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Date : 20130522

Dossier : IMM-3189-13

Référence : 2013 CF 530

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

LALI DORESI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

            MOTIFS DE L’INJONCTION INTERLOCUTOIRE

 

[1]               En 2006, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a accordé l’asile à M. Doresi en raison d’une vendetta qui avait lieu en Albanie. La SPR avait déterminé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait des motifs sérieux de croire que M. Doresi serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Albanie, aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR].

 

[2]               Le ministre demande maintenant à la SPR d’annuler l’asile en vertu de l’article 109 de la LIPR, au motif que M. Doresi a fait une fausse déclaration importante. M. Doresi avait affirmé ne pas avoir de casier judiciaire, tandis que le ministre a maintenant la preuve que M. Doresi avait été reconnu coupable de trafic de drogue pour avoir tenté de faire entrer de l’héroïne en Grèce depuis l’Albanie. Le paragraphe 109(1) de la LIPR est ainsi libellé :

109. (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

109. (1) The Refugee Protection Division

may, on application by le ministre, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

 

[3]               La déclaration de culpabilité a été prononcée in absentia, mais M. Doresi aurait été représenté par un avocat qui a inscrit un plaidoyer de culpabilité.

 

[4]               M. Doresi nie tout. Selon les dires, il se serait personnellement présenté, le 12 mai 2005, devant un notaire à Tirana pour donner une procuration à un avocat. Or, à cette époque-là, il se trouvait déjà au Canada et avait déjà demandé l’asile.

 

[5]               Il a demandé à la SPR de remettre l’audience concernant la demande d’annulation de la décision accueillant l’asile déposée par le ministre pour qu’il ait une possibilité raisonnable de blanchir sa réputation en Albanie. La SPR a rejeté la demande. M. Doresi a par la suite déposé une requête en injonction interlocutoire devant la Cour, laquelle a été accueillie hier. Voici les motifs en question.

 

RÉCIT DE M. DORESI

 

[6]               M. Doresi affirme qu’il ignorait totalement qu’il avait été reconnu coupable in absentia de trafic de drogue en Albanie jusqu’à ce que la demande d’annulation de l’asile déposée par le ministre lui soit signifiée. Il s’est informé et comprend maintenant ce qui s’est passé.

 

[7]               En septembre 2003, il avait prêté sa voiture à un ami. L’ami a dit qu’il avait eu un accident et que la voiture était une perte totale. Il a dédommagé M. Doresi.

 

[8]               Il semble néanmoins que l’ami ait tenté de transporter de la drogue en Grèce depuis l’Albanie. Arrêté à la frontière, il s’est sauvé sans se faire attraper. Toutefois, comme la voiture était immatriculée au nom de M. Doresi et que son passeport se trouvait dans la voiture, M. Doresi a été accusé de trafic de drogue. Il s’agit donc, selon M. Doresi, d’un cas d’erreur d’identité conjuguée à une fraude policière.

 

[9]               La police s’est présentée à la maison de ses parents pour le chercher, sans dire ce qu’elle voulait. Bien que les parents de M. Doresi aient indiqué à la police l’endroit où il vivait, la police n’a jamais communiqué avec lui. Il a supposé que la police enquêtait sur l’accident de voiture.

 

[10]           L’année suivante, il s’est présenté à un poste de police pour obtenir un nouveau passeport. La police ne lui a pas dit qu’il était recherché pour une infraction.

 

[11]           Selon les documents joints à la demande d’annulation, M. Doresi a été condamné à une peine d’emprisonnement de six ans le 5 juin 2005.

 

[12]           Toutefois, et la preuve déposée au Canada semble le corroborer, M. Doresi a quitté l’Albanie le 24 avril 2005 et est arrivé au Canada le même jour. Il a présenté une demande d’asile.

 

[13]           Après réception de la demande d’annulation, il a retenu les services d’un avocat au Canada et en Albanie. Son avocat albanais a pu trouver une procuration qui indiquait que M. Doresi avait personnellement comparu devant un notaire en mai 2005 afin d’autoriser un avocat à plaider coupable en son nom. Il semble que ce soit impossible, car M. Doresi se trouvait déjà au Canada.

 

[14]           Par l’entremise de son avocat, il a demandé le report de l’audience concernant la demande d’annulation pour avoir la possibilité de faire annuler la condamnation au criminel prononcée contre lui en Albanie.

 

[15]           La demande a été rejetée comme suit :

 

[traduction] Nous rejetons toutefois la demande de remise faite pour permettre au demandeur d’obtenir des documents de l’Albanie. La Commission a la responsabilité de régler de manière aussi expéditive que possible les affaires qui lui sont soumises. Selon la section 7.7 des Directives no6, si une partie demande un changement de la date ou de l’heure de la procédure dans le but d’obtenir des documents, la Section de la protection des réfugiés procède généralement à l’audience et décide à la fin de celle-ci s’il est nécessaire d’accorder un délai pour l’obtention des documents.

 

[16]           Depuis, M. Doresi a également obtenu l’avis d’un expert judiciaire, selon lequel la signature figurant sur la procuration donnée en Albanie est falsifiée.

 

[17]           L’avocat de M. Doresi et celui du ministre conviennent qu’il est hautement inhabituel pour la Cour de se mêler du calendrier des audiences tenues devant les tribunaux fédéraux. À défaut de circonstances extraordinaires, les parties doivent épuiser les droits et les recours prévus par le processus administratif avant de se tourner vers les tribunaux judiciaires. Comme l’a énoncé la Cour d’appel dans l’arrêt Szczecka c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 116 DLR (4th) 333, 170 NR 58, [1993] ACF no 934 (QL), au paragraphe 4 :

 

Voilà pourquoi il ne doit pas, sauf circonstances spéciales, y avoir d’appel ou de révision judiciaire immédiate d’un jugement interlocutoire. De même, il ne doit pas y avoir ouverture au contrôle judiciaire, particulièrement un contrôle immédiat, lorsqu’il existe, au terme des procédures, un autre recours approprié. Plusieurs décisions de justice sanctionnent ces deux principes, précisément pour éviter une fragmentation des procédures ainsi que les retards et les frais inutiles qui en résultent, qui portent atteinte à une administration efficace de la justice et qui finissent par la discréditer. En matière de contrôle judiciaire sous l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, ce dont nous sommes saisis dans la présente cause, l’interprétation jurisprudentielle qui est faite de cet article est encore plus stricte. [Voir par exemple l’arrêt Mahabir c. Canada, [1992] 1 C.F. 133 (C.A.F.).]

 

[18]           De même, dans la décision Rogan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 532, [2010] ACF no 660 (QL), le juge Pinard écrivait, au paragraphe 6 :

Une telle restriction d’accès au contrôle judiciaire vise à éviter les retards et frais inutiles rattachés à la fragmentation des procédures à chaque possibilité d’appel, lesquels portent atteinte à une administration efficace de la justice et finissent par la discréditer (Zündel et Szczecka, précités). La Cour d’appel fédérale a affirmé dans Loi antidumping (In re) et in re Danmor Shoe Co Ltd., [1974] 1 C.F. 22, à la page 34 :

 

... si une des parties, peu désireuse de voir le tribunal s’acquitter de sa tâche, avait le droit de demander à la Cour d’examiner séparément chaque position prise ou chaque décision rendue par un tribunal, lors de la conduite d’une longue audience, elle aurait en fait le droit de faire obstacle au tribunal. […]

 

ANALYSE

 

[19]           Selon la règle de justice naturelle audi alteram partem, M. Doresi doit avoir une possibilité raisonnable de présenter sa défense. Dieu, a-t-on dit, n’a pas chassé Adam et Ève du Paradis terrestre sans d’abord les entendre (The King c. The Chancellor, & c., of Cambridge, (1723) 1 Stra. 557; Cooper c. The Wandsworth Board of Works (1863), 143 ER 414, à la page 420; et Matondo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2005), 44 Imm LR (3d) 225, 2005 CF 416, [2005] ACF no 509 (QL)).

 

[20]           L’argument de M. Doresi veut qu’il ne soit pas resté les bras croisés après avoir pris connaissance de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui, et que s’il réussit à la faire annuler, l’argument du ministre s’effondre.

 

[21]           Par ailleurs, l’avocat du ministre soutient qu’il est hautement hypothétique d’avancer que la SPR n’observera pas les règles de justice naturelle. Bien entendu, la SPR rejettera peut-être la demande du ministre (néanmoins, le ministre ne la retire pas).

 

[22]           J’ai déterminé qu’il s’agissait d’un des rares cas où il fallait interdire, pour une période raisonnable, à la SPR d’entendre la demande.

 

[23]           Mises à part quelques questions préliminaires, l’audience devant la SPR n’a pas commencé. De plus, la SPR a mal interprété la section 7.7 de ses propres Directives no 6, laquelle prévoit ce qui suit :

 

Si une partie demande un changement de la date ou de l’heure de la procédure dans le but d’obtenir des documents, la SPR procède généralement à l’audience et décide à la fin de celle-ci s’il est nécessaire d’accorder un délai pour l’obtention et la transmission des documents.

[Non souligné dans l’original.]

 

[24]           La SPR estimait qu’elle avait la responsabilité de tenir l’audience de manière aussi expéditive que possible et de décider seulement à la fin de l’audience si elle accordait un délai ou non. La SPR a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. M. Doresi a le droit, selon les principes de justice fondamentale, d’avoir une possibilité raisonnable d’obtenir les documents qui blanchiraient sa réputation.

 

[25]           Le critère applicable à une suspension d’instance ou à une injonction interlocutoire est bien connu. Une question sérieuse doit être soulevée, un préjudice irréparable serait subi si la requête était rejetée, et la prépondérance des inconvénients doit pencher en faveur de la partie requérante (Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF), [1988] ACF no 587 (QL), et RJR – MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, [1994] ACS no 17 (QL)).

 

[26]           En l’espèce, la question sérieuse et le préjudice irréparable sont inextricablement liés. La SPR a déjà conclu qu’il était plus probable que le contraire que M. Doresi soit torturé ou assassiné, ou exposé à des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Albanie. Il s’agit assurément d’un préjudice irréparable. M. Doresi ne devrait pas être pris dans un combat d’arrière‑garde de demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire si sa demande d’asile était annulée sans avoir eu une possibilité raisonnable de présenter sa défense. Observer la justice naturelle ne saurait être inopportun.

 

[27]           Pour ces motifs, j’ai accordé une injonction interlocutoire interdisant à la SPR, jusqu’à nouvel ordre, de procéder à l’audience concernant la demande d’annulation de l’asile qui devait commencer le lundi 27 mai 2013. J’ai également ordonné à l’avocat de M. Doresi de présenter à la Cour, au plus tard le 16 juillet 2013, un compte rendu des efforts déployés en Albanie en vue de faire annuler la déclaration de culpabilité. Je demeure saisi de l’affaire.

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Toronto (Ontario)

Le 22 mai 2013

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-3189-13

 

INTITULÉ :                                                  LALI DORESI c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 mai 2013

 

MOTIFS DE L’INJONCTION

INTERLOCUTOIRE :                                LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 22 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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