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Date : 20130503

Dossier : T-2579-91

Référence : 2013 CF 462

[traduction FRANÇAISE certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2013

En présence de monsieur le juge Boivin

 

ENTRE :

 

ROGER SOUTHWIND en son nom et au nom des membres de la bande indienne du LAC SEUL

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DE L’ONTARIO

 

 

 

 

mise en cause

 

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU MANITOBA

 

 

 

 

 

 

mise en cause

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Les demandeurs, Roger Southwind et les membres de la Première nation du Lac Seul (les demandeurs), interjettent appel, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), de l’ordonnance datée du 19 octobre 2012 rendue par la protonotaire Aronovitch.

 

[2]               Dans son ordonnance, la protonotaire Aronovitch a accueilli la requête présentée par Sa Majesté la reine du chef de l’Ontario (l’Ontario) en vue d’ obtenir une prorogation du délai prévu pour signifier et déposer une défense à la déclaration des demandeurs.

 

Question en litige

[3]               La question en litige en l’espèce est la suivante : la protonotaire a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a accordé une prorogation de délai à l’Ontario?

 

Norme de contrôle

[4]               Le critère qui sert à déterminer la norme de contrôle applicable à l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire a été énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c Aqua‑Gem Investments Ltd. (CAF) [1993] 2 CF 425, 149 NR 273. Ce critère a ultérieurement été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ZI Pompey Industrie c ECU‑Line NV, 2003 CSC 27, [2003] 1 RCS 450, et a ensuite été reformulé par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 19 de l’arrêt Merck & Co. c Apotex Inc, 2003 CAF 488, [2004] 2 RCF 459 :

19 […] Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[5]               La décision de la protonotaire d’accueillir la requête de l’Ontario en prorogation du délai prévu pour la signification et le dépôt d’une défense est une décision discrétionnaire qui n’a pas d’influence déterminante sur l’issue du principal dans la présente espèce. Ainsi, la décision de la protonotaire ne devrait être infirmée que si la Cour concluait que l’ordonnance rendue par celle-ci est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe de droit ou d’une mauvaise appréciation des faits. Toutefois, même si le pouvoir discrétionnaire était exercé de novo, la Cour tirerait la même conclusion.

 

Faits

[6]               En 1991, les demandeurs ont intenté une action contre l’Ontario à la Cour de l’Ontario (Division générale), et une autre action contre Sa Majesté la reine du chef du Canada (le Canada) à la Cour fédérale.

 

[7]               Peu de temps après cela, les deux actions intentées en 1991 ont été suspendues jusqu’en 2008, pendant que des négociations portant sur des revendications particulières avaient lieu entre les demandeurs et le Canada.

 

[8]               En novembre 2008, l’action intentée en Cour fédérale a été réactivée en tant qu’instance à gestion spéciale. Le juge en chef de la Cour fédérale a chargé la protonotaire Aronovitch de la gestion de l’instance. Le 29 février 2009, les demandeurs ont signifié et déposé une déclaration modifiée dans l’action. Le Canada a déposé sa défense le 30 juin 2009.

 

[9]               Le 14 janvier 2010, le Canada a déposé une mise en cause contre l’Ontario, et subséquemment contre le Manitoba.

 

[10]           Il convient de souligner que l’Ontario n’a pas déposé de défense, et a confirmé lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 16 juin 2010 qu’il ne présenterait pas de défense à la déclaration des demandeurs. En juillet 2011, l’Ontario a entrepris des discussions avec les demandeurs, ainsi qu’avec le Canada et le Manitoba, relativement à l’intérêt de l’Ontario à présenter une défense à l’action principale. Le Manitoba et le Canada étaient prêts à ce momentt-là à consentir à ce que l’Ontario présente une défense à l’action principale. Toutefois, en août 2011, les demandeurs ont avisé qu’ils s’opposaient au dépôt de la défense de l’Ontario.

 

[11]           En conséquence, l’Ontario a présenté une requête en prorogation de délai afin de déposer une défense à l’action principale. La requête a été accueillie par la protonotaire Aronovitch. La Cour est saisie du présent appel interjeté contre l’ordonnance de la protonotaire.

 

Analyse

[12]           Les demandeurs allèguent que la décision de l’Ontario de ne pas présenter de défense à l’action principale était une décision éclairée, réfléchie, et appuyée par une équipe d’avocats expérimentés et spécialisés en droit autochtone. Les demandeurs prétendent en outre que l’Ontario a changé de position tout simplement parce qu’il y a eu changement d’avocats, et que selon la jurisprudence et les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly (Canada (Procureur général) c Hennelly, [1999] ACF no 846, 244 NR 399 (CAF), il n’est pas justifié d’accorder une prorogation de délai pour un tel motif. Ainsi, les demandeurs prétendent qu’il est injuste, en l’espèce, d’accorder une prorogation de délai.

 

[13]           À l’appui de leur point de vue, les demandeurs se réfèrent au paragraphe 222 de la décision Sawridge Band c Canada, [2005] CF 1476, 275 FTR 1, (Sawridge 2005) dans lequel mon collègue le juge Russell a déclaré ce qui suit :

[222] […] Je crois alors qu’en ce sens, la Cour a simplement pris les demanderesses au mot. Je ne vois rien de mal à ce que la Cour continue de se fonder sur les propres déclarations que lui ont faites les demanderesses en l’absence de toute explication (plausible ou non) quant à la raison pour laquelle la situation a pu changer et à la manière dont elle l’a fait.

 

[14]           Toutefois, dans la décision Sawridge 2005, précitée, les faits étaient différents de ceux de la présente espèce. Dans la décision Sawridge 2005, les avocats tentaient d’élargir la revendication par l’inclusion d’une revendication relative à l’autonomie gouvernementale et de la preuve qui l’étayait, tandis qu’en l’espèce, l’Ontario prétend qu’il n’a pas l’intention d’élargir la portée de la demande. En fait, il ressort du dossier que l’Ontario a changé de position uniquement parce qu’il y a eu désignation d’un nouvel avocat. La protonotaire a fait l’observation suivante :

[traduction]   

[…] Il semblerait, selon les éléments de preuve fournis par l’Ontario dans la présente requête que l’explication la plus vraisemblable quant au changement de position était qu’un nouvel avocat avait été chargé du dossier et qu’il avait réexaminé l’approche adoptée par l’Ontario dans le présent litige. […] (Dossier de requête des demandeurs, ordonnance de la protonotaire, à la page 41.)

 

[15]           La protonotaire n’a pas excusé l’Ontario de son retard à présenter une défense à l’action principale; toutefois, elle s’est penchée sur l’arrêt Hennelly et a conclu que le préjudice que subirait l’Ontario parce qu’il ne pourrait pas déposer sa défense [traduction] « excède de loin tout préjudice que subiraient les demandeurs ».

 

[16]           La Cour rappelle que, selon l’article 8 des Règles, la décision d’accorder une prorogation de délai est discrétionnaire. À l’encontre de ce principe général, les demandeurs prétendent que l’Ontario ne satisfait pas au critère applicable en matière d’octroi d’une prorogation de délai énoncé au paragraphe 3 de l’arrêt Hennelly, précité. Le critère en question comprend les quatre facteurs suivants :

1.            une intention constante de poursuivre sa demande;

2.            que la demande est bien-fondé;

3.            que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai;

4.            qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

 

[17]           À l’audience devant la Cour, les demandeurs ont précisé que les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly représentaient une [traduction] « feuille de route », et qu’ils devaient être interprétés [traduction] « au moyen d’un prisme ». La Cour est d’accord avec les demandeurs sur ce point. En outre, l’approche relative à l’octroi d’une prorogation de délai est contextuelle et dépendra des circonstances de chaque espèce. La Cour est aussi d’avis qu’un élément important à prendre en compte lorsqu’on se demande si on doit ou non accorder une prorogation de délai est de voir à ce que justice soit faite entre les parties (Grewal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 CF 263, 63 NR 106, à la page 8).

[18]           Se fondant sur la décision Sawridge 2005, précitée, les demandeurs prétendent en outre que lorsqu’elle a accordé une prorogation de délai, dans les faits, la protonotaire a non seulement accepté le changement de position de l’Ontario – en raison de la désignation d’un nouvel avocat –, mais qu’elle a aussi accordé à l’Ontario le droit de soulever tardivement une nouvelle question : la « prise » dont il est question dans le Traité no 3.

 

[19]           Sur cet aspect, la protonotaire connaît bien les diverses questions soulevées en l’espèce – en fait, c’est elle qui avait été chargée en 1998 de la gestion de l’instance du dossier (Sawridge Band c Canada, 2001 CAF 338, au paragraphe 11) – était en désaccord avec les demandeurs et elle a fait les observations suivantes :

[traduction]

Je ne suis pas d’accord pour affirmer que la défense avancée par l’Ontario soulève de nouvelles questions. Le Canada a déjà soulevé la question du rôle de l’Ontario dans la construction du projet du Lac Seul et son interprétation de la compétence de l’Ontario sur « un territoire traditionnel » comme défense à l’action des demandeurs. La défense de la « prise », qu’elle soit faite par le Canada ou l’Ontario, est déjà devant la Cour. L’argument soumis dans l’action principale soulève, soit explicitement, soit par inférence, la question de la Loi de 1891 concernant le Canada et l’Ontario, du Traité no 3, ainsi que du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.

(Dossier de requête des demandeurs, ordonnance de la protonotaire, à la page 40.)

 

 

[20]           Un examen approfondi de la défense du Canada datée du 30 juin 2009, et plus particulièrement des paragraphes 86, 89, 91 et 93, convainc la Cour que la question de la « prise » est examinée en conformité avec le Traité no 3 (défense du Canada datée du 30 juin 2009; Keewatin c Ontario (Minister of Natural Resources), 2011 ONSC 4801, [2011] OJ no 3907 (QL), au paragraphe 1). La Cour ne peut donc pas souscrire à la thèse selon laquelle la protonotaire a mal compris les faits quand elle a déclaré dans son ordonnance que le rôle de l’Ontario dans la construction de l’ouvrage de retenue du Lac Seul, ainsi que la question de la « prise », avaient déjà été plaidés. La Cour est d’accord avec l’Ontario pour affirmer que la question de la « prise » ne peut pas être considérée comme une nouvelle question.

 

[21]           L’argument des demandeurs voulant que si la décision de la protonotaire était maintenue, de nombreux renseignements ainsi que de volumineux rapports devraient être soumis est aussi rejeté par la Cour. Il convient de souligner que dans son ordonnance, la protonotaire a fait les observations suivantes : i) sauf certaines exceptions, l’Ontario n’a pas l’intention de faire d’autres communications de documents; ii) l’Ontario a l’intention de se limiter aux documents fournis à ce jour dans sa défense contre la mise en cause du Canada; iii) l’Ontario s’est engagé à signifier des interrogatoires limités, et a donné des assurances que les communications ne seraient pas nombreuses; iv) l’Ontario serait prêt à collaborer au partage des ressources, y compris les experts. À l’audience devant la Cour, l’avocat de l’Ontario a renouvelé ces engagements, et il a en outre reconnu que l’Ontario a travaillé avec le Canada pour limiter le nombre de rapports, et, à cette étape, il n’y a ni communications, ni rapports, ni interrogatoires supplémentaires. Rien ne porte la Cour à croire que l’Ontario ne respectera pas ses engagements.

 

[22]           Dans le cadre de l’ordonnance, la protonotaire a en outre fait observer, avec raison, que les actions intentées devant la Cour de l’Ontario et la Cour fédérale découlent du même cadre factuel – c’est-à-dire l’inondation des terres de la réserve et du territoire traditionnel pendant la construction de l’ouvrage de retenue du Lac Seul. La question de la duplication des procédures et des coûts additionnels constitue, en l’espèce, un élément à prendre en compte, et permettre à l’Ontario de présenter une défense à l’action principale permettrait d’avoir un dossier factuel plus complet.

[23]           Vu tout ce qui précède, la Cour est convaincue que la protonotaire a examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly, qu’elle a pris en compte la question du préjudice, et qu’elle a conclu que l’intérêt de la justice serait mieux servi si elle accordait une prorogation de délai. Pour tous les motifs énoncés ci-dessus, et vu l’ensemble des circonstances entourant la présente affaire, la Cour conclut que la protonotaire a relevé les principes de droit applicables en l’espèce, et qu’elle n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a appliqué ces principes aux faits dont elle était saisie.

 

[24]           Après avoir pris en compte les documents et les observations des avocats, la Cour est d’avis que l’ordonnance de la protonotaire ne doit pas être modifiée, car la Cour ne peut pas conclure que l’ordonnance est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que la protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. Il s’ensuit que, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée et que l’appel sera rejeté.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : l’appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire datée du 19 octobre 2012 est rejeté. Les dépens du présent appel interjeté par voie de requête suivront l’issue de la cause.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              T-2579-91

 

INTITULÉ :                                            Roger Southwind et al

                                                                  c

Sa Majesté la reine du chef du Canada et al

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   Le 24 avril 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                            Le juge Boivin

 

DATE DES MOTIFS                             Le 3 mai 2013

 

COMPARUTIONS :

 

 

Joseph Magnet

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Dona M.H. Salmon

POUR LA MISE EN CAUSE

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DE L’ONTARIO

 

Jennifer Francis

Michael Roach

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Université d’Ottawa

Faculté de droit

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John Gerretsen

Sous‑procureur général de l’Ontario Toronto (Ontario)

POUR LA MISE EN CAUSE

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DE L’ONTARIO

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA

 

Jeffrey A. Schnoor, c.r.

Sous‑procureur général et Sous‑ministre de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

POUR LA MISE EN CAUSE

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU MANITOBA

 

 

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