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Date : 20130524

Dossier : IMM‑5333‑12

Référence : 2013 FC 551

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

JOSE ANDRES CORTEZ,

LUIS MARIO CORTEZ HERNANDEZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR ou la Loi], de la décision du 8 mai 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et la protection des réfugiés (le tribunal) a jugé que Jose Andres Cortez et son frère Luis Mario Cortez Hernandez (les demandeurs), tous deux citoyens du Salvador, n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi. La question déterminante que devait trancher le tribunal résidait dans la possibilité qu’avaient les demandeurs de se prévaloir de la protection de l’État du Salvador. Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que l’intervention de la Cour est justifiée en l’espèce.

 

Faits

[2]               Les demandeurs sont frères et citoyens du Salvador. José, le frère aîné, est né en 1976, et Luis est né en 1982. Tous deux ont eu des démêlés avec les Maras, un gang criminel organisé et violent.

 

[3]               En 2009, des membres des Maras ont tenté de recruter Luis; ils lui ont dit qu’il devrait payer une « rente » s’il ne rejoignait pas les rangs de la bande. Luis a refusé et s’est mis à payer la rente, mais il n’arrivait pas toujours à se procurer la somme requise. En février 2010, Luis a été violemment attaqué à coups de machette par des Maras et a subi de graves blessures aux mains et au visage.

 

[4]               Des Maras ont également voulu extorquer Jose et celui‑ci a acquitté la rente quelques fois, mais lui aussi avait de la difficulté à trouver la somme totale. En novembre 2009, trois Maras ont attaqué Jose, l’ont volé et lui ont tiré une balle dans la poitrine. Il a réussi à s’échapper et a passé 10 jours à l’hôpital pour récupérer.

 

[5]               En novembre 2010, les deux demandeurs ont été mêlés à un incident qui s’est produit devant un magasin à prix modiques avec deux membres des Maras qui réclamaient la rente et menaçaient de les tuer. Durant l’altercation qui a suivi, l’un des Maras a été blessé et Jose en a été blâmé. Craignant que les Maras ne le tuent en guise de représailles, Jose s’est terré dans la maison de son oncle.

 

[6]               Jose a quitté le Salvador avec un autre frère, Nixon, le 25 janvier 2011, mais Nixon a été renvoyé au Salvador par les autorités américaines. Luis a ensuite quitté le Salvador et a rejoint Jose aux États‑Unis. Ils sont arrivés ensemble au Canada le 25 juillet 2011, et y ont présenté une demande d’asile ce même jour.

 

Décision contestée

[7]               Le tribunal n’a pas mis en doute la crédibilité des demandeurs, mais a jugé que le risque que posaient les Maras n’était pas généralisé. Le tribunal a toutefois conclu que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État.

 

[8]               Le tribunal a fait remarquer que les demandeurs avaient admis n’avoir rien tenté pour obtenir la protection de la police en dépit de la gravité des agressions qu’ils avaient subies. Le tribunal a expliqué que le Salvador est un pays démocratique présumé capable de protéger ses citoyens, et que les demandeurs qui ne cherchent pas à se prévaloir de la protection de la police doivent établir de façon claire et convaincante les raisons pour lesquelles il ne l’ont pas fait (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, [1993] ACS no 74 [Ward]). Le tribunal a fait remarquer que les demandeurs étaient persuadés que la police était de mèche avec les Maras et qu’ils avaient appris que les Maras avaient tué un voisin qui avait refusé d’acquitter la rente après avoir déposé une plainte à la police. Le tribunal a également reconnu l’existence de la corruption policière au Salvador ainsi que la difficulté d’appliquer la loi aux crimes commis par les gangs. Le tribunal a signalé toutefois, mais sans faire référence à un élément particulier de la preuve documentaire, que le Salvador lutte contre les gangs et la violence des gangs depuis 2000 et qu’il a adopté diverses mesures à cette fin, dont une loi qui rend illégale l’appartenance à un gang. Compte tenu de la gravité des agressions, le tribunal a jugé qu’il était raisonnable de s’attendre des demandeurs qu’ils demandent une forme ou une autre de protection du Salvador et que la crainte de représailles ne suffisait pas à expliquer le fait qu’ils n’avaient pas réclamé la protection de la police.

 

Questions

[9]               La présente demande ne soulève qu’une seule question, à savoir si la conclusion du tribunal relativement à la protection de l’État était raisonnable.

 

Analyse

[10]           Les parties n’ont fait aucune observation au sujet de la norme de contrôle à appliquer. C’est un principe juridique établi toutefois que les conclusions relatives à la protection de l’État sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38, 282 DLR (4th) 413 [Hinzman]. En appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit s’arrêter à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

 

[11]           Dans leur mémoire, les demandeurs (qui n’étaient pas représentés par un conseil à cette occasion) ont soutenu que le tribunal n’avait pas analysé la question du risque généralisé et n’avait pas fait d’examen individualisé. Pourtant, il ressort clairement des motifs du tribunal que ce dernier a admis que les demandeurs ne s’inscrivaient pas dans la catégorie des personnes à protéger parce qu’ils couraient les mêmes risques que les autres habitants ou ressortissants de ce pays. Lors de l’audience, le conseil des demandeurs a concédé que le risque général n’était pas en cause.

 

[12]           Les demandeurs font valoir que le tribunal n’a pas tenu compte des raisons qu’ils ont invoquées pour expliquer pourquoi ils n’avaient pas fait appel à la police, à savoir qu’ils étaient persuadés que la police était de mèche avec les Maras, que leur père les avait avertis que de faire appel à la police risquait de compromettre leur sécurité et qu’il savaient qu’un de leurs voisins avaient été tué par les Maras après les avoir dénoncés à la police.

 

[13]           Les demandeurs font aussi valoir que le tribunal n’a pas pris en considération la preuve documentaire selon laquelle la protection de la police salvadorienne est inadéquate. Les demandeurs ne citent qu’un seul document, le rapport de 2011 sur le Salvador du département d’État des États‑Unis, et où il est fait état de « [traduction] corruption généralisée, en particulier dans l’appareil judiciaire, faiblesse de la magistrature et des forces de l’ordre qui s’est soldée par un degré élevé d’impunité, et violence et discrimination à l’encontre des femmes ». Bien que ce rapport n’ait été publié que le 24 mai 2012, soit quelques semaines après la décision de la SPR, le rapport cité de 2010 relève essentiellement les mêmes problèmes.

 

[14]           Il est bien établi en droit qu’il incombe aux demandeurs de réfuter la présomption de protection de l’État. Sauf en cas d’effondrement total de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses ressortissants. Pour réfuter cette présomption, un demandeur doit produire des preuves claires et convaincantes de l’incapacité de l’État à le protéger. Cette protection ne doit pas être parfaite, mais adéquate. Plus démocratique est un État et plus un demandeur doit employer tous les moyens qui lui permettraient d’obtenir la protection de l’État. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’un demandeur est exempté de l’obligation de demander la protection de l’État (voir, entre autres, Ward aux paragraphes 709, 724 et 725; Hinzman, aux paragraphes 41, 43 et 44; Mendoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, au paragraphe 33, 88 Imm. LR (3d) 81; Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, aux paragraphes 18 et 30, 69 Imm. LR (3d) 309.

 

[15]           Cela dit, il arrivera que le défaut de demander la protection de l’État ne nuise pas à la demande, en particulier dans les cas où la protection de l’État n’aurait pu raisonnablement être assurée. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Ward au paragraphe 724, « […] le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection international ».

 

[16]           Autrement dit, il importe de tenir compte du contexte pour évaluer la possibilité d’obtenir la protection de l’État et pour déterminer si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l’État. Comme l’a statué la Cour suprême dans l’affaire Ward, aux paragraphes 724 et 725, la preuve claire et convaincante de l’incapacité d’assurer la protection peut parfois être établie par le témoignage d’individus qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas été efficaces, ou encore par le propre témoignage du demandeur au sujet d’incidents personnels antérieurs à la suite desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée.

 

[17]           En l’espèce, le tribunal a bien tenu compte des explications qu’a données le demandeur pour justifier le fait qu’il n’avait pas cherché à obtenir la protection de l’État. Au paragraphe 15 de ses motifs, le tribunal signale que les demandeurs croyaient que les policiers étaient de connivence avec les gangs et qu’ils craignaient qu’une dénonciation ne compromette encore plus leur sécurité. En soi, cette explication n’est certainement pas suffisante, étant donné que la crainte subjective à elle seule ne suffit pas à réfuter la présomption de la protection de l’État (voir, par exemple, Paguada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 351, [2009] ACF no 401.

 

[18]           Au paragraphe 16, le tribunal fait aussi observer que Luis avait entendu parler de quelqu’un qui se trouvait dans une situation semblable et qui avait été battu à mort par les Maras après les avoir dénoncés à la police. Bien que les demandeurs n’aient pas fourni de détails ni de preuves indépendantes au sujet de l’incident concernant cette autre personne, le tribunal a tout de même trouvé crédible l’ensemble du témoignage des demandeurs. Dans de telles circonstances, il n’était pas approprié d’affirmer tout simplement que cette opinion au sujet de la police n’était pas seulement celle des demandeurs et qu’elle était probablement partagée par beaucoup de gens du Salvador.

 

[19]           Enfin, le tribunal s’est reporté à la preuve documentaire (sans préciser quel document en particulier) et a fait observer que le Salvador luttait contre les gangs et la violence des gangs depuis des années et qu’il y avait eu à certaines occasions des conséquences imprévues comme des violations des droits de la personne et la surpopulation dans les prisons, que l’application de la nouvelle loi anti‑gangs était loin de porter des fruits et que d’énormes ressources étaient consacrées à cette fin. Toutefois, le tribunal a minimisé les problèmes auxquels se heurtent les autorités salvadoriennes chargées de l’application de la loi lorsqu’il a déclaré, au paragraphe 21 :

Il pourrait y avoir des liens avec le monde criminel – en fait, il y en a probablement – dans toutes les forces policières du monde. La peur de représailles de la part des auteurs des crimes est aussi une peur éprouvée par chaque victime qui doit signaler ces crimes et porter plainte et, parfois, témoigner contre leurs auteurs. Il s’agit d’un grave problème dans tous les systèmes judiciaires, même au Canada. Ce n’est pas un motif qui justifie l’octroi de l’asile par un autre pays.

 

 

[20]            Pareille déclaration générale, à mon avis, déprécie et présente sous un faux jour certains des éléments de preuve très crédibles dont fait était le Cartable national de documentation sur le Salvador. Une lecture attentive du document intitulé No Place to Hide: Gang, State and Clandestine Violence in El Salvador et publié par la International Human Rights Clinic de la Faculté de droit de Harvard (2010) révèle, plus particulièrement, que les personnes qui refusent de se joindre aux Maras et d’acquitter la rente sont particulièrement ciblés et risquent des représailles. De plus, il semble que, loin d’améliorer la situation, le programme de protection des témoins n’offre aucune protection efficace aux témoins une fois le procès terminé et qu’il risque même de soumettre les témoins à des risques accrus car les autorités, en comptant presque exclusivement sur leurs témoins pour obtenir des condamnations, font effectivement savoir aux membres des gangs qu’ils ont intérêt à se débarrasser de ces témoins s’ils veulent éviter la prison. Au vu de cette preuve, la déclaration du tribunal selon laquelle « cette loi n’est pas encore appliquée à grande échelle » nous paraît, au mieux, comme un euphémisme.

 

[21]           Le rôle de la Cour ne consiste pas ici, bien entendu, à réexaminer la preuve ni à substituer à la décision du tribunal celle qu’elle aurait elle‑même rendue en premier lieu. Il est par ailleurs également établi en droit que le tribunal n’est pas tenu de se reporter à chacun des documents du dossier et qu’il est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve. Le tribunal a toutefois l’obligation d’analyser et de mentionner précisément les éléments de preuve qui semblent en contradiction avec ses conclusions. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264, au paragraphe 17:

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

 

À défaut de toute mention explicite ou analyse de la documentation volumineuse contenue dans le Cartable national de documentation, il est impossible de déterminer si le tribunal a fait une évaluation raisonnable de la preuve relative à la protection de l’État.

 

[22]           Pour tous ces motifs, je ne puis statuer que la Commission a tiré une conclusion raisonnable en considérant que le demandeur n’a pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État. En conséquence, la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée pour réexamen à un tribunal différemment constitué de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés. Aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Marie‑Michèle Chidiac, trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5333‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  JOSE ANDRES CORTEZ ET AUTRES c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 12 mars 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

DATE :                                                          Le 24 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sandra Lozano

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ildikó Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lozano Law Office

Woodbridge (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Procureur général adjoint du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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