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Date : 20130617

Dossier : IMM-4228-12

Référence : 2013 CF 664

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

Entre :

 

OZAN SAHIN

 

 

 

le demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

le défendeur

 

 

 

 

 

 MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Ozan Sahin, demande le contrôle judiciaire, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR ou la Loi], de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés [la Commission], par laquelle la Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR, ni une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

 

[2]               M Sahin est un citoyen de la Turquie qui est arrivé au Canada en novembre 2010, après avoir passé plus de deux ans aux États-Unis, et qui a présenté une demande d’asile fondée sur des allégations d’abus et de mauvais traitement qu’il aurait subis en Turquie en raison de sa participation à des activités de groupes activistes kurdes alevis. M. Sahin soutient qu’il a été détenu, battu et torturé en 2006, 2007 et 2008. Il soutient aussi qu’il est un objecteur de conscience au service militaire en Turquie.

 

[3]               En 2008, M. Sahin a quitté la Turquie muni d’un visa d’étudiant de cinq ans pour étudier à Pittsburgh (Pennsylvanie), aux États-Unis. En 2008, plusieurs accusations au criminel ont été déposées contre lui à Pittsburgh. Il a plaidé coupable à l’une de ces accusations et a été déclaré coupable d’inconduite. Il a été condamné à une probation de 90 jours et à payer une amende de 300 $.

 

[4]               M. Sahin est resté aux États‑Unis jusqu’en novembre 2010, auquel moment il s’est rendu à Vancouver, puis à Toronto, où il a demandé l’asile le 15 novembre 2010.

 

La décision de la Commission

[5]               La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de risque raisonnable ni de possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté pour un motif lié à la Convention s’il retournait en Turquie, ni qu’il y serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[6]               La question déterminante pour la Commission était la crédibilité du demandeur et son défaut de fournir des éléments de preuve indépendants corroborant ses allégations.

 

[7]               La Commission a reconnu que M. Sahin avait bien participé à des activités de groupes activistes kurdes alévis, mais elle a conclu qu’il n’avait pas un profil qui attirerait l’attention pour avoir participé à de telles activités.

 

[8]               La Commission a tiré plusieurs conclusions de crédibilité, a examiné la preuve documentaire présentée par M. Sahin et a fourni des motifs pour sa conclusion selon laquelle les documents avaient peu de poids ou n’établissaient pas qu’il serait exposé à un risque s’il retournait en Turquie.

 

[9]               De plus, la Commission a conclu que le demandeur n’était pas un objecteur de conscience. La Commission a conclu que la lettre du ministère de la défense, fournie après l’audience, ainsi que le témoignage oral du demandeur, n’établissaient pas qu’il était un objecteur de conscience au service militaire, parce que son service avait été reporté à une date précise et qu’il avait déclaré qu’il prendrait les armes sous certaines conditions. La Commission a aussi noté que, s’il était un objecteur de conscience, les conséquences qu’il subirait sont prévues par une loi turque d’application générale et ne constitueraient pas un risque au sens des articles 96 et 97.

 

[10]           La Commission a aussi conclu que la crainte de persécution du demandeur n’était pas fondée ni crédible parce qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis alors qu’il y était resté pendant deux ans et demi. La Commission n’a pas cru l’explication du demandeur selon laquelle son avocat lui avait conseillé de ne pas demander l’asile en raison de sa déclaration de culpabilité.

 

[11]           Je conviens avec le demandeur et le défendeur que la décision de la Commission est quelque peu difficile à suivre, parce que la Commission a rouvert sa décision initiale de refuser d’examiner des documents supplémentaires que le demandeur souhaitait présenter après l’audience. La Commission a mentionné le manque de documents corroborant les allégations du demandeur et elle a ensuite examiné précisément tous les documents que ce dernier a soumis. Je suis d’avis que, lorsque la décision est prise dans son ensemble, il est clair que la Commission a accepté de recevoir les documents fournis peu après l’audience. La Commission a examiné les documents, mais leur a attribué peu de poids.

 

[12]           Les documents supplémentaires fournis après l’audience comprenaient une lettre du Parti social-démocrate [SDP], une lettre du ministre de la défense nationale au sujet du service militaire et une lettre de l’association culturelle alévie.

 

Les questions en litige

[13]           Le demandeur soutient que la décision de la Commission n’était pas raisonnable en ce qui a trait à la crédibilité. Le demandeur soutient qu’il a fourni des éléments de preuve indépendants corroborant ses allégations, soit l’affidavit de son cousin, la lettre de son médecin canadien, les lettres de l’organisation Pir Sultan et de l’Association culturelle alévie, la lettre du Parti social‑démocrate [SDP] et la lettre du ministre de la défense nationale au sujet de son service militaire. Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en ne tirant pas de conclusion claire au sujet de la crédibilité ou de l’authenticité de la lettre au sujet de son service militaire, qu’elle a acceptée après l’audience.

 

[14]           Le demandeur soutient aussi que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas de crainte subjective de persécution en Turquie parce qu’il avait tardé à demander l’asile. Le demandeur soutient qu’il avait un visa de cinq ans et qu’il avait prévu rester aux États‑Unis pour étudier. La Commission a déraisonnablement rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il s’était fié aux conseils de son avocat aux États-Unis et n’avait pas demandé l’asile dans ce pays.

 

[15]           Le demandeur soutient aussi que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas un objecteur de conscience. Le statut du demandeur à titre d’objecteur de conscience l’exposerait à un risque et, même si cela ne constitue pas de la persécution, il s’agit d’une question pertinente quant à l’analyse prévue à l’article 97. Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte relative à l’article 97.

 

[16]           Enfin, le demandeur soutient que l’interprétation fournie à l’audience n’était pas exacte et que cela constitue un manquement à l’équité procédurale.

 

[17]           Le défendeur est d’avis que la décision de la Commission, prise dans son ensemble, est raisonnable. La Commission a examiné chaque document présenté à l’appui de la demande du demandeur, leur a raisonnablement attribué peu de poids et a conclu que ces documents n’étaient pas suffisamment crédibles pour appuyer la demande. Le défendeur soutient aussi que la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque subjectif de persécution fondé sur un motif prévu par la Convention, au sens de l’article 96, et qu’il ne serait pas exposé à un risque au sens de l’article 97.

 

La norme de contrôle

[18]           La norme de contrôle applicable à l’analyse de la crédibilité est la norme de la décision raisonnable : Saleem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 389, au paragraphe 13; Malveda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 447, aux paragraphes 17 à 20; Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13 [Lin], aux paragraphes 13 et 14. L’analyse de la crédibilité par la Commission est un élément essentiel de son rôle de juge des faits et ses conclusions en la matière devraient bénéficier d’une retenue appréciable : Lin, au paragraphe 13; Fatih c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, au paragraphe 65.

 

[19]           Il est bien établi en droit que le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire pour lequel la norme de la décision raisonnable s’applique n’est pas de substituer la décision qu’elle aurait prise à celle visée par le contrôle, mais de « déterminer si celle‑ci fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit” (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.

 

[20]           Un manquement à l’équité procédurale et d’autres questions soulevant des questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abou-Zahra, 2010 CF 1073, [2010] ACF no 1326, au paragraphe 16; Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 709, [2009] ACF no 875, au paragraphe 29; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, au paragraphe 43; Dunsmuir, précité, au paragraphe 79.

 

Question préliminaire — les erreurs dans l’interprétation

[21]           Le demandeur soutient qu’il y avait des erreurs dans l’interprétation du turc et de l’anglais à l’audience. Cette allégation a été faite après que l’autorisation ait été accordée et se trouvait dans un affidavit d’un autre interprète, qui n’a pas été contre interrogé et qui ne semble pas avoir eu de copie de la transcription de l’audience.

 

[22]           Dans des observations orales, l’avocat du demandeur a reconnu que certains de passage qui ont été ciblés comme étant inexact ne l’étaient pas réellement. En ce qui a trait aux autres passages mentionnés, je suis d’avis qu’il n’y avait pas d’erreur importante. La formulation contestée portait sur des nuances dans le langage et n’affectait pas le sens des termes.

 

[23]           De plus, comme l’a noté le défendeur, tout problème d’interprétation inexacte aurait dû être soulevé à la première occasion (Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, au paragraphe 235).

 

[24]           Dans Dhaliwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1097, au paragraphe 15, le juge de Montigny a noté :

[...] Il est bien établi que les plaintes portant sur la qualité de l’interprétation doivent être présentées à la première occasion (Mohammadian c Canada (MCI), [2000] 3 CF 371, [2000] A.C.F. n309 (QL) [Mohammadian], au paragraphe 27). Par son abstention, le demandeur est présumé avoir renoncé à son droit de contester la qualité de l’interprétation au contrôle judiciaire (Bal c Canada (MCI), 2008 CF 1178, [2008] A.C.F. no 1460 (QL), au paragraphe 31).

 

[25]           Dans Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 636, la juge Snider a traité la même question, dans une situation où le demandeur soutenait que son témoignage n’avait pas été compris en raison d’une mauvaise traduction et qu’il s’agissait là d’un manquement à l’équité procédurale. La juge Snider a expliqué :

[5] Il est bien établi qu’un demandeur d’asile au Canada a droit à une interprétation qui satisfait à la « norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance » à l’occasion de l’audience relative à une demande d’asile devant la Commission (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 CF 85). Ce droit est prévu à l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte].

 

On ne saurait s’attendre à ce qu’une traduction soit parfaite. Simplement affirmer que la traduction était inadéquate ne peut être un motif suffisant pour annuler une décision. Le demandeur doit soulever la question à la première occasion ou courir le risque de voir la Cour conclure qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. De plus, il ne suffit pas de montrer qu’il y avait des erreurs : il y aura toujours des erreurs. Une erreur de traduction deviendra une erreur commise sur le plan de l’équité procédurale dans les cas où une traduction inexacte donne lieu à une décision ou à une conclusion déterminante qui aurait pu être différente si les mots avaient été traduits correctement. Dans Khatun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 159, [2012] ACF no 169, au paragraphe 51, une affaire dans laquelle la Cour a conclu que le droit de la demanderesse à une audience équitable n’avait pas été respecté en raison de la piètre qualité de la traduction, le juge Russell a décrit la situation comme suit :

 

Les erreurs commises par l’interprète ont joué un rôle fondamental dans la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile de la demanderesse. La SPR s’est appuyée, à tout le moins en partie, sur les erreurs de traduction pour conclure que la demanderesse n’était pas crédible. Comme la principale raison pour laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse était sa conclusion selon laquelle celle-ci n’était pas crédible, le droit à l’équité procédurale de la demanderesse n’a pas été respecté, de sorte que la décision doit être réexaminée.

 

[26]           En l’espèce, le demandeur n’a pas soulevé ses préoccupations au sujet de la traduction à la première occasion, et, fait plus important, les passages ou les mots qu’il juge inexacts n’étaient pas importants et n’ont pas entraîné de malentendu de la part de la Commission.

 

La crédibilité et le manque d’éléments de preuve indépendants corroborant les allégations pour surmonter les conclusions négatives au sujet de la crédibilité

[27]           La Commission a conclu que le demandeur n’était généralement pas crédible et, pour surmonter les conclusions négatives au sujet de la crédibilité, elle lui a demandé de fournir des éléments de preuve indépendants pour corroborer ses allégations. Les conclusions de la Commission au sujet de la crédibilité du demandeur devraient bénéficier d’une retenue appréciable .

 

[28]           La Commission a conclu que le demandeur n’est pas une personne dont le profil est tel qu’il serait ciblé et persécuté du seul fait de sa participation à des activités kurdes-alévies. La Commission a conclu que les éléments de preuve que le demandeur avait présentés ne constituaient pas une preuve corroborante indépendante. La Commission a clairement précisé qu’elle accordait peu de poids à ces documents et les conclusions de la Commission sont raisonnables.

 

[29]           La Commission a raisonnablement rejeté l’affidavit du cousin du demandeur, parce que l’information était périmée et avait été obtenue par personne interposée. Le cousin a quitté la Turquie en 1995 et son affidavit était fondé sur des renseignements fournis par la mère du demandeur. La Commission a conclu que l’affidavit n’appuyait pas les allégations du demandeur au sujet de ses activités politiques et des problèmes auxquels il avait fait face en Turquie.

 

[30]           La Commission a examiné la lettre fournie par le médecin canadien du demandeur, qui décrivait les cicatrices qu’il avait examinées et qui précisait que ces cicatrices coïncidaient avec les blessures que le demandeur lui avait décrites. La Commission a raisonnablement attribué peu de poids à la lettre, parce que le médecin a examiné le demandeur des années après que l’incident allégué a eu lieu et qu’il ne pouvait pas établir de quelle façon, à quel moment et par qui les blessures avaient été infligées.

 

[31]           La Commission a conclu que le document de l’Association alévie n’était qu’une simple demande d’adhésion et a raisonnablement conclu qu’il n’établissait pas que le demandeur était membre ou que, s’il était bien membre, il s’exposait à un risque.

 

[32]           Dans un même ordre d’idées, la Commission a conclu que la lettre de l’Association pour la culture de Pir Sultan Abdal ne faisait que reconnaître l’appui du demandeur envers leur section pour les jeunes et l’en remercier, et qu’elle ne décrivait pas d’activité à laquelle il aurait participé ou ne mentionnait pas de risque auquel le demandeur faisait face en raison de sa participation à cette association.

 

[33]           La Commission a noté que la lettre du ministre de la défense, qui a été présentée après l’audience, n’était pas un original. Bien que le demandeur soutienne que la Commission n’a pas tiré de conclusion claire au sujet du document, je ne suis pas du même avis. La Commission a clairement déclaré qu’elle accordait peu de poids au document et que la présentation de ce document ne changeait pas sa conclusion précédente en ce qui a trait aux allégations du demandeur selon lesquelles il était un objecteur de conscience.

 

[34]           La Commission a conclu que la lettre du Parti social-démocrate [SDP], présentée après l’audience, qui précisait que le demandeur était membre et qu’il avait participé à des activités culturelles et démocratiques, contenait peu de renseignements permettant de conclure que le demandeur était exposé à un risque sa vie, ou qu’il le serait, en raison de ses activités en Turquie. La Commission a conclu que la lettre ne dissipait pas ses préoccupations au sujet du bien-fondé des allégations de persécution du demandeur, en particulier puisque le demandeur était resté deux ans et demi aux États-Unis sans y demander l’asile.

 

[35]           Les conclusions de la Commission au sujet de la lettre du SDP sont raisonnables. La Commission a noté plus tôt dans ses motifs (et avant qu’elle décide d’accepter les documents présentés après l’audience) qu’elle ne croyait pas le récit du demandeur au sujet du fait que le SDP était incapable de fournir la lettre et qu’il ne pouvait pas établir les problèmes auxquels le demandeur serait exposé en Turquie en raison de la crainte du SDP que la lettre soit interceptée et que cela cause des problèmes pour le parti. La lettre a pourtant été fournie et elle mentionnait que M. Sahin avait été détenu par la police. Cependant, la lettre ne fournissait aucun détail sur lequel la Commission pouvait se fonder et la conclusion de la Commission selon laquelle la lettre avait peu de poids était raisonnable.

 

[36]           La Commission a examiné tous les documents fournis et a raisonnablement conclu qu’il n’y avait aucune preuve crédible à l’appui des allégations du demandeur selon lesquelles il serait persécuté s’il retournait en Turquie.

 

L’absence de crainte subjective

[37]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas une crainte subjective de persécution, parce qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis au cours des deux ans et demi pendant lesquels il y a séjourné.

 

[38]           La Commission a clairement déclaré qu’elle ne croyait pas l’explication du demandeur selon laquelle il s’était fondé sur les conseils de son avocat aux États-Unis pour ne pas demander l’asile dans ce pays. La Commission a raisonnablement conclu que son défaut de demander l’asile portait atteinte à sa crédibilité et à son allégation selon laquelle il serait persécuté s’il retournait en Turquie.

 

[39]           La Commission a aussi conclu que, même si son avocat lui avait réellement donné ces conseils, le demandeur n’avait pas au départ de crainte subjective ou objective. La Commission a noté que sa demande d’asile au Canada a été présentée deux ans et demi après la dernière fois où il aurait été battu en Turquie et elle a déclaré qu’il avait présenté sa demande d’asile « après avoir simplement repensé à cette possibilité ».

 

[40]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en se fondant sur des passages sélectifs de la décision du juge Pinard Matos Quintana c Canada, 2011 CF 579, [Matos Quintana], pour conclure que le retard minait sa crainte subjective, et il soutient que l’affaire en l’espèce se distingue de la décision du juge Pinard.

 

[41]           Les passages pertinents de cette décision sont reproduits ci-dessous, y compris le texte complet de la partie que la Commission a paraphrasé :

[4] Le tribunal a en outre trouvé que le fait que le demandeur n’ait jamais demandé l’asile aux États-Unis lors de son séjour de près de trois mois là-bas minait sa crédibilité. Il a conclu que le demandeur avait inventé son histoire afin de venir au Canada y rejoindre sa famille, après que ses deux demandes de visa eurent été refusées.

 

[…]

 

[6] Après révision de la preuve et audition des procureurs des parties, les conclusions du tribunal quant aux contradictions et omissions attribuées au demandeur m’apparaissent généralement raisonnables. Il est clair que le tribunal avait le droit de comparer le témoignage du demandeur avec l’information contenue dans l’article de journal en question. Le fait que le tribunal n’ait pas interprété cet article de la même façon que l’a fait le demandeur n’équivaut pas en soi à une erreur.

 

[7] Je suis donc d’accord avec le défendeur que vu l’absence manifeste de crédibilité vis-à-vis l’événement central de la demande, il n’était pas déraisonnable pour le tribunal de ne pas accorder de valeur probante à l’ensemble des pièces déposées par le demandeur. Il importe, à cet égard, de reproduire l’extrait suivant de la décision que j’ai rendue dans le dossier IMM-3590-95, Satinder Pal Singh c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada, le 18 octobre 1996 :

 

[. . .] Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans Sheikh c. Canada, [1990] 3 C.F. 238, à la page 244, la perception qu’un requérant n’est pas crédible sur un élément fondamental de sa revendication équivaut en fait à la conclusion qu’il n’existe aucun élément crédible suffisant pour justifier la revendication du statut de réfugié en cause.

 

[8] Il n’y a notamment rien de déraisonnable dans le traitement du rapport de l’enlèvement et le rapport du psychologue. Le tribunal était en droit de les interpréter comme il l’a fait. Il en va de même pour les deux rapports sans en-tête et armoiries, puisque le tribunal a noté avoir une connaissance spécialisée des documents péruviens et que les documents ne comportent pas ces éléments. Quant aux deux convocations du demandeur par la police, bien que le tribunal n’ait pas trouvé qu’elles n’étaient pas authentiques, je ne trouve pas déraisonnable sa décision de ne leur donner aucune valeur probante. Les convocations sont courtes et disent simplement que le demandeur doit se présenter à la police pour répondre aux questions concernant le meurtre. Je ne trouve pas, comme allègue le demandeur, que ces documents prouvent nécessairement qu’il était présent lors du meurtre.

 

[9] Je conclus enfin qu’il n’était pas déraisonnable pour le tribunal de trouver que le défaut par le demandeur de revendiquer le statut de réfugié aux États-Unis, où il a séjourné du 15 avril au 20 juin 2008 et d’où il tenait un visa de cinq ans, pouvait servir à miner sa crédibilité.

 

[42]           Contrairement aux observations du demandeur, je suis d’avis que la décision Matos Quintana s’applique aux circonstances en l’espèce, parce que la Commission en l’espèce a aussi tiré plusieurs conclusions de crédibilité au sujet du demandeur, M. Sahin, et que ces conclusions portaient sur les allégations principales du demandeur selon lesquelles il avait été détenu et battu en Turquie.

 

[43]           Dans Trejos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 170, au paragraphe 48, le juge Kelen a noté que : « C’est en fonction des faits d’espèce qu’on déterminera si le caractère tardif d’une demande d’asile antérieure est suffisant pour pouvoir conclure en l’absence de crainte subjective de persécution et rejeter une demande d’asile. »

 

[44]           Dans l’affaire en l’espèce, le demandeur est resté plus de deux ans aux États-Unis sans y demander l’asile. La Commission a conclu que, si le demandeur craignait d’être persécuté en Turquie, il aurait demandé la protection des États-Unis peu après son arrivée, même s’il était muni d’un visa de cinq ans.

 

[45]           La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas de crainte subjective ou objective de persécution était raisonnable, compte tenu du délai et du manque général de crédibilité du demandeur, ainsi que de son défaut de fournir d’autres documents crédibles à l’appui de ses allégations.

 

L’objection de conscience

[46]           Le demandeur soutient que le Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas un objecteur de conscience au service militaire. Le demandeur soutient que la lettre du ministre de la défense nationale, qui a été présentée à sa propre demande et qui montre que le demandeur n’avait aucune objection au service militaire avant le 21 février 2011, n’est pas incompatible avec son allégation selon laquelle il est un objecteur de conscience.

 

[47]           Le demandeur soutient aussi que la Commission a omis de tirer une conclusion au sujet de l’authenticité de cette lettre et qu’elle a possiblement cru qu’elle était frauduleuse parce qu’il ne s’agissait pas d’un original.

 

[48]           Comme je l’ai mentionné, la Commission a accepté et a examiné la lettre, même si elle a été présentée après l’audience. La Commission a noté qu’il ne s’agissait pas d’un original et elle a déclaré qu’elle y accordait peu de poids en raison de son contenu. La Commission a aussi mentionné le témoignage du demandeur au sujet de son service militaire. La Commission n’a pas accepté l’explication du demandeur selon laquelle il ne s’opposait pas à tous les types de service militaire, seulement le service militaire qui l’obligerait à combattre des Kurdes, mais qu’il devrait quand même être considéré comme étant un objecteur de conscience.

 

[49]           La Commission a demandé au demandeur [traduction] « si la Turquie était envahie par un autre pays, aideriez-vous la Turquie à se défendre? » Le demandeur a répondu comme suit : [traduction]

 

Ça dépend, par exemple, de la situation de la Turquie à ce moment‑là. Je dois d’abord voir qui envahit la Turquie et pour quelle raison, et si j’ai les mêmes droits que les Turcs, si mon peuple a les mêmes droits que les Turcs, alors je défendrais la Turquie… Mais dans un pays, si j’ai les mêmes droits dans le sens où je suis traité comme un être humain, alors bien entendu, je défendrais ce pays. Je serais fier de ça.

 

[50]           Compte tenu du témoignage oral et de la preuve documentaire, la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur n’est pas un objecteur de conscience.

 

[51]            Je tiens aussi à noter qu’il est bien établi que, même si le demandeur était un objecteur de conscience, cela ne serait pas un fondement pour sa demande au sens de l’article 96.

 

[52]           Dans l’arrêt Ates c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 322, la Cour d’appel a conclu que le fait d’intenter des poursuites et d’incarcérer un objecteur de conscience qui refuse d’effectuer son service militaire ne constitue pas de la persécution fondée sur un motif visé par la Convention sur les réfugiés.

 

Défaut de procéder à une analyse selon l’article 97

[53]           Le demandeur soutient que la Commission a omis d’effectuer une analyse selon l’article 97 en n’examinant pas la question de savoir si l’appartenance du demandeur à un parti politique d’opposition et un groupe pro kurde justifie la protection au sens de l’article 97 de la LIPR. Le demandeur soutient que son statut à titre d’objecteur de conscience l’exposerait aussi à un risque et que, même si cela ne constitue pas de la persécution, il s’agit d’une question pertinente quant à l’analyse selon l’article 97.

 

[54]            Je ne suis pas d’avis que la Commission a omis de procéder à une analyse selon l’article 97. Lorsqu’on lit la décision dans son ensemble, il est évident que la Commission a examiné tant le risque de persécution de M. Sahin au sens de l’article 96 qu’au sens de l’article 97, et elle a conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque en raison de ses activités politiques, ni qu’il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Turquie. La Commission a noté que, même si le demandeur était un objecteur de conscience (elle a conclu que ce n’était pas le cas), cela ne constituerait pas de la persécution. La Commission a noté qu’en Turquie, le refus d’effectuer le service militaire entraîne une poursuite au criminel, mais que cela est prévu par une loi d’application générale.

 

[55]           La jurisprudence a établi que le refus d’effectuer le service militaire dans son pays ne justifie pas, en soi, qu’on accorde l’asile à un demandeur et que le défaut de se conformer à une loi d’application générale, même si cela entraîne une poursuite judiciaire, ne constitue pas de la persécution.

 

[56]           Le juge Shore a noté ces principes dans la décision Ozunal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 560 :

[16] La Commission a souligné que, bien que M. Ozunal ait clairement exprimé son aversion pour le service militaire, ses explications ne permettaient pas de conclure qu’il est un objecteur de conscience. Le refus d’une personne de faire son service militaire parce qu’elle tient le combat ou l’action militaire en aversion ne peut en soi justifier l’octroi du statut de réfugié. (Marek Musial c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 1 C.F. 290; Popov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1994), 75 F.T.R. 90, [1994] A.C.F. no 489 (QL).)

 

[17] En tant qu’objecteur de conscience, M. Ozunal devait établir non seulement qu’il possédait ce genre de conviction, mais aussi qu’il y avait une possibilité raisonnable qu’on l’oblige, s’il était conscrit, à participer à des activités militaires illégitimes suivant les normes internationales. (Atagun c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 612, [2005] A.C.F. no 820 (QL), au paragraphe 7.)

 

[…]

 

[22] La Commission a conclu que la loi turque était une loi d’application générale et que la revendication de M. Ozunal devait être examinée dans le contexte de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Zolfagharkani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.F.), [1993] A.C.F. no 584 (QL).

 

[23] On ne peut fonder le statut de réfugié au sens de la Convention sur le seul service militaire obligatoire puisqu’il ne s’agit pas, en soi, de persécution. (Popov, précité, au paragraphe 6.)

 

[24] En outre, le fait d’intenter des poursuites pour défaut de se conformer à une loi d’application générale, comme une loi imposant le service militaire, ne constitue généralement pas de la persécution. (Talman c. Canada (Solliciteur général), (1995), 93 F.T.R. 266, [1995] A.C.F. no 41 (QL); Perez de Gomez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 558, [2005] A.C.F. no 681 (QL), au paragraphe 11.)

 

 

[57]           Dans un même ordre d’idées, dans la décision Usta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1525, le juge Phelan a noté que la loi turque qui exige le service militaire était une loi d’application générale et il a conclu que le défaut du demandeur d’effectuer ce service militaire ne constituerait pas de la persécution. Le juge Phelan a établi des principes généraux afin de déterminer si une loi d’application générale pouvait constituer de la persécution :

[14] La Commission a vraiment tenu compte des quatre principes qui s’appliquent lorsqu’il s’agit de décider si une loi ordinaire d’application générale peut constituer de la persécution :

 

Après cet examen du droit, je m’aventure maintenant à exposer quelques propositions générales relatives au statut d’une loi ordinaire d’application générale lorsqu’il s’agit de trancher la question de la persécution :

 

(1) La définition légale de réfugié au sens de la Convention rend l’objet (ou tout effet principal) d’une loi ordinaire d’application générale, plutôt que la motivation du demandeur, applicable à l’existence d’une persécution.

 

(2) Mais la neutralité d’une loi ordinaire d’application générale, à l’égard des cinq motifs d’obtention du statut de réfugié, doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens lorsque cela est nécessaire.

 

(3) Dans cet examen, une loi ordinaire d’application générale, même dans des sociétés non démocratiques, devrait, je crois, être présumée valide et neutre, et le demandeur devrait être tenu, comme c’est généralement le cas dans les affaires de réfugiés, de montrer que les lois revêtent, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution.

 

(4) Il ne suffira pas au demandeur de montrer qu’un régime donné est généralement tyrannique. Il devra plutôt prouver que la loi en question a un caractère de persécution par rapport à un motif énoncé dans la Convention. (Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540, paragraphes 18 à 22 (C.A.F.).

 

[15] La Commission a également examiné si une telle loi ou son application constituait des traitements ou peines cruels et inusités. Le fait que la loi en Turquie soit plus stricte que la loi au Canada ou que les prisons turques ne respectent pas les mêmes normes que les prisons canadiennes ne suffit pas à établir ce motif prévu à l’article 97.

 

[16] Le Canada n’a pas à formuler des observations ou à protéger ceux qui enfreignent la loi de leur pays et qui seraient soumis à un traitement plus sévère qu’au Canada à moins que ce traitement comporte de la torture, crée une menace à la vie ou soit fondamentalement cruel. L’exigence de remplir ses devoirs de citoyen, même après une peine d’emprisonnement, ne répond pas en soi à ces critères. Il était loisible à la Commission de conclure, d’après la preuve, que la loi turque, son application et ses conséquences, notamment les conditions carcérales, ne franchissaient pas le seuil établi par l’article 97.

 

[58]           En l’espèce, la Commission n’a pas accepté que le demandeur était un objecteur de conscience et elle n’a pas accepté que le demandeur subirait des conséquences, outre une poursuite judiciaire, s’il refusait d’effectuer son service militaire. La Commission a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un danger s’il retournait en Turquie, et elle a rejeté la demande fondée sur l’article 97.

 

Dispositif

[59]           Comme je l’ai mentionné, les conclusions de la Commission en ce qui a trait à la crédibilité bénéficient d’une retenue appréciable. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible et elle a raisonnablement conclu que la preuve soumise par le demandeur pour réfuter les conclusions défavorables quant à la crédibilité et pour appuyer ses allégations n’y est pas parvenue. Contrairement aux observations du demandeur, la Commission n’a pas omis de procéder à un examen selon l’article 97. La Commission a examiné si le demandeur risquait d’être persécuté, au sens de l’article 96, et elle a conclu que ce n’était pas le cas, pour les motifs établis, y compris un manque de crainte subjective. En ce qui a trait à la demande fondée sur l’article 97, la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à son retour, même s’il était perçu comme étant un objecteur de conscience, parce que la loi est une loi d’application générale.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4228-12

 

INTITULÉ :                                      OZAN SAHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 28 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Kane

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 17 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

Kareena R. Wilding

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MICHAEL CRANE LAW OFFICE

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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