sullivan, que si ce n’était de la contrefaçon, Merck Canada se serait, du moins pour l’essentiel, approvisionnée en principe actif auprès de Merck É.‑U., au prix de [caviardé] le kilogramme (témoignage de M. Duguid, 2T130‑131; témoignage de M. O’Sullivan, 2T215‑216, 219‑220).

 

[230]       Comme le montre l’accord de rationalisation, les parties ont convenu que, sous réserve du règlement des deux questions qui subsistent, exposées ci‑dessous, les profits que Merck É.‑U. aurait réalisés avant l’expiration du brevet, en fournissant à Merck Canada la lovastatine (PA) dont celle‑ci avait besoin pour remplacer tous les comprimés contrefaits vendus sur le marché intérieur avant le 31 janvier 2001, se seraient élevés à 51 965 921 $ (accord de rationalisation, paragraphe 7).

 

[231]       Les parties ont également convenu que Merck É.‑U. était en mesure de fabriquer et de vendre la lovastatine (PA) en quantité suffisante pour répondre aux besoins de Merck Canada (accord de rationalisation, paragraphe 20).

 

[232]       Apotex soulève deux questions susceptibles d’entraîner une diminution de l’indemnité accordée à Merck É.‑U. :

 

1.                  Merck É.‑U. ne devrait‑elle pas se voir accorder uniquement des dommages‑intérêts symboliques étant donné qu’elle avait concédé à MACI une licence exclusive?

 

2.                  L’indemnité accordée à Merck devrait‑elle être abaissée étant donné qu’une tierce partie – en l’occurrence Quimica – aurait vendu 3,6 % du principe actif à Merck Canada, ce qui aurait eu pour effet de réduire l’étendue du préjudice subi par Merck É.‑U.?

 

A.        La cession effectuée par Merck É.‑U. en faveur de MACI

 

[233]       Selon l’article 55 de la Loi sur les brevets, « [q]uiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté […] du dommage que cette contrefaçon [lui] a fait subir après l’octroi du brevet ».

 

[234]       Merck É.‑U. est la titulaire désignée du brevet 380. C’est elle qui demeure le breveté, quel que soit le nombre de licences ou autres droits de brevet concédés à autrui. Les termes « breveté » ou « titulaire d’un brevet » sont définis à l’article 2 de la Loi sur les brevets comme voulant dire : « [l]e titulaire ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet ».

 

[235]       La question du droit à l’indemnisation de Merck É.‑U. se pose en raison de tout un enchaînement d’accords interentreprises. Le brevet 380 a été délivré à Merck É.‑U. À partir du 1er janvier 1992, Merck É.‑U. a conclu avec Merck and Company, Incorporated (MACI) un accord (accord de licence avec MACI, TX 64) en vertu duquel Merck & Co., le concédant, a accordé à MACI, le licencié :

[traduction] Une licence permanente et exclusive, sans redevance, à l’égard de la propriété intellectuelle appartenant au concédant ou acquise ultérieurement par lui, à l’exception des licences en vigueur couvrant le droit de propriété intellectuelle déjà accordé, aux termes de l’accord de licence daté du 1er janvier 1985, et ses modifications, entre Merck & Co., Inc. et Merck Frosst Canada Inc.

 

[236]       Nul ne conteste que la propriété intellectuelle faisant l’objet de l’accord de licence avec MACI visait notamment le brevet 380.

 

[237]       Pendant l’étape du procès consacrée à la question de la responsabilité, Apotex a fait valoir que Merck É.‑U. (appelée, dans les motifs relatifs à la responsabilité, Merck & Co.) n’avait pas qualité pour agir dans cette instance. J’ai rejeté l’argument. Mes motifs sont exposés dans les passages suivants des motifs relatifs à la responsabilité.

 

[traduction]
44
        […]
Apotex soutient que Merck & Co. n’a pas qualité pour agir en l’espèce, parce que, aux termes de l’accord de licence avec MACI, elle a cédé à cette dernière l’intégralité de ses droits sur le brevet 380. Selon Apotex, à partir de novembre 1992, MACI avait droit [traduction] « sans restriction, à l’intégralité des avantages conférés par le brevet 380 ». Merck & Co. n’a plus droit aux avantages que confère le brevet et, partant, à l’indemnité prévue au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets. Apotex fait valoir que, bien que l’accord soit appelé « accord de licence », il ressort de l’examen de son libellé que les parties à l’accord conclu avec MACI entendaient céder à MACI l’intégralité des droits, titres et intérêts se rattachant au brevet 380.

 

[…]

 

47        Il convient plutôt, d’après moi, d’examiner la question dans le contexte du droit canadien des contrats. Si je comprends bien, en vertu du droit canadien des contrats, les termes expressément employés par les parties à un contrat constituent le fondement de leurs obligations contractuelles. Lorsque les termes d’un contrat sont clairs et sans équivoque, la Cour n’a pas à chercher ailleurs pour déterminer l’intention des parties et l’effet que doit avoir le contrat.

 

48        Apotex n’a invoqué aucune décision canadienne à l’appui de sa thèse. Je conviens néanmoins que l’appellation donnée à l’accord de licence ne serait pas un facteur déterminant si l’on avait des preuves claires et convaincantes que Merck & Co. avait entendu céder à MACI l’intégralité de ses droits au brevet 380, sans rien conserver. La question de savoir s’il en était effectivement ainsi dépend de l’examen du libellé de l’accord conclu avec MACI, ainsi que des faits et circonstances entourant cet accord.

 

49        En l’espèce, le libellé de l’article 2 de l’accord conclu avec MACI contient bien le mot « licence ». A priori, l’accord conclu avec MACI ne fait que concéder une « licence ». Dans son arrêt Domco Industries Ltd., c. Armstrong Cork Canada Ltd., [1982] 1 R.C.S. 907, à la page 912, 66 C.P.R. (2d) 46, la Cour suprême du Canada a repris à son compte les commentaires du lord juge Fry dans l’arrêt Heap c. Hartley (1889), 42 Ch. D. 461, à la page 470 :

 

Une licence exclusive est seulement une licence dans un seul sens; c’est‑à‑dire que la véritable nature d’une licence est la suivante. C’est une permission de faire une chose et un contrat par lequel on s’engage à ne donner à personne d’autre la permission de faire la même chose. Mais cela ne confère, comme toute autre licence, aucun intérêt ou droit réel dans la chose.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

50        Je relève en outre que le texte de certains articles de l’accord conclu avec MACI fait allusion à certains droits qu’aurait conservés Merck & Co. C’est ainsi que l’article 3 confère au concédant le droit d’inspecter les établissements du licencié. Aux termes de l’article 5.2, le licencié doit transmettre au concédant une description détaillée de toute communication, à un organisme gouvernemental, relative à un « savoir‑faire couvert par l’accord de licence ». Selon moi, la conservation de droits tels que ceux‑ci est incompatible avec l’intention de céder l’intégralité des droits se rattachant au brevet.

 

[…]

 

54        J’estime que le texte de l’accord conclu avec MACI établit qu’il y a eu concession d’une licence et non pas cession de l’intégralité des droits se rattachant au brevet 380. La présence du mot [traduction] « subsistants » ne l’emporte pas sur le texte de l’accord. Cela justifie le rejet de l’argument avancé par Apotex.

 

55        Mais, même si j’admettais que l’accord conclu avec MACI est dans une certaine mesure ambigu, je suis persuadée que les parties à cet accord n’entendaient pas céder l’intégralité des droits, titres et intérêts se rattachant au brevet 380. Le comportement des parties à un accord aide à déterminer leurs intentions. Si l’accord conclu avec MACI n’est pas clair, il peut être utile d’examiner le comportement des parties après sa signature. À partir du mois de novembre 1992, Merck & Co. s’est‑elle effectivement comportée comme une entreprise qui aurait intégralement renoncé à tout droit, titre, domaine et intérêt se rattachant au brevet 380? La réponse est manifestement « non ». Si tel avait été effectivement son intention, pourquoi Merck & Co. aurait‑elle entamé en son propre nom ce procès et participé à celui‑ci pendant 13 ans? De plus, pourquoi Merck & Co. serait‑elle demeurée la titulaire désignée du brevet 380?

 

56        J’estime que l’accord conclu avec MACI n’a pas eu pour effet de céder à MACI l’intégralité des droits, titres et intérêts de Merck & Co. Merck & Co. a donc qualité pour agir en l’espèce.

 

 

[238]       Apotex accepte la conclusion de la Cour portant que Merck É.‑U. a effectivement qualité pour agir dans la présente instance, mais elle fait valoir que les motifs relatifs à la responsabilité ne règlent pas la question de savoir si la contrefaçon commise par Apotex a causé à Merck É.‑U. un préjudice indemnisable. Un tel préjudice pourrait seulement découler de droits que Merck É.‑U. n’aurait pas cédés à MACI aux termes de l’accord de licence. Selon Apotex, l’accord de licence conclu avec MACI a eu en même temps pour effet de conférer à MACI le droit de réclamer des dommages‑intérêts. Je ne suis pas de cet avis.

 

[239]       Examinons d’abord un droit très important reconnu à tout titulaire de brevet. Comme l’a expliqué le juge Wood de la Cour d’appel de Colombie‑Britannique dans l’arrêt Forget c Specialty Tools of Canada Inc (1995), 62 CPR (3d) 537, paragraphe 16, [1996] 1 WWR 12 (BCCA), [traduction] « [p]lutôt que de conférer au breveté des droits sur l’invention en question, le brevet vise à empêcher d’autres personnes d’exploiter l’invention ». Ce droit fondamental que confère un brevet est accompagné du droit pour le breveté d’être indemnisé de tout préjudice subi du fait d’une contrefaçon.

 

[240]       Ajoutons que ce droit n’est pas nécessairement altéré par l’octroi d’une licence. Dans l’arrêt Armstrong Cork Canada c Domco Industries Ltd, [1982] 1 RCS 907, à la page 916, 136 DLR (3d) 595 [Armstrong], la Cour suprême s’est prononcée en ces termes :

La Loi indique clairement, me semble‑t‑il, que le breveté ainsi que les personnes se réclamant de lui ont des droits fondamentalement identiques, à savoir, « tous dommages‑intérêts » que cette contrefaçon leur « a fait subir » respectivement. Il serait évidemment inconcevable que le breveté, possédant un brevet valide, ne soit pas habilité à recouvrer de l’auteur de la contrefaçon, des dommages‑intérêts en compensation de la perte imputable à cette contrefaçon. […] toute personne se réclamant du breveté, y compris le titulaire d’une licence non exclusive, dispose désormais du même droit fondamental que le breveté, à savoir, celui de recouvrer de l’auteur d’une contrefaçon les dommages‑intérêts en compensation des pertes imputables à la contrefaçon.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[241]       Quelle est, alors, la position du licencié? Je suis d’accord que, comme le fait valoir Merck, l’octroi d’une licence exclusive autorise le licencié à utiliser le brevet sous réserve de l’engagement contractuel de ne pas autoriser qui que ce soit à en faire autant. Il est bien établi dans la jurisprudence que l’octroi d’une licence exclusive n’a pas pour effet de conférer un intérêt ou droit réel dans le brevet (Electric Chain Co of Canada Ltd c Art Metal Works Inc, [1933] RCS 581, à la page 587, [1933] 4 DLR 240; Armstrong, précité, aux pages 912 et 913; motifs relatifs à la responsabilité, précités, au paragraphe 49). L’article 55 de la Loi sur les brevets donne au titulaire d’une licence, en tant que personne se réclamant du breveté, le droit d’actionner le contrefacteur en dommages‑intérêts. Cela ne veut cependant pas dire, selon l’arrêt Armstrong, que le breveté qui a concédé une licence se voit privé du droit d’être indemnisé du préjudice qu’il a subi, dans la mesure où celui‑ci est dû à la contrefaçon.

 

[242]       En bref, la concession d’une licence exclusive établit entre le concédant et le titulaire de la licence une relation contractuelle qui doit être interprétée conformément aux modalités de l’accord de licence. L’accord ne doit ainsi pas être interprété de manière à concéder plus que ce que les parties ont convenu. Par l’accord de licence avec MACI, Merck É.‑U. a‑t‑elle cédé son droit d’interdire à d’autres d’exploiter le brevet 380? Je ne le pense pas.

 

[243]       Apotex se réfère au paragraphe 50 des motifs relatifs à la responsabilité, où je mentionne à titre d’exemple deux droits ayant été conservés par le concédant : le droit d’inspecter les établissements du licencié, et le droit à une description détaillée de la divulgation à tout organisme gouvernemental du « savoir‑faire » visé par la licence. Selon Apotex, c’est [traduction] « sur la base des droits résiduels ainsi conservés », que j’ai décidé que Merck É.‑U. avait effectivement qualité pour agir. Ce n’est pas interpréter correctement ou raisonnablement ma décision. Comme je l’ai précisé, ces deux droits n’ont été mentionnés qu’à titre d’exemple.

 

[244]       Il ressort, selon moi, très nettement de l’accord de licence conclu avec MACI que les droits afférents au brevet ne lui ont pas été intégralement concédés. Sur ce point, je suis d’accord avec Merck qu’aux termes de l’accord de licence avec MACI, [traduction] « MACI n’a obtenu que l’autorisation d’utiliser l’invention et la promesse, de Merck, de ne pas accorder de licence à quelqu’un d’autre » (observations écrites finales de Merck, au paragraphe 40). Le contrat de licence ne peut notamment pas être interprété comme interdisant à Merck É.‑U. de réclamer des dommages-intérêts pour un préjudice découlant de la contrefaçon du brevet 380. De plus, le fait que Merck É.‑U. demeure la titulaire du brevet est révélateur; elle aurait pu céder son droit de propriété dans le brevet 380 et il va de soi qu’elle entendait conserver certains droits lorsqu’elle a choisi de ne pas le faire.

 

[245]       Si l’accord de licence avec MACI demeure équivoque sur ce point, on peut prendre en compte le comportement des parties (voir motifs relatifs à la responsabilité, précités, au paragraphe 55). En fait, Merck É.‑U. s’est invariablement comportée comme si elle avait conservé le droit de fabriquer la lovastatine (PA), droit qu’elle n’aurait pas eu si elle avait cédé à MACI l’intégralité de ses droits au brevet 380. Le fait, pour Merck É.‑U., de céder, sans autre contrepartie, le droit connexe d’être indemnisée d’une contrefaçon serait par ailleurs parfaitement incompatible avec sa rétention du droit d’intenter une action en contrefaçon de brevet. Le fait que Merck É.‑U. soit depuis 16 ans partie à la poursuite dont je suis saisie tend à démontrer que les parties à l’accord de licence avec MACI estimaient que Merck É.‑U. avait toujours qualité pour agir dans la présente instance, ainsi que le droit à des dommages‑intérêts.

 

[246]       Pour conclure sur la question, non seulement Merck avait‑elle qualité pour intenter la présente action (comme je l’ai décidé dans le cadre des motifs relatifs à la responsabilité), mais elle a également le droit d’être indemnisée du préjudice que lui a causé la contrefaçon.

 

B.        Quimica

 

[247]       Non seulement les parties ne s’entendent pas sur la question du droit qu’aurait Merck É.‑U. à des dommages‑intérêts autres que symboliques, mais aussi sur le rôle joué par Quimica. C’est un fait que Quimica, société affiliée à Merck É.‑U. et à Merck Canada, a fourni à Merck Canada une petite quantité de principe actif. Quelle aurait été, dans le monde hypothétique, la quantité de principe actif que Quimica aurait fournie à Merck Canada, si tant est qu’elle lui en aurait fourni?

 

[248]       Selon Merck, n’eût été la contrefaçon, c’est Merck É.‑U. qui l’aurait approvisionnée entièrement en lovastatine (PA). Merck fait valoir que, par le passé, Quimica n’avait pas été un fournisseur régulier de lovastatine et qu’il ne s’agit que d’exceptions à la règle qu’il ne convient pas de prendre en compte dans le calcul des dommages‑intérêts.

 

[249]       Selon Apotex, les factures produites par Merck (TX 178, mémoire de Merck Canada sur ses achats de lovastatine) démontrent que sur un total de 7 809 kg de lovastatine (PA) achetés par Merck Canada entre 1996 et 2001, 277,66 kg ont été fournis par Quimica. Autrement dit, Merck Canada a acheté 3,6 % de ses stocks de lovastatine à Quimica plutôt qu’à Merck É.‑U. Selon Apotex, tout porte à croire que Merck Canada aurait procédé de la même façon dans le monde hypothétique. Selon Apotex, cela justifie que l’on réduise les 1 870 773 $ que Merck É.‑U. réclame à titre d’indemnisation pour sa perte de profits. Je suis d’accord avec Apotex que la façon dont Merck s’est comportée dans la réalité est un bon indicateur de ce qui se serait produit dans le monde hypothétique. Toutefois, je ne pense pas que cela justifie une réduction de 3,6 %.

 

[250]       MM. Kirk Duguid et Barry O’Sullivan ont tous deux attesté l’existence d’une politique exigeant que Merck Canada s’approvisionne en principe actif auprès de Merck É.‑U. (témoignage de M. Duguid, 2T130‑131; témoignage de M. O’Sullivan, 2T215‑216, 219‑220). Malheureusement, l’existence d’une telle « politique » n’est confirmée par aucun document. J’accepte le témoignage concernant l’existence de cette politique, mais faute de document à l’appui, je ne saurais exclure la possibilité que, de temps à autre, la lovastatine (PA) ait pu être ou ait été effectivement achetée à d’autres fournisseurs.

 

[251]       Il ressort de mon examen des factures, et de ce qu’ont déclaré les témoins appelés par Merck, que selon la chaîne habituelle d’approvisionnement, la quasi‑intégralité du principe actif aurait été fournie par Merck É.‑U. Mais, pour une raison ou pour une autre, entre 1996 et 2001, une certaine quantité de lovastatine (PA) a été fournie par Quimica. J’accepte les déclarations des témoins appelés par Merck, selon lesquelles une partie du principe actif fourni à Merck par Quimica a été soit détruite, soit renvoyée (témoignage de M. Duguid, 2T125‑129). En définitive, 1,3 % de la lovastatine fournie par Quimica a effectivement servi à la production. Je suis convaincue que ce qui s’est passé en réalité – du moins en ce qui concerne le principe actif qui a effectivement servi à la production – témoigne de ce qui se serait vraisemblablement produit dans le monde hypothétique. Ainsi, faute de documents me portant à conclure autrement, il me semble plus vraisemblable que dans le monde hypothétique, Quimica aurait fourni une partie du principe actif, bien que, selon la chaîne d’approvisionnement habituelle, les achats étaient effectués auprès de Merck É.‑U. En me basant sur ce que Merck a effectivement fait, je conclus que l’on peut raisonnablement dire que 1,3 % du principe actif de la lovastatine aurait été fourni par Quimica, et 98,7 % par Merck É.‑U.

 

C.        Conclusion sur la perte de profits de Merck É.‑U.

 

[252]       J’estime, compte tenu de ces conclusions, que Merck É.‑U. a droit, au titre de sa perte de profits, à une indemnité basée sur le volume de ses ventes de principe actif à Merck Canada. Reconnaissant, cependant, qu’on peut raisonnablement supposer que ce qui s’est effectivement produit se serait aussi produit dans le monde hypothétique, la perte de profits subie par Merck É.‑U. devrait être réduite de 1,3 %, et donc passer de 675 557 $ à 51 290 364 $.

 

XIII.    Intérêts avant jugement

 

[253]       Comme il ressort des motifs relatifs à la responsabilité, j’ai déjà conclu que Merck a droit à des intérêts avant jugement sur le montant des dommages‑intérêts qui lui sont accordés (motifs relatifs à la responsabilité, précités, au paragraphe 640). Les parties ne s’entendent pas sur le taux d’intérêt applicable.

 

[254]       Il s’agit d’abord de déterminer où a eu lieu la contrefaçon. En l’occurrence, le produit contrefait a été soit fabriqué au Manitoba, soit importé au Manitoba par AFI, puis expédié à Apotex Inc., en Ontario, pour être transformé en comprimés, vendus à travers le Canada. Les parties conviennent qu’étant donné que la contrefaçon a eu lieu dans plus d’une province, le paragraphe 36(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [Loi sur les Cours fédérales] s’applique. Selon cette disposition, le taux d’intérêt est celui que « la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, estime raisonnable dans les circonstances […]. Le paragraphe 36(5) laisse à la Cour le soin de déterminer le taux qu’il convient d’appliquer :

36.  (5) La Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle l’estime juste compte tenu de la fluctuation des taux d’intérêt commerciaux, du déroulement des procédures et de tout autre motif valable, refuser l’intérêt ou l’accorder pour une période autre que celle prévue à l’égard du montant total ou partiel sur lequel l’intérêt est calculé en vertu du présent article.

36. (5) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, if it considers it just to do so, having regard to changes in market interest rates, the conduct of the proceedings or any other relevant consideration, disallow interest or allow interest for a period other than that provided for in subsection (2) in respect of the whole or any part of the amount on which interest is payable under this section.

 

[255]       Aux termes du paragraphe 36(4) de la Loi sur les Cours fédérales, il n’est pas accordé d’intérêts « sur les intérêts accumulés aux termes du présent article ». Autrement dit, les intérêts accordés ne portent pas eux‑mêmes intérêt.

 

[256]       Selon Apotex, les intérêts avant jugement devraient être calculés en fonction du taux annuel moyen variable appliqué, à partir du premier trimestre de 1997, par la Banque du Canada aux avances à court terme (taux d’escompte de 1997). D’après Apotex, ce taux est d’environ 3,3 %.

 

[257]       Merck propose quant à elle que les intérêts avant jugement soient calculés en fonction d’un taux correspondant à l’un ou l’autre des taux suivants :

 

a)                  au taux auquel, au cours de la période en cause, Merck pouvait contracter des emprunts à long terme, ce qui donnerait des intérêts d’environ 6 %;

 

b)                  au coût moyen pondéré du capital de Merck, ce qui équivaut à un taux d’intérêt de 11 %;

 

c)                  au taux auquel Apotex emprunte, soit environ [caviardé].

 

[258]       Dans plusieurs affaires récentes (dont, par exemple, Janssen‑Ortho Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 1234, au paragraphe 135, 57 CPR (4th) 6; Perindopril, précitée, au paragraphe 513), la Cour fédérale a accordé des intérêts avant jugement (non composés) calculés au taux d’escompte. La décision Merck & Co c Apotex Inc, 2006 CF 524, au paragraphe 240, 53 CPR (4th) 1 [Lisinopril CF], une affaire relative à une contrefaçon commise à peu près à la même époque et impliquant les mêmes parties, et dans laquelle le juge Hughes a conclu que les intérêts avant jugement devaient être calculés au taux d’escompte, est particulièrement pertinente. En appel, Merck a demandé que les intérêts soient calculés au taux d’escompte annuel plus 1,5 %, soit au taux fixe de 5,75 %, taux qui, selon Merck, « refléta[it] les réalités du marché » (Merck & Co c Apotex Inc, 2006 CAF 323, aux paragraphes 137 à 145, [2007] 3 RCF 588 [Lisinopril CAF]). La Cour d’appel a maintenu l’ordonnance du juge Hughes octroyant des intérêts avant jugement au taux d’escompte.

 

[259]       En l’espèce, Merck a présenté des éléments de preuve et des arguments plus solides en faveur d’un taux d’intérêt plus élevé que celui qui a été accordé suivant l’arrêt Lisinopril CAF.

 

[260]       Le fait que le taux des intérêts avant jugement soit laissé à l’appréciation de la Cour m’oblige à peser soigneusement les arguments en faveur d’un taux autre que le taux d’escompte de 1997. Je tiens aussi compte des directives données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd (2000), [2001] 1 CA 495, aux paragraphes 122 et 123, 10 CPR (4th) 65 (CA) [Apotex c Wellcome], dans lequel cette dernière dit ce qui suit au sujet de l’objet des intérêts avant et après jugement :

[traduction]
[…] les intérêts avant et après jugement répondent à un double objectif : ils indemnisent le demandeur pour le loyer de l’argent réclamé; et [traduction] « ils privent le contrefacteur d’un avantage injustifié que, sans cela, il recevrait ». Ou bien, comme l’a fait remarquer le juge Finlayson, de la Cour d’appel, dans l’arrêt Irvington Holdings Ltd. c. Black et al. et deux autres poursuites, [traduction] « l’intérêt constitue le coût pour l’emprunteur de la même manière qu’il constitue le rendement pour le prêteur ou l’investisseur ».

 

[…] Je reprends à mon compte le principe consacré par la jurisprudence anglo‑canadienne selon lequel les intérêts ne constituent ni une sanction ni une récompense, et ils doivent plutôt être considérés comme faisant partie des dommages‑intérêts accordés pour indemniser la partie lésée. Je souscris en cela aux propos du maître des rôles lord Denning, dans l’arrêt Panchaud Freres S.A. c. R. Pagnan and Fratelli, selon lesquels l’exercice du pouvoir discrétionnaire de fixer le taux d’intérêt [traduction] « vise à replacer le demandeur, financièrement du moins, dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’avait pas subi le préjudice ».

 

[Citations omises.]

 

[261]       Par sa contrefaçon du brevet 380, Apotex a privé Merck de l’utilisation d’une somme d’argent considérable. Les divers scénarios évoqués par Merck, et les éléments de preuve qu’elle a produits les concernant, démontrent amplement qu’en l’espèce le taux d’escompte de 1997 ne répondrait, ni pour Merck ni pour Apotex, aux « réalités du marché ».

 

[262]       J’écarte le coût moyen pondéré du capital en tant que norme de fixation du taux d’intérêt. Tel que l’a décrit M. Promo, ce coût pondéré est un coût calculé à l’interne pour évaluer la faisabilité d’un investissement (3T444‑451). Au cours de la période en cause, ce coût se situait, pour Merck, entre 10 et 13 % (3T445). J’estime que le taux en fonction duquel des entreprises très importantes et très prospères décident de leurs investissements n’a guère de pertinence lorsqu’il s’agit de fixer le taux des intérêts avant jugement.

 

[263]       Les coûts d’emprunt de Merck pendant la période en question sont un facteur beaucoup plus pertinent en l’espèce. Tant dans Hertzog c Highwire Information Inc, [1997] ACF no 968, aux paragraphes 27 à 30 (CF, protonotaire Hargrave), que dans Universal Sales, Ltd c Edinburgh Assurance Co, 2012 CF 1192, aux paragraphes 12 à 17 et 23, 2012 ACF no 1292, les intérêts avant et après jugement accordés se fondaient sur le taux des emprunts contractés par les demandeurs.

 

[264]       En l’espèce, M. Promo a témoigné au sujet de deux obligations à long terme émises par Merck en 1998. Ces instruments portaient intérêt aux taux fixes de 6,4 % et 5,95 % respectivement (3T454‑457; voir également TX 187, les obligations). Merck reconnaît que le taux de ses emprunts à court terme était inférieur au taux préférentiel, et par conséquent inférieur au taux d’intérêt des obligations.

 

[265]       Merck a été privée de la possibilité d’utiliser des sommes considérables et doit donc, pour être indemnisée, se voir accorder des intérêts avant jugement. Apotex s’oppose à des intérêts d’un taux supérieur au taux d’escompte. Le principal argument qu’Apotex invoque à cet égard est que [traduction] « Merck a en tout temps eu suffisamment d’argent pour financer à l’aide de ses fonds propres l’ensemble de ses opérations » (9T1478). C’est peut‑être exact, mais cela fait fi du fait qu’au cours de la période en cause, Merck a effectivement contracté des emprunts.

 

[266]       Apotex affirme, en outre, que je devrais, comme mes collègues de la Cour, calculer les intérêts selon le taux d’escompte. Je ne peux, cependant, pas être certaine des preuves qui, dans ces autres affaires, ont pu être produites au sujet des taux d’emprunt à long terme. Or, en l’espèce, je dispose de preuves à cet égard.

 

[267]       Merck propose également, comme alternative, que j’applique le taux des emprunts contractés par Apotex. Selon les pièces versées par les demanderesses (TX 197, onglet 4) cela équivaudrait à un taux d’environ [caviardé]. Merck fait valoir à l’appui de son argument que :


[
traduction] En fait, Apotex a pendant 16 ans forcé Merck à lui prêter de l’argent. La Cour sait très précisément ce que coûtaient à Apotex les prêts contractés auprès de prêteurs consentants. Apotex ne devrait pas obtenir, lorsqu’il s’arroge un prêt ou une garantie, un taux d’intérêt inférieur à celui que lui exigeraient ses propres banquiers.

 

(Observations écrites finales de Merck, au paragraphe 65.)

 

[268]       L’octroi d’intérêts au taux susmentionné permettrait de priver [traduction] « le contrefacteur d’un avantage injustifié que, sans cela, il recevrait », conformément au but à atteindre suivant la Cour d’appel dans l’arrêt Apotex c Wellcome, précité, au paragraphe 122. Cela étant, c’est un taux dont il convient de tenir compte, car il donne à penser qu’un taux de [caviardé] ne serait pas inapproprié en l’espèce.

 

[269]       Un des facteurs mentionnés au paragraphe 36(5) est le « déroulement des procédures ». En l’occurrence, le procès dure depuis presque 16 ans. En ce qui concerne son déroulement, je ne saurais blâmer ni les demanderesses ni les défenderesses. Il ne faut cependant pas oublier que l’action intentée par Merck a été rendue nécessaire par le fait qu’elle ne s’était pas, dans le délai de 30 mois fixé par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), en vigueur au milieu des années 1990, opposée à la délivrance d’un avis de conformité. Le comportement de Merck à cet égard tend à justifier une réduction du taux des intérêts avant jugement.

 

[270]       En dernière analyse, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et après avoir examiné les facteurs pertinents, j’estime que les intérêts avant jugement devraient équivaloir au taux d’escompte de 1997 plus 1 %, et être non composés.

 

XIV.    Intérêts après jugement

 

[271]       Selon Apotex, les intérêts après jugement devraient être calculés au taux de 5 % et être non composés, ainsi qu’il est prévu à l’article 4 de la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I‑15.

 

XV.     Les dépens

 

[272]       En règle générale, les dépens sont adjugés à la partie qui obtient gain de cause, en l’occurrence Merck. Merck s’est vu adjuger les dépens à l’issue de l’étape du procès portant sur la question de la responsabilité et elle a également droit aux dépens en ce qui concerne l’étape portant sur la fixation de l’indemnité. Dans leurs observations finales, les parties ont invoqué les principes applicables selon elles au calcul des dépens pour cette étape du procès. Sur un certain nombre de questions importantes, elles proposent des solutions différentes. Compte tenu des arguments avancés par les parties et des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles des Cours fédérales], je propose d’exercer de la manière suivante le pouvoir discrétionnaire qui m’est reconnu.

 

A.        Barème

 

[273]       Selon Merck, les dépens devraient être évalués selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B pour ce qui est de la période précédant la signature de l’accord de rationalisation, et, après cela, selon le milieu de la fourchette de la colonne III. Selon Apotex, les dépens – avant et durant le procès – devraient être évalués en fonction du haut de la fourchette prévue à la colonne IV. C’est la thèse de Merck que je retiens.

 

[274]       Ce sont ces barèmes qui détermineront pour l’essentiel les règles applicables à l’évaluation des honoraires et débours des avocats. Les exceptions sont exposées ci‑dessous.

 

B.        Partage ou différenciation des dépens

 

[275]       Selon Apotex, l’étape du procès qui concerne l’octroi des dommages‑intérêts comprend deux volets – celui relatif à l’existence d’une solution non contrefaisante et celui qui concerne le calcul des dommages‑intérêts, que ceux‑ci correspondent à la perte de profits ou à une redevance raisonnable (selon qu’Apotex sera admise ou non à invoquer en défense l’existence d’une solution non contrefaisante). Apotex demande à la Cour de tenir compte de cette distinction en procédant à un partage des dépens, ou en réduisant les dépens qui seraient autrement adjugés à Merck.

 

[276]       Je suis, en théorie, d’accord avec Apotex que, dans certaines circonstances, une adjudication juste et raisonnable des dépens doit tenir compte du fait que chacune des parties a pu obtenir gain de cause sur certains points importants. J’irais même jusqu’à dire que, si en l’espèce, la Cour avait admis l’existence d’une solution contrefaisante comme moyen de défense, j’aurais vraisemblablement jugé qu’il y avait lieu de réduire le montant des dépens adjugés à Merck. Cela aurait témoigné de l’importance de la question, et tenu compte du temps qui y a été consacré à l’audience. Mais j’ai rejeté ce moyen de défense. C’est par conséquent Merck qui obtient gain de cause et qui a droit aux dépens en ce qui concerne les questions soulevées pendant le procès.

 

[277]       Bien que Merck n’ait pas obtenu gain de cause sur deux points (en ce qui concerne la période de la transition qui a suivi l’expiration du brevet et la redevance due à MACI), ces questions ne revêtaient pas, dans l’ensemble du jugement, suffisamment l’importance pour justifier une réduction des dépens.

 

C.        Les avocats

 

[278]       Selon Merck, l’adjudication des dépens devrait couvrir la présence d’un avocat principal et d’un avocat adjoint lors des interrogatoires préalables, et de deux avocats principaux et de deux avocats adjoints lors du procès. Selon Apotex, les dépens adjugés devraient couvrir l’intervention d’un avocat principal et d’un avocat adjoint, s’ils sont effectivement présents, lors des interrogatoires préalables, et d’un avocat principal et de deux avocats adjoints, lors du procès.

 

[279]       Le procès lui‑même a été relativement court. Néanmoins, les questions soulevées en rapide succession étaient complexes et diverses comme le montrent les trois journées consacrées aux observations finales. Cela justifie une augmentation des dépens pour tenir compte de la nécessité que plus d’un avocat soit présent à l’audience. Cela dit, j’estime excessive une adjudication des dépens couvrant la présence de deux avocats principaux et de deux avocats adjoints comme le demande Merck.

 

[280]       J’accepte, par conséquent, l’argument d’Apotex sur ce point; des dépens pourront être octroyés pour la présence à l’audience d’un avocat principal et de deux avocats adjoints. La demande visant à couvrir les frais associés à la participation d’un avocat principal et d’un avocat adjoint lors des interrogatoires préalables est, dans la mesure où ils étaient effectivement présents, raisonnable, et sera donc accueillie.

 

D.        Les experts

 

[281]       En ce qui concerne les frais d’experts, il est habituel de n’accorder le recouvrement des frais qu’en ce qui concerne les experts effectivement présents à l’audience. En l’espèce, cette approche ne permettrait à Merck que de recouvrer les frais liés à la présence de Mme Meyer. Cela dit, il n’y a ni règle ni jurisprudence qui interdisent le recouvrement des frais d’experts qui n’ont pas témoigné (voir, par exemple, Merck & Co c Apotex Inc, 2002 CFPI 842, au paragraphe 40, [2002] ACF no 1116 (officier taxateur Stinson), conf. par 2002 CFPI 1037, 22 CPR (4th) 377). Chaque affaire doit être examinée en fonction des faits qui lui sont propres. En l’espèce, il a été fait appel aux services de nombreux experts qui ont remis un rapport bien qu’ils n’aient pas témoigné à l’audience.

 

[282]       Selon Merck, l’accord de rationalisation a permis d’éviter de faire témoigner plusieurs experts. Voici en quels termes Merck décrit le travail des experts en question :

[traduction]
Il n’a pas été nécessaire d’appeler plusieurs des experts dont les services avaient été retenus étant donné que les questions qu’ils ont étudiées dans leurs rapports ont été réglées dans le cadre de l’accord de rationalisation. Leurs rapports revêtaient donc une très grande pertinence en ce qui concerne les questions en litige – et c’est justement en raison de la pertinence de ces rapports que les experts n’ont pas eu à témoigner. Les parties ne sont parvenues à conclure l’accord de rationalisation qu’après avoir échangé rapports d’experts et répliques; cet accord incorpore, explicitement ou implicitement, les opinions des nombreux experts des parties sur les questions touchant les moyens de production, l’étendue du marché, les frais de production, les revenus, le nombre et le calendrier des ventes et les mesures prises pour atténuer le préjudice.

 

(Observations écrites finales de Merck, au paragraphe 230.)

 

C’est pourquoi Merck demande à la Cour de lui adjuger l’intégralité de ses frais d’experts.

 

[283]       La première difficulté que soulève l’argument de Merck est qu’il ne tient aucun compte du rôle des experts qui témoignent devant la Cour. Les témoins experts offrent à la Cour leurs connaissances spécialisées, permettant ainsi au juge des faits d’évaluer les éléments de preuve et les arguments revêtant un caractère particulièrement technique. Je ne peux pas, si je n’ai pas recueilli leur témoignage et lu leurs rapports, dire que les experts qui n’étaient pas présents à l’audience ont offert leur assistance à la Cour. Il est clair qu’ils n’ont pas aidé la Cour à comprendre les sujets traités dans leurs rapports; je n’ai tenu aucun compte des opinions exprimées dans ces rapports. Le fait que les experts aient pu aider les parties à s’entendre sur des points très importants ne veut pas dire qu’ils aient joué le rôle qu’on attend d’un expert.

 

[284]       Si j’ai du mal à adjuger les dépens à une des parties plutôt qu’à l’autre, c’est aussi parce que je ne suis pas en mesure d’évaluer le rôle joué par ces experts dans l’élaboration de l’accord de rationalisation.

 

[285]       J’estime, par conséquent, qu’en ce qui concerne les frais d’experts, seuls peuvent être recouvrés les honoraires raisonnables de Mme Meyer, y compris les honoraires liés à la préparation de son rapport et l’aide qu’elle a fournie aux avocats.

 

E.         Conclusion sur la question des dépens

 

[286]       Je vais, dans le cadre de mon jugement et conformément à l’article 405 des Règles de la Cour fédérale, charger un officier taxateur de taxer les dépens en fonction des conclusions exposées ci‑dessus.

 

XVI.    Conclusions générales

 

[287]       En résumé et pour les motifs ci‑dessus exposés, je conclus que Merck a droit à des dommages‑intérêts de 119 054 327 $, représentant le total des sommes suivantes :

 

                     62 925 126 $ au titre de la perte de profits subie par Merck Canada, sur ventes de remplacement préexpiration;

 

                     51 290 364 $ au titre de la perte de profits subie par Merck É.‑U., sur les ventes de remplacement préexpiration;

 

                     [caviardé], somme correspondant au calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes contrefaisantes réalisées sur le marché intérieur postexpiration du brevet; et

 

                     [caviardé], somme correspondant au calcul d’une redevance raisonnable sur les ventes contrefaisantes réalisées à l’exportation.

 

[288]       Merck a en outre droit, sur les dommages‑intérêts qui lui sont accordés, à des intérêts avant jugement calculés au taux d’escompte de 1997 plus 1 % (motifs, partie XIII) ainsi qu’à des intérêts après jugement de 5 % (motifs, partie XIV).

 

[289]       Le calcul de ces sommes reflète pour l’essentiel les faits et chiffres retenus dans le cadre de l’accord de rationalisation. En ce qui concerne les questions exposées à la partie V des présents motifs, je parviens aux conclusions suivantes :

 

1.                  L’existence d’une solution non contrefaisante n’est pas pertinente au calcul des dommages‑intérêts accordés à Merck Canada (partie VII);

 

2.                  Si je me trompe quant à la pertinence de l’existence d’une solution non contrefaisante invoquée comme moyen de défense, je conclus qu’une redevance raisonnable serait due au titre des ventes de remplacement réalisées avant l’expiration du brevet, cette redevance devant faire l’objet d’un calcul ponctuel allant jusqu’à la veille de la première contrefaçon, conformément au cadre décrit par Mme Meyer (partie IX);

 

3.                  Merck n’a droit à aucune indemnité au titre de sa perte de profits sur les ventes réalisées au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet (partie XI.B);

 

4.                  La redevance due à MACI devrait être soustraite du montant réclamé par Merck Canada au titre de sa perte de profits étant donné que cette redevance constitue une dépense qui n’a pas été engagée (partie VIII);

 

5.                  Dans le calcul de la perte de profits subie par Merck É.‑U., Merck a droit d’être indemnisée pour la perte de profits qu’elle a subie sur la vente de la lovastatine (PA) à Merck Canada, après prise en compte d’une déduction de 1,3 % pour les ventes qui auraient vraisemblablement été réalisées par Quimica (partie XII);

 

6.                  Une redevance raisonnable sur les ventes contrefaisantes réalisées à l’exportation après l’expiration du brevet (à l’exclusion cependant des ventes réalisées au cours de la période de transition qui a suivi l’expiration du brevet) devrait correspondre à la moitié de la différence entre ce qu’aurait coûté à Apotex l’emploi du procédé contrefaisant AFI‑1, et le recours au procédé non contrefaisant (partie XI.A).

 

7.                  Merck a droit aux dépens de l’étape du procès relative à la détermination du montant des dommages‑intérêts conformément aux conclusions et instructions exposées dans les présents motifs (partie XV).


 

POSTSCRIPTUM

 

[1]               Les motifs confidentiels de jugement et le jugement confidentiel ont été communiqués aux parties le 5 juillet 2013. Dès la communication des motifs confidentiels et du jugement confidentiel, il fut demandé aux parties d’indiquer à la Cour quels étaient, aux fins des motifs publics et du jugement public, les éléments qu’elles souhaitaient voir caviardés. Dans cette version des motifs, de courts passages des motifs confidentiels de jugement ont été caviardés. Merck et Apotex se sont, sur ce point, toutes deux montrées très raisonnables et j’ai accepté les suppressions demandées. Dans chaque cas, j’ai estimé que les risques auxquels la divulgation de renseignements commerciaux sensibles exposait une partie l’emportaient sur les considérations d’intérêt public qui militent en faveur de l’accès aux renseignements en question. J’estime que, malgré les passages qui ont été caviardés, le lecteur comprendra la nature des éléments de preuve produits et le raisonnement qui sous‑tend les conclusions qui en découlent. Des suppressions correspondantes ont également été apportées aux alinéas (1)c) et (1)d) du jugement confidentiel.

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

 

 

Ottawa (Ontario)

Motifs publics de jugement – 16 juillet 2013

Motifs confidentiels de jugement – 5 juillet 2013

 


Annexe A – Estimation des pertes de profits à l’égard des comprimés de la période de transition postexpiration

 

(Inspirée de la pièce 17 du rapport de Mme Meyer (TX 182))

 

 

 

Volume total effectif du principe actif générique

 

Pertes de profits des demanderesses sur les ventes de Mevacor® qu’elles auraient autrement réalisées

 

Effectif

(A)

Hypothétique

(Kg)

(B)

Perte vraisemblable liée au volume de principe actif

(A) – (B)

= (C)

Incluant la redevance due à MACI

(C) x (D)

= (F)

Excluant la redevance due à MACI

(C) x (E)

= (G)

 

 

 

 

 

 

1er trim. de 2001

79,56

22,10

57,47

4 695 134

4 528 945

2e trim. de 2001

163,43

53,55

109,88

8 977 716

8 659 940

3e trim. de 2001

136,15

94,32

41,83

3 417 515

3 296 548

4e trim. de 2001

174,71

138,93

35,77

2 922 918

2 819 458

1er trim. de 2002

123,59

108,36

15,23

1 244 458

1 200 409

2e trim. de 2002

111,90

100,19

11,71

957 113

923 235

3e trim. de 2002

180,30

160,44

19,86

1 622 905

1 565 461

4e trim. de 2002

135,27

124,83

10,44

853 198

822 999

1er trim. de 2003

116,04

110,30

5,74

468 628

452 040

2e trim. de 2003

133,05

122,33

10,72

875 807

844 807

3e trim. de 2003

126,52

115,91

10,62

867 464

836 759

4e trim. de 2003

112,97

102,11

10,86

887 547

856 131

 

 

 

 

 

TOTAL DES DOMMAGES‑INTÉRÊTS POUR LA PÉRIODE DE TRANSITION :

27 790 403 $

26 806 732 $

 

Note :  Pour l’ensemble des trimestres, le profit réalisé par les demanderesses sur chaque kilogramme de Mevacor s’élève, selon l’accord de rationalisation, à 81 704 $ si l’on inclut la redevance due à MACI (D) et à 78 812 $ si l’on n’inclut pas la redevance due à MACI (E).

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T‑1272‑97

 

INTITULÉ :                                      MERCK & CO., INC. et MERCK CANADA INC. c APOTEX INC. et APOTEX FERMENTATION INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Les 8, 9, 10, 11, 15 et 16 avril 2013

                                                            Les 1er, 2 et 3 mai 2013

 

MOTIFS PUBLICS DU

JUGEMENT :                                   LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 16 JUILLET 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew J. Reddon, M. Steven G. Mason

David Tait, Mme Natacha Engel

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Harry B. Radomski, M. John Keefe

Andrew Brodkin, M. David Scrimger

Mark Dunn, M. Jordan D. Scopa

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

John A. Myers, M. Patrick Riley

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX FERMENTATION INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCarthy Tetrault LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

Taylor McCaffrey LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX FERMENTATION INC.

 

 

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