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Date : 20130530

Dossier : T-1924-12

Référence : 2013 CF 578

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

MANISHA DAS

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le présent appel est interjeté aux termes du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [la Loi], et de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, au nom du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le demandeur], à l’égard de la décision du juge de la citoyenneté Crist Grenikolos [le juge de la citoyenneté], datée du 21 août 2012, par laquelle il a accueillie la demande de citoyenneté canadienne de Mme Manisha Das [la défenderesse], présentée en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi.

 

 

CONTEXTE

[2]               La défenderesse est une citoyenne indienne de cinquante-neuf ans, devenue résidente permanente du Canada le 7 août 1974, après avoir été parrainée par son mari. Le 10 août 2010, elle a déposé une demande de citoyenneté canadienne, alléguant que depuis son arrivée au Canada, elle avait résidé à la même adresse à Scarborough, en Ontario, avec son mari et ses deux filles. Au moment de remplir sa demande de citoyenneté, la défenderesse a déclaré que sa fille ainée et son mari avaient un emploi en Ontario, que la cadette était étudiante à l’Université de Toronto et qu’elle-même travaillait à temps partiel en tant que vendeuse chez Zellers depuis octobre 2007.

 

[3]               Afin de respecter l’exigence de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, la défenderesse devait fournir la preuve qu’elle avait résidé au Canada depuis au moins 1 095 jours durant la période de référence du 10 août 2006 au 10 août 2010. Elle a déclaré quatre absences du Canada durant la période de référence, soit un total de 57 jours d’absence (trois voyages au Michigan et un voyage à Calcutta). Elle avait donc accumulé 1 403 jours de présence physique au Canada, ce qui dépassait largement les 1 095 jours exigés.

 

[4]               Comme la défenderesse avait plus de cinquante-cinq ans, elle n’avait pas à passer l’examen écrit de la citoyenneté. Toutefois, elle a été interrogée par un agent de la citoyenneté, et on lui a demandé de remplir un questionnaire sur la résidence et de fournir un certain nombre d’autres documents pour déterminer sa résidence. L’agent de la citoyenneté l’a aussi interrogée au sujet d’un timbre dans son passeport qui indiquait un retour au Canada par l’aéroport international Pearson de Toronto le 13 avril 2010, ce qui ne correspondait pas à ses absences déclarées. La défenderesse a expliqué qu’elle s’était rendue au Michigan pour quelques jours.

 

[5]               Après avoir examiné les renseignements contenus dans le modèle pour la préparation et l’analyse du dossier, il semble que l’agent de la citoyenneté ait constaté que la crédibilité représentait le principal problème dans la demande de la défenderesse puisqu’il a noté l’absence de preuve touchant la résidence de la défenderesse au Canada durant la période de référence et qu’il a constaté que les documents déposés n’étaient que des [traduction] « indicateurs passifs » de résidence, car ils ne prouvaient pas la présence physique de la défenderesse au Canada.

 

[6]               Selon la lettre de l’agent de la citoyenneté datée du 9 juin 2011 (dossier certifié du tribunal [DCT],  à la page 76), les documents explicitement exigés de la défenderesse, outre le questionnaire sur la résidence, étaient les suivants :

1.      une copie de toutes les pages, y compris les pages vierges, de tous les passeports et/ou des documents de voyage (passeports valides, expirés ou annulés) couvrant la période de 2006 à 2010;

2.      une carte d’identité provinciale valide (carte Santé de l’Ontario, etc.);

3.      les avis de cotisation et les déclarations de revenus, les feuillets T4, les feuillets T5, des lettres d’emploi, etc., de 2006 à 2010;

4.      une preuve d’emploi de 2006 à 2010;

5.      des preuves de fréquentation scolaire pour les enfants à charge – relevés de notes,  fiches d’inscription, etc., de 2006 à 2010;

6.      une lettre d'un établissement financier qui indique la date d'ouverture des comptes et la tenue des comptes - y compris les relevés bancaires;

7.      une copie du sommaire des paiements des demandes de règlement de soins de santé déposées par la défenderesse auprès du ministère de la Santé et des Soins de longue durée;

8.      une preuve du statut passé et actuel d’immigrante aux États-Unis et une copie des relevés de voyage durant la période de référence.

 

[7]               La défenderesse affirme que le seul document qu’elle n’a pas été en mesure de fournir au juge de la citoyenneté était le passeport qu’elle détenait avant le 30 mars 2009 parce que son mari avait déchiqueté son passeport expiré, croyant que le couple n’en n’aurait plus besoin à l’avenir. Toutefois, la défenderesse n’a pas produit les documents énumérés aux points 5 et 7, et n’a pas fourni de justifications précises pour ne pas l’avoir fait. Bien qu’elle ait fait une demande auprès des autorités américaines, elle n’a pas pu obtenir le document mentionné au point 8. De plus, elle a déclaré dans son questionnaire sur la résidence qu’elle avait oublié par inadvertance de mentionner qu’elle avait fait un voyage de sept jours à Cuba en avril 2010.

 

[8]               La défenderesse a produit ses déclarations d’impôt des années 2006, 2008, 2009, 2010 et 2011, mais a omis de verser au dossier les bordereaux de paie, les relevés de dépôts directs et les feuillets T4 de revenus d’emploi. Elle a joint au dossier une courte lettre déclarant qu’elle était [traduction] « une employée à temps partiel et [qu’elle] a été une membre précieuse de notre  équipe depuis octobre 2007 » (DCT, à la page 73). De plus, la défenderesse a versé au dossier une copie d’un état de compte annuel de prêt hypothécaire pour l’année 2006, indiquant qu’elle était propriétaire d’une résidence au Canada avec son époux. S’ajoute à cela un sommaire des comptes de la défenderesse à son institution financière, mais il ne contient aucun relevé d’opérations ou d’autres renseignements sur l’utilisation des comptes (DCT, à la page 30).


La décision contestée

[9]               Le 21 août 2012, la défenderesse, accompagnée de sa fille, a été interrogée par le juge de la citoyenneté. Ce dernier a approuvé sa demande dans les termes suivants :

[traduction]

 

La demanderesse a fourni des renseignements suffisants et l’examen rigoureux des preuves tant verbales et qu’écrites me convainquent qu’elle satisfait, selon la prépondérance des probabilités, aux exigences sur la résidence. Selon ce qu’elle a déclaré, le passeport couvrant la période de référence a été détruit (déchiqueté) par son époux, car celui-ci ignorait que ce passeport serait requis. La demanderesse travaille chez Zellers (à temps partiel), est propriétaire de sa résidence et est très crédible. Toute sa famille immédiate jouit de la citoyenneté canadienne et ses enfants sont nés au Canada.

 

 

Les questions en litige et la norme de contrôle

[10]           Le demandeur soulève trois motifs de contrôle judiciaire qui se chevauchent contre la décision contestée, et prétend que le juge de la citoyenneté a commis des erreurs (i) du fait de ne pas indiquer clairement quel critère de résidence il a appliqué, (ii) du fait de conclure que la défenderesse satisfaisait à l’exigence de résidence aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, et (iii) du fait de ne pas fournir au ministre des motifs suffisants et fondés comme le prescrit le paragraphe 14(2) de la Loi.

 

[11]           Les deux parties ont convenu que le contrôle de la question de savoir si une personne qui demande la citoyenneté a satisfait à l’exigence de résidence de l’alinéa 5(1)c) de la Loi est contrôlable selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abdallah, 2012 CF 985, au paragraphe 8 (Abdallah); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, au paragraphe 12). La même norme s’applique à la question du caractère suffisant des motifs, laquelle fait partie de l’analyse du caractère raisonnable de la décision (Baig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 858, au paragraphe 10; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Raphaël, 2012 CF 1039, aux paragraphes 15 et 16 (Raphaël)).

 

[12]           Il est bien connu que lorsque la Cour contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle devrait intervenir seulement si la décision « [n’] appartient [pas] aux issus possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » ou autrement ne satisfait pas à l’exigence du caractère raisonnable, lequel « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c Nouveau‑ Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

 

Analyse

[13]           Après avoir examiné soigneusement les éléments de preuve au dossier, les arguments des parties et la jurisprudence applicable, j’estime que l’omission du juge de la citoyenneté d’indiquer clairement quel critère de résidence il a appliqué et comment la défenderesse a satisfait à ce critère rend sa décision déraisonnable et que l’affaire devrait être renvoyée pour nouvelle décision (Raphaël, précitée, au paragraphe 19 et aux paragraphes 22 à 25; Abdallah , précitée, au paragraphe 19; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Al‑Showaiter, 2012 CF 12, au paragraphe 30; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abou-Zahra, 2010 CF 1073, au paragraphe 21).

 

[14]           Bien que le juge de la citoyenneté ait vaguement abordé le fait que la résidence, l’emploi et la famille de la défenderesse sont au Canada, ce qui pourrait signifié qu’un critère plus qualitatif a été appliqué, il n’y a aucune référence ou analyse claire dans les motifs du juge de la citoyenneté au regard des facteurs énoncés dans la décision Koo (Re), [1993] 1 CF 286, au paragraphe 10 :

Il y a plusieurs questions que l’on peut poser pour rendre une telle décision :

1)         La personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

2)         Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

3)         La forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu’elle n’est qu’en visite?

4)         Quelle est l’étendue des absences physiques (lorsqu’il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

5)         L’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

6)         Quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

[15]           La défenderesse a abordé les questions susmentionnées dans ses observations écrites, en supposant que le critère du [traduction] « mode centralisé d’existence » ait été appliqué en l’espèce (Islam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 10, au paragraphe 5 et Seiffert c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1072, au paragraphe 9). Je suis d’accord pour affirmer que si la Cour pouvait interpréter le bref paragraphe des motifs du juge de la citoyenneté pour répondre aux questions susmentionnées, le dossier peut contenir des éléments de preuve suffisants pour indiquer que les critères plus souples énoncés dans la décision Koo (Re), précitée, ou la décision Papadogiorgakis (Re), [1978] ACF, no 31, ont été appliqués plutôt que le critère de la présence physique énoncé dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF, no 232. Toutefois, le fait demeure que le juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de contrôle en ne précisant pas, comme il se doit, le critère qu’il avait choisi d’appliquer et en n’effectuant pas l’analyse pertinente.

 

[16]           Cette conclusion est maintenue, même si je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour affirmer que la preuve déposée par la défenderesse n’est tout au plus qu’une [traduction] « preuve passive » qui ne prouve pas qu’elle était physiquement présente au Canada durant la période de référence. Il convient de souligner que le juge de la citoyenneté a jugé que la défenderesse était totalement crédible et il lui était donc loisible d’estimer que la défenderesse pouvait prouver le lieu de sa résidence sans fournir le passeport indien expiré qui, selon elle, avait été déchiqueté après qu’elle eut reçu son nouveau passeport. Par exemple, la lettre de l’employeur, bien que brève et silencieuse sur le nombre d’heures hebdomadaires travaillées par la défenderesse, fait nettement ressortir que la défenderesse était physiquement présente au Canada pour des périodes de temps importantes depuis octobre 2007.

 

[17]           Le demandeur reproche à la défenderesse de ne pas avoir présenté davantage de [traduction] « preuves actives », comme des relevés bancaires contenant des renseignements sur l’évolution et l’utilisation quotidienne des comptes. Ces documents n’étaient pas requis selon la lettre du 9 juin 2011, et n’ont pas été mentionnés durant l’interrogatoire qui a eu lieu devant le juge de la citoyenneté. Hormis les exceptions indiquées ci-dessus, la défenderesse a fourni les documents exigés et a répondu aux questions que lui a posées le juge de la citoyenneté.

 

[18]           Quoi qu’il en soit, puisque le demandeur s’attendait à ce que la défenderesse dépose les documents qui n’étaient ni explicitement énumérés dans la lettre du 9 juin 2011 de l’agent de la citoyenneté, ni exigés par le juge de la citoyenneté durant l’interrogatoire qu’il a mené, ainsi que des documents que la défenderesse s’est efforcée d’obtenir et de fournir, il ne serait que juste d’accorder à la défenderesse un délai supplémentaire pour déposer, auprès du juge de la citoyenneté, à titre de preuve de sa résidence, tout autre document en sa possession.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1)        La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de du juge de la citoyenneté est annulée;

2)        L'affaire est renvoyée devant un autre juge de la citoyenneté pour nouvel examen.

3)        La défenderesse a jusqu’au 27 juin 2013 pour déposer, auprès du juge de la citoyenneté, à titre de preuve de sa résidence au Canada, tout autre document qu’elle a en sa possession;

4)        L’issue en l’espèce étant mitigée, aucuns dépens ne sont accordés.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1924-12

 

INTITULÉ :                                      MCI c MANISHA DAS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 27 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DU JUGEMENT :               Le 30 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Evan Duffy

 

POUR LE DEMANDEUR

Chayanika Dutta

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Evan Duffy

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Chayanika Dutta

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDERESSE

 

 

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