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Date : 20130606

Dossier : T‑1581‑11

Référence : 2013 CF 610

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

DIANE CAROLYN EMMETT

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission des droits de la personne (la Commission) de renvoyer une plainte au Tribunal des droits de la personne conformément au sous‑alinéa 44(3)a)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi).

 

[2]               Le demandeur demande à la Cour d’ordonner l’annulation de la décision et le rejet de la plainte ou, subsidiairement, le renvoi de l’affaire à la Commission en lui enjoignant de la traiter en conformité avec les motifs de son jugement.

 

[3]               Le demandeur sollicite également les dépens.

 

Contexte

 

[4]               La défenderesse est une employée de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) depuis 1981. Au moment où a commencé l’instance, elle était directrice adjointe de la Division de la vérification du Bureau des services fiscaux de Toronto Nord; elle occupait ce poste depuis 1996. Elle avait posé sa candidature, sans succès, pour de nombreux postes de niveau EX‑02 (des mutations latérales) et de niveau EX‑03 (des promotions), y compris pour des postes intérimaires de courte durée. La défenderesse déclare dans son affidavit qu’elle a quitté l’ARC pour prendre sa retraite le 7 septembre 2011.

 

[5]               Dans une plainte à la Commission datée du 7 juin 2007, la défenderesse a soutenu qu’elle avait été victime de discrimination fondée sur l’âge et sur le sexe de la part de l’ARC.

 

[6]               La défenderesse a prétendu avoir fait l’objet de divers incidents de discrimination distincts, d’abord en raison de son sexe, puis de son âge. Elle a relevé 14 occasions où on lui avait refusé des postes pendant les 11 années où elle avait occupé son dernier poste. L’âge aurait été le motif de discrimination dans deux cas, le poste souhaité ayant alors été accordé à une collègue beaucoup plus jeune. Quant aux douze autres cas, la défenderesse a soutenu que, soit on lui avait préféré un collègue masculin moins qualifié qu’elle, soit on lui avait tout simplement refusé un poste en rupture avec la pratique antérieure d’attribution de postes par intérim.

 

[7]               La Commission a nommé un enquêteur pour qu’il produise un rapport pour l’aider dans sa prise de décision. L’enquêteur a interrogé la défenderesse et cinq gestionnaires de l’ARC et a passé en revue la preuve documentaire soumise tant par le demandeur que par la défenderesse. Il a remis un rapport de 47 pages, dont la recommandation finale était défavorable au renvoi de la plainte.

 

[8]               On a traité séparément dans le rapport de trois volets de la plainte de la défenderesse : (1) la discrimination systémique fondée sur le sexe, (2) la différence de traitement individuelle ou distincte en fonction du sexe et de l’âge et (3) la discrimination systémique fondée sur l’âge.

 

[9]               En ce qui concerne la discrimination systémique fondée sur le sexe, l’enquêteur a recommandé à la Commission de ne pas renvoyer la plainte. Il se fondait à cet égard sur le paragraphe 41(2) de la Loi, qui permet à la Commission de refuser de renvoyer une plainte si elle estime que l’objet de la plainte est traité de façon adéquate dans le plan d’équité en matière d’emploi préparé par l’employeur en conformité avec l’article 10 de la Loi sur l’équité en matière d’emploi, LC 1995, c 44. Se fondant sur les plans d’équité en matière d’emploi de l’ARC, l’enquêteur a conclu que les femmes n’étaient pas sous‑représentées dans le groupe de la direction dans les années 2001 à 2004 par rapport au taux de disponibilité sur le marché du travail. Il a aussi conclu que, bien que les femmes aient été sous‑représentées pendant la période de 2005 à 2008, l’ARC disposait d’un plan d’équité en matière d’emploi pour s’attaquer à ce problème et, selon les données plus récentes, les femmes occupaient des postes de niveaux EX‑02 et EX‑03 en 2009 en proportion beaucoup plus élevée que le taux de disponibilité sur le marché du travail.

 

[10]           Quant à l’allégation concernant la différence de traitement individuelle, l’enquêteur a analysé en détail chacun des incidents de discrimination allégués. Pour chacun de ces incidents, l’enquêteur s’est penché sur l’allégation de la défenderesse puis sur la justification donnée par l’ARC, en interrogeant les gestionnaires concernés par la décision d’embauche contestée. L’enquêteur a conclu pour chacun des cas que rien ne prouvait que la discrimination avait joué un rôle dans la décision prise.

 

[11]           Quant à la question de la discrimination systémique fondée sur l’âge, l’enquêteur a conclu que, selon ce que révélaient les données fournies par le demandeur, il n’y avait pas chez les cadres de discrimination fondée sur l’âge puisqu’un grand nombre de gestionnaires approchaient de l’âge de la retraite. Tout en convenant avec la défenderesse que les données ne faisaient pas état de l’âge de ces cadres au moment de leur nomination, l’enquêteur a conclu que la défenderesse n’avait présenté aucune preuve pour étayer son allégation de discrimination, alors qu’elle était tenue de le faire.

 

[12]           Tant le demandeur que la défenderesse ont présenté à la Commission des observations en réponse au rapport.

 

Décision de la Commission

 

[13]           La Commission a rendu sa décision le 10 août 2011. Je reproduis intégralement ci‑après les motifs de la décision :

[traduction]

La Commission a étudié la plainte, le rapport d’enquête et les observations des parties. Elle a décidé pour les motifs ci‑après exposés, en conformité avec l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), que l’examen de celle‑ci était justifié compte tenu des circonstances relatives à la plainte.

 

Bien que le paragraphe 41(2) de la Loi confère un large pouvoir discrétionnaire à la Commission, il importe de trouver un équilibre entre ce pouvoir et la nécessité de protéger les droits de la personne de tout plaignant. Dans le cas qui nous occupe, les renseignements fournis par l’intimé révèlent l’existence d’écarts dans la représentation des femmes de 2001 à 2003 et de 2004 à 2008. Bien que l’intimé mentionne dans ses observations du 12 juillet 2011 qu’en date du 31 mars 2011, la représentation des femmes dans les postes de cadres de niveau EX était plus élevée que le taux de disponibilité sur le marché du travail susmentionné, tel n’était pas le cas pendant la période où la plaignante recherchait des postes intérimaires. Dans ces circonstances, la Commission a décidé ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 41(2) de la Loi lui confère.

 

La Commission a pris en compte la preuve d’écarts systémiques dans la représentation des femmes pendant la période visée par la plainte, de même que la preuve de refus d’accès à des possibilités d’emploi pour des motifs discriminatoires, selon la plaignante. Compte tenu de la preuve dans son ensemble, la plainte nécessite un examen plus approfondi, même si la preuve liée aux allégations particulières ne laisse pas nécessairement voir l’incidence de la discrimination sur l’octroi des postes intérimaires en cause. En outre, il vaut la peine d’apprécier dans une audience en bonne et due forme le caractère raisonnable de certaines explications offertes par l’intimé (par exemple, la « continuité de la gestion » ou le « perfectionnement professionnel ») quant au choix pour certains postes de personnes pas davantage qualifiées que la plaignante.

 

 

Questions en litige

 

[14]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

            1.         La décision de la Commission de demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte était‑elle déraisonnable?

            2.         La Commission a‑t‑elle enfreint les principes d’équité procédurale et de justice naturelle en n’expliquant pas par des motifs suffisants pourquoi elle écartait les recommandations de l’enquêteur?

 

[15]           La défenderesse soulève pour sa part la question préliminaire suivante :

            1.         La preuve du demandeur soumise à l’enquêteur mais non versée au dossier certifié du tribunal est‑elle admissible dans la présente instance?

 

[16]           Je reformulerais les questions qui précèdent comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La preuve du demandeur soumise à l’enquêteur mais non présentée à la Commission est‑elle admissible?

            3.         La décision de la Commission de renvoyer la plainte était‑elle déraisonnable?

 

Observations écrites du demandeur

 

[17]           Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable à la qualité des motifs de la décision de la Commission est la raisonnabilité, tandis que la norme de la décision correcte est celle qu’appellent les questions d’équité procédurale. Il reconnaît toutefois que la Cour suprême a récemment statué que le caractère adéquat des motifs ne constitue pas à lui seul un motif de contrôle judiciaire.

 

[18]           Le demandeur soutient que, même si la Commission n’est pas tenue de donner suite aux recommandations d’un enquêteur, il est bien établi en droit que les motifs pour ne pas le faire donnés par la Commission doivent comporter un fondement rationnel et respecter le critère du caractère adéquat. L’intervention de la Cour est justifiée en l’espèce, puisque la Commission ne tient pas dûment compte dans ses motifs de considérations pertinentes. Les motifs de la Commission contredisent, sans aucune explication, les conclusions de l’enquêteur.

 

[19]           Le demandeur soutient aussi que, l’enquêteur étant un prolongement de la Commission, il faut considérer que le rapport de l’enquêteur et les propres motifs de la Commission se complètent et constituent ensemble la décision de la Commission.

 

[20]           Selon le demandeur, il ne ressort pas des motifs de la Commission que la décision était justifiée et le processus décisionnel, transparent et intelligible. La jurisprudence a établi qu’en cas d’insuffisance des motifs de la Commission, l’on doit considérer que le rapport de l’enquêteur, s’il va dans le même sens, constitue les motifs de la décision de la Commission. Par contre, si la Commission n’adopte pas les recommandations de son enquêteur, ses propres motifs écrits doivent satisfaire par eux‑mêmes à la norme de la raisonnabilité.

 

[21]           Lorsqu’elle s’est prononcée sur les allégations de discrimination systémique contre les femmes, la Commission n’a aucunement mentionné le plan d’équité en matière d’emploi de l’ARC. Elle a traité de la sous‑représentation à l’ARC sans tenir compte du paragraphe 41(2), car dans cette disposition il est présumé de l’existence d’une violation de la Loi, mais il est indiqué que la Commission a dans un tel cas le pouvoir discrétionnaire de refuser d’examiner une plainte lorsqu’il existe un plan d’équité en matière d’emploi adéquat.

 

[22]           Quant aux allégations d’actes discriminatoires particuliers, le demandeur soutient que la Commission n’a relevé aucune lacune dans les conclusions importantes de l’enquêteur, et a même reconnu que la preuve ne tendait pas nécessairement à indiquer que la discrimination avait joué un rôle pour les décisions d’embauche particulières. Il est difficile de savoir si la Commission avait ses propres raisons de douter des conclusions de l’enquêteur, ou si ce sont simplement les observations présentées par la défenderesse en réponse au rapport de l’enquêteur qui l’ont incitée à renvoyer la plainte. La Commission n’a donc communiqué ni aux parties, ni à la cour de révision, les motifs de sa décision. Il convient donc d’annuler la décision pour manque de transparence.

 

[23]           Enfin, concernant la discrimination systémique fondée sur l’âge, le demandeur soutient que la Commission n’a pas exposé le moindre motif et a manqué de ce fait aux principes de justice naturelle.

 

Observations écrites de la défenderesse

 

[24]           La défenderesse soutient que la Cour ne devrait pas examiner les 684 pages de documents que le demandeur a déposées mais qui n’avaient pas été versées au dossier certifié du tribunal. Il est bien établi que les demandes de contrôle judiciaire ne peuvent se fonder que sur les documents dont disposait le décideur, sauf si certaines questions d’équité procédurale non pertinentes en l’espèce sont en cause. Les documents contestés avaient été présentés à l’enquêteur, mais pas à la Commission, et la Cour ne devrait donc leur accorder aucun poids.

 

[25]           La défenderesse estime elle aussi que la norme de la raisonnabilité s’applique à la décision de renvoyer la plainte, tout en soulignant qu’une telle décision diffère fondamentalement de la décision de rejeter une plainte, étant donné que ce n’est que dans ce dernier cas qu’on se prononce de façon définitive sur les droits du plaignant. La décision de renvoyer une plainte appelle ainsi la plus grande retenue. La défenderesse est aussi d’accord pour dire que la norme de la décision correcte s’applique pour la question du défaut de fournir des motifs suffisants.

 

[26]           La défenderesse estime que la décision de renvoyer la plainte était raisonnable. La Commission a pour rôle non pas de décider du bien‑fondé de l’affaire, mais plutôt d’évaluer si la preuve offre un fondement raisonnable à une allégation de discrimination qui justifierait un renvoi au Tribunal.

 

[27]           Le caractère adéquat des motifs ne constitue pas à lui seul un motif de contrôle et la cour de révision doit examiner les motifs en tenant compte de la preuve, des observations des parties ainsi que du processus décisionnel. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs.

 

[28]           La défenderesse fait valoir que les motifs de la Commission s’inscrivent dans la logique des documents présentés et permettent à la cour de révision de comprendre facilement pourquoi la plainte a été renvoyée. La décision se fondait sur des éléments de preuve antérieurs à la discrimination dont la défenderesse a fait l’objet. La Commission disposait d’observations détaillées de la défenderesse présentées en réponse qui faisaient ressortir les lacunes du rapport de l’enquêteur, et elle y a fait expressément référence dans ses motifs.

 

[29]           Bien que la Commission n’ait pas expressément mentionné l’allégation de discrimination fondée sur l’âge dans ses motifs, l’examen des documents qui lui avaient été présentés permet de voir que la décision de renvoyer la plainte était compréhensible et raisonnable. La Commission a tout simplement préféré les arguments de la défenderesse aux recommandations de l’enquêteur.

 

[30]           Quant à l’argument lié à l’équité procédurale, la défenderesse souligne qu’aucune disposition législative n’oblige la Commission à exposer ses motifs et qu’en matière d’équité procédurale, les exigences applicables sont souples. Par ailleurs, la décision rendue en l’espèce ne tranche de façon définitive les droits de personne. On peut aussi établir une distinction entre la présente affaire et les décisions invoquées par le demandeur, car il s’agissait de décisions de ne pas renvoyer la plainte dans lesquelles la Commission avait écarté le rapport de l’enquêteur sans donner de motifs. La Commission a énoncé des motifs en l’espèce. En outre, le demandeur n’a pas cherché à connaître davantage les motifs de la Commission et a plutôt directement introduit une demande de contrôle judiciaire.

 

Analyse et décision

 

[31]           1re question en litige

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont elle est saisie est déjà établie dans la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[32]           La Cour suprême a récemment statué que la raisonnabilité était la norme de contrôle applicable au renvoi d’une plainte par une commission des droits de la personne à un tribunal (voir Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au paragraphe 17, [2012] 1 RCS 364). Cela confirme la jurisprudence antérieure de notre Cour et de la Cour d’appel établissant que la raisonnabilité est la norme que commandent de telles décisions dans un contexte fédéral analogue (voir Canada (Procureur général) c Davis, 2010 CAF 134, au paragraphe 3, [2010] ACF no 702).

 

[33]           Selon la description qu’en a donnée la Cour suprême (voir l’arrêt Halifax, précité, au paragraphe 17), le rôle du tribunal de révision, devant la décision d’une commission de renvoyer une plainte, consiste à appliquer le critère suivant : « la loi ou la preuve offre‑t‑elle un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée? ». Cette règle s’applique en l’espèce étant donné les similitudes qui existent entre le régime fédéral de protection des droits de la personne et le régime de la Nouvelle‑Écosse examiné dans l’arrêt (voir l’arrêt Halifax, précité, au paragraphe 24).

 

[34]           La Cour suprême a aussi signalé que le tribunal de révision devait, « dans sa démarche, manifester le degré de déférence voulu envers le tribunal administratif tant à l’égard de la décision au fond que de la procédure en cours » (voir l’arrêt Halifax, précité, au paragraphe 43). On fait mention de la « procédure en cours » pour rappeler au tribunal de révision qu’un renvoi n’est pas une décision définitive sur le fond, mais seulement une étape de la procédure de règlement des plaintes relatives aux droits de la personne. Une intervention prématurée priverait alors le tribunal de révision de l’opinion réfléchie du tribunal administratif sur les questions à débattre et pourrait aussi multiplier ces questions et prolonger indûment l’affaire (voir l’arrêt Halifax, précité, au paragraphe 51).

 

[35]           Les deux parties ont présenté des observations concernant la question de savoir si les principes d’équité procédurale obligent la Commission à motiver sa décision de renvoyer une plainte, et si en l’espèce des motifs avaient été donnés relativement à la question de la discrimination fondée sur l’âge. La Cour suprême a statué sans équivoque que, lorsqu’il y avait des motifs, la question de l’équité procédurale ne se posait pas (voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 22, [2011] 3 RCS 708). En l’espèce, il est clair que la Commission a motivé sa décision de renvoyer la plainte; il convient donc mieux d’examiner les sujets d’inquiétude du demandeur dans le cadre de l’analyse précédemment décrite du caractère raisonnable. J’estime que la jurisprudence invoquée par les deux parties quant au caractère adéquat des motifs au regard de l’obligation de la Commission d’expliquer pourquoi elle écartait le rapport de l’enquêteur est supplantée par l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, et la directive qui y est donnée d’examiner les décisions de manière globale.

 

[36]           2e question en litige

            La preuve du demandeur soumise à l’enquêteur mais non présentée à la Commission est‑elle admissible?

            La défenderesse s’oppose au dépôt par le demandeur devant la Cour de documents non versés au dossier certifié du tribunal. Les arguments avancés par le demandeur dans son mémoire s’appuient toutefois fort peu sur ces documents et sont plutôt en lien principalement avec le rapport de l’enquêteur. Tel que je le préciserai plus loin, je peux statuer sur la présente demande de contrôle sans renvoyer à ces documents, et il n’est donc pas nécessaire que je tranche la question.

 

[37]           Je souhaite néanmoins formuler certains commentaires sur le sujet. Si j’avais jugé ces documents admissibles et nécessaires pour trancher l’affaire, la Cour aurait disposé d’un dossier très déséquilibré, étant donné que le demandeur a seulement produit ses propres observations soumises à l’enquêteur, tandis que la défenderesse, les croyant inadmissibles, n’a pas présenté à la Cour les observations qu’elle avait soumises à l’enquêteur.

 

[38]           Je présume que le demandeur a dans ses dossiers les observations de la défenderesse présentées à l’enquêteur et aurait facilement pu les soumettre à la Cour au moyen d’un affidavit, soit lors de l’introduction de la demande, ou pendant la période de huit mois où il savait que la défenderesse n’avait pas déposé les documents en cause parce qu’elle les croyait inadmissibles.

 

[39]           3e question en litige

      La décision de la Commission de renvoyer la plainte était‑elle déraisonnable?

            Comme je l’ai indiqué, il convient d’appliquer dans la présente affaire deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada : Halifax et Newfoundland Nurses, précités. Il convient notamment d’appliquer l’arrêt Halifax dans les cas où la Commission n’a pas suivi les recommandations du rapport de l’enquêteur en n’exposant que des motifs succincts dans sa décision.

 

[40]           Je ne crois toutefois pas que la situation m’oblige à m’écarter des conclusions fondamentales tirées dans les deux arrêts. Appliquant l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, je vais ainsi chercher à compléter les motifs de la Commission avant de les écarter (voir au paragraphe 12), et appliquant l’arrêt Halifax, précité, je vais chercher à savoir si la loi ou la preuve offre un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée (voir au paragraphe 17).

 

[41]           Il ressort clairement des deux arrêts que l’argument du demandeur quant au caractère inadéquat des motifs de la Commission est difficilement soutenable, puisque non seulement cette insuffisance ne constitue pas à elle seule un motif de contrôle judiciaire (voir l’arrêt Newfoundland Nurses, précité), mais aussi le critère applicable au renvoi par une commission ne prend aucunement en compte les motifs fournis – le critère exposé dans Halifax consiste plutôt à se demander : « la loi ou la preuve offre‑t‑elle un fondement raisonnable? ». Bien que les motifs d’une commission aident assurément à discerner si sa décision a un fondement raisonnable, le critère requiert, selon mon interprétation, de mettre davantage l’accent sur le dossier sous‑jacent.

 

[42]            Il n’y a aucune controverse en l’espèce quant à la composante du fondement dans « la loi » du critère exposé dans Halifax, puisque manifestement, s’ils étaient avérés, les faits allégués par la défenderesse dans sa plainte constitueraient une discrimination au sens de la Loi et relèveraient de la compétence de la Commission. La question en litige est plutôt de savoir si la preuve offre un fondement raisonnable au renvoi par la Commission.

 

[43]           Les éléments de preuve présentés à la Commission étaient la plainte, le rapport de l’enquêteur et les réponses des parties à ce rapport. C’est cette preuve ainsi que les propres motifs de la Commission qu’il faut examiner pour établir s’ils établissent un fondement raisonnable pour le renvoi.

 

[44]           La preuve relative aux incidents de discrimination individuels consiste en de brèves descriptions initiales de ces incidents dans la plainte, un examen approfondi de chacun par l’enquêteur et des réfutations assez détaillées de la part de la défenderesse. La Commission semble avoir concédé dans ses motifs que toutes les décisions contestées n’étaient peut‑être pas discriminatoires. J’hésiterais fortement à intervenir sur le fondement de cette preuve, car la Cour n’est pas bien placée dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour tirer des conclusions de fait. D’ailleurs, même la Commission n’a pas pour rôle de tirer des conclusions de fait; la décision de renvoyer est justifiée dans le cas suivant : « Le dossier révèle l’existence d’un véritable débat : la position de chacune des parties est étayée par une preuve crédible qui, en y prêtant foi, permettrait de trancher l’affaire » (voir l’arrêt Davis, précité, au paragraphe 7). La preuve présentée à la Commission révèle bien l’existence d’un tel « véritable débat », puisqu’on a affaire essentiellement à la parole de l’un contre celle de l’autre.

 

[45]           La preuve relative aux deux autres volets de la plainte pose toutefois davantage problème.

 

[46]           Le principal point soulevé concernant la discrimination systémique fondée sur le sexe est que la Commission ne semble pas faire de distinction entre la représentation des femmes au sein du groupe des professionnels et au sein du groupe de la direction. L’enquêteur a conclu qu’il y avait sous‑représentation dans le premier groupe, mais pas dans le deuxième, celui dont la défenderesse fait partie et à l’égard duquel elle a allégué l’existence d’une discrimination systémique. Dans les motifs de la Commission, on ne mentionne de manière générale que [traduction] « des écarts dans la représentation des femmes ».

 

[47]           Il est difficile de voir si la Commission s’est valablement demandé s’il lui fallait exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser d’examiner la plainte en raison du plan d’équité en matière d’emploi de l’employeur. J’estime comme le demandeur que le paragraphe 41(2) de la Loi vise la situation où la discrimination a été établie, mais où la Commission refuse néanmoins d’examiner la plainte eu égard à l’existence d’un tel plan.

 

[48]           En l’espèce, la Commission a simplement déclaré que les données pour 2011 fournies par le demandeur ne concernaient pas la période visée par la plainte de la défenderesse. Le libellé du paragraphe 41(2) semble pourtant pouvoir couvrir le cas où le plan d’équité est établi après la perpétration de l’acte discriminatoire reproché (« the matter has been adequately dealt with » dans la version anglaise, « l’objet de la plainte est traité » dans la version française). La Commission n’est donc guère convaincante lorsqu’elle explique que l’exercice de son pouvoir discrétionnaire est inapproprié parce que la discrimination alléguée est antérieure au plan d’équité.

 

[49]           Enfin, il y a bien peu de choses au dossier concernant la prétention de discrimination systémique fondée sur l’âge. On a relevé dans le rapport de l’enquêteur que les gestionnaires près de l’âge de la retraite étaient bien représentés au sein de l’ARC. On y a aussi reconnu la validité du contre‑argument de la défenderesse selon lequel ces statistiques ne révélaient pas l’âge des gestionnaires au moment de leur nomination, tout en soulignant toutefois que ce n’était pas là une preuve de discrimination, mais plutôt la réfutation d’une preuve d’absence de discrimination. Les deux séries d’observations présentées en réplique n’ont pas apporté de nouveaux éléments de preuve.

 

[50]           Si la plainte ne reposait que sur la discrimination systémique fondée sur l’âge, j’hésiterais à maintenir le renvoi, étant donné que la preuve n’offre pas un fondement raisonnable à cet égard. De même, si la plainte ne reposait que sur la discrimination systémique fondée sur le sexe, j’hésiterais à dire que la preuve sur ce point satisfait au critère énoncé dans Halifax.

 

[51]           Toutefois, lorsqu’on examine la décision de la Commission de renvoyer une plainte, il ne semble pas approprié de prononcer l’annulation en s’appuyant de manière fragile sur un seul ou même deux volets d’une plainte en trois volets, étant donné que maintenir la décision de renvoyer la plainte permettra au Tribunal de rendre une décision définitive sur les trois volets. Il ne conviendrait pas de renvoyer l’affaire à la Commission alors qu’il existe manifestement un fondement raisonnable pour l’un des trois volets de la plainte, la décision de la cour de révision ne faisant alors que prolonger une procédure qui aboutira en fin de compte devant le Tribunal.

 

[52]           Étant donné que la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Halifax, précité, qu’il fallait éviter de prolonger indûment une affaire, il découle de ma conclusion quant à l’existence d’un fondement raisonnable pour le renvoi de la plainte – quant au volet des actes discriminatoires individuels – que l’affaire devrait maintenant être instruite par le Tribunal. Il sera loisible au demandeur de répéter ses arguments sur le manque d’éléments preuve relativement à la discrimination systémique devant le Tribunal.

 

[53]           La demande est donc rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée, les dépens étant adjugés à la défenderesse.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6

 

41. (2) La Commission peut refuser d’examiner une plainte de discrimination fondée sur l’alinéa 10a) et dirigée contre un employeur si elle estime que l’objet de la plainte est traité de façon adéquate dans le plan d’équité en matière d’emploi que l’employeur prépare en conformité avec l’article 10 de la Loi sur l’équité en matière d’emploi.

 

44. (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

 

 

(2) La Commission renvoie le plaignant à l’autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

 

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

 

 

 

 

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

 

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

 

 

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci est justifié,

 

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

 

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

 

 

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle‑ci n’est pas justifié,

 

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

41. (2) The Commission may decline to deal with a complaint referred to in paragraph 10(a) in respect of an employer where it is of the opinion that the matter has been adequately dealt with in the employer’s employment equity plan prepared pursuant to section 10 of the Employment Equity Act.

 

 

44. (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

 

(2) If, on receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission is satisfied

 

 

 

(a) that the complainant ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available, or

 

 

(b) that the complaint could more appropriately be dealt with, initially or completely, by means of a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act,

 

it shall refer the complainant to the appropriate authority.

 

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

 

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

 

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

 

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

 

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

 

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

 

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1581‑10

 

 

INTITULÉ :                                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        DIANE CAROLYN EMMETT

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 11 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                                        Le 6 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gillian A. Patterson

Andrew Law

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Diane Carolyn Emmett

POUR LA DÉFENDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Diane Carolyn Emmett

North York (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

 

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