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Date : 20130603

Dossier : IMM-3509-12

Référence : 2013 CF 592

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2013

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

Carlos Ervey HERNANDEZ LOPEZ

Janet BARRIENTOS GAMINO

Karla Janet HERNANDEZ BARRIENTOS

Marcos David HERNANDEZ BARRIENTOS

Jonatan Elven HERNANDEZ BARRIENTOS

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et le statut de réfugié, LC 2001, c 27 (la Loi) de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission), selon laquelle Carlos Ervey Hernandez Lopez, son épouse, Janet Barrientos Gamino, et leurs trois enfants mineurs (les demandeurs) n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               Les demandeurs sont des citoyens du Mexique. Les parents exploitent un commerce rentable spécialisé dans le cuir à Jalisco, au Mexique. Ils affirment craindre pour leur vie et soutiennent qu’ils devraient obtenir l’asile en vertu de l’article 97 de la Loi.

 

Les faits

[3]               Le 19 décembre 2008, quatre hommes armés, dont deux policiers, ont fait irruption dans le commerce des demandeurs. Les hommes ont déclaré être membres du gang des Zetas et ont exigé que les demandeurs leur remettent la somme de 10 000 pesos chaque mois en guise de [traduction] « paiement de protection » parce que leur commerce se trouvait sur le territoire des Zetas.

 

[4]               Les hommes ont également menacé de faire du mal aux enfants s’ils n’obtempéraient pas ou s’ils allaient chercher de l’aide auprès de la police. Les hommes ont promis de revenir le 20 janvier 2009 pour percevoir l’argent.

 

[5]               Monsieur Lopez et madame Gamino ont remarqué que leur commerce était surveillé et ont vu certaines personnes passer près du domicile des parents de Mme Gamino. 

 

[6]               Le 20 janvier 2009, les mêmes hommes qui avaient juré qu’ils reviendraient chercher le paiement de protection sont arrivés à bord d’un camion de police et ont exigé l’argent. Ils étaient lourdement armés. M. Lopez et Mme Gamino n’avaient que 8 500 pesos et ils les ont remis aux hommes. Ceux‑ci se sont alors mis à vandaliser l’endroit, et M. Lopez a subi une coupure. Les hommes ont menacé de faire bien pire si M. Lopez [traduction] « n’arrêtait pas son petit jeu ». Les hommes ont volé de la marchandise pour [traduction] « compenser les 1 500 pesos manquants » et ils sont partis.

 

[7]               M. Lopez a fait appel à une avocate reconnue de Colima, au Mexique, qui avait la réputation d’aider les victimes de corruption et d’actes de violence. L’avocate a suggéré aux demandeurs d’asile de fermer leur commerce et de déménager dans une autre ville. Les demandeurs d’asile ont décidé par la suite de déménager à Monterrey, où ils avaient des amis.

 

[8]               Or, avant que les demandeurs d’asile puissent déménager, trois policiers sont entrés par effraction dans leur maison le 25 janvier 2009, tandis que M. Lopez était parti chercher les enfants. Ils ont harcelé et battu Mme Gamino et lui ont montré un bout de papier sur lequel était inscrite l’adresse de leurs amis à Monterrey. Ils lui ont dit qu’ils retrouveraient les demandeurs d’asile où qu’ils aillent. Ils ont menacé de violer Mme Gamino et de tuer un de ses enfants s’ils n’ouvraient pas leur commerce le lendemain.

 

[9]               M. Lopez a immédiatement appelé l’avocate, qui lui aurait dit que sa famille était surveillée. M. Lopez a continué d’ouvrir le commerce tout en planifiant la fuite avec l’aide d’amis.

 

[10]           Les demandeurs sont arrivés au Canada le 17 février 2009. Ils affirment que leur avocate a déposé un rapport en leur nom après leur arrivée au Canada pour que les faits fassent l’objet d’une enquête. Il semble qu’il n’y ait pas eu de suite.

 

[11]           En juin 2010, M. Lopez a reçu un appel de leur avocate qui lui a dit qu’elle avait été attaquée par les policiers, qui l’avaient avertie de ne plus aider les demandeurs. Selon le demandeur, l’avocate lui a dit que les Zetas savaient que les demandeurs étaient au Canada et qu’ils s’attendaient à ce qu’ils soient renvoyés au Mexique. Cet appel de l’avocate a amené les demandeurs à présenter une demande d’asile au Canada. La demande d’asile a été présentée en août 2010.

 

[12]           M. Lopez a également déclaré à l’audience que le parrain de Mme Gamino avait été tué par balle en septembre 2010 alors qu’il quittait son commerce situé à deux pâtés de maison du commerce des demandeurs d’asile. Son épouse et son enfant ont également été tués. M. Lopez a affirmé que l’avocate embauchée par les demandeurs d’asile et la sœur de Mme Gamino avaient disparu par la suite (aux environs du 3 juin 2010 et de novembre 2011). Mme Gamino a également déclaré que sa mère avait dû changer de numéro de téléphone trois fois. Ils ont avancé que ces incidents étaient liés aux Zetas qui avaient juré de se venger sur les membres de la famille des demandeurs.

 

Décision contestée

[13]           La crédibilité n’est pas en cause en l’espèce. Même si la Commission a conclu que les demandeurs avaient quelque peu exagéré pour renforcer leur demande d’asile, elle a prêté foi à leurs allégations. La seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si les demandeurs sont personnellement exposés à un risque. Les demandeurs ont accepté la conclusion de la Commission selon laquelle il n’y a pas de lien entre leur demande d’asile et les motifs prévus à la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi, et ils l’ont jugée appropriée. Ils se fondent sur l’article 97, et plus particulièrement sur le sous‑alinéa 97(1)b)(ii), qui se lit comme suit :

  97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

  97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

[14]           La Commission a conclu que, conformément au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, « [l]a preuve doit permettre d’établir que le demandeur d’asile serait exposé à un risque différent de celui auquel est exposée la population générale ». La Commission a également affirmé, au paragraphe 19, « que, selon le témoignage des demandeurs d’asile, le risque auquel ils font face est le même que celui auquel d’autres personnes dans le pays sont généralement exposées, soit les gens fortunés ou qui sont perçus comme étant fortunés ».

 

[15]           La question dont la Cour est saisie est donc celle de savoir si ces faits constituent des risques auxquels ils seraient personnellement exposés ou si le risque de violence auquel ils seraient exposés est comparable à celui qui pèse sur la population générale. À la fin du paragraphe 25 de la décision de la Commission, celle‑ci expose le cœur de son raisonnement dans les termes suivants :

Étant donné que les demandeurs d’asile sont exposés à un risque en raison de leur profil de gens d’affaires, et que ce risque est le même que celui auquel sont exposés les autres citoyens du pays, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

 

 

Norme de contrôle

 

[16]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

 

[17]           Les deux parties se fondent sur la décision Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, dans laquelle il a été statué que l’interprétation de l’exclusion des risques généralisés de violence à l’alinéa 97(1)b) de la Loi est une question qui relève de l’application du droit aux faits particuliers d’un dossier : elle est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Cette position est adoptée dans des décisions récentes (Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 107; Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1476).

 

[18]           En contrôlant la décision de la Commission selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte de « la justification de la décision, [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel » et n’intervenir que si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).

 

Analyse

[19]           La Cour a conclu que la décision de la Commission ne respectait pas la norme de la décision raisonnable, principalement pour les motifs exposés clairement par la juge Gleason dans la décision Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290 [Portillo].

 

[20]           Selon mon interprétation de la décision de la Commission, celle‑ci considère qu’un risque particulier devient un risque généralisé au motif que d’autres pourraient y être exposés. La possibilité que d’autres personnes soient exposées à ce risque particulier ne modifie en rien la nature du risque qui pèse sur les demandeurs.

 

[21]           Un raisonnement semblable est formulé dans la décision Portillo : « La Commission a par conséquent conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque généralisé parce que “[l]es crimes auxquels le demandeur d’asile est exposé sont largement répandus au Salvador” (décision, au paragraphe 34) ». La juge Gleason a ensuite affirmé ce qui suit au paragraphe 36 :

[…] Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général.

 

Je suis d’accord.

 

[22]           J’estime que la bonne approche est celle décrite par le juge Rennie dans la décision Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143 :

[14]     […] l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait‑il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées?

 

 

 

[23]           Le refus de retourner dans un pays donné en raison de la violence qui y sévit va à l’encontre de l’objet de l’article 97 de la Loi qui est d’offrir une protection aux personnes qui sont réellement exposées à un risque. De même, l’allégation selon laquelle une personne risque d’être victime d’extorsion n’est pas admissible en raison de son caractère général. En revanche, le fait que d’autres personnes pourraient être personnellement exposées à un risque semblable ne modifie pas la nature du risque. Comme le juge O’Reilly l’a conclu dans Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1093, 397 FTR 170 :

[38]     […] Les demandeurs avaient d’abord reçu des menaces, qui sont répandues et fréquentes en El Salvador. Cependant, les événements ultérieurs ont montré que les demandeurs avaient été spécifiquement ciblés après avoir défié le gang. Le gang menaçait d’enlever l’épouse et la fille de M. Tobias Gomez et il semblait résolu à percevoir la « dette » de 40 000 $ des demandeurs. Le risque couru par les demandeurs allait dès lors au-delà des menaces et agressions de nature générale. Le gang les a ciblés personnellement.

                                                [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[24]           En l’espèce, il était déraisonnable de conclure que le risque était généralisé parce qu’il découlait du profil de gens d’affaires des demandeurs et que d’autres citoyens du pays au profil semblable y étaient exposés.

 

[25]           Il ne s’ensuit pas que toute allégation de violence suffit à invoquer avec succès l’article 97 de la Loi. La crédibilité de l’allégation et sa gravité doivent faire l’objet d’une évaluation rigoureuse, un exercice auquel la Commission est rompue et qui bénéficie d’une certaine retenue. Mais dès lors qu’une allégation est jugée crédible, il ne suffit pas non plus d’affirmer que d’autres personnes pourraient être exposées au même risque pour invalider l’article 97. Dans la mesure où il a été établi que le risque était personnalisé, il faut poursuivre l’analyse pour déterminer si l’article 97 s’applique. Le juge Rennie a bien exposé ce principe dans la décision Marroquin et al. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1114 :

[11]    Je suis d’avis que la Commission a fait une analyse déraisonnable de la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé et que la décision doit être infirmée. La Cour fédérale a constamment décidé, notamment dans Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678; Vaquerano Lovato c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143; Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, Alvarez Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724, Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403, et Aguilar Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, que le simple fait que la persécution est aussi une conduite criminelle fréquemment observée dans un pays donné ne met pas fin à l’analyse d’une demande d’asile fondée sur l’article 97. La Commission doit se demander si les demandeurs étaient exposés à un risque plus élevé que celui auquel faisaient face d’autres personnes au Salvador.

 

[12]     Le témoignage des demandeurs a été jugé crédible et, par conséquent, toutes les allégations ont été acceptées. La Commission a donc admis que le demandeur avait signalé le vol de son camion à la police, que le gang Mara 13 a été mis au courant de ce signalement et que les demandeurs ont fui le Salvador parce qu’ils craignaient des représailles de la part du gang. Il s’agit précisément du type de scénario factuel qui peut présenter un risque dépassant un risque généralisé, comme c’était le cas dans les décisions susmentionnées.

 

 

 

[26]           Au vu des faits jugés crédibles par la Commission, l’on ne saurait affirmer que le risque est généralisé. En conséquence, la décision doit être annulée.

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il procède à un nouvel examen. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et la Cour estime que l’affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3509-12

 

INTITULÉ :                                      Carlos Ervey HERNANDEZ LOPEZ, Janet BARRIENTOS GAMINO, Karla Janet HERNANDEZ BARRIENTOS, Marcos David HERNANDEZ BARRIENTOS, Jonatan Elven HERNANDEZ BARRIENTOS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         Le 5 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 3 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Maria Cristina Marinelli                      POUR LES DEMANDEURS

 

Suzanne Trudel                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Maria Cristina Marinelli                                  POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

 

William F. Pentney                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

 

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