Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20130528

Dossier : IMM‑3460‑12

Référence : 2013 CF 557

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

HUGO HENRY PABON MORALES,

NANCY ALVAREZ PARRA,

AMALIA PABON ALVAREZ,

SOFIA PABON ALVAREZ,

SELENE PABON ALVAREZ

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision, en date du 5 mars 2012, par laquelle un agent (l’agent) chargé d’examiner les risques avant le renvoi (ERAR) a refusé la demande de résidence permanente des demandeurs. La décision de l’agent était fondée sur sa conclusion que les demandeurs ne seraient pas exposés, s’ils devaient retourner en Colombie, à un risque de torture, de persécution ou de traitements ou de peines cruels et inusités, ni à une menace à leur vie.

 

[2]               Les demandeurs demandent que la décision de l’agent soit annulée et que la demande soit renvoyée pour qu’un autre agent statue à nouveau sur l’affaire.

 

Contexte

 

[3]               Le demandeur principal, Hugo Henry Pabon Morales, et les membres de sa famille sont des citoyens de la Colombie. Le demandeur principal était détective au Département administratif de sécurité (le DAS), un service de sécurité de Colombie. Il a enquêté sur un attentat à la bombe survenu au club Nogal, à Bogota, en 2003, au cours duquel 36 personnes ont péri et 200 ont été blessées. La conclusion de l’enquête était que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) étaient responsables de l’attentat. Par conséquent, les FARC se sont juré de tuer le demandeur principal, qui est devenu une cible militaire. Le demandeur principal et les membres de sa famille ont fui la Colombie en août 2003.

 

[4]               Ils ont d’abord présenté aux États‑Unis une demande d’asile qui a été rejetée. Ils sont ensuite venus au Canada, où la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a également rejeté leur demande le 22 octobre 2009. La demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée.

 

[5]               La famille a présenté une demande d’ERAR. Le 26 octobre 2010, cette demande a été rejetée. Le 13 juin 2012, la juge Sandra Simpson de notre Cour a fait droit à la demande de contrôle judiciaire de cette décision.

 

[6]               Après que cette demande eut été accueillie, la famille a présenté des observations pour mettre à jour les renseignements contenus dans sa demande en date du 16 février 2012.

 

Décision de l’agent d’ERAR

 

[7]               Dans une lettre datée du 5 mars 2012, l’agent a informé la famille que sa demande avait été rejetée. Il a joint à cette lettre les motifs de sa décision.

 

[8]               L’agent a commencé ses motifs en résumant le statut d’immigration de la famille et la description du risque auquel le demandeur principal serait exposé à son retour en Colombie. L’agent a fait observer que le demandeur avait soumis des éléments de preuve documentaires qui étaient antérieurs à la décision de la SPR, et qu’il n’en avait pas tenu compte pour cette raison. L’agent a accepté trois documents, les demandeurs lui ayant expliqué que ces documents n’étaient pas disponibles au moment de l’audience de la SPR.

 

[9]               L’agent s’est ensuite penché sur la question de l’évaluation du risque soulevée par les demandeurs. L’agent a conclu, sur le fondement de la décision de la SPR, que les demandeurs n’avaient pas de crainte justifiée étant donné que la SPR ne croyait pas, selon la prépondérance des probabilités, que les FARC s’intéressaient toujours au demandeur principal.

 

[10]           L’agent a pris acte du contrôle judiciaire de la première décision d’ERAR et a cité l’avis de la juge Simpson concernant deux éléments de preuve dont il n’avait pas été dûment tenu compte, à savoir un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR) et une lettre du bureau de Toronto d’Amnistie Internationale.

 

[11]           L’agent a conclu que le risque allégué par les demandeurs était le même que celui qu’ils avaient fait valoir lors de l’instance de la SPR et que cette dernière avait rejeté cette prétention pour des raisons de crédibilité et parce que les craintes n’étaient pas fondées et qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Bogota.

 

[12]           L’agent a signalé l’existence de divers nouveaux éléments de preuve documentaire, dont des documents du DAS confirmant l’enquête, des affidavits souscrits par les demandeurs et d’autres personnes et des renseignements obtenus en ligne.

 

[13]           L’agent a conclu que, même si ces documents établissaient effectivement que le demandeur principal avait travaillé au dossier de l’attentat du club Nogal, il ne démontrait pas qu’il serait exposé à l’avenir à un risque personnalisé par suite de son intervention dans ce dossier.

 

[14]           L’agent a pris acte du document indiquant que le demandeur principal avait envoyé un courriel au ministre de l’Intérieur et de la Justice de la Colombie pour demander une protection à son retour en Colombie, mais a expliqué que le demandeur principal n’avait pas reçu de réponse et n’avait pas précisé s’il avait fait un suivi relativement à cette lettre. La lettre ne précisait pas non plus de quelle manière le demandeur principal faisait toujours l’objet de menaces de la part des FARC.

 

[15]           L’agent a pris acte de l’affidavit souscrit par le père du demandeur principal, mais a estimé qu’il était vague et ne comportait pas suffisamment de détails. Il a tiré une conclusion semblable au sujet d’un autre affidavit souscrit par un tiers.

 

[16]           L’agent a mentionné deux documents se rapportant à l’assassinat, en 2011, d’un des collègues enquêteurs du demandeur principal dans le dossier Nogal, un affidavit souscrit par le demandeur principal et une lettre soumise par l’avocat du demandeur principal dans le cadre de la première instance introduite devant notre Cour. L’agent a fait observer qu’il n’existait aucun élément de preuve corroborant l’implication des FARC ou concernant les circonstances du décès.

 

[17]           L’agent a parlé de la lettre d’Amnistie Internationale. Il a accepté qu’elle démontrait que la protection de l’État pouvait être mise en doute dans le cas des personnes ciblées par les FARC, mais a conclu que le demandeur principal n’avait pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’il avait été ciblé par les FARC ou qu’il le serait à l’avenir. La SPR avait déjà conclu que le demandeur principal n’avait pas été ciblé par les FARC et les demandeurs n’avaient pas soumis d’éléments de preuve pour réfuter les conclusions de la SPR.

 

[18]           L’agent a examiné le rapport du HCR qui indiquait que les personnes chargées de l’administration de la justice en Colombie pouvaient être exposées à un risque. L’agent a reconnu que le demandeur principal participait à l’administration de la justice en tant que policier, mais a relevé la conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur principal n’avait pas été pris pour cible par les FARC et qu’il ne le serait pas à son retour.

 

[19]           L’agent a fait observer que le risque ne vaut que pour l’avenir et que le demandeur avait rompu ses liens d’emploi avec le DAS le 1er décembre 2003. L’agent a conclu que la preuve n’indiquait pas que le demandeur principal serait exposé à un risque, étant donné qu’il avait rompu tous ses liens avec la police.

 

[20]           Le reste de la décision de l’agent portait sur la preuve relative à la situation générale en Colombie. L’agent a relevé les opinions divergentes qui existaient au sujet de la capacité des FARC de retrouver leurs victimes sur le territoire de la Colombie ainsi que les éléments de preuve généraux portant sur la situation des droits de la personne en Colombie et sur la démobilisation par rapport aux conflits avec les FARC. L’agent a conclu que les FARC ne continueraient à pourchasser un individu qui se serait réinstallé ailleurs que si cet individu avait une valeur à leurs yeux.

 

[21]           L’agent a conclu qu’aucun changement important n’était survenu dans la situation du pays depuis la décision de la SPR et que la preuve ne démontrait pas que les demandeurs seraient exposés à de nouveaux risques à l’avenir. L’agent a reconnu que le demandeur principal pouvait avoir été exposé à un risque de la part des FARC lorsqu’il était policier, mais qu’il n’était plus policier et que rien ne permettait de penser que les FARC le cibleraient.

 

[22]           L’agent a estimé qu’il existait moins qu’une simple possibilité que les demandeurs soient exposés à de la persécution au sens de l’article 96 de la Loi et qu’il n’existait pas de raisons sérieuses de croire que le demandeur principal serait exposé à un risque de préjudice au sens de l’article 97 de la Loi. La demande a par conséquent été rejetée.

 

Questions en litige

 

[23]           Les demandeurs soumettent la question suivante :

1.         [traduction] La décision relative à la demande d’ERAR était‑elle déraisonnable en ce sens que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants et/ou a mal interprété des éléments de preuve importants qui lui avaient été présentés?

 

[24]           Je reformulerais comme suit les questions en litige :

1.         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

2.         L’agent a‑t‑il commis une erreur en rejetant la demande?

 

Observations écrites des demandeurs

 

[25]           Les demandeurs affirment que l’agent a mal compris le rôle que jouent les nouveaux éléments de preuve, d’autant plus que les nouveaux éléments de preuve contenus dans le rapport du HCR et dans la lettre d’Amnistie Internationale contredisaient la conclusion de la SPR. La SPR a tiré sa conclusion sans avoir eu l’avantage de prendre connaissance des nouveaux éléments de preuve et notamment du rapport du HCR. Ainsi que notre Cour l’a conclu lors du contrôle judiciaire antérieur, suivant les nouveaux éléments de preuve, les personnes se trouvant dans une situation semblable à celle des demandeurs étaient exposées à un risque de persécution fondé sur leurs opinions politiques. L’agent avait donc l’obligation de réexaminer les conclusions tirées par la SPR au sujet de la vraisemblance ainsi que la preuve documentaire dont disposait la SPR. L’agent, à l’instar de l’agent d’ERAR avant lui, ne s’est pas acquitté de cette obligation et a par conséquent commis la même erreur susceptible de révision.

 

[26]           Les demandeurs affirment que l’agent a tiré des conclusions contradictoires au sujet de la question de savoir si le demandeur principal avait déjà été exposé à un risque de la part des FARC étant donné que, dans une partie de sa décision, l’agent déclare que le demandeur principal n’a jamais été exposé à un tel risque, tandis que, dans une autre, il affirme le contraire. Les demandeurs affirment également que l’affirmation de l’agent suivant laquelle le demandeur principal devait présenter des éléments de preuve démontrant que les FARC « le cibleraient » permet de penser que l’agent n’a pas appliqué le bon critère en ce qui a trait à la crainte justifiée de persécution.

 

[27]           Les demandeurs affirment que la conclusion de l’agent suivant laquelle il n’existait aucun élément de preuve documentaire démontrant que les FARC cibleraient le demandeur principal constitue une interprétation manifestement erronée du rapport du HCR, qui indiquait clairement que le fait que le demandeur avait déjà été policier pouvait l’exposer à de la persécution. Il n’existait aucun élément de preuve permettant de penser que le fait qu’une personne quitte le DAS après s’être attaquée aux activités d’un groupe armé illégal ferait disparaître les risques de persécution. Par conséquent, la conclusion de l’agent suivant laquelle le demandeur principal ne représentait plus aucun intérêt pour les FARC parce qu’il avait quitté le DAS avait été tirée sans tenir compte de la preuve.

 

[28]           Dans le même ordre d’idées, le rejet, par l’agent, de la pertinence du meurtre du collègue du demandeur principal reposait sur l’hypothèse de l’agent que le demandeur principal ne représentait plus aucun intérêt pour les FARC, ce que le rapport du HCR contredisait. La preuve corroborante exigée par l’agent pour expliquer le mobile du meurtre était fournie par le rapport du HCR lui‑même.

 

[29]           Il n’était pas nécessaire que la lettre adressée au ministre de l’Intérieur mentionne la provenance des menaces dirigée contre le demandeur principal, étant donné que cette source était clairement établie ailleurs dans la preuve du demandeur principal. La demande de protection ne démontre pas en elle‑même l’existence d’un risque objectif, mais il n’en demeure pas moins qu’un haut fonctionnaire du gouvernement a formellement déclaré que le demandeur principal avait fait l’objet de menaces dans le passé. L’agent n’a pas accepté ce fait parce qu’il s’est rangé à la conclusion négative tirée par la SPR au sujet de la crédibilité, mais il avait l’obligation de tenir compte des nouveaux éléments de preuve qui contredisaient cette conclusion.

 

Observations écrites du défendeur

 

[30]           Le défendeur affirme que la demande d’ERAR ne saurait servir de prétexte pour rouvrir un dossier de la SPR. Il s’agit d’une occasion de tenir compte de l’évolution de la situation du risque survenue entre la date à laquelle une demande d’asile est rejetée et celle à laquelle la mesure de renvoi du demandeur d’asile débouté est prête à être exécutée.

 

[31]           L’agent a examiné de façon raisonnable le rapport du HCR et a reconnu qu’en tant qu’ancien policier, le demandeur principal était une personne chargée d’administrer la justice qui était donc exposée à un risque. L’agent était de toute évidence conscient du fait que les anciens policiers pouvaient être exposés à un risque. L’agent a tenu compte de cet élément de preuve et a conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve permettant de penser que tous les policiers étaient exposés à un risque ou que le demandeur principal en particulier avait été ciblé.

 

[32]           Comme il estimait que la preuve ne démontrait pas que tous les policiers étaient exposés à un risque, l’agent a poursuivi en concluant que le demandeur principal n’avait présenté aucun nouvel élément de preuve démontrant que sa situation personnelle avait changé depuis la décision de la SPR. Il était loisible à l’agent de tirer cette conclusion étant donné que le demandeur principal avait allégué le même risque dans sa demande d’ERAR que celui qu’il avait soulevé devant la SPR.

 

[33]           La SPR avait conclu que le demandeur principal n’avait pas été ciblé par les FARC, étant donné qu’il avait travaillé dans une « zone rouge » des FARC, mais qu’il n’avait pas affronté directement les FARC et qu’aucun membre de sa famille n’avait été contacté. Par conséquent, l’agent est parti du principe que le demandeur principal ne présentait aucun intérêt pour les FARC. Une grande partie des nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs confirmait simplement que le demandeur principal avait été un agent du DAS qui avait participé à l’enquête relative au club Nogal.

 

[34]           Sur la question du meurtre du collègue du demandeur principal, aucun lien n’a été établi entre le décès de cet homme et les FARC. Le fait que le rapport du HCR mentionne que les policiers sont pris pour cible ne démontrait pas que ce policier était une cible des FARC. Il était loisible à l’agent de conclure que la preuve présentée n’avait rien changé à la conclusion de l’agent suivant laquelle le demandeur principal n’était pas une cible des FARC. Il est évident que le demandeur doit faire la preuve de l’existence d’un risque personnalisé.

 

[35]           L’agent a également évalué la protection de l’État en Colombie pour conclure qu’aucun changement important n’était survenu dans la situation du pays depuis la décision défavorable de la SPR. Les demandeurs n’ont pas contesté l’appréciation de la preuve documentaire.

 

[36]           La SPR a conclu que les demandeurs pouvaient aller s’établir à Bogota, une ville de huit millions d’habitants. La preuve documentaire indiquait que des éléments clés des FARC s’étaient retirés dans des régions rurales. L’analyse de l’agent était équilibrée et sa conclusion était raisonnable.

 

Analyse et décision

 

[37]           Première question

      Quelle est la norme de contrôle appropriée?

            Lorsque la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle applicable à une question donnée, la cour de révision peut adopter cette norme (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57, [2008] 1 RCS 190.

 

[38]           Il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR est la raisonnabilité (voir Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 799, [2010] ACF no 980, au paragraphe 11; et Aleziri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 38, [2009] ACF no 52, au paragraphe 11). Il en va de même en ce qui a trait aux questions qui concernent la protection de l’État et la pondération, l’interprétation et l’évaluation de la preuve (Ipina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 733, [2011] ACF no 924, au paragraphe 5; et Oluwafemi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1045, [2009] ACF no 1286, au paragraphe 38).

 

[39]           Lorsqu’elle contrôle la décision de l’agent suivant la norme de la raisonnabilité, la cour ne doit intervenir que si ce dernier est parvenu à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et n’appartient pas aux issues acceptables compte tenu de la preuve dont il disposait (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59). Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Khosa, précité, la cour de révision ne peut substituer à la solution qui a été retenue celle qui serait à son avis préférable; il ne rentre pas non plus dans ses attributions de soupeser à nouveau les éléments de preuve (au paragraphe 59).

 

[40]           Deuxième question

      L’agent a‑t‑il commis une erreur en refusant la demande?

Dans une décision antérieure rendue dans le présent dossier (Morales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 49, [2012] ACF no 48), la juge Simpson déclare :

[13]           Le premier document de cette nouvelle preuve est un rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR] daté du 27 mai 2010 et intitulé Eligibility Guidelines for Assessing International Protection Needs of Asylum Seekers from Colombia [le rapport du HCR] [Principes directeurs du HCR sur la façon d’évaluer les besoins des demandeurs d’asile de la Colombie en matière de protection internationale].

 

[14]           S’agissant des PRI pour les individus fuyant la persécution des groupes armés illégaux, le rapport du HCR précise que [traduction] « les possibilités de refuge ou de déménagement intérieur sont généralement inexistantes en Colombie […] » et recommande d’accorder une plus grande attention, entre autres choses, à [traduction]  « l’influence du réseau des groupes armés illégaux et [à] sa capacité de retracer et de cibler des individus, y compris dans de grandes villes comme Bogota, Medellín et Cali; ».

 

[15]           Une des notes de bas de page se rapportant à cet extrait se lit ainsi :

 

[traduction]

Les guérilleros et les groupes paramilitaires se servent souvent de bases de données et de réseaux informatiques extrêmement sophistiqués qui leur permettent de retracer des gens même des années après leur recherche initiale, voir Colombie : protection de l’État offerte aux personnes qui craignent de faire l’objet de harcèlement, de menaces ou d’actes de violence de la part des groupes armés depuis l’élection du président Alvaro Uribe Vélez, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[16]           Les [traduction]  « membres et partisans, anciens et actuels, de l’une des parties au conflit » sont la première catégorie figurant sous la rubrique [traduction]  « Principaux groupes à risque » du rapport du HCR. Il y est spécifiquement indiqué que les policiers et membres des forces de l’ordre colombiens qui interfèrent avec les activités illicites des divers groupes armés illégaux, ou qui enquêtent sur leurs actes criminels, s’exposent avec leurs familles à un risque d’attaque meurtrière et d’enlèvement. Les notes de bas de page venant appuyer cette conclusion incluent des documents datant de février 2008, et de mars et septembre 2009.

 

[17]           Le second document de la nouvelle preuve est une lettre datée du 29 juin 2010, rédigée par un coordonnateur pour les réfugiés du bureau d’Amnistie Internationale [la lettre d’AI] de Toronto.

 

[18]           La lettre d’AI aborde la question des PRI en Colombie et endosse le rapport du HCR. On peut y lire :

 

[traduction]

Capacité de poursuivre les victimes et possibilité de refuge

 

Une note d’information récemment publiée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [du Canada] évoque la probabilité que les FARC, l’ELN ou les AUC poursuivent leurs victimes en Colombie, et leur capacité en la matière14. La majorité des sources auxquelles cette note se réfère estiment que ces groupes sont en mesure de poursuivre leurs victimes dans toute la Colombie.

 

Amnistie Internationale est aussi d’avis que les FARC, l’ELN et les groupes héritiers des AUC ont la capacité de poursuivre leurs victimes dans de nombreuses régions du pays, et qu’il se peut qu’elles le fassent lorsque les individus visés revêtent un intérêt particulier justifiant cet effort. Il en va de même des personnes qui ont fui le pays et qui reviennent après un certain temps.

 

Amnistie Internationale estime aussi que, malgré certaines victoires contre les groupes paramilitaires et les guérilleros en Colombie, ces avancées ne se sont pas traduites par une protection de l’État pour ceux qui ont été pris pour cible par les FARC, l’ELN ou les anciens AUC.

 

De même, pour l’évaluation des possibilités de refuge intérieur pour les individus fuyant la persécution d’agents militaires non étatiques, tels que les groupes armés illégaux, les principes directeurs du HCR pour 2010 tenaient compte de ce qui suit :

 

« […] l’influence et la capacité du réseau de groupes armés illégaux de retracer et de cibler les individus, aussi bien dans les régions rurales que dans les centres urbains, y compris les grandes villes comme Bogota, Medellín et Cali ».

 

[19]           La note de bas de page 14 se rapportant à cet extrait se réfère à un document de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datant du 23 février 2010.

 

 

[41]                       La juge Simpson conclut comme suit, au paragraphe 23 :

[23]      La nouvelle preuve contenait des renseignements sur les dangers encourus par des personnes se trouvant dans des situations comparables, comme d’anciens policiers ayant enquêté sur les activités criminelles de groupes illégaux. Par conséquent, l’agent d’ERAR devait, à mon avis, en tenir compte dans son examen. Il n’en a rien fait.

 

 

[42]           Les mêmes éléments de preuve documentaire étaient en litige dans la présente demande et l’agent d’ERAR a traité comme suit ces nouveaux éléments de preuve :

[traduction]

On trouve dans les observations une lettre du 29 juin 2010 écrite par Grace Wu, coordonnatrice des réfugiés au bureau de Toronto d’Amnistie Internationale. La lettre cite des renseignements provenant de diverses sources au sujet de la situation qui existe en Colombie. On y trouve l’opinion d’Amnistie Internationale au sujet de la protection de l’État : « Amnistie Internationale estime aussi que, malgré certaines victoires contre les groupes paramilitaires et les guérilleros en Colombie, ces avancées ne se sont pas traduites par une protection de l’État pour ceux qui ont été pris pour cible par les FARC ». Bien que j’accepte l’opinion exprimée au nom d’Amnistie Internationale au sujet de la protection de l’État en Colombie, les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’ils ont déjà été pris pour cible par les FARC ou qu’ils le seraient s’ils retournaient en Colombie. La SPR a déjà conclu que les demandeurs n’avaient pas été pris pour cible par les FARC et qu’ils ne le seraient pas à l’avenir. Les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve pour réfuter les conclusions de la SPR.

 

Les demandeurs ont soumis un document du HCR intitulé Eligibility Guidelines for Assessing International Protection Needs of Asylum Seekers from Colombia  [Principes directeurs du HCR sur la façon d’évaluer les besoins des demandeurs d’asile de la Colombie en matière de protection internationale] ainsi que le Rapport du Haut‑Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Colombie pour étayer leur allégation de risque. Ces rapports indiquent que les policiers et membres des forces de l’ordre colombiens qui nuisent aux activités illicites des divers groupes armés illégaux, ou qui enquêtent sur leurs actes criminels, s’exposent avec leurs familles à des attaques meurtrières et à des enlèvements. Le rapport du HCR indique que les personnes qui participent à l’administration de la justice « s’exposent à des risques ». Il est acquis que le demandeur principal participait à l’administration de la justice lorsqu’il travaillait comme policier en Colombie et qu’il se trouvait dans une situation similaire à celle des personnes mentionnées dans le rapport. La SPR a toutefois tiré plusieurs conclusions de fait au sujet des risques allégués par les demandeurs et au sujet de leur crédibilité. La SPR a estimé que les FARC ne prendraient pas les demandeurs pour cibles s’ils revenaient en Colombie et que la crainte des demandeurs à cet égard n’était pas justifiée. De plus, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas ciblés par les FARC. La preuve documentaire n’établit pas que tous les policiers sont exposés à un risque, et les demandeurs n’ont joint à leur demande d’ERAR aucun élément de preuve démontrant qu’ils seraient exposés en Colombie à l’avenir à un risque personnalisé dont la SPR n’avait pas déjà tenu compte.

 

Par définition, le risque ne vaut que pour l’avenir. Je dois donc tenir compte de la situation personnelle des demandeurs advenant le cas où ils retourneraient en Colombie. Le demandeur principal a déclaré qu’il avait rompu ses liens d’emploi avec le DAS le 1er décembre 2003. Je me suis demandé si le demandeur principal et sa famille seraient considérés comme des réfugiés au sens de la Convention ou comme des personnes à protéger en raison de la menace à leur vie ou du risque de préjudice grave auxquels ils seraient exposés s’ils devaient retourner en Colombie et du fait que le demandeur principal ne travaille plus pour le DAS. La preuve documentaire ne permet pas de penser que le demandeur principal et sa famille seraient exposés à un risque ou à un préjudice grave, compte tenu du fait que le demandeur principal a déjà rompu ses liens avec le DAS en tant que policier.

 

[43]           À mon avis, l’agent d’ERAR a commis la même erreur que l’agent d’ERAR avant lui. Les nouveaux éléments de preuve en question démontrent que les personnes se trouvant dans la même situation que le demandeur principal, un ancien policier, sont ciblées par les FARC et que ce type de personnes ne dispose d’aucune possibilité de refuge intérieur en Colombie. L’agent affirme simplement que la SPR a conclu que le demandeur principal ne serait pas ciblé par les FARC et qu’il ne serait pas exposé à un risque ou à un préjudice grave étant donné qu’il est un ancien policier. Or, ce n’est pas ce que les nouveaux éléments de preuve documentaires indiquent. L’agent n’a pas tenu compte des conclusions de la SPR à la lumière de ces nouveaux éléments de preuve. On ne trouve aucune analyse de la façon dont les nouveaux éléments de preuve en question auraient influé sur la décision de la SPR ou modifié celle‑ci. Le défaut de l’agent de procéder à cette analyse rend sa décision déraisonnable.

 

[44]           L’agent a déclaré également ce qui suit à la page 6 de sa décision :

[traduction]

Les demandeurs ont fourni une copie d’une lettre datée du 30 mai 2010 qui a été acheminée par courriel à Fabio Valencia Cossio, ministre de l’Intérieur et de la Justice de la République de Colombie. Dans cette lettre, les demandeurs sollicitent la protection de la Colombie contre les FARC s’ils doivent retourner en Colombie. Les demandeurs ont déclaré qu’ils n’ont reçu aucune réponse à ce courriel. Les demandeurs n’ont pas précisé s’ils avaient fait un suivi au sujet de cette lettre. La lettre ne précise pas si les demandeurs ont été menacés par les FARC ou comment ils savent que les FARC s’intéressent à eux depuis leur départ de la Colombie en 2003. Cette lettre a une faible valeur probante, s’agissant d’établir que les demandeurs sont exposés à des risques en Colombie.

 

 

[45]           Après examen de la lettre (dossier de la demande, à la page 68), force est de constater qu’il y est clairement indiqué que le demandeur principal a été menacé par les FARC. L’agent a donc commis une erreur en faisant ces déclarations, ce qui rend là encore sa décision déraisonnable.

 

[46]           La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[47]           Aucune des parties n’a souhaité me soumettre de question grave de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

 

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, annule la décision de l’agent et renvoie l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3460‑12

 

INTITULÉ :                                                  HUGO HENRY PABON MORALES, NANCY ALVAREZ PARRA, AMALIA PABON ALVAREZ, SOFIA PABON ALVAREZ, SELENE PABON ALVAREZ

 

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 18 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 28 mai 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me D. Clifford Luyt

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.