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Date : 20130604

Dossiers : T-473-06

T-474-06

Référence : 2013 CF 597

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

Dossier : T-473-06

 

ALLAN JAY GORDON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

 

Dossier : T-474-06

ET ENTRE :

 

JAMES A. DEACUR AND ASSOCIATES LTD.

ET JAMES ALLAN DEACUR

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

défenderesse

 

 

 

 


MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE HUGHES

 

[1]               La défenderesse dans les deux présentes actions, Sa Majesté la Reine du chef du Canada (la Couronne), a interjeté appel par voie de requête de la décision par laquelle le protonotaire Aalto a entre autres refusé de radier certaines parties de la déclaration modifiée produite dans chacune des deux actions. La décision du protonotaire Aalto est datée du 26 octobre 2012 et les motifs sont publiés sous la référence 2012 CF 1247. La transcription d’une audience spéciale tenue le 13 mars 2013 devant le protonotaire Aalto complète les motifs, mais les parties ont convenu que sa teneur était sans pertinence quant aux questions qui m’étaient soumises.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’appel doit être rejeté avec dépens.

 

[3]               Les deux actions ont été intentées en 2006 et concernent notamment des activités liées à des enquêtes menées entre 1993 et 1997 par le prédécesseur de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). Le protonotaire Aalto a résumé les faits pertinents aux paragraphes 2 à 6 de ses motifs, reproduits ci‑après :

[traduction]

[2]       Non seulement ces actions ont été intentées il y a plus de six ans, mais encore les faits qui y ont donné naissance sont survenus en décembre 1997, dans le cadre d’une enquête effectuée par le prédécesseur de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) entre 1993 et 1997 concernant des crédits d’impôt pour la recherche et le développement (R. et D.). Les particuliers demandeurs sont des comptables agréés et la société demanderesse un cabinet comptable. Les demandeurs avaient mis au point une méthode (la méthode Deacur) en vue de demander des crédits d’impôt pour R. D. pour le compte de clients. En 1997, de nombreuses accusations de fraude ont été portées contre M. Deacur, M. Gordon et la société. La procédure pénale engagée contre eux s’est déroulée, pendant près de sept ans, jusqu’à ce que les accusations soient suspendues en septembre 2004, à la demande de la Couronne. La présente action, intentée en 2006, n’est pas à un stade avancé; on procède toutefois à la production. Aucun interrogatoire préalable n’a encore eu lieu. Je me contenterai de dire que le retard a été occasionné en bonne partie par de nombreux problèmes logistiques survenus au cours de la production.

 

[3]       Bien que dans chaque action les déclarations fassent état de plusieurs causes d’action, décrites plus loin, l’affaire dans sa plus simple expression découle du fait que l’ARC aurait conclu à tort que les demandeurs ont commis une fraude en recourant à la méthode Deacur afin de se prévaloir, au nom de leurs clients, de crédits d’impôt pour R. et D. La Couronne a par conséquent porté contre les demandeurs des accusations au pénal, qui n’ont finalement été abandonnées que plusieurs années plus tard. Les demandeurs soutiennent que les actions de la Couronne, à l’égard desquelles ils demandent réparation, constituaient une faute, un abus de pouvoir, de la négligence et un stratagème frauduleux utilisé à leur encontre. Ils veulent être indemnisés pour leurs pertes de revenus et de clients et obtenir des dommages-intérêts généraux et punitifs. Les longues déclarations mentionnent bien d’autres choses, mais cette brève description résume bien les éléments essentiels des déclarations.

 

[4]       La défenderesse demande maintenant la radiation de parties importantes des déclarations. Elle affirme qu’elle a présenté la requête à ce stade‑ci de la procédure en raison du « profond changement du contexte » occasionné ces dernières années par une nouvelle jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel de l’Ontario. Cette jurisprudence mettrait en question de nombreuses causes d’action mentionnées dans les déclarations, voire y ferait totalement obstacle.

 

[5]       Les déclarations, sans être identiques, sont essentiellement similaires. M. Deacur et sa société sont représentés par des avocats et ont présenté à la Cour une déclaration modifiée tenant compte de certaines contestations par la défenderesse de leurs diverses causes d’action. M. Gordon, qui se représente lui‑même, n’a pas modifié sa déclaration par suite de la présente requête, mais il a fait valoir avec vigueur pour quels motifs toutes les causes d’action étaient justifiées. Pour être juste, toutefois, M. Gordon concède que ce qui semble être une cause d’action est en réalité un contexte factuel qui étaye la cause d’action. La déclaration est très détaillée et fait largement connaître ce contexte.

 

[6]       Quoi qu’il en soit, la présente requête à large portée présentée par la Couronne vise un large éventail de questions. La Couronne est d’avis que, si les causes d’action contestées sont écartées, la production sera de moins grande ampleur et l’on arrivera plus vite au procès. La durée du procès, actuellement évaluée à plus de 100 jours par les parties, s’en trouvera également réduite.

 

[4]               Le protonotaire Aalto a radié certaines des prétentions dans son ordonnance, dans certains cas sans autorisation de les modifier, et dans d’autres cas avec autorisation de le faire. Le protonotaire a rejeté le reste de la requête visant la radiation d’autres prétentions. La Couronne interjette appel à l’égard de deux prétentions non radiées – l’une concerne [traduction] « l’atteinte intentionnelle aux rapports contractuels » et l’autre, « la négligence » – formulées à l’encontre de l’ARC.

 

[5]               Il importe d’établir avec exactitude quels actes de procédure avaient été présentés au protonotaire Aalto. Le protonotaire les désigne de manière générale, aux paragraphes 3 à 6 précités de ses motifs, sous le terme [traduction] « les déclarations ». Par suite de discussions avec les avocats et M. Gordon lors de l’audience tenue devant moi, il semble que les actes de procédure en cause aient été la déclaration modifiée des demandeurs James A. Deacur and Associates Ltd. et James Allan Deacur (collectivement Deacur) (dossier de la Cour T‑474‑06, en date du 24 mai 2006), ainsi que la déclaration modifiée d’Allan Jay Gordon (dossier de la Cour T‑473‑06, aussi en date du 24 mai 2006). L’ébauche d’une nouvelle déclaration modifiée de Deacur aurait aussi été présentée au protonotaire. Une copie m’en a été remise mais, comme elle n’a pas été versée au dossier, je n’en tiendrai pas compte. À l’époque, Deacur et M. Gordon étaient représentés par les mêmes avocats. Ceux‑ci représentent toujours Deacur, tandis que M. Gordon se représente lui‑même. Il semble que les demandeurs aient modifié les deux déclarations par suite des discussions initiales qu’ils ont eues avec les avocats de la Couronne, pour répondre au moins à certaines préoccupations soulevées par celle‑ci.

 

[6]               Dans chaque action, la Couronne a déposé une défense en réponse à la déclaration modifiée.

 

[7]               M. Gordon avait déposé pour son propre compte une déclaration modifiée, puis une nouvelle déclaration modifiée en date du 6 novembre 2012 dans le cadre de l’action T‑473‑06. Cet acte de procédure n’avait pas été présenté au protonotaire Aalto, et il a été déposé après le prononcé de l’ordonnance en cause en l’espèce, en vue apparemment de s’y conformer ainsi que d’apporter de nouvelles « précisions ». Comme cette nouvelle déclaration modifiée n’avait pas été soumise au protonotaire, je n’en tiendrai pas compte.

 

[8]               Comme la Couronne a mis l’accent sur deux « points » dans la requête dont je suis saisi, soit l’atteinte intentionnelle aux rapports contractuels et la négligence, et que les demandeurs ont répondu de la même manière, plutôt que de traiter de parties ou de paragraphes particuliers de la déclaration modifiée dans l’une ou l’autre action, j’exposerai mon raisonnement et je rendrai mon ordonnance au regard de ces deux questions.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[9]               Les questions que je dois trancher sont les suivantes :

 

1.                  Quelle norme s’applique‑t‑elle à l’examen de la décision du protonotaire dans le présent appel?

 

2.                  Compte tenu de la norme applicable, l’ordonnance devrait‑elle être confirmée, ou la Cour devrait‑elle l’annuler ou rendre une nouvelle ordonnance?

 

1re QUESTION EN LITIGE – Quelle norme s’applique-t-elle à l’examen de la décision du protonotaire dans le présent appel?

 

[10]           La Couronne doit surmonter deux obstacles lorsqu’ele présente ce type de requête. Le premier concerne les ordonnances rendues par un protonotaire qui ne sont pas déterminantes quant à l’issue de l’action ou ne tranchent pas la question en litige. S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Merck & Co c Apotex Inc, [2004] 2 RCF 459, au paragraphe 19, le juge Décary a résumé comme suit la jurisprudence sur ce point :

Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

 

a.      l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

 

b.      l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[11]           Lorsqu’un protonotaire a radié une action ou une question en litige, cela a une influence déterminante et le juge doit procéder à un examen de novo. Faute d’une telle radiation, toutefois, l’ordonnance n’a pas d’influence déterminante sur l’issue puisque l’affaire subsiste jusqu’à ce qu’elle soit tranchée au procès ou à une étape antérieure au procès – la retenue est alors de mise à l’égard de la décision du protonotaire, sauf si ce dernier s’est fondé sur un mauvais principe ou a mal apprécié les faits [p. ex., Merck & Co., Inc. c Apotex Inc., 2012 CF 454, au paragraphe 9].

 

[12]           Le deuxième obstacle concerne les circonstances dans lesquelles une cour devrait ou non radier une action ou une question dans le cadre d’une requête en radiation. La Cour suprême du Canada s’est penchée plusieurs fois sur cette question, le plus récemment dans l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42. S’exprimant au nom de la Cour suprême, la juge en chef a écrit ce qui suit (aux paragraphes 17, 21 et 25) :

 

17     Les parties conviennent du critère applicable à la radiation d’une demande pour absence de cause d’action raisonnable en vertu de l’al. 19(24)a) des Supreme Court Rules de la Colombie-Britannique. La Cour a réitéré ce critère à maintes reprises : l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable : Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 15; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980. Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours : voir généralement Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; Succession Odhavji; Hunt; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

 

[. . .]

 

21     Quoique très utile, la requête en radiation ne saurait être accueillie à la légère. Le droit n’est pas immuable. Des actions qui semblaient hier encore vouées à l’échec pourraient être accueillies demain. Avant qu’une obligation générale de diligence envers son prochain reposant sur la prévisibilité soit reconnue dans l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), peu de gens auraient pu prévoir qu’une entreprise d’embouteillage puisse être tenue responsable, en l’absence de tout lien contractuel, du préjudice corporel et du traumatisme émotionnel causé par la découverte d’un escargot dans une bouteille de bière de gingembre. Avant l’arrêt Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners, Ltd., [1963] 2 All E.R. 575 (H.L.), l’action en responsabilité délictuelle pour déclarations inexactes faites par négligence aurait paru vouée à l’échec. L’histoire de notre droit nous apprend que souvent, des requêtes en radiation ou des requêtes préliminaires semblables, à l’instar de celle présentée dans Donoghue c. Stevenson, amorcent une évolution du droit. Par conséquent, le fait qu’une action en particulier n’a pas encore été reconnue en droit n’est pas déterminant pour la requête en radiation. Le tribunal doit plutôt se demander si, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, il est raisonnablement possible que l’action soit accueillie. L’approche doit être généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable.

 

[. . .]

 

25     La question de la conjecture est liée à la question de savoir si la requête devrait être rejetée en raison de la possibilité qu’une nouvelle preuve apparaisse éventuellement. Le juge saisi d’une requête en radiation se demande s’il existe une possibilité raisonnable que la demande soit accueillie. Dans le monde de la conjecture abstraite, il existe une probabilité mathématique qu’un certain nombre d’événements se produisent. Ce n’est pas ce que le critère applicable aux requêtes en radiation cherche à déterminer. Il suppose plutôt que la demande sera traitée de la manière habituelle dans le système judiciaire — un système fondé sur le débat contradictoire dans lequel les juges sont tenus d’appliquer le droit (et son évolution) énoncé dans les lois et la jurisprudence. Il s’agit de savoir si, dans le contexte du droit et du processus judiciaire, la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie.

 

[13]           Je dégage de ces commentaires qu’une cour doit se montrer prudente avant de radier, par suite d’une requête préliminaire en radiation, une déclaration au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action alors qu’on ne lui a pas encore présenté valablement tous les faits et tous les arguments pertinents.

 

[14]           J’ajouterais que la Cour ne radie pas en règle générale une déclaration parce qu’elle ne révèle pas une cause d’action lorsqu’une défense a été déposée (voir, p. ex., MacLennan c Risley Manufacturing Ltd, 2005 CF 363). En l’espèce, la Couronne a déposé une défense dans chacune des deux actions. La Couronne soutient qu’elle peut néanmoins maintenir la présente requête, l’article 221 des Règles de la Cour autorisant la présentation d’une telle requête en tout temps, et que la requête repose sur une interprétation correcte des principes juridiques, et non sur des faits ou des précisions sur des faits pouvant ou non se trouver dans les actes de procédure.

 

[15]           J’estime néanmoins que la Couronne a énormément à faire pour convaincre la Cour qu’il y a lieu d’annuler les parties de l’ordonnance où le protonotaire Aalto a refusé de radier deux éléments des déclarations à ce stade de l’instance. Si l’affaire repose uniquement sur des principes juridiques, je l’examinerai de novo; si toutefois sont soulevées des questions de fait, ou mixtes de fait et de droit, je ferai preuve de retenue à l’égard de la décision du protonotaire.

 

2e QUESTION EN LITIGE – Compte tenu de la norme applicable, l’ordonnance devrait‑elle être confirmée, ou la Cour devrait-elle l’annuler ou rendre une nouvelle ordonnance?

 

 

a)         Atteinte intentionnelle aux rapports contractuels

 

[16]           Les parties ne contestent pas que le protonotaire a correctement énoncé au paragraphe 66 de ses motifs, reproduit ci‑après, les éléments requis pour révéler une cause d’action relativement au délit d’atteinte intentionnelle :

 

[traduction]

[66]     Les éléments essentiels de ce délit sont les suivants :

 

1.         Il existe, entre un demandeur et une autre partie, de véritables relations d’affaires ou des attentes commerciales légitimes.

 

2.         Le défendeur a connaissance des relations d’affaires.

 

3.         Une atteinte intentionnelle met un terme aux relations d’affaires ou aux attentes.

 

4.         On a recours à des procédés illégitimes pour causer l’atteinte.

 

5.         L’atteinte doit être la cause immédiate de la cessation des relations d’affaires.

 

6.         Il en résulte une perte pour le demandeur.

 

[voir, par exemple, 671122 Ontario Ltd. c Sagaz Industries Canada Inc. [1998] O.J. No 121 (C.A.)]

 

 

[17]           Le protonotaire, même s’il a décrit au paragraphe 64 de ses motifs cette partie des actions des demandeurs comme reposant sur des bases [traduction] « plus ténues », a disposé de la question en permettant le maintien de la prétention. Il a écrit ce qui suit, aux paragraphes 67 à 69 :

 

[traduction]

[67]     On peut déduire l’existence de plusieurs de ces éléments en l’espèce, même sans qu’ils soient directement plaidés. Par exemple, le contrat est la relation d’affaires entre les demandeurs et leurs clients, ce dont la défenderesse devait avoir connaissance en raison de l’enquête menée par l’ARC. Le préjudice subi est la prétendue perte de clients ainsi que des honoraires qui auraient été gagnés. Le mode d’enquête et l’enquête elle‑même sont décrits en détail dans la déclaration; cette description doit être tenue pour avérée aux fins de la présente requête, et il s’agit là de la cause immédiate de l’atteinte aux relations entre les comptables et leurs clients. Quant à ce dernier point, les demandeurs font valoir que la lecture des « droits » était une composante de l’atteinte.

 

[68]     M. Gordon soutient que tous les éléments de la cause d’action sont plaidés. Il fait particulièrement valoir que les représentants de l’ARC n’ont pas appliqué la LIR correctement et, plutôt que d’examiner les déclarations de revenus individuelles conformément à cette loi, ils ont porté des accusations au criminel et, ce faisant, ont délibérément tenté de ruiner l’entreprise des demandeurs (voir les paragraphes 156 à 171 du mémoire des faits et du droit de M. Gordon). À cette fin, les représentants de l’ARC nommés dans la déclaration auraient fait, en toute connaissance de cause, de fausses déclarations qui ont fait perdre des clients à M. Gordon. Selon ce dernier, des représentants de l’ARC auraient en outre menacé des clients de les inculper de fraude s’ils n’offraient pas leur collaboration.

 

[69]     Tout bien considéré, suffisamment de faits sont plaidés pour révéler une cause d’action pour atteinte aux rapports contractuels lorsqu’on lit la déclaration en son entier, sans analyser chaque paragraphe comme s’il s’y trouvait une allégation indépendante. Il ne faut pas non plus oublier que la Couronne a déjà présenté des observations à l’égard de cette cause d’action et que, depuis l’établissement de la déclaration, il n’y a pas eu de « profond » changement du droit.

 

 

[18]           Les avocats de la Couronne ont soutenu devant moi que cette partie des prétentions des demandeurs constituait en réalité une contestation indirecte des cotisations établies par l’ARC à l’égard de demandes de crédit d’impôt pour la recherche et le développement (R. et D.) faites par divers clients des demandeurs. Ils ont ajouté que, tel que le prévoit le paragraphe 152(8) de la Loi de l’impôt sur le revenu, 1985, LRC, c 1 (5e suppl), modifié, une cotisation est réputée être valide, sous réserve des modifications qui peuvent y être apportées ou de son annulation lors d’une opposition ou d’un appel, et sous réserve d’une nouvelle cotisation. Les avocats invoquent des arrêts tels que Roitman c R, 2006 CAF 266, et Canada c Addison & Leyen Ltd, 2007 CSC 33, pour soutenir qu’on ne peut contester une cotisation indirectement au moyen d’une action intentée contre la Couronne.

 

[19]           Les paragraphes 22, 45 à 47 et 55 à 57 reproduits ci‑après (le sigle JAD renvoie à la demanderesse Deacur and Associates) de la déclaration modifiée de M. Gordon aident à comprendre le fondement des prétentions des demandeurs à cet égard :

 

[traduction]

22.       Pendant cette période, JAD a établi et présenté au nom de ses clients environ deux cents demandes de crédit d’impôt pour R. et D. Étant donné la valeur élevée de cet incitatif fiscal, JAD a fourni ses services en échange d’honoraires conditionnels, ceux‑ci devant être versés par prélèvement sur le montant de l’avantage fiscal obtenu par le client. JAD prévoyait obtenir en moyenne plus de 10 000 $ pour chaque déclaration ainsi produite. On s’attendait aussi à ce que cette source de revenus soit disponible pendant toute la durée du programme de R. et D. et que, chaque année du programme, un profit total de 1 050 000 $ soit tiré de la production des déclarations de revenus des clients.

 

[. . .]

 

45.       En décembre 1995, Mme Northey a commencé à faire enquête sur les méthodes utilisées par JAD. Tel que mentionné, Mme Northey était une employée de niveau AU2 et on n’aurait pas dû lui confier une enquête dans un dossier de niveau AU4. Mme Northey savait ou aurait dû savoir qu’elle n’était pas en mesure de s’occuper de l’enquête.

 

46.       Mme Northey n’a jamais avisé JAD qu’elle faisait l’objet d’une enquête. Conformément à la politique de l’ARC, rédigée par Ron Moore, les enquêteurs sont tenus de transmettre une « lettre de préavis de 30 jours ». Lorsqu’elle a témoigné à l’enquête préliminaire, Mme Northey a déclaré qu’une « lettre de préavis de 30 jours » n’était pas requise. Ron Moore a toutefois déclaré, lorsqu’il a lui‑même témoigné à l’enquête préliminaire, qu’il était l’auteur de la politique concernant cette lettre de préavis et, selon ses dires, Une telle lettre était requise dans le cas de JAD et, en fait, dans tous les cas. Le défaut de Mme Northey de fournir la lettre de préavis constitue une violation de la politique de l’ARC ainsi que des principes d’équité et de justice naturelle.

 

47.       Selon le principe suivi par Mme Northey, seuls les salaires et les frais de gestion liés à la R. et D. effectivement acquittés pendant l’exercice visé pouvaient faire l’objet de la demande de crédit d’impôt. Mme Northey a déclaré sous serment à l’enquête préliminaire, dans l’instance pénale, que son enquête reposait sur cette hypothèse. Une telle exigence aurait toutefois été contraire aux dispositions législatives applicables ainsi qu’aux principes comptables généralement reconnus. D’ailleurs, d’après des notes manuscrites de Mme Praulins relativement au plan budgétaire présenté à la Chambre des communes, qui a été mis à jour au regard de l’affaire Deacur, Les frais de gestion n’avaient pas à être acquittés pour être visés par une demande. Ainsi, Mme Northey savait ou aurait dû savoir que le principe sur lequel s’appuyait son enquête était indéfendable. Or, Mme Northey a procédé à une enquête, et Mme Praulins lui a permis de procéder à une enquête, sans fondement. Un enquêteur principal compétent aurait su que le principe suivi ne pouvait justifier la tenue d’une enquête.

 

[. . .]

 

55.       Au début de 1996, sous la direction de Mme Northey, des enquêteurs de SI ont commencé à interroger bon nombre de clients et d’employés de JAD. Au cours de ces entrevues, Mme Northey ou les enquêteurs sous ses ordres ont intentionnellement transmis comme message à ces clients et employés que les pratiques de JAD étaient frauduleuses. En fait, certains comptables de JAD non seulement ont été interrogés, mais également se sont fait « lire leurs droits » devant des clients. On voulait ainsi clairement laisser croire qu’en plus de JAD, certains de ses employés étaient des fraudeurs et des criminels. Ces actions ont fait fuir clients et employés, dont le nombre s’est trouvé sensiblement réduit, et Mme Northey savait ou aurait dû savoir que présumer de l’issue de l’enquête et faire connaître cette issue aux clients et aux employés aurait précisément cet effet. Cette conduite abusive n’a fait en rien progresser l’enquête, et a uniquement servi à diffamer M. Gordon et JAD devant les employés et clients.

 

56.       En outre, lorsqu’on a informé les clients que les méthodes de JAD étaient frauduleuses, on ne leur a pas dit quelles activités en particulier l’étaient ou ne l’étaient pas. Il en est résulté que de nombreux clients ont carrément cessé de présenter des demandes au titre de R. et D.

 

57.       Au cours de son enquête, Mme Northey a interrogé des vérificateurs qui avaient traité des demandes de crédit d’impôt de JAD. Mme Northey a alors clairement et intentionnellement transmis comme message aux vérificateurs que la méthode utilisée par JAD était illégale. Ce faisant, elle a présumé du résultat de l’enquête, qu’elle a convertie en un exercice de propagande interne. Par suite directe de cette faute, et sur la foi des opinions exprimées par Mme Northey, les vérificateurs de première ligne ont commencé à rejeter les demandes de JAD sans examen adéquat, de manière contraire à la loi, et n’ont pas fait droit ainsi à de nombreuses demandes valables.

 

[20]           Les avocats des demandeurs et M. Gordon estiment que la Couronne a dénaturé leur argumentation. Ils disent qu’ils ne contestent pas les cotisations, mais plutôt la manière dont l’ARC a enquêté sur les entreprises de leurs clients, et font valoir que la nouvelle répandue de ces enquêtes a pu faire fuir des clients éventuels. Ils affirment que cette situation ressemble à celles examinées dans les arrêts Leroux c Canada (Revenue Agency), 2012 BCCA 63, et Ereiser c R, 2013 CAF 20; s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans ce dernier arrêt, la juge Sharlow a déclaré ce qui suit au regard d’une requête en radiation (aux paragraphes 16 et 38) :

 

16     La décision du juge d’accueillir ou de rejeter une requête en radiation est de nature discrétionnaire. Notre Cour confirme une telle décision en appel en l’absence d’une erreur de droit, d’une mauvaise appréciation des faits, de l’omission d’accorder le poids voulu à tous les facteurs pertinents ou d’une injustice évidente (voir par exemple, Collins c. Canada, 2011 CAF 140, au paragraphe 12; Domtar Inc. c. Canada, 2009 CAF 218, au paragraphe 24, Apotex Inc. c. Canada (Gouverneur en conseil), 2007 CAF 374, au paragraphe 15; Elders Grain Co. c. M.V. Ralph Misener (Navire), 2005 CAF 139, au paragraphe 13, [2005] 3 R.C.F. 367; Mayne Pharma (Canada) Inc. c. Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50, au paragraphe 9).

 

[. . .]

 

38     Il se peut qu’en l’espèce les nouvelles cotisations visées par l’appel seront déclarées valides et bien fondées. Dans ce cas, elles constitueront un constat bien fondé des obligations de M. Ereiser aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu et elles ne seront pas annulées dans le cadre du processus d’appel prévu par la loi pour les appels en matière d’impôt sur le revenu. Elles seront toutefois annulées si elles sont déclarées invalides ou entièrement infondées. Si elles sont déclarées en partie infondées, elles seront annulées et renvoyées au ministre pour nouvelle cotisation. Mais peu importe l’issue de l’appel de M. Ereiser en matière d’impôt sur le revenu, il lui sera loisible de solliciter une sanction devant la Cour fédérale ou la cour supérieure d’une province, selon les circonstances, s’il peut faire valoir une action en responsabilité délictuelle ou une action en droit administratif découlant de la conduite fautive du fonctionnaire du fisc ou de plusieurs d’entre eux.

 

[21]           À l’étape actuelle de l’instance, je ne considère pas qu’en faisant valoir l’atteinte intentionnelle aux rapports contractuels, les demandeurs visent à faire modifier ou à contester indirectement les cotisations établies pour des clients, actuels ou éventuels. Ils allèguent plutôt que les enquêtes de l’ARC ont fait fuir des clients actuels ou éventuels, qui auraient sinon recouru à leurs services, contre honoraires. Je ne puis conclure, au présent stade, qu’il y a lieu de radier la prétention des demandeurs à cet égard.

 

b)         Négligence de la part de l’ARC

[22]           Les avocats de la Couronne soutiennent que la prétention selon laquelle la Couronne a fait preuve de négligence est vouée à l’échec puisque leur cliente n’a aucune obligation de diligence envers les demandeurs.

 

[23]           Les deux parties conviennent qu’il y a lieu, dans les circonstances actuelles, d’examiner une cause d’action fondée sur la négligence en fonction du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper. Le critère a son origine dans l’arrêt de la Chambre des lords Anns c Merton London Borough Council, [1978] AC 728, et la Cour suprême du Canada l’a étoffé dans l’arrêt Cooper c Hobart, [2001] 3 RCS 537. Succinctement, le critère comporte deux volets et, s’il est répondu par l’affirmative à la première question soulevée, la Cour doit se pencher sur la deuxième. S’il y est répondu par la négative, toutefois, il n’est pas alors nécessaire d’examiner la deuxième question. Les questions sont les suivantes :

 

                                                            1.      Y a-t-il un rapport de proximité suffisant entre le présumé auteur de la négligence et la présumée victime pour qu’il existe une obligation de diligence? Si la réponse est affirmative,

                                                            2.      des considérations de politique écartent-elles en l’espèce cette obligation?

 

[24]           Dans Cooper, la juge en chef McLachlin et le juge Major de la Cour suprême ont écrit ce qui suit concernant la première question (au paragraphe 35) :

 

35        Les facteurs susceptibles de satisfaire à l’exigence de proximité sont variés et dépendent des circonstances de l’affaire. On chercherait en vain une caractéristique unique unificatrice. Comme l’a affirmé le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, p. 1151 : « Le lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d’affaires comportant différents facteurs » (cité avec approbation dans l’arrêt Hercules Managements, précité, par. 23). Lord Goff a affirmé la même chose dans Davis c. Radcliffe, [1990] 2 All E.R. 536 (C.P.), p. 540 :

 

 

                                    [traduction]

[. . .] il n’est pas souhaitable, du moins, compte tenu de l’évolution actuelle du droit, de tenter de formuler en termes larges et généraux les cas dans lesquels il peut être conclu ou non à la proximité. Au contraire, suivant l’opinion exprimée par le juge Brennan dans Sutherland Shire Council c Heyman (1985) 60 ALR 1, p. 43‑44, il est préférable que « le droit élabore graduellement de nouvelles catégories de négligence par analogie aux catégories existantes ».

 

[25]           Quant à la seconde question, ils ont écrit ce qui suit (au paragraphe 37) :

 

37        Cela nous amène à la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns. Comme les juges majoritaires de notre Cour l’ont conclu dans l’arrêt Norsk, p. 1155, il faut tenir compte des considérations de politique résiduelles en l’espèce. Ces considérations ne portent pas sur le lien existant entre les parties, mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général. La loi prévoit‑elle déjà une réparation? Faudrait‑il craindre le risque que la reconnaissance de l’obligation de diligence crée une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes? D’autres raisons de politique générale indiquent-elles que l’obligation de diligence ne devrait pas être reconnue? Suivant cette démarche, notre Cour a refusé de conclure à la responsabilité dans l’arrêt Hercules Managements, précité, au motif que la reconnaissance d’une obligation de diligence risquait d’engager la responsabilité d’un nombre indéterminé de personnes.

 

[26]           Le protonotaire a exposé ce critère au paragraphe 97 de ses motifs, et il a conclu ceux‑ci par des commentaires sur la négligence, au paragraphe 105 :

 

[traduction]

[97]     La Couronne explique longuement que les allégations formulées dans la déclaration ne peuvent fonder des allégations de négligence de la Couronne quant à la manière dont elle a mené l’enquête. Elle soutient qu’aucune « obligation » n’est plaidée et qu’il n’est pas satisfait aux critères établis dans les arrêts bien connus Anns c Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H. L.) et Cooper c Hobart, 2001 CSC 27 (le critère exposé dans les arrêts Anns/Cooper). Aux fins du critère exposé dans les arrêts Anns/Cooper, il faut examiner dans un premier temps si la prévisibilité du préjudice et la proximité des parties donnent ouverture à une obligation de diligence. S’il n’est pas satisfait au premier volet du critère, la Cour doit, selon le deuxième volet, chercher à savoir si des considérations de politique peuvent engendrer une telle obligation.

 

[. . .]

 

[105]   J’estime ainsi rempli le premier volet du critère exposé dans les arrêts Anns/Cooper (prévisibilité et proximité), et il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur les considérations de politique visées par le deuxième volet.

 

[27]           Les avocatse de la Couronne soutiennent, et je suis du même avis, que le protonotaire s’est trompé. Il a commis une erreur en disant au paragraphe 97 que, si la réponse à la première question était négative, la Cour devait examiner la deuxième. Il a aussi affirmé erronément au paragraphe 105 que, si la réponse à la première question était au contraire positive, il ne serait pas nécessaire de se pencher sur la deuxième. L’état véritable du droit est que, si la réponse à la première question (y a-t-il une obligation?) est oui, la Cour doit alors trouver réponse à la deuxième (une politique publique écarte-t-elle l’obligation?).

 

[28]           Pour ce qui est de la première question – quant à l’existence ou non d’une obligation de diligence –, le protonotaire a conclu, en fonction des allégations formulées dans les actes de procédure, qu’il y avait bien une obligation. Il a ainsi écrit ce qui suit, aux paragraphes 101 à 104 :

 

[traduction]

[101]   Pour l’examen de cette question, comme pour les autres, il convient de tenir pour avérées les allégations formulées dans la déclaration. On fait bel et bien état dans la déclaration, en décrivant le mode d’enquête de divers représentants de l’ARC, d’un comportement qu’on pourrait considérer comme négligent. On fait valoir la négligence en mentionnant, notamment, le défaut de nommer un enquêteur compétent, la supervision négligente des personnes ayant procédé à l’enquête et l’enquête négligente [voir, entre autres, les paragraphes 37, 43, 45, 46, 47 et 68 de la déclaration de Deacur – M. Gordon a fait siens ces paragraphes]. Les personnes concernées étaient-elles tenues envers les demandeurs à une obligation de diligence de droit privé? À mon avis, à l’étape actuelle de l’instance, les allégations ne sont pas dénuées de toute chance de succès et ne devraient donc pas être radiées.

 

[102]   L’ARC avait ciblé précisément les demandeurs pour les soumettre à une enquête criminelle. Fait à noter, dans Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

 

[. . .] le suspect sous enquête a un intérêt personnel considérable dans le déroulement de l’enquête. Sa liberté, sa réputation et une bonne partie de son avenir sont en jeu, et l’importance de ces intérêts permet de conclure qu’un lien de proximité fait naître une obligation de diligence. [paragraphe 34]

 

[103]   Les demandeurs sont exactement dans la même situation. Le déroulement de l’enquête revêtait une importance capitale pour eux, et leur liberté ainsi que leur réputation étaient en jeu. On peut difficilement considérer qu’il ne se dégage des déclarations aucune probabilité qu’existe un rapport de proximité donnant ouverture à une obligation de diligence. Les affaires telles que Elder et Edwards citées par la Couronne ont des faits très différents de ceux de la présente affaire, et ne mettent pas en cause une enquête criminelle du type mené en l’espèce.

 

[104]   On a clairement plaidé que les responsables de l’ARC savaient que leur enquête aurait une incidence sur les activités et la réputation des demandeurs. M. Gordon fait également valoir qu’un document intitulé la Charte des droits des contribuables crée une obligation de diligence. Comme il s’agit ici d’une requête en radiation, les éléments de preuve extrinsèque ne sont généralement pas admissibles. Quoique M. Gordon pourrait produire ce document au procès, la Cour n’en a pas tenu compte aux fins de la présente requête. La démarche exposée dans l’arrêt Hill suffit pour établir le degré de proximité requis au maintien de l’allégation de négligence. J’ai examiné d’autres jugements invoqués par les parties mais, pour trancher la présente question, les jugements auxquels j’ai renvoyé sont suffisants.

 

[29]           Le protonotaire aurait dû se pencher ensuite sur la deuxième question concernant la politique publique. Or, il ne l’a pas fait.

 

[30]           Les avocats de la Couronne soutiennent que la Loi de l’impôt sur le revenu ne crée aucune obligation entre l’ARC et les demandeurs. Je suis d’accord; aucune obligation légale ne peut être invoquée en l’espèce. Les avocats de Deacur font valoir une obligation de diligence de droit privé qui, si on a pu ne pas la reconnaître précédemment, existerait indépendamment de toute obligation légale. Ils invoquent à cet égard l’arrêt Hill c Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, [2007] 3 RCS 129, particulièrement le paragraphe 70, où la Cour suprême a laissé entendre que, bien qu’elles ne créent pas une obligation, les normes imposées par une loi (en l’occurrence la Loi sur les services policiers) pouvaient s’avérer instructives pour établir l’assujettissement de fonctionnaires tels que les policiers à une obligation de diligence autre que légale.

 

[31]           Les avocats de la Couronne ont attiré l’attention de la Cour sur une décision récente de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, Leighton c Canada (Attorney General), 2012 BCSC 961, où le juge Fisher a passé en revue l’essentiel de la jurisprudence actuelle et a appliqué explicitement le critère exposé dans les arrêts Anns/Cooper. Je n’ai connaissance d’aucun appel interjeté contre l’ARC par un contribuable qui formule des allégations de négligence. Le juge Fisher a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 54 à 58) :

 

[traduction]

54     Il se dégage de la jurisprudence qu’un lien de proximité n’est pas démontré par l’existence d’obligations légales envers le public. Le régime d’impôt sur le revenu se fonde sur l’autodéclaration du contribuable, et la Loi de l’impôt sur le revenu confère au ministre et à ses représentants de larges pouvoirs de supervision du système de cotisation et de vérification des contribuables. L’ARC et les contribuables ont des intérêts opposés. Pour ce qui est de la relation entre eux, il n’incombe pas aux vérificateurs de l’ARC de protéger les contribuables des pertes occasionnées par leurs cotisations. En de telles circonstances, les considérations de politique militeraient à l’encontre d’une conclusion d’existence d’un lien de proximité entre l’ARC et les particuliers contribuables (voir 783783 Alberta Ltd., aux paragraphes 45 et 46; Syl Apps Secure Treatment Centre c B.D., 2007 CSC 38, au paragraphe 32).

 

55     Dans Leroux, la question était de savoir si la négligence dans l’administration ou l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d’accise pouvait donner ouverture à un recours de droit privé. Le juge en chambre a refusé de radier la déclaration conformément à la règle 9-5(1)(a), et la Cour d’appel n’était pas convaincue qu’il avait eu « manifestement tort » de laisser trancher au terme d’un procès la question de savoir s’il existait un degré de proximité suffisant pour fonder prima facie une obligation de diligence. Des faits importants ont cependant été plaidés, et la Cour a ordonné la reformulation de l’acte de procédure au moyen d’une déclaration modifiée.

 

56     J’estime que Leroux ne m’empêche pas d’apprécier le présent acte de procédure et l’acte de procédure éventuellement modifié, et d’établir si on y révèle une demande raisonnable. Ni Canus, ni Jones ou 783783 Alberta Ltd. n’ont été examinés. En outre, on doit se demander en l’espèce s’il existe une obligation de diligence, non pas directement envers un contribuable, mais indirectement envers l’actionnaire d’une société contribuable.

 

57     À mon avis, absolument aucun fondement ne permet d’établir en l’espèce l’existence d’un rapport de proximité. Je souscris aux observations des défendeurs : il est évident et manifeste qu’il n’y a pas un pareil rapport entre M. Leighton et l’ARC et ses employés, et qu’il ne peut donc exister d’obligation de diligence de droit privé.

 

58     Il n’est pas nécessaire de se pencher sur le deuxième volet du critère énoncé dans les arrêts Anns-Cooper. J’estime toutefois que, le cas échéant, des considérations de politique résiduelles militeraient en l’espèce à l’encontre de la reconnaissance d’une obligation de diligence. Je donnerais comme exemple qu’une telle reconnaissance serait incompatible avec l’obligation générale incombant à l’ARC, en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, de veiller à ce que le montant de tous les impôts légalement exigibles soit correctement établi et perçu.

 

[32]           Les avocats de la Couronne s’appuient également sur la décision McCreight c Canada (Attorney General), 2012 ONSC 1983, rendue par le juge Patterson de la Cour supérieure de justice de l’Ontario à Ottawa. Cette affaire concernait une demande présentée par des membres d’un cabinet comptable contre l’ARC au sujet de vérifications ayant visé plusieurs de leurs clients. Cette affaire n’est pas très différente de celle dont je suis saisi. Le juge Patterson a écrit ce qui suit (au paragraphe 85) :

 

[traduction]

85     En l’espèce, il n’y a pas de cause d’action reconnue pour les déclarations inexactes d’un enquêteur de l’ARC faites par négligence. Aucune obligation légale de diligence n’incombe non plus aux enquêteurs de l’ARC. Imposer une telle obligation serait incompatible avec le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui prévoit expressément que les contribuables ne peuvent, par exemple, se prévaloir d’erreurs ou d’omissions. En outre, il n’existe aucun rapport particulier entre les enquêteurs de l’ARC et McCreight et Skinner.

 

[33]           On m’a informé qu’un appel avait été interjeté et que l’affaire avait été plaidée devant la Cour d’appel. Aucune décision n’a encore été rendue.

 

[34]           Les demandeurs, par l’entremise de leurs avocats, et M. Gordon soutiennent qu’ils ne font pas valoir en l’espèce la négligence lors d’une vérification dont ils auraient fait l’objet. Ils allèguent la négligence dans ce cadre d’enquêtes – qui auraient été menées avec négligence et pouvant comporter ou non des vérifications – visant leurs clients actuels et éventuels.

 

[35]           Au stade où en sont maintenant les actions, je ne puis dire, quant au premier volet du critère énoncé dans les arrêts Anns/Cooper, que la demande des demandeurs n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. À cet égard, je suis d’accord avec la décision du protonotaire Aalto, et je fais preuve de retenue à son endroit.

 

[36]           Le protonotaire aurait dû examiner le deuxième volet du critère exposé dans les arrêts Anns/Cooper, mais il ne l’a pas fait, et ainsi il ne s’est pas demandé si une politique publique écartait toute obligation de diligence. Je vais pour ma part examiner la question.

 

[37]           L’argument sur ce point des avocats de la Couronne constitue plus ou moins une répétition de l’argument à l’égard du premier volet. Ils soutiennent ainsi que la Loi de l’impôt sur le revenu ne crée aucune obligation légale. Je suis d’accord. Selon eux, l’arrêt Hill n’a pas établi non plus d’obligation de droit privé.

 

[38]           Dans la décision Leighton, précitée, le juge Fisher a conclu dans une remarque incidente que des considérations de politique militeraient contre la reconnaissance d’une obligation de diligence. J’ai reproduit précédemment le paragraphe 58 de ses motifs où figure cette conclusion.

 

[39]           Je reconnais que les allégations de négligence et d’applicabilité du critère établi dans les arrêts Anns/Cooper peuvent sembler reposer – même au stade actuel – sur des bases bien ténues. J’hésite néanmoins à radier dès maintenant les prétentions en cause formulées dans la déclaration. La jurisprudence est manifestement en évolution dans le domaine, où le dernier mot reste encore à écrire par une cour d’appel. Le maintien des prétentions à ce stade des procédures n’impose pas un fardeau excessif. L’affaire va de l’avant de toute façon, et il faudra établir et prendre en compte les faits pertinents au regard des autres prétentions. Je me refuse à radier ces prétentions au stade actuel des actions.

 

CONCLUSION ET DÉPENS

[40]           Je rejetterai par conséquent les deux appels. Il convient de préciser qu’on pourra avoir l’occasion, à une étape ultérieure des présentes actions, ou au procès, de réexaminer les questions en jeu. Ma décision ne fait pas obstacle à un tel réexamen. Cependant, mon commentaire ne doit pas être considéré comme une invitation à réexaminer les questions tant qu’un fondement factuel approprié n’a pas été établi, et peut-être même avant qu’une ou plusieurs cours d’appel ne se soient prononcées sur les décisions qu’on m’a citées comme faisant autorité en la matière.

 

[41]           Quant aux dépens, je remarquer que le protonotaire Aalto a indiqué (au paragraphe 107 de ses motifs) que chaque partie devrait assumer ses propres dépens. Une telle conclusion était indiquée puisque chacune des parties devant lui avait obtenu partiellement gain de cause. Je ne me propose pas de modifier l’ordonnance du protonotaire. Mon ordonnance ne visera que les dépens liés au présent appel.

 

[42]           Chacun des demandeurs a obtenu gain de cause et a droit aux dépens. Le demandeur M. Gordon se représente lui‑même et a donc droit à des débours raisonnables. J’évalue et fixe ces débours à 500 $. Les demandeurs Deacur (collectivement) ont obtenu gain de cause et étaient représentés par des avocats. Le présent appel, plus difficile que la plupart, mérite une adjudication de dépens plus élevés que les modestes sommes habituelles prévues dans nos Règles. Je fixe à 5 000 $ le montant des dépens adjugés à Deacur.

 

 

                                                                                                            « Roger T. Hughes »

Juge

 

Toronto (Ontario)

Le 4 juin 2013


 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIERS :                                      T-473-06

                                                            T-474-16

 

INTITULÉ :                                      T-473-06 – ALLAN JAY GORDON c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

                                                            T-474-06 – JAMES A. DEACUR AND ASSOCIATES LTD. ET JAMES ALLAN DEACUR c SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 28 mai 2013

 

 

MOTIFS DE

L’ORDONNANCE :                        LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 4 juin 2013

 

 

T-473-06 - Comparutions

 

Allan Jay Gordon, agissant pour son propre compte

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Wendy J. Linden

Shahana Kar

Rishman Bhimji

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

T-473-06 - AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

M. Allan Jay Gordon

Thornhill (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

T-474-06 - Comparutions

 

Sarah J. O’Connor

Meaghan Richardson

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Wendy J. Linden

Shahana Kar

Rishman Bhimji

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

T-474-06 - AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Magrath O’Connor LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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