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Date : 20130524

Dossier : IMM‑8199‑12

Référence : 2013 CF 549

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2013

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

RAOUL ANDRE BURTON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Raoul Andre Burton sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable d’un agent principal d’immigration concernant sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. M. Burton a affirmé être exposé à des risques s’il retournait en Jamaïque en tant qu’ancien membre du gang Malvern Crew à Toronto. Il a aussi affirmé courir des risques parce qu’il avait coopéré avec la police dans le cadre d’une enquête sur un autre membre du gang et qu’il avait témoigné lors du procès de cette personne.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision relative à l’ERAR était déraisonnable parce que les risques auxquels M. Burton serait exposé en Jamaïque en raison de son profil personnel – en tant qu’ancien membre d’un gang, indicateur de police et témoin de la Couronne – n’ont pas été évalués correctement. Je suis en outre d’avis que l’agent d’ERAR a omis de prendre en compte d’importants éléments de preuve. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Le contexte

[3]               M. Burton est arrivé au Canada en tant que résident permanent en 1993, à l’âge de 10 ans. Par la suite, il est devenu membre de la Malvern Crew, un gang criminel de Toronto.

 

[4]               En 2004, Warren Abbey, un membre d’un gang, a abattu par balle un membre d’un gang rival appelé les Galloway Boys. M. Abbey a plus tard avoué à M. Burton qu’il avait commis le meurtre, tout en lui rappelant l’existence du « code de conduite non écrit » contre le mouchardage et la collaboration avec la police.

 

[5]               Après avoir été arrêté en 2004 pour avoir commis des infractions liées à ses propres activités au sein d’un gang, M. Burton a accepté de collaborer avec les policiers et les procureurs et de plaider coupable à l’infraction de participation aux activités d’une organisation criminelle. M. Burton affirme que pendant la période qui a précédé la tenue du procès dans l’affaire R. c. Abbey la rumeur qu’il avait collaboré avec les policiers et accepté de témoigner contre M. Abbey a commencé à courir dans sa collectivité, à la suite de quoi il dit avoir commencé à recevoir des menaces de mort.

 

[6]               M. Burton a témoigné lors du procès de M. Abbey en 2007. M. Abbey a été acquitté, mais ce verdict a été infirmé en appel et la tenue du nouveau prévue pour le mois de février 2011. M. Burton dit qu’il était réticent à témoigner au second procès, mais qu’il a été assigné formellement.

 

[7]               Dans les semaines ayant précédé le procès de 2011, le Toronto Star a publié un article dans lequel il était mentionné que M. Burton était un témoin de la Couronne. M. Burton dit qu’il a par la suite recommencé à recevoir des menaces, notamment parce que l’acquittement de M. Abbey avait fait de lui une « légende » dans sa collectivité.

 

[8]               M. Burton a témoigné lors du second procès de M. Abbey, à l’issue duquel ce dernier a été reconnu coupable de meurtre. M. Burton affirme avoir continué à recevoir des menaces après la déclaration de culpabilité et qu’il a été contraint de quitter sa collectivité pour assurer sa sécurité.

 

[9]               En novembre 2011, le Toronto Sun a publié un article au sujet de M. Burton dans lequel il était question de la précarité de son statut d’immigrant. M. Burton souligne que plusieurs des membres de la Malvern Crew qui étaient au courant de son témoignage au procès de M. Abbey avaient été renvoyés en Jamaïque et qu’ils sauraient qu’il était possible que lui aussi s’y trouve bientôt, sans protection de la part des autorités policières canadiennes. Des membres du gang rival les Galloway Boys avaient aussi été renvoyés en Jamaïque qui, alléguait‑il, représentaient une menace pour lui parce qu’il était un ancien membre de la Malvern Crew.

 

La décision de l’agent d’ERAR

[10]           L’agent d’immigration principal a rejeté la demande d’ERAR de M. Burton sur le fondement de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, après avoir conclu que ce dernier n’était pas personnellement exposé à un risque de persécution ou au risque d’être torturé, tué ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Jamaïque.

 

[11]           Étant donné que M. Burton a été déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée et pour grande criminalité, l’asile ne pouvait en raison des alinéas 112(3)a) et b) lui être accordé. Les motifs énoncés à l’article 96 n’ont donc pas été pris en compte.

 

[12]           En ce qui concerne la question du risque que courrait M. Burton du fait de sa participation au procès de M. Abbey, l’agent a conclu que M. Burton avait fourni peu d’éléments de preuve visant à établir qu’il avait reçu des menaces de la part de membres de gangs, au Canada ou en Jamaïque. L’agent a de plus relevé que M. Burton n’indiquait pas dans son affidavit que la police jamaïcaine n’était pas en mesure ou refuserait de le protéger s’il [traduction] « éprouvait des problèmes » avec des membres d’un gang en Jamaïque.

 

[13]           L’agent a reconnu que dans Google et dans des articles de journaux M. Burton était publiquement identifié comme membre de la Malvern Crew. On disait également dans ces articles que M. Burton avait collaboré avec la police, et des renseignements concernant son statut d’immigrant y figuraient.

 

[14]           L’agent a reconnu que selon la preuve documentaire produite par M. Burton concernant la situation actuelle en Jamaïque [traduction] « les crimes violents commis par les forces de sécurité jamaïcaines, ainsi que la corruption et l’impunité au sein de celles‑ci, demeurent un grave problème ». L’agent a de plus reconnu que les [traduction] « personnes connues comme étant des indicateurs de police en Jamaïque sont souvent victimes de violence de la part des organisations criminelles ».

 

[15]           Pour ces motifs, l’agent a conclu que [traduction] « les membres de certains gangs pouvaient constituer une menace pour [M. Burton] en Jamaïque ». L’agent a néanmoins conclu, sur la foi de renseignements fournis par M. Burton, que bien que la protection de l’État en Jamaïque puisse être « imparfaite », il n’avait pas établi qu’il ne pourrait pas s’en prévaloir.

 

[16]           L’agent a ensuite examiné d’autres renseignements sur la situation en Jamaïque qu’il avait obtenus en faisant ses propres recherches. L’agent a relevé que la Jamaïque est une démocratie parlementaire constitutionnelle dotée d’un [traduction] « système défini du maintien de l’ordre public ». Il a outre relevé l’existence de divers organismes de sécurité et il a reconnu que la [traduction] « corruption et l’impunité […] demeurent un grave problème ».

 

[17]           Quoi qu’il en soit, l’agent a conclu que [traduction] « des efforts sérieux avaient été faits pour corriger la situation », notamment en créant des commissions indépendantes, en prenant des mesures anticorruption, en mettant en place des mécanismes de surveillance, en augmentant le nombre de policiers et en effectuant d’autres réformes, et que le taux de crimes graves et de meurtres avaient récemment diminué en Jamaïque.

 

[18]           L’agent a conclu que la Jamaïque n’est pas dans un état d’effondrement complet et que la protection de l’État est présumée être assurée. Après avoir répété qu’il y a un haut taux de crimes violents en Jamaïque, et que la protection offerte n’est pas parfaite, l’agent a néanmoins conclu que M. Burton n’avait pas réfuté par une preuve claire et convaincante la présomption de protection de l’État.

 

La question en litige

[19]           La seule question qui se pose est celle de savoir si l’évaluation des risques effectuée par l’agent était raisonnable compte tenu du profil personnel de M. Burton.

 

Analyse

[20]           La question de la disponibilité de la protection de l’État dans un pays ne peut être examinée dans l’abstrait. Il faut tenir compte de la situation personnelle de la personne concernée ou des circonstances, et par la suite procéder à une analyse portant sur la volonté et la capacité de l’État d’intervenir dans ces circonstances particulières : Nadarajah c. Canada (Procureur général), 2005 CF 713, [2005] A.C.F. no 895; Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 559, [2011] A.C.F. no 708.

 

[21]           En l’espèce, l’agent d’ERAR a reconnu que les membres de certains gangs pouvaient constituer une menace pour M. Burton en Jamaïque. Cependant, pour ce qui est de la protection de l’État, l’agent semble s’en être tenu à une analyse générale concernant la capacité des autorités jamaïcaines de protéger les citoyens jamaïcains ordinaires contre la violence des gangs et des efforts faits par les autorités jamaïcaines pour lutter contre celle‑ci. Nulle part dans son analyse, l’agent ne tient compte des risques auxquels M. Burton est personnellement exposé en tant que personne ayant été publiquement reconnue comme un criminel ayant fait l’objet d’une condamnation et un membre du gang Malvern Crew. Il n’examine pas non plus la question de la question de la volonté de la police jamaïcaine de protéger les membres des gangs contre les violences internes ou entre gangs.

 

[22]           De même, il ne semble pas avoir examiné la capacité de la police jamaïcaine de protéger ceux qui ont coopéré avec la police en vue de traduire en justice des membres d’un gang. Ces omissions soulèvent de réelles préoccupations compte tenu des renseignements sur la situation au pays qui figuraient au dossier de l’agent.

 

[23]           Pour ce qui est de la volonté de la police jamaïcaine de protéger les membres des gangs contre les violences internes ou entre gangs, le dossier de l’agent contenait des données statistiques montrant que peu de meurtres liés aux activités des gangs faisaient l’objet d’enquêtes ou menaient à l’identification d’un suspect ou à des poursuites.

 

[24]           Ce qui est plus préoccupant encore, c’est le rapport d’Amnistie Internationale intitulé Let Them Kill each Other, au dossier devant l’agent, et qui citait les propos suivants d’un chef de police jamaïcain [traduction] « [a]ucun corps policier, ni gouvernement ou armée ne peut résoudre des meurtres comme celui‑là [un meurtre entre gangs], parce qu’il s’agit de copains qui tuent d’autres copains et que comme on le sait c’est comme des chiens qui tuent d’autres chiens ». Ce rapport indique également que plusieurs travailleurs sociaux affirment avoir été informés par la police jamaïcaine et des politiciens que leur travail auprès des membres des gangs est inutile, et qu’ils devraient simplement les [traduction] « laisser s’entretuer ».

 

[25]           Il s’agissait potentiellement d’une preuve très convaincante portant directement sur la volonté des autorités jamaïcaines de protéger les individus liés aux activités des gangs comme M. Burton contre les violences internes ou entre gangs. Or, l’agent a non seulement omis de la prendre compte, mais il ne s’appuie sur aucun autre élément de preuve portant directement sur ce point pour étayer sa conclusion qu’un ancien membre d’un gang comme M. Burton bénéficierait d’une protection adéquate de l’État jamaïcain. Il est donc impossible, à partir des motifs de l’agent, de déterminer comment il est arrivé à sa conclusion sur cet aspect, de sorte que ses motifs ne répondent pas aux exigences de transparence, d’intelligibilité et de justification, établies dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47.

 

[26]           L’omission de l’agent de prendre en compte la preuve relative à la capacité de la police jamaïcaine de protéger ceux qui l'ont aidé à ce que des poursuites soient engagées contre des membres des gangs est tout aussi problématique. La preuve devant l’agent sur cette question soulève de réels doutes sur la capacité de la police jamaïcaine de protéger des individus qui, comme M. Burton, ont collaboré avec les policiers.

 

[27]           Par exemple, le document intitulé United Kingdom Border Agency’s Operational Guidance Note: Jamaica indique que la police jamaïcaine n’est pas en mesure d’assurer la protection des témoins, et que ceux qui reçoivent des menaces de la part de gangs criminels parce qu’ils ont collaboré avec la police ne peuvent généralement pas bénéficier de la protection de l’État.

 

[28]           L’agent a de toute évidence estimé que le document susmentionné était fiable étant donné que dans sa décision il se réfère à un passage où il est indiqué que des efforts sont faits pour sensibiliser la police et le public aux problèmes de corruption et aux questions éthiques – des aspects peu pertinents dans la situation dans laquelle se trouve M. Burton. Toutefois, il n’est nullement fait mention des passages du rapport les plus pertinents dans les circonstances, de sorte qu’on ne peut qu’inférer que cette preuve n’a pas été prise en compte : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, aux par. 14‑17.

 

La conclusion

[29]           Pour être raisonnable, l’analyse du risque de l’agent d’ERAR doit tenir compte de la situation personnelle du demandeur : Nadarajah, précitée. Une analyse qui ne tient pas compte des risques particuliers auxquels un demandeur est exposé n’est pas raisonnable et doit être rejetée. Tel est justement le cas en l’espèce.

 

[30]           Pour ces motifs, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire. Je conviens avec les parties que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE :

 

1.                  Que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen, conforme aux présents motifs.

 

 

« Anne L. Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8199‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  RAOUL ANDRE BURTON c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 22 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 24 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Navaneelan, J.D.

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MAMANN, SANDALUK & KINGWELL, LLP

Migration Law Chambers

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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