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Date : 20130606

Dossier : IMM-11021-12

Référence : 2013 CF 580

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2013

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

 

A011

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS PUBLICS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Motifs confidentiels de l’ordonnance et ordonnance rendue le 30 mai 2013)

 

[1]               Lorsque A011, un homme d’origine ethnique tamoule, avait quitté le Sri Lanka, il n’était pas exposé à un risque sérieux d’être persécuté. Cependant, puisqu’il est arrivé au Canada à bord du Ocean Lady, un navire précurseur du Sun Sea, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié (la Commission) a conclu qu’il était un réfugié sur place. Le ministre sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[2]               Pour autant que je sache, il s’agit de la sixième décision rendue par la commissaire Lucinda Bruin de la SPR à l’égard de laquelle le ministre a obtenu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de ses conclusions par lesquelles les passagers tamouls à bord du Ocean Lady ou du Sun Sea ont obtenu le statut de réfugié sur place. Dans ces six cas, ses analyses étaient identiques. Le ministre a eu gain de cause dans deux cas. Il a été débouté dans les trois autres.

 

[3]               Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B472, 2013 CF 151, [2013] ACF no 192 (QL), j’étais d’avis que l’asile avait été accordé au demandeur parce que celui‑ci était exposé à de la persécution à titre de membre d’un « groupe social » au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Je concluais que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte et que la décision était incorrecte. J’ai certifié une question relative à la norme de contrôle applicable à titre de question grave de portée générale qui justifierait un appel devant la Cour d’appel fédérale. Cette décision n’a pas été portée en appel.

 

[4]               J’en suis venu à la même conclusion dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B323, 2013 CF 190, [2013] ACF no 193 (QL). J’ai certifié la même question mais, une fois de plus, aucun appel n’a été interjeté.

 

[5]               Cependant, dans la décision Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c B134, B130, B133, B131 et B132, IMM-8010-12 (B134), par ordonnance datée du 8 avril 2013, madame la juge Hansen a rejeté la demande du ministre. Elle concluait que la norme de contrôle applicable était celle de la raisonnabilité et elle a statué que la décision selon laquelle les demandeurs appartenaient à un groupe social était raisonnable.

 

[6]               Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B377, 2013 CF 320, [2013] ACF no 522 (B377), qui portait une fois de plus sur la même analyse, monsieur le juge Blanchard a conclu que le passager en question n’appartenait pas à un groupe social. Il a toutefois confirmé la décision rendue à l’égard de la demande d’asile, en se fondant sur des motifs mixtes, plus particulièrement l’origine ethnique, qui est l’un des liens entraînant l’applicabilité de l’article 96 de la Loi.

 

[7]               Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B344, 2013 CF 447, [2013] ACF no 547 (QL) (B344), qui portait elle aussi sur la même analyse, monsieur le juge Simon Noël a conclu que l’origine ethnique tamoule du défendeur était un facteur de première importance et il a statué, en se fondant sur la théorie des motifs mixtes, que la décision était raisonnable, rejetant ainsi la demande du ministre.

 

[8]               Aucune question n’a été certifiée dans les décisions B134, B377 et B344.

 

[9]               Je dois donc me prononcer sur la même analyse de Mme Bruin. La seule différence consiste en le fait que A011 était un passager du Ocean Lady, plutôt que du Sun Sea.

 

[10]           Tout ce que je peux dire est que la situation actuelle est carrément triste. Un passager peut ou non être déclaré réfugié sur place, selon quel commissaire de la SPR tranche le dossier. Même si un commissaire décide que le demandeur d’asile est un réfugié sur place, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre à l’égard de sa décision peut être accueillie ou non. À titre d’exemple, dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B380, 2012 CF 1334, [2012] ACF no 1657 (QL), le juge en chef Crampton a conclu que la décision rendue par le commissaire en question, dont les motifs n’étaient pas aussi exhaustifs que ceux de Mme Bruin, était déraisonnable. Monsieur le juge Simon Noël en était venu à la même conclusion dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B451, 2013 CF 441.

 

[11]           Selon moi, le fait que les passagers de ces deux bateaux ne soient pas tous traités de la même manière constitue une grande injustice. Il n’existe aucun fondement réel permettant de prédire qui sera accueilli ici comme réfugié et qui sera expulsé.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[12]           Le présent contrôle judiciaire porte sur les quatre questions suivantes :

a)                  Sur quel fondement repose la décision selon laquelle A011 est un réfugié sur place?

b)                  En quoi consiste un « groupe social » au sens de l’article 96 de la Loi?

c)                  La décision était‑elle raisonnable?

d)                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

Pourquoi A011 est-il un réfugié sur place?

 

[13]           Dans la décision B472, j’ai mentionné que la décision de la commissaire se trouvait dans la partie « DÉCISION » des motifs, où elle a écrit ce qui suit :

J’estime que le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’il a une crainte fondée de persécution du fait de son appartenance à un groupe social, au titre de l’article 96 de la Loi.

 

[14]           Je conviens, en me fondant sur l’analyse détaillée effectuée par le juge en chef Crampton dans la décision B380, précitée, que les hommes d’origine ethnique tamoule qui étaient passagers à bord du Sun Sea ne constituaient pas un groupe social protégé par la Convention des Nations Unies et par l’article 96 de la Loi. La seule différence repose dans le fait que, alors que le juge en chef Crampton concluait que la décision était déraisonnable, j’ai conclu qu’elle était incorrecte en droit.

 

[15]           Dans la décision B134 et al, madame la juge Hansen a conclu, à l’égard de la même analyse effectuée par Mme Bruin, que la décision était raisonnable et que la norme de contrôle applicable était la raisonnabilité. Elle a renvoyé au récent arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire B010 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 87, [2013] ACF no 322 (QL).

 

[16]           Dans la décision B377, monsieur le juge Blanchard a lui aussi conclu que la norme de contrôle applicable était la raisonnabilité. Il ressort implicitement de ses motifs qu’une conclusion selon laquelle B377 appartenait à un « groupe social » serait déraisonnable. Cependant, selon son interprétation de l’ensemble de motifs, la SPR avait effectué une analyse détaillée des motifs mixtes et la crainte de persécution était fondée, du moins en partie, sur l’appartenance ethnique ou la race tamoule. Il y avait, par conséquent, une preuve suffisante à l’appui d’une conclusion selon laquelle la persécution était fondée sur un motif visé à la Convention des Nations Unies (Gonsalves c Canada (Procureur général), 2011 CF 648 et Veeravagu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 468 (QL) (CA). Il a de plus mentionné que la conclusion de la SPR quant aux opinions politiques était problématique. La connaissance imputée, dans cette affaire, celle des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) en raison du fait qu’ils avaient planifié le voyage du Sun Sea, n’entraînait pas nécessairement une conclusion d’opinions politiques imputées.

 

[17]           Dans la décision B344, monsieur le juge Simon Noël a fondamentalement tiré la même conclusion que le juge Blanchard, et ce, à l’égard de la même analyse de la SPR. Il a aussi appliqué la théorie des motifs mixtes. Si au moins un des motifs peut être lié à un motif prévu à la Convention des Nations Unies, il est possible d’établir un lien avec les motifs énoncés à l’article 96. Il a conclu que la conclusion de la SPR quant aux liens fondés sur l’origine ethnique tamoule était raisonnable. Il a peut‑être toutefois été un peu plus ambivalent à l’égard de l’autre lien invoqué, soit les opinions politiques imputées.

 

[18]           Dans l’affaire dont je suis saisi, le ministre soutient que les juges Blanchard et Simon Noël avaient réécrit la décision de SPR. Toutes les parties conviennent que la décision en l’espèce était extrêmement bien articulée et bien rédigée. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un cas où la cour de révision peut examiner le dossier pour établir si la conclusion qui a été tirée était raisonnable, et ce, même si la justification laissait à désirer (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, [2011] ACS no 62 (QL)). Je suis du même avis.

 

[19]           Dans toutes les décisions rendues par la SPR de la Commission, l’en‑tête « Motifs et décision – Reasons and Decision » apparaît sur la page couverture. Les motifs contiennent un certain nombre de titres. Voici l’un des titres qui apparaît, et ce, dans tous les cas :

DÉCISION

 

Je conclus que le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention, puisqu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social au titre de l’article 96 de la Loi.

 

[20]           La commissaire a conclu, au paragraphe 13, que A011 était exposé à un risque accru :

[…] en tant que Tamoul venu au Canada à bord de l’Ocean Lady. Le gouvernement du Sri Lanka a accusé les voyageurs d’être liés aux TLET et a montré qu’il était disposé à avoir recours à la torture pour obtenir des renseignements […]

 

[21]           Les paragraphes 14 à 22 traitent des violations continues des droits de la personne commises par le gouvernement du Sri Lanka.

 

[22]           Dans sa partie sur le « Lien », aux paragraphes 23 et suivants, la commissaire a conclu que le simple fait d’avoir été passager du Ocean Lady ne constituait pas en soi un critère d’appartenance à un groupe social, tel que ce concept a été défini dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, [1993] ACS no 74 (QL). Elle a ensuite examiné la « possibilité de motifs mixtes » et elle a conclu que l’origine ethnique tamoule de A011 était un facteur qui contribuait à ce risque.

 

[23]           Cependant, au paragraphe 26, elle a reconnu que « l’origine tamoule ne constitue pas le seul fondement d’une crainte fondée de persécution ».

 

[24]           Voici ce que la commissaire a dit au paragraphe 27 :

[...] Je conclus donc qu’il y a un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, car le fait que le demandeur d’asile soit de race tamoule, conjuguée à l’opinion politique perçue de passager du Ocean Lady, sont des éléments combinés des motifs pour lesquels il peut être victime de persécution au Sri Lanka, et que les agents de persécution potentiels peuvent avoir des motifs divers. […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[25]           Par conséquent, elle a analysé le dossier en fonction l’article 96 de la Loi, selon lequel la norme de preuve applicable est la possibilité sérieuse de persécution, plutôt qu’en fonction de l’article 97, selon lequel l’analyse est effectué en fonction de la prépondérance des probabilités.

 

[26]           J’ai mentionné ce qui suit au paragraphe 28 de la décision B472 :

En l’espèce, les motifs rendus par la commissaire sont beaucoup plus complets que ceux rendus dans l’affaire de M. B380. Il se pourrait très bien que M. B472 soit exposé à un risque sérieux de persécution s’il était renvoyé au Sri Lanka, mais cela ne serait pas dû au fait qu’il appartient au groupe social des passagers tamouls du navire. L’avocate a déployé de vaillants efforts pour établir qu’il y avait des extraits, dans les motifs de la commissaire, qui pouvaient étayer une conclusion basée sur une combinaison des risques énoncés à l’article 96. Il pourrait bien en être ainsi, mais je ne suis pas prêt à réécrire les motifs.

 

[27]           En toute déférence envers ceux en désaccord, je reste d’avis qu’on a accordé le statut de réfugié sur place à A011 en raison de son appartenance à un groupe social, et non pour des motifs mixtes, incluant sa race. À mon avis, le titre « DÉCISION » est primordial. Bien que la comparaison soit loin d’être parfaite, un grand nombre de lois ont des préambules, des notes marginales et des titres. La Loi d’interprétation traite des préambules et des notes marginales dans les règles d’interprétation, mais non des titres. Cependant, les titres sont une caractéristique essentielle de la structure d’une loi, et en l’espèce, des motifs de la décision de la SPR (Law Society of Upper Canada c Skapinker, [1984] 1 RCS 357, [1984] ACF no 18 (QL) et Charlebois c Saint John (Ville), 2005 CSC 74, [2005] 3 RCS 563, [2005] ACS no 77 (QL)).

 

[28]           Comme l’a relevé Ruth Sullivan dans l’ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd (Markham, LexisNexis Canada, 2008), à la page 394 : [traduction] « Ces exemples démontrent clairement que les titres sont une indication valide de l’intention du législateur et qu’on devrait en tenir compte dans l’interprétation. »

 

L’APPARTENANCE À UN GROUPE SOCIAL

 

[29]           L’appartenance à un groupe social est l’un des cinq motifs pour lesquels on peut reconnaître à une personne la qualité de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Les quatre autres motifs prévus à la Convention sont la race, la religion, la nationalité et les opinions politiques. L’article 96 de la Loi reprend ces cinq motifs. Un demandeur doit établir que lui, ou une personne dans la même situation, est exposée à une possibilité sérieuse de persécution, qui repose sur une crainte objectivement et subjectivement fondée (voir Ward, précité, et Rezk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 151, 149 ACWS (3d) 286, [2005] ACF no 221 (QL) au paragraphe 9, citant Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1984), 55 NR 129 (CAF), [1984] ACF no 601 (QL)).

 

[30]           L’article 96 doit être distingué de l’article 97, au titre duquel le Canada conférera l’asile pour des motifs qui ne sont pas prévus à la Convention des Nations Unies s’il y a des motifs sérieux de croire qu’une personne est exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités. Le risque doit être personnel, et le demandeur d’asile doit établir l’existence de ce risque selon la prépondérance des probabilités, une norme de preuve plus sévère que celle de la possibilité sérieuse (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 RCF 239, [2005] ACF no 1 (QL)).

 

[31]           L’arrêt de principe au Canada en ce qui concerne la Convention des Nations Unies en général, et plus particulièrement le sens de la notion d’appartenance à un groupe social, est l’arrêt Ward, précité.

 

[32]           Monsieur Ward, un résident de l’Irlande du Nord, avait adhéré à l’Armée de libération nationale irlandaise [Irish National Liberation Army] (l’INLA), un groupe terroriste paramilitaire voué à l’union de l’Ulster et de la République d’Irlande. Il était chargé de garder des otages innocents. Lorsqu’il a appris que ces derniers devaient être exécutés, il leur avait permis de s’évader. L’INLA l’avait torturé et condamné à mort. Il avait réussi à s’échapper et, après avoir purgé une peine de prison, il était allé au Canada, où il a demandé l’asile.

 

[33]           Le juge La Forest, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a traité assez longuement de l’interprétation donnée au terme « groupe social » dans la jurisprudence canadienne et ailleurs. Certaines des définitions étaient très larges et d’autres très étroites.

 

[34]           Il semblerait que la catégorie « groupe social » ait été proposée à la dernière minute aux rédacteurs de la Convention. Monsieur le juge La Forest a conclu de la manière suivante à la page 739 :

Le sens donné à l’expression «groupe social» dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sousjacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l’initiative internationale de protection des réfugiés.  Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d’établir une bonne règle pratique en vue d’atteindre ce résultat.  Trois catégories possibles sont identifiées:

 

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

 

(2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

 

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l’orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne.  La troisième catégorie est incluse davantage à cause d’intentions historiques, quoiqu’elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d’une personne constitue une partie immuable de sa vie.

 

[35]           Mayers réfère à l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Mayers c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 97 DLR (4th) 729, [1992] ACF no 1007 (QL), Cheung est un autre arrêt de la Cour d’appel fédérale, Cheung c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 102 DLR (4th) 214, [1993] ACF no 309 (QL), et Acosta renvoie à la décision Matter of Acosta, Interim Decision 2986, 1985 WL 56042 (BIA), une décision provisoire du Board of Immigration Appeals des États-Unis rendue en 1985.

 

[36]           Dans l’arrêt Mayers, on avait conclu que certains éléments de preuve permettaient de conclure que la demanderesse pouvait être considérée comme une personne ayant la qualité de réfugié parce qu’elle craignait d’être persécutée du fait de son appartenance au groupe social des « Trinidadiennes victimes de violence conjugale ». Dans l’arrêt Cheung, le litige concernait la politique chinoise selon laquelle les femmes qui ont plus d’un enfant étaient exposées à la stérilisation forcée. Monsieur le juge Linden, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, considérait que de telles femmes appartenaient à un groupe social. Il concluait que ces femmes poursuivaient ou avaient en commun une fin essentielle à leur dignité humaine. Elles ne devraient pas être obligées de la modifier simplement en raison du fait que leur gouvernement avait un intérêt différent.

 

[37]           La décision Acosta portait sur une demande d’asile présentée par un chauffeur de taxi du Salvador qui était membre d’une coopérative ayant été prise pour cible par des guérilleros antigouvernement parce qu’elle avait refusé d’obtempérer à leurs demandes d’arrêt de travail. Il a été conclu que les membres de la coopérative n’appartenaient pas à un groupe social. La théorie de l’ejusdem generis a été invoquée, de sorte que l’appartenance à un groupe social devrait être une caractéristique immuable, tout comme la race, la religion, la nationalité et les opinions politiques, qu’une personne n’est pas en mesure de changer ou qui est si essentielle à l’identité ou à la conscience individuelle qu’elle ne devrait pas avoir à changer.

 

[38]           Il a été statué que monsieur Ward n’appartenait pas à un groupe social. Le juge La Forest a ajouté ce qui suit à la page 754 :

Les membres de l’INLA ne forment pas un «groupe social». Pour récapituler, le critère énoncé cidessus comprend:

 

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

 

(2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

 

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

[39]           Cependant, il a été conclu que M. Ward était visé par le motif des opinions politiques, prévu à la Convention. Néanmoins, son dossier avait été renvoyé à la Commission pour nouvel examen, parce que cette dernière n’avait pas traité de la protection que pourrait lui offrir le second État dont il a la citoyenneté, la Grande‑Bretagne.

 

[40]           Dans l’affaire concernant A011, compte tenu de la structure de la décision, les renvois à la race et aux opinions politiques imputées sont des parties intégrantes de la conclusion selon laquelle il appartenait un groupe social, c’est‑à‑dire, les Tamouls qui étaient arrivés au Canada à bord du Ocean Lady. Ces passagers ne s’étaient pas volontairement associés pour des motifs essentiels à leur dignité humaine. Leur désir commun de venir au Canada n’a pas pour effet de faire d’eux des membres d’un groupe social au sens de la Convention et de l’article 96 de la Loi. Comme je l’ai mentionné au paragraphe 27 de B472 :

Les passagers du « Sun Sea » avaient une myriade de raisons de venir au Canada. Certains étaient des passeurs. Certains peuvent très bien avoir été des terroristes. Certains étaient des criminels ordinaires qui cherchaient à se soustraire à la justice. Certains avaient de sérieuses raisons de craindre la persécution au Sri Lanka, et certains, comme M. 472, étaient des immigrants économiques. Il n’y a aucune cohérence ni aucun lien aux autres motifs de reconnaissance du statut de réfugié énoncés à l’article 96 de la LIPR.

 

[41]           Il faut se rappeler que, lorsque l’arrêt Ward a été rendu, la Loi sur l’immigration, dans sa version alors en vigueur, ne contenait pas de disposition équivalant à l’actuel article 97 de la Loi. Un demandeur d’asile comme M. Acosta verrait probablement sa demande examinée en fonction de l’article 97 au Canada de nos jours, une disposition qui entraîne l’application d’une norme de preuve beaucoup plus sévère. La commissaire de la SPR avait manifestement connaissance de cette distinction. Je reprends ce qu’elle a mentionné au paragraphe 27 :

[…] Je procéderai donc à l’analyse de la demande d’asile au titre de l’article 96 de la Loi, et la norme à appliquer en l’espèce est celle de l’existence d’une possibilité sérieuse et non celle de la prépondérance des probabilités, laquelle serait appliquée si la demande d’asile était analysée au titre de l’article 97 de la Loi.

 

[42]           De plus, je ne peux souscrire à sa suggestion selon laquelle les opinions politiques peuvent être un motif mixte. Les passagers qui n’étaient pas antérieurement membres des TLET peuvent être exposés à un risque en cas de renvoi au Sri Lanka parce qu’ils pourraient avoir des renseignements concernant les TLET. Le fait de détenir des renseignements ne constitue pas une opinion politique. Par conséquent, l’examen aurait donc dû être effectué en fonction de l’article 97, soit, selon la norme de la prépondérance des probabilités.

 

LA DÉCISION ÉTAIT-ELLE RAISONNABLE?

 

[43]           Étant donné que l’affaire Ward a été tranchée par quatre membres de la Cour suprême du Canada, puisque le cinquième juge ayant attendu l’affaire, monsieur le juge Stephenson n’avait pas participé aux délibérations; que l’affaire Ward a été tranchée avant l’entrée en vigueur de l’article 97 de la Loi en 2001 et que Ward n’avait pas pour objet de fixer les catégories étanches et immuables de groupes sociaux, je ne suis pas disposé à conclure que la décision était déraisonnable. Je conclus, tout comme je l’ai fait dans l’affaire concernant B472, que la décision était incorrecte.

 

QUELLE EST LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE?

 

[44]           En statuant, dans B472, que la norme de contrôle applicable était la décision correcte, je me suis fondé sur Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, [2008] ACS no 9 (QL), où la Cour suprême du Canada avait conclu ce qui suit au paragraphe 62 :

Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[45]           J’étais d’avis que la jurisprudence existante avait déjà établi de manière satisfaisante le degré de déférence devant être accordé à la SPR en ce qui concerne la définition de réfugié. Il n’y avait pas lieu de faire preuve de déférence. Je renvoyais au récent arrêt Feimi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 325, [2012] ACF no 1610 (QL), dans lequel monsieur le juge Evans, avec l’assentiment de la madame la juge Sharlow, a appliqué la norme de la décision correcte. Monsieur le juge Stratas était d’avis que, aux fins de cette affaire, il n’était pas nécessaire de statuer sur la norme de contrôle applicable.

 

[46]           Depuis ce temps, dans l’arrêt B010, précité, madame la juge Dawson, avec laquelle les juges Evans et Stratas étaient d’accord, devait traiter de la définition de « passage de clandestins » au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi. La question grave de portée générale certifiée par monsieur le juge Simon Noël était la suivante :

Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, estil approprié de définir l’expression « passage de clandestins » sur le fondement de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

 

[47]           La Cour a conclu que rien ne permettait d’écarter la présomption selon laquelle on devrait faire preuve de déférence à l’égard de la Commission lorsqu’elle interprète sa loi constitutive.

 

[48]           Madame la juge Dawson a effectué une distinction entre l’affaire dont elle était saisie et les faits dans l’arrêt Febles, précité. Elle a mentionné ce qui suit au paragraphe 71 :

En arrivant à cette conclusion, je me rends bien compte que notre Cour a déjà appliqué la norme de contrôle de la décision correcte en ce qui concerne l’interprétation, par la Section de la protection des réfugiés, de conventions internationales (voir, par exemple, l’arrêt Febles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 324, [2012] A.C.F. no 1609, aux paragraphes 22 à 25). Dans cette affaire, la présomption de l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable avait été réfutée par la majorité des juges de la Cour compte tenu de la nécessité d’interpréter les conventions internationales de façon uniforme. À mon avis, il y a lieu d’établir une distinction entre la présente espèce et des affaires comme l’affaire Febles parce que, dans le cas qui nous occupe, la Commission interprétait les articles 37 et 117 de la Loi. De plus, à la différence de la Convention relative aux réfugiés, le Protocole prévoit que les États adopteront diverses mesures pour remplir les objectifs du Protocole (voir le paragraphe 4 de l’article 6). Le souci d’uniformité exprimé dans l’arrêt Febles ne s’applique pas dans le cas du Protocole.

 

[49]           Dans la présente affaire, le sens de la notion d’« appartenance à un groupe social » reflète celui que lui donne la Convention des Nations Unies. Par conséquent, je suis d’avis que c’est l’arrêt Febles qui s’applique, plutôt que l’arrêt B010. Je reste d’avis que la norme de contrôle applicable est la décision correcte.

 

[50]           En plus des précédents de la Cour suprême du Canada auxquels j’ai fait référence dans la décision B472, l’arrêt Ward lui‑même est instructif. La Commission avait simplement tenu pour acquis que M. Ward appartenait à un groupe social. Voici comment monsieur le juge La Forest avait amorcé ses motifs :

 

Cette affaire soulève, pour la première fois devant cette Cour, plusieurs questions fondamentales concernant la définition de l’expression «réfugiée au sens de la Convention» figurant au par. 2(1) de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 197677, ch. 52, qui est ainsi rédigée :

 

2. . . .

 

« Réfugié au sens de la Convention » désigne toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques […]

 

[51]           Il n’a pas mentionné qu’il confirmait la décision de la Commission parce qu’elle était raisonnable, sans égard au fait qu’il était d’avis que M. Ward n’appartenait pas à un groupe social. Subsidiairement, il n’a pas mentionné que la décision était invalide parce qu’elle était déraisonnable. Dans les faits, ainsi qu’en droit, il n’a pas du tout envisagé de faire preuve de déférence à l’égard de l’opinion de la Commission.

 

CONCLUSION

 

[52]           Le concept de « motifs mixtes », examiné autant par monsieur le juge Blanchard que par monsieur le juge Simon Noël, est bien connu. J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire et je renverrai l’affaire à la commissaire de la SPR l’ayant tranchée, Mme Bruin, pour réexamen. Si elle croit que A011 est un réfugié pour cause de motifs mixtes, plutôt qu’en raison de son appartenance à un groupe social, laissons la conclure ainsi.

 

[53]           L’avocat de A011 disposera de 10 jours à compter d’aujourd’hui pour proposer une question grave de portée générale (concernant évidemment la question de la norme de contrôle applicable) et pour proposer des passages à expurger, le cas échéant, dans la version publique des présents motifs. L’avocat du ministre disposera ensuite de sept jours pour présenter une réponse à l’égard de ces deux points.

 

POST-SCRIPTUM

 

[54]           Les 53 paragraphes qui précèdent constituent les motifs confidentiels de l’ordonnance délivrés le 30 mai 2013. Aucun changement n’a été apporté. Au moment de l’audience initiale, les parties savaient que les motifs publics des décisions B377 et B344 allaient bientôt être rendus. Par conséquent, elles ont convenu de reprendre l’audience lorsque ces motifs deviendraient disponibles. La deuxième audience a eu lieu par téléconférence.

 

[55]           En ce qui concerne les possibles parties à expurger dans la présente version publique des motifs, l’avocat de A011 a proposé que les noms des navires soient supprimés. L’avocat du ministre a souligné que cet élément allait plus loin que ce que prévoyait l’ordonnance de confidentialité en vigueur. J’ai décidé de ne pas expurger les noms des deux navires, le Ocean Lady et le Sun Sea, puisque sinon, les présents motifs seraient dénués de contexte.

 

[56]           Selon la Loi, les jugements de la Cour ne sont susceptibles d’appel que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale. Puisque le ministre a eu gain de cause, seul A011 est en mesure d’interjeter un appel si une telle question est certifiée.

 

[57]           Malheureusement, l’avocat de A011 n’a pas proposé de question grave de portée générale à des fins de certification. Néanmoins, je certifierai la question suivante :

Lors du contrôle d’une décision par laquelle un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié définit la notion d’« appartenance à un groupe social » employée dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et visée à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Cour doit‑elle appliquer la norme de la décision correcte ou la norme de la raisonnabilité?

 

[58]           Si la présente affaire n’est pas portée à l’attention de la Cour d’appel du Canada, nous nous trouverons dans une situation similaire à celle qui prévaut au sujet du sens du terme « résidence » dans la Loi sur la citoyenneté. Il y a actuellement trois écoles de pensée, de sorte que l’issue d’une affaire à cet égard est souvent une pure question de chance. Bien que les décisions de la Cour ne soient pas susceptibles d’appel sous le régime de la Loi sur la citoyenneté, celui de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit un tel droit d’appel.

 

[59]           J’estime que cette question est d’une importance fondamentale et j’encourage A011 à interjeter appel. L’appel porterait sur une question étroite et il ne serait pas très long à trancher. Peut‑être pourrait‑on convaincre la société d’aide juridique de l’assister.


ORDONNANCE

            POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,

            LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée à Mme Lucinda Bruin, ou sinon, à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen.

3.                  L’ordonnance de confidentialité du protonotaire Lafrenière, datée du 19 novembre 2012, reste en vigueur.

4.                  La question grave de portée générale suivante est certifiée :

Lors du contrôle d’une décision par laquelle un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié définit la notion d’« appartenance à un groupe social » employée dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et visée à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Cour doit‑elle appliquer la norme de la décision correcte ou la norme de la raisonnabilité?

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-11021-12

 

INTITULÉ :                                      MCI c A011

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 1ER MAI 2013

 

POURSUITE DE L’AUDIENCE PAR TÉLÉCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO) ET À VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) LE 22 MAI 2013

 

MOTIFS CONFIDENTIELS

DE L’ORDONNANCE :                 LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES

MOTIFS CONFIDENTIELS :       LE 30 MAI 2013

 

MOTIFS PUBLICS

DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS PUBLICS

ET DE L’ORDONNANCE :           LE 6 JUIN 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Dagsvik

POUR LE DEMANDEUR

 

Gurpreet Badh

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Smeets Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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