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Date : 20130529

Dossier : T-1031-12

Référence : 2013 CF 571

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 mai 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

 

ENTRE :

 

 ENSEIGNE DE VAISSEAU DE 1RE CLASSE

 J.H. HARRIS

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, l’enseigne de vaisseau de 1re classe Julie Harris, demande le contrôle judiciaire d’une décision du chef d’état-major de la Défense [le CEMD] de la Défense nationale, datée du 17 avril 2012, qui a rejeté son grief concernant les réponses défavorables émanant du personnel des Forces canadiennes [les FC] au sujet d’un sondage en ligne auprès des cadets qu’elle avait l’intention d’entreprendre dans le cadre de sa thèse universitaire.

 

[2]               La demanderesse soutient que les FC ne peuvent interférer dans une recherche universitaire indépendante sur la base de leur désaccord avec l’objet ou la méthodologie de la recherche et, plus important encore, que la chaîne de commandement du corps de cadets a agi de manière inappropriée à l’endroit de la demanderesse, causant par là un préjudice à sa réputation personnelle et professionnelle. Devant la Cour, la demanderesse prétend que la décision prise par l’autorité de dernière instance, le CEMD, devrait être annulée pour les motifs que ce dernier :

a.       n’a pas observé un principe de justice naturelle, d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter, conformément à l’alinéa 18.1(4)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi], et/ou,

b.      a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée sans tenir compte des éléments dont il disposait, conformément à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi.

[3]               Pour les motifs que je vais exposer, j’estime que la présente demande de contrôle judiciaire de la décision contestée du CEMD ne peut être accueillie.

Contexte

[4]               La demanderesse est une membre de la force de réserve des Forces canadiennes, une ancienne cadette et une ancienne instructrice de cadets.

 

[5]               En février 2009, elle a décidé de mener un sondage auprès des cadets dans le cadre de sa thèse pour l’obtention d’une maîtrise en administration des affaires à l’Université de Liverpool. La recherche avait pour objet d’examiner le profil psychographique d’un cadet typique en Ontario, selon la définition qu’en donne l’article 46 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [la LDN]. Comme la demanderesse l’avait initialement envisagé, la recherche pourrait un jour être utilisée par les FC pour mettre en marché le Programme des cadets du Canada destiné à la jeunesse canadienne.

 

[6]               Le 18 février 2009, la demanderesse a envoyé une proposition de recherche au capitaine de corvette Marcotte, directeur général, Réserves et cadets – Affaires publiques, et lui a demandé si les FC souhaiteraient contribuer à la réussite de son sondage, car croyait-elle [traduction] « nous pourrions établir des rapports avantageux ».

[7]               La réponse initiale était favorable, mais l’approbation définitive était conditionnelle à l’obtention de renseignements supplémentaires. Le 24 février 2009, le capitaine de corvette Marcotte a demandé l’avis du colonel Fletcher, directeur, Cadets et Rangers juniors, au sujet du projet de sondage de la demanderesse. Le 26 février, le colonel Fletcher a répondu au capitaine de corvette Marcotte qu’il appuyait le projet [traduction] « en principe », mais demandait davantage d’information de la part de la demanderesse.

 

[8]               Le 28 mars 2009, se fondant sur cette réponse initiale, la demanderesse a envoyé par courriel à son directeur de thèse à l’Université de Liverpool son projet de sondage, et le 4 avril 2009, a présenté son projet de mémoire pro forma dans le cadre de sa maîtrise en administration des affaires (MBA). De plus, elle a envoyé une copie de son projet au capitaine de corvette Marcotte le 31 mars 2009. Le projet de mémoire a été signé électroniquement par le superviseur de la demanderesse le 5 avril 2009.

 

[9]               Le 31 mars 2009, la demanderesse a demandé des données de Forteresse sur les unités de cadets en indiquant qu’elle avait l’approbation du capitaine de corvette Marcotte et du colonel Fletcher pour son projet. Le 3 avril 2009, la demanderesse et l’officier désigné de l’Unité régionale de soutien aux cadets, le capitaine Harris, ont été avisés par le capitaine Banaszkiewicz, Chef – Réserves et cadets, de la nécessité d’obtenir l’approbation du Conseil d’examen de la recherche en sciences sociales [le CERSS]. La demanderesse a aussi été informée du processus général d’approbation du CERSS, des délais imposés et des formulaires requis. De plus, même si le capitaine de corvette Marcotte a toujours affirmé qu’il appuyait le projet de la demanderesse, le 4 avril 2009, celui-ci a avisé la demanderesse qu’elle ne pouvait procéder au sondage avant d’obtenir une approbation officielle.

 

[10]           La demanderesse a d’abord contesté l’exigence de faire approuver son projet par le CERSS, et a fait observer qu’une autorisation en bonne et due forme pouvait être donnée par le colonel Fletcher. Toutefois, le 5 avril 2009, elle a rempli les formulaires du CERSS dans lesquelles elle acceptait [traduction] « la responsabilité personnelle de se conformer à toute procédure et politique en vigueur au CERSS et chez les FC, et ce, sous la supervision de l’officier des Affaires publiques – Directeur des cadets, ou d’une autre autorité déléguée ».

 

[11]           Le 8 avril 2009, le CERSS a rejeté le projet de la demanderesse, et a noté que [traduction] « [le projet] soulève de graves préoccupations d’ordre éthique et technique en ce qui concerne l’outil d’enquête, lesquelles portent à la fois sur l’utilisation du consentement parental et sur la méthodologie employée ». Les aspects préoccupants étaient précisés dans la décision de Mme June Bowser, directrice générale, Recherche et analyse (Personnel militaire), et la possibilité était offerte à la demanderesse de revoir le sondage proposé et de le présenter à nouveau pour qu’il soit approuvé.

 

[12]           Par ailleurs, la demanderesse a reçu un courriel de M. Mike Walker, gestionnaire de la recherche en opinion publique au ministère de la Défense nationale, qui suggérait à la demanderesse de consulter les lignes directrices de l’Association de la recherche et de l’intelligence marketing au motif que sa recherche comportait une enquête par sondage auprès de personnes mineures.

 

[13]           Le 16 avril 2009, la demanderesse a présenté au CERSS une version modifiée de son sondage pour qu’il l’examine.

 

[14]           Lors d’une réunion tenue le 23 avril 2009, le CERSS a examiné la version révisée du sondage proposé et a de nouveau refusé de l’approuver au motif que la demanderesse n’avait pas répondu de façon satisfaisante aux préoccupations exposées par le CERSS lors de l’examen initial, notamment la préoccupation relative au consentement parental. De plus, le CERSS mettait en doute la validité de la méthodologie scientifique utilisée pour la conception du sondage, notamment le fait que les collectivités rurales et francophones ne soient pas incluses dans les répondants, ce qui avait une incidence sur la validité et l’utilité des résultats du sondage en ce qui concerne la stratégie de mise en marché des FC. La CERSS a donc avisé la demanderesse qu’il n’était pas disposé à appuyer la recherche telle qu’elle était conçue et a invité la demanderesse à se présenter en personne au CERSS pour discuter des préoccupations qu’il avait.

 

[15]           Or, la demanderesse n’a pas attendu la réponse du CERSS concernant son projet révisé. Comme l’échéance universitaire pour la présentation de son projet approchait, la demanderesse a affiché le sondage sur un forum public en ligne, en utilisant un site Web de sondage détenu et basé aux États-Unis. Le fait que le sondage ait été versé dans Internet le 22 avril 2009 ou avant cette date n’est pas contesté. La demanderesse a aussi affiché plusieurs messages sur la page Facebook des cadets, sur d’autres sites de médias sociaux s’adressant aux cadets; elle s’est identifiée comme étant la [traduction] « lieutenante de vaisseau Harris » et a invité les cadets à participer au sondage.

 

[16]           Le 30 avril 2009, l’existence du sondage a été portée à l’attention du commandant de détachement des cadets du Secteur de l’Est de l’Ontario. Le 6 mai 2009, le président du CERSS, M. Farley, a informé le colonel Fetcher des préoccupations du CERSS au sujet du sondage, lesquelles tenaient principalement à l’absence de consentement parental et au fait que le site Web basé aux États-Unis où était affiché le sondage et les données qui y étaient colligées n’étaient pas régis par les lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels. Il a été recommandé également que des mesures soient prises pour stopper la diffusion, auprès des cadets, du sondage non autorisé.

 

[17]           En conséquence, le 7 mai 2009, les mesures suivantes ont été prises :

                    i.               Le colonel Fetcher a demandé que le sondage soit retiré de la page Facebook des cadets. Il a fortement recommandé que des directives soient envoyées aux cadets les enjoignant de ne pas participer au sondage et a suggéré que la chaîne de commandement de la demanderesse soit avisée de mesures disciplinaires éventuelles;

                  ii.               Le capitaine de frégate Mullaly a diffusé un courriel dans le même sens aux membres du Bureau du chef du personnel militaire, du Bureau du vice-chef d’état-major de la Défense [le BVCEMD] et du Bureau du conseiller juridique du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes, et a subséquemment envoyé le courriel à tout l’appareil des FC;

                iii.               Un ordre courant signé par le major Sainsbury, identifiant la demanderesse par son nom et son grade, a été envoyé à toute la chaîne de commandement, et suggérait de demander aux cadets de ne pas participer au sondage. Un autre ordre courant non daté a aussi été envoyé et avisait que le sondage contrevenait à un CANFORGEN (un ordre général émanant du CEMD aux FC) et qu’il représentait un risque pour les cadets, le Programme des cadets et le Ministère, sans toutefois préciser la nature du risque;

                iv.               Un courriel du lieutenant-colonel Tom McNeil a été diffusé, dans lequel celui-ci se disait d’avis que la demanderesse devrait faire l’objet de [traduction] « mesures administratives »; 

                  v.               Mme June Bowser du CERSS a envoyé un courriel au directeur de thèse de la demanderesse à l’Université de Liverpool, dans lequel elle décrivait brièvement les préoccupations d’ordre éthique et technique du CERSS à l’égard d’un sondage qui se trouvait affiché sur Internet, et demandait que des mesures soient prises afin de mettre fin à son affichage;

                vi.        Un échange de courriels entre le capitaine Jean et le commodore Bennett a révélé qu’une enquête disciplinaire avait été amorcée contre la demanderesse et que des mesures disciplinaires suivraient.


Procédure interne de règlement des griefs des FC

[18]           Le 27 juillet 2009, la demanderesse a déposé un grief auprès des FC dans lequel elle faisait valoir que les mesures punitives susmentionnées prises par le CERSS étaient disproportionnées et injustifiées, et qu’elles lui causaient un préjudice, notamment sur le plan de sa réputation personnelle et professionnelle. La demanderesse a demandé une lettre d’excuse de la part du BVCEMD, une lettre exprimant des regrets à l’intention de l’Université de Liverpool, des dommages-intérêts d’un montant de 4 000 $ pour ses frais juridiques et une compensation adéquate dont le montant serait à fixer à une date ultérieure pour les dommages causés à sa réputation et à sa capacité de conserver son emploi au sein des FC.


Décision de l’autorité initiale

[19]           Le 25 mars 2010, le commodore MacIsaac, directeur général – Réserves et cadets, a rendu la décision de l’autorité initiale, fondée pour l’essentiel sur les conclusions suivantes :

         L’exigence de présenter la proposition de sondage au CERSS n’était aucunement liée à une quelconque aide financière ou administrative demandée aux FC ou offerte par ces dernières, et le fait que la proposition ait été examinée par deux chercheurs éminents que la demanderesse avait consultés précédemment avant d’afficher le sondage en ligne ne pouvait avoir préséance sur le processus du CERSS ou le remplacer;

         Contrairement à ce que prétend la demanderesse, les résultats de l’examen du CERSS qui ont entraîné la censure publique du sondage ont été envoyés à l’ensemble de la communauté des cadets seulement lorsqu’on a découvert que la demanderesse avait affiché son sondage sur Internet. Par voie de conséquence, les résultats de l’examen n’ont pas été rendus publics avant les 6 et 7 mai 2009, et aucun courriel protégé n’a été transmis sans être classifié;

         La demanderesse a modifié quelques aspects de son sondage à la suite du premier refus du CERSS, mais a choisi de ne pas se présenter à la réunion du CERSS où elle était invitée et qui visait à accélérer la procédure d’approbation;

         Les modifications et les corrections demandées n’ont pas été, à la satisfaction du CERSS, incorporées au sondage publié;

         La demanderesse s’est donnée [traduction] « la responsabilité personnelle de se conformer à toute procédure et politique en vigueur au CERSS et chez les FC, et ce, sous la supervision de l’officier des Affaires publiques – Directeur des cadets, ou d’une autre autorité déléguée », mais a ultérieurement ignoré le processus d’approbation en affichant son sondage sur Internet sans obtenir au préalable une approbation définitive;

         Le logiciel de sondage en ligne utilisé pour l’affichage en ligne (SurveyMonkey) s’est réservé le droit de conserver toutes les données colligées, retirant par là tout contrôle à la demanderesse qu’elle aurait pu avoir sur l’utilisation future des données. De plus, malgré les assertions du site Web sur la politique de protection des renseignements personnels, celui-ci était détenu et exploité à l’extérieur du territoire canadien et n’était pas tenu de se conformer à la législation canadienne sur la protection des renseignements personnels;

         Étant donné que la demanderesse a utilisé son grade et s’est présentée comme membre des FC sur le site Web du forum CadetWorld et qu’elle y a affirmé que les résultats bénéficieraient au Programme des cadets, il y avait une possibilité réelle que les personnes qui envisageraient de participer au sondage associent celui-ci aux FC;

         La plupart des commentaires formulés dans les courriels en cause du colonel Armstrong, du capitaine de frégate Mullaly et du capitaine de frégate Rolfe, que la demanderesse a considéré comme étant des mesures sévères prises contre elle, étaient [traduction] « des déclarations de faits ou des recommandations de mesures de suivi possibles. Ces remarques étaient valides et justifiables, mais il était plus indiqué de les réserver à une audience limitée et elles auraient dû être gérées en conséquence. On aurait pu exercer plus de prudence dans la diffusion des renseignements contextuels lorsque les courriels ont été transférés. » Bien que davantage de discrétion aurait pu être exercée à l’égard des courriels, les officiers de la chaîne de commandement du corps de cadets avaient agi dans le cadre de leurs compétences et dans l’intérêt supérieur des cadets faisant partie de l’organisation sous leur contrôle et leur supervision. De plus, rien ne prouvait qu’aucun des officiers n’avait, en aucun temps, agi avec le désir de discréditer la demanderesse et il n’y avait pas lieu de dire que les droits de la demanderesse en tant que citoyenne avaient été violés, étant donné qu’elle avait volontairement utilisé son grade et son nom au moment de publier son sondage en ligne;

         Enfin, pour ce qui est du courriel du 7 mai 2009 de Mme Bowser au directeur de thèse de la demanderesse, le commodore MacIsaac a jugé que tous les commentaires contenus dans le courriel reposaient sur des événements chronologiques et sur l’examen du sondage par un expert, et que la demanderesse n’avait réussi à relever aucune affirmation fausse précise dans ces commentaires. Le commodore MacIsaac a aussi noté que [traduction] « les communications avec des superviseurs universitaires concernant des travaux d’étudiants constituent une pratique courante dans le monde universitaire et chez les personnes qui consultent ces travaux; la connaissance ou le consentement préalable ne sont pas obligatoires ».

[20]           Le commodore MacIsaac a conclu que : a) une lettre d’excuse telle que la demandait la demanderesse ne pouvait être envisagée, mais pour accorder une réparation partielle, le commodore a envoyé un courriel aux directeurs leur demandant de rappeler à leur personnel [traduction] « d’être conscient du contenu de leurs courriels et de faire preuve de plus de prudence lorsqu’ils transfèrent des courriels qui pourraient être de nature délicate ou qui pourraient contenir des renseignements personnels »; b) aucune lettre exprimant des regrets relativement aux communications avec l’université de la demanderesse n’était justifiée; c) en application de l’article 2.10 du Manuel des griefs des FC, il incombe au plaignant de retenir, à ses propres frais, les services d’un avocat et le sous-ministre est le seul à pouvoir autoriser un paiement à titre gracieux pour une réclamation justifiée par une facture; d) la compensation demandée par la demanderesse ne relevait pas de la compétence du décideur et n’était pas l’objet du grief interne; elle était plutôt une réclamation contre l’État. En outre, aucune preuve n’a été déposée à l’appui des pertes que la demanderesse dit avoir subies, comme la perte de sa capacité à conserver son emploi au sein des FC.

 

Décision du CGFC

[21]           Le grief de la demanderesse a ensuite été déféré au Comité des griefs des Forces canadiennes [le CGFC], en vertu du processus énoncé à l’article 29 de la LDN et du chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (en vigueur le 1er janvier 2006).

 

[22]           Le 28 septembre 2011, le CGFC a recommandé que le grief de la demanderesse soit rejeté. À titre préliminaire, le CGFC a déterminé que la demanderesse n’avait pas le droit de déposer un grief en vertu de l’article 29 de la LDN étant donné son affirmation selon laquelle elle avait agi en tant que citoyenne privée lorsqu’elle avait affiché le sondage en ligne, et l’absence de preuve démontrant une quelconque répercussion sur sa carrière militaire ou son employabilité future.

 

[23]           Sur le fond du grief, le CGFC a jugé que la demanderesse exagérait en prétendant que de nombreux officiers subalternes au pays avaient lu la suite de notifications par courriels contre elle et les menaces à son endroit impliquant des militaires. Par conséquent, le CGFC a estimé que les mesures prises par les autorités des FC étaient dans l’intérêt supérieur des cadets et que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que l’intention ou le résultat des courriels en cause avaient terni la réputation de la demanderesse.

 

[24]           De plus, le CGFC a déterminé qu’il n’était pas autorisé à accorder un paiement à titre gracieux ou autre réparation pécuniaire dans le cadre du système des griefs et qu’une ordonnance de lettre d’excuse ou de lettre exprimant des regrets n’était pas justifiée dans les circonstances. Plutôt, cette ordonnance équivaudrait à une violation de la liberté d’expression au sein des FC.

 

Décision de l’autorité de dernière instance

[25]           Au niveau de l’autorité de dernière instance, le CEMD a rejeté le grief de la  demanderesse sur la base des conclusions suivantes :

         La position de la demanderesse était celle d’un officier du rang de la Force de réserve plutôt que celle d’une citoyenne privée. Par conséquent, l’utilisation continue d’un grade militaire en relation avec le sondage qu’elle proposait de mener auprès des cadets la mettait en droit et en position d’accéder, en sa qualité de militaire, au processus des griefs des FC, même si le sondage devait avoir lieu dans le cadre d’une activité non liée aux FC;

         Bien que certaines des communications au sein des FC en réaction aux actions de la  demanderesse aient été [traduction] « mal formulées », la réponse globale et les communications au sujet d’une militaire active répondaient à la norme de diligence [traduction] « raisonnable et prudente » applicable aux cadets envers qui les FC étaient responsables;

         La demanderesse n’a pas fourni de fondement à ses allégations de préjudice à sa réputation et à ses perspectives d’emploi au sein des FC;

         Dans les circonstances, les FC se devaient appliquer envers les cadets la norme la plus élevée de diligence. Il était conforme au mandat du CERSS d’examiner, des points de vue technique et éthique, le protocole d’un projet de recherche prospective en sciences sociales mené dans les FC pour recueillir des opinions et des renseignements, y compris les enquêtes et les questionnaires, afin de faire ressortir un aspect préoccupant concernant des mineurs envers qui les FC étaient responsables, et de demander à la demanderesse de faire des changements au sondage. Bien que [traduction] « l’on pouvait encore se poser la question de savoir si [la demanderesse était] légalement tenue de se conformer aux demandes du CERSS, il n’en demeurait pas moins qu’elle avait d’abord accepté de le faire, mais qu’elle avait par la suite renié cette promesse sans autre avis » et sans vraiment comprendre et mettre en balance les risques que posait sa décision de procéder sans autorisation;

         Compte tenu des possibles conséquences pour les cadets et les FC, [traduction] « il était essentiel que le directeur des cadets et les personnes engagées dans le processus du CERSS prennent des mesures définitives et rapides afin d’informer l’audience cible que le sondage n’était pas approuvé par les FC »;

         De plus, il n’existait aucune preuve de violation de la vie privée de la demanderesse puisque le sondage était accessible par quiconque souhaitait visiter le site Web sur lequel il était affiché, alors que la réponse des FC était envoyée à des destinataires précis, à savoir les personnes qui étaient responsables des cadets;

         Enfin, rien dans le texte du grief ne prouvait la perte de réputation alléguée;

[26]           Pour ce qui est réparations, le CEMD a confirmé les conclusions du CGFC selon lesquelles (i) des excuses ou des regrets n’étaient pas justifiés et pouvaient violer le principe de la liberté de parole; (ii) les communications avec l’université de la demanderesse étaient justifiées et la demande de réparation n’était pas fondée; (iii) le paiement des frais juridiques n’était pas admissible selon la Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers du Conseil du Trésor; (iv) une garantie d’emploi (à long terme ou continu) au sein des FC serait contraire aux principes d’embauche de la fonction publique fondés sur la transparence et le mérite.

 

Questions en litige et norme de contrôle applicable

[27]           Comme il a été mentionné précédemment, la demanderesse est d’avis que le CEMD n’a pas observé un principe de justice naturelle, d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter en vertu de l’alinéa 18.1(4)b) de la Loi, et/ou que le CEMD a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée sans tenir compte des éléments dont il disposait suivant l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi. Or, tant dans ses observations écrites que lors de l’audience devant la Cour, la demanderesse n’a présenté aucun argument sur l’omission du CEMD de respecter un principe de justice naturelle ou l’obligation d’équité procédurale, et aucune question de cette nature ne se pose au vu de la décision définitive rendue sur le grief et faisant l’objet du contrôle judiciaire. La demanderesse a présenté des observations écrites à chaque palier de la procédure de règlement du grief; elle a été représentée par un avocat et on lui a fourni les motifs du rejet de son grief.

 

[28]           De plus, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question soulevée par la demanderesse, à savoir s’il est [traduction] « raisonnable pour les Forces canadiennes d’interférer dans une recherche universitaire au motif qu’elles ne sont pas d’accord avec l’objet de la recherche et sa méthodologie ».

 

[29]           Par conséquent, la seule question qui doit être tranchée dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision du CEMD selon laquelle la réponse des FC aux actions de la demanderesse était [traduction] « raisonnable et justifiable » au regard de son obligation de diligence envers les cadets était raisonnable.

 

[30]           L’article 29.15 de la LDN dispose que les « décisions du chef d’état-major de la défense ou de son délégataire sont définitives et exécutoires et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, ne sont pas susceptibles d’appel ou de révision en justice ». De plus, selon la procédure des griefs de la LDN, il incombe au CEMD d’interpréter et d’appliquer les politiques et les règlements qu’il a établis et pour lesquels il est responsable. En conséquence, il est établi dans la jurisprudence que « [l]a norme de contrôle applicable au bien-fondé d’un grief acheminé au CEMD est celle de la décision raisonnable dans les cas où une décision a été rendue ou dans les cas où le CEMD a refusé d’entendre le grief » : Snieder c Canada (Procureur général), 2013 CF 218, au paragraphe 20; voir aussi Vézina c Canada (Défense nationale, Chef d’état-major de la Défense), 2012 CF 625, au paragraphe 18; Rompré c Canada (Procureur général), 2012 CF 101, aux paragraphes 21 à 25; Zimmerman c Canada (Procureur général), 2011 CAF 43, aux paragraphes 19 à 21; Codrin c Canada (Procureur général), 2011 CF 100, aux paragraphes 40 à 42; Birks c Canada (Procureur général), 2010 CF 1018, au paragraphe 25.

 

Examen de la décision soumise au contrôle

[31]           Le principal argument de la demanderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire a été soulevé devant le CEMD. La demanderesse prétend essentiellement qu’elle a poursuivi des études supérieures en tant que civile et non en tant que membre des FC, qu’elle ne s’est pas enrôlée dans les FC au titre du service de classe B ou de classe C et que, par conséquent, tout comme tout officier de réserve des FC, elle avait le droit d’occuper un autre emploi, de fréquenter des universités civiles et de jouir de libertés sans que les FC interfèrent dans ses affaires personnelles.

[32]           En résumé, la demanderesse estime que même si le CERSS était déjà intervenu dans son projet de recherche, elle avait encore le droit de retirer sa collaboration avec les FC et de poursuivre ses travaux de recherche de façon indépendante. D’après l’observation de la demanderesse, du moment qu’elle avait retiré sa collaboration avec les FC, celles-ci n’avaient pas à se mêler de son projet de recherche, d’autant qu’elle avait fait preuve de diligence en s’assurant que le sondage réponde aux normes éthiques en faisant appel à deux experts indépendants en études d’opinion publique qui s’étaient prononcés sur l’éthique effective de son sondage, avant de le publier sur le site Web SurveyMonkey. La demanderesse ajoute qu’il est absurde de prétendre que le CERSS aurait dû approuver les méthodologies de recherche employées dans son sondage.

 

[33]           En fait, le CERSS s’est prononcé sur les aspects éthiques et techniques du sondage et a jugé qu’ils faisaient problème. Toutefois, il est clair que les préoccupations techniques et méthodologiques ne tiraient pas à conséquence sur l’issue du grief. Ces aspects ont préoccupé le CERSS durant le processus d’approbation parce que la demanderesse prétendait que sa recherche avait potentiellement un résultat pratique et positif pour les FC dans l’administration du Programme des cadets du Canada.

 

[34]           Pour sa part, le défendeur soutient que les motifs fournis par le CEMD portent surtout sur l’obligation de diligence envers les cadets faite à la chaîne de commandement du corps de cadets, et sur la question de savoir si les actions reprochées aux autorités des FC étaient justifiables au regard de la norme de diligence applicable. En fait, la norme de diligence imposée par le droit aux FC n’a pas été considérée par la jurisprudence comme étant moindre que la diligence exercée par un [traduction] « parent prudent et raisonnable » (voir Awan c Canada (Attorney General), 2010 BCSC 942, aux paragraphes 32 et 33, et WW c Canada (Attorney General), 2002 BCSC 1164, aux paragraphes 39 et 40). Étant donné la conclusion selon laquelle les FC devaient agir en fonction de la norme de diligence la plus élevée envers les cadets qu’elles avaient sous leur supervision et leur contrôle (une conclusion que la demanderesse n’a pas contestée devant la Cour), et qu’il n’a pas été dûment tenu compte de l’obligation du consentement parental dans le projet révisé, il était raisonnable pour le CEMD de conclure que les communications reprochées constituaient une réponse raisonnable et justifiable aux actions de la demanderesse, qui visait à minimiser les conséquences potentielles préjudiciables que pouvait entraîner un sondage non approuvé.

[35]           Dans les circonstances, le CEMD était fondé à conclure que la question de savoir si la demanderesse était légalement tenue de satisfaire aux demandes du CERSS était secondaire. Une fois que les FC et le CERSS ont été saisis de l’affaire, ils auraient pu être tenus responsables d’avoir approuvé le sondage ou de ne pas avoir exercé comme ils le devaient leur pouvoir discrétionnaire à l’égard de son exécution. Il est important de noter que lors de l’examen initial par le CERSS, Mme Bowser a clairement précisé que [traduction] « même si les cadets ne font pas partie du personnel des FC, le ministère de la Défense nationale et les Forces canadiennes sont redevables, par l’entremise du vice-chef d’état-major de la Défense, de l’administration et de la gestion du Programme des cadets du Canada ». De plus, il était significatif que la demanderesse ait accepté la responsabilité personnelle de se conformer aux procédures et politiques du CERSS et des FC sous la supervision du directeur du Programme des cadets ou d’une autre autorité déléguée, et il était raisonnable pour le CEMD de tenir compte de ce fait en décidant si la demanderesse était assujettie au processus d’approbation.

 

[36]           Le CEMD a reconnu, comme les décideurs des instances inférieures l’ont noté, que les courriels reprochés auraient pu et auraient dû être mieux formulés.

 

[37]           La Cour convient que si les courriels reprochés ne visaient qu’à empêcher les cadets de participer au sondage, les communications internes contenaient des remarques et des commentaires qui pouvaient être considérés inappropriés et disproportionnés, tout comme le courriel envoyé au directeur de thèse de la demanderesse à l’Université de Liverpool qui était peut-être inutile au regard de l’objectif poursuivi.

 

[38]           Cependant, compte tenu de la réparation partielle accordée à l’issue de la décision de l’autorité initiale, cette conclusion ne permet pas à la Cour de conclure que la décision de l’autorité de dernière instance n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, ou qu’elle manque par ailleurs de justification, de transparence et d’intelligibilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

 

[39]           Premièrement, bien que je sois d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle affirme que si l’autorisation des FC n’était plus requise, elle n’était pas tenue d’obtenir l’approbation du CERSS, je suis d’accord avec le défendeur que les FC pouvaient intervenir auprès de la chaîne de commandement du corps de cadets afin qu’elle s’acquitte de son obligation de protéger les cadets si elle avait des préoccupations concernant le consentement parental et la protection des renseignements personnels.

 

[40]           Deuxièmement, le CEMD a fait observé à juste titre que la demanderesse n’avait fourni aucune preuve d’une incidence quelconque sur sa réputation personnelle et professionnelle et l’avenir de sa carrière, ou aucune preuve de pertes qu’elle aurait subies, outre le fait que, d’un point de vue pratique, aucune réparation ne pouvait être raisonnablement accordée à la demanderesse, en tant que fonctionnaire, pour garantir un emploi à long terme ou continu au sein des FC.

 

[41]           Troisièmement, le CEMD a raisonnablement conclu que les dommages-intérêts demandés par la demanderesse, notamment les frais juridiques afférents au grief, ne pouvaient être accordés à titre de réparation administrative. La demanderesse ne conteste pas la conclusion du CEMD selon laquelle ces frais ne sont pas couverts aux termes de la Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers du Conseil du Trésor, entrée en vigueur le 1er juin 2011. De plus, bien que la question n’ait pas été explicitement contestée devant moi, il convient de noter que dans une action en dommages-intérêt fondée sur une violation alléguée des droits d’un justiciable au titre de l’article 7 de la Charte, le juge Noël de la Cour a statué que le processus de règlement des griefs des FC n’a pas été conçu et structuré pour traiter les questions liées à la Charte ou la question d’une réparation au titre de l’article 24 de la Charte. Le juge a ajouté : « [I]l apparaît que l’objectif derrière l’adoption du processus de règlement des griefs était de régler les problèmes en matière de relations de travail. Toutefois, ce processus n’a pas été conçu pour remplacer les recours, les réclamations et la résolution de plaintes prévus dans des lois autres que la Loi sur la défense nationale. Faut-il le rappeler, suivant le processus de règlement des griefs, le décideur n’a pas le pouvoir d’octroyer quelque réparation monétaire que ce soit. » (Bernath c Canada, 2007 CF 104, au paragraphe 73, confirmée dans Canada c Bernath, 2007 CAF 400).

 

[42]           Pour tous ces motifs, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire introduite par la demanderesse devrait être rejetée. Les dépens suivront l’issue de la cause.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

J. Boulanger

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1031-12

 

INTITULÉ :                                      Enseigne de vaisseau de 1re classe J.H. Harris c. PGC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 29 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gagné

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 29 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Drapeau

Joshua Juneau

POUR LA DEMANDERESSE

Hélène Robertson

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michel Drapeau

Joshua Juneau

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Hélène Robertson

Myles J. Kirvan

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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