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Date : 20130708

Dossier : IMM-9181-12

Référence : 2013 CF 758

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

MIGUEL DANIEL ROJAS LUNA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’un contrôle judiciaire d’une décision d’une commissaire [la commissaire] de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’a pas qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

 

II.        CONTEXTE

[2]               Le demandeur, un citoyen du Mexique, était un étudiant, un militant et un annonceur de radio. Il faisait partie d’un groupe de six amis qui ont créé un journal régional dans sa ville. Le journal dénonçait la police et le gouvernement régionaux et leur participation à des activités criminelles ainsi que leurs liens avec le crime organisé. Le journal tirait chaque semaine à 1 000 exemplaires, distribués gratuitement.

 

[3]               Les ennuis du demandeur ont commencé en mai 2005 lorsqu’il a été volé et agressé sous la menace d’une arme pendant qu’il distribuait les journaux. Il a porté plainte à la police.

 

[4]               Au début de 2006, des agents de police en uniforme sont allés au domicile du demandeur, ont saisi son matériel de publication et l’ont emmené avec ses amis, menottés, à un entrepôt où ils ont été battus. Le demandeur a porté plainte auprès de l’Agence fédérale des enquêtes, mais s’est fait dire qu’aucune enquête ne serait menée et de cesser de calomnier la police.

 

[5]               Six mois plus tard, après la publication d’un autre article dénonçant le gouvernement et son [traduction] « argent sale », l’un des membres du groupe travaillant au journal a été atteint par des projectiles tirés par des hommes qui ont dit appartenir au cartel du Golfe. La police n’a pas permis au cousin de porter plainte, a affirmé ne pouvoir rien faire et a recommandé que les membres du groupe changent d’identité et s’enfuient.

 

[6]               Vers la fin de 2006, après la publication d’un article spécial accusant le cartel du Golfe d’être l’auteur de la fusillade, le groupe a reçu un appel téléphonique menaçant d’une personne prétendant être un agent de police fédéral.

 

[7]               Après qu’un membre du groupe eut été tué par balle par des inconnus et qu’un autre eut été arrêté pour meurtre, le demandeur a pris la fuite, se cachant chez des parents. Cependant, il a réussi à publier un article dans un journal d’une localité où il se cachait, dans lequel il imputait la corruption dans la région au cartel Juarez et au gouvernement régional. Il a par la suite dû quitter la région.

 

[8]               Le demandeur est rentré chez lui parce que sa mère était malade. C’est alors qu’il a été enlevé, emmené à un entrepôt, torturé, battu et laissé pour mort. Il a fait une quatrième plainte à la police, dans laquelle il désignait le cartel du Golfe comme étant l’auteur de son enlèvement.

 

[9]               En février 2008, le demandeur est entré au Canada, est resté plus longtemps que l’autorisait son visa et a fini par demander l’asile en 2010. Quelqu’un l’a aidé à faire sa demande initiale, mais après avoir trouvé un avocat, il a produit une demande plus complète.

 

[10]           Pendant le traitement de sa demande d’asile, le demandeur a appris que ses parents étaient détenus par le cartel Juarez en échange de son retour au Mexique.

 

[11]           La commissaire a conclu que la demande comportait une lacune fatale, à savoir l’absence de preuve quant à l’élément subjectif de la revendication. Sa conclusion repose essentiellement sur le temps qui s’est écoulé entre la première menace, en 2005, et le départ du demandeur, en 2008, et sur le fait que le demandeur a attendu avant de demander l’asile au Canada et qu’il n’a pas donné de précisions dans son FRP.

 

[12]           La commissaire a aussi conclu que le demandeur manquait de crédibilité, car il n’avait jamais été ciblé par des criminels. Le demandeur n’a pas indiqué dans son exposé circonstancié original qu’il était ciblé ni qu’il était journaliste. La commissaire a souligné que le demandeur n’était ni hardi ni courageux (qualités que devrait posséder, d’après elle, une personne ayant le profil décrit par le demandeur). Elle a pris note du rapport psychologique faisant état d’un TSPT, de dépression et d’anxiété, mais ne l’a pas accepté à titre d’explication.

 

[13]           De plus, la commissaire n’a pas établi un lien avec l’un des motifs prévus à l’article 96 ni de risque personnalisé au sens de l’article 97. Elle a analysé brièvement la question de la protection de l’État, qu’elle juge adéquate sur la foi des efforts sérieux et sincères déployés par les Mexicains pour régler les problèmes de la criminalité et du trafic de stupéfiants.

 

III.       ANALYSE

[14]           Il existe une jurisprudence bien établie voulant que, dans les affaires comme celle en l’espèce, qui portent sur la crédibilité, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle de la raisonnabilité (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 160 NR 315, 1993 CarswellNat 303 (CAF)).

 

[15]           L’affaire renvoie à trois questions importantes étroitement liées :

                     Le demandeur était‑il un journaliste?

                     Le demandeur était-il ciblé?

                     L’existence d’une crainte subjective a‑t‑elle été établie?

 

[16]           Selon moi, les commentaires de la commissaire concernant les activités journalistiques du demandeur sont très problématiques. Ses commentaires portent sur son comportement, la nature de ses activités journalistiques, ses méthodes de reportage et l’absence de preuves relatives à ses activités journalistiques dans son FRP original.

 

[17]           Il manque à la décision une conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas journaliste, qu’il n’a jamais publié des articles dénonciateurs ou que son exposé circonstancié sur cet aspect de sa vie a été inventé de toutes pièces. Il est essentiel en l’espèce que la décision comporte une conclusion spécifique sur cet aspect de son exposé circonstancié. Si le demandeur était bel et bien un journaliste, et si ses amis et lui ont publié les articles produits en tant qu’éléments de preuve, on peut alors soutenir qu’un lien existe avec l’article 96 – les opinions politiques.

 

[18]           La commissaire semble tirer une inférence négative à partir de l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait interviewé des témoins sur des scènes de crimes et qu’il n’avait pas d’accréditation de journaliste. Or, selon les éléments de preuve, les entrevues ont eu lieu dans un lieu public – il est difficile d’imaginer que la police donne accès à des journalistes à des scènes de crimes. Rien n’indique non plus qu’il faille détenir une accréditation de journaliste au Mexique pour être considéré comme tel. La commissaire n’a pas examiné le rôle joué par le demandeur dans la rédaction ou la production d’un journal.

 

[19]           En analysant la question de savoir si le demandeur était ciblé, la commissaire semble rejeter la question du journal comme non pertinente en l’espèce parce qu’il publiait des articles sur la criminalité et la corruption comme le faisaient d’autres journaux nationaux plus importants.  Elle n’aborde pas le fait que le journal du demandeur se concentrait sur la corruption locale. Elle n’apporte aucun argument pour expliquer pourquoi des reportages régionaux sur la corruption ne sauraient susciter des réactions locales, immédiates et violentes.

 

[20]           La commissaire juge que le demandeur n’est pas crédible parce que son comportement ne correspond pas à l’image qu’elle se fait d’une personne hardie. Le comportement peut certes représenter un facteur important pour l’évaluation de la crédibilité, mais, en l’espèce, il a été utilisé de manière déraisonnable. Les caractéristiques mêmes que recherchait la commissaire figuraient dans le rapport du psychologue. La commissaire n’est pas tenue d’accepter le rapport, mais, en l’espèce, elle devait exposer les fondements de son rejet autrement que par un commentaire voulant que, malgré le rapport, les caractéristiques en question auraient dû ressortir.

 

[21]           En soutenant que le demandeur n’était pas ciblé par des éléments criminels, la commissaire s’est fondée sur le fait que les activités journalistiques du demandeur n’étaient pas mentionnées dans le FRP. Le demandeur a expliqué que quelqu’un au centre communautaire lui avait conseillé de ne pas donner de détails dans son FRP et d’étoffer celui-ci lorsqu’il aurait un avocat.

 

[22]           Il est loisible à la commissaire de rejeter l’explication, mais, ce faisant, elle doit réfuter les éléments de preuve démontrant que le demandeur a écrit des articles et que lesdits articles ont été publiés dans des journaux. Elle ne l’a pas fait.

 

[23]           Les conclusions de la Cour citées plus haut sont suffisantes pour justifier que soit accueilli le contrôle judiciaire, mais d’autres aspects de la décision sont troublants. La commissaire semble conclure que, parce que les criminels qui ont attaqué le demandeur ne l’ont pas tué, les attaques, les agressions, etc., n’ont pas eu lieu. Ce sont là des fondements déraisonnables pour conclure que le demandeur n’a pas été persécuté.

 

[24]           Dans son analyse sur le ciblage/la persécution et sur la protection de l’État, la commissaire ne mentionne pas les quatre tentatives faites par le demandeur pour obtenir la protection de l’État en déposant des plaintes auprès des autorités policières régionales et fédérales. Si les éléments de preuve sont véridiques, ils corroborent que le demandeur était persécuté et qu’il ne bénéficiait pas de la protection de l’État pour cette personne, quels que soient les efforts déployés par le gouvernement.

 

[25]           Enfin, la commissaire n’a pas fait mention de l’enlèvement des parents. S’il s’est réellement produit, l’enlèvement pourrait corroborer l’essentiel de l’exposé circonstancié du demandeur; s’il ne s’est pas produit et, particulièrement, s’il a été créé de toutes pièces, il renforcerait la conclusion défavorable relative à la crédibilité. Quoi qu’il en soit, l’allégation d’enlèvement est importante par rapport à la demande d’asile.

 

IV.       CONCLUSION

[26]           Par conséquent, le présent contrôle judiciaire sera accueilli, la décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[27]           Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9181-12

 

INTITULÉ :                                      MIGUEL DANIEL ROJAS LUNA

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 26 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 8 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Eugenia Cappellaro Zavaleta

 

POUR LE DEMANDEUR

Manual Mendelzon

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CAPPELLARO ZAVALETA LAW OFFICE

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

M. WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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