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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20130522

Dossier : IMM‑5030‑12

Référence : 2013 CF 532

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 mai 2013

En présence de madame la juge Strickland

 

 

ENTRE :

 

KALAICHELVAN RAJADURAI

AMBIGAIBALAN RAJADURAI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 2 mai 2012 (la décision). La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger, selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

 

Contexte

[2]               M. Kalaichelvan Rajadurai (le demandeur plus âgé) et son jeune frère, M. Ambigaibalan Rajadurai (le demandeur plus jeune), sont citoyens du Sri Lanka. Les deux sont des célibataires tamouls originaires d’une ville de la province du Nord. Leur sœur et leur frère sont au Canada en tant que réfugiés au sens de la Convention; ils ont fui le Sri Lanka en 2000 et en 2003 respectivement, après que les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) eurent tenté de les recruter.

 

[3]               Le demandeur plus âgé travaillait comme agriculteur au Sri Lanka. Il allègue qu’au cours de la guerre civile, qui a pris fin en mai 2009, il a été interrogé par des membres de l’armée du Sri Lanka au sujet de ses liens avec les TLET. Plus tard, en janvier 2009, il a aperçu, le long de la route, un homme qui avait de la difficulté à marcher. L’homme a demandé à monter dans le véhicule du demandeur plus âgé et ce dernier a accepté. Ce soir‑là, des membres du Parti démocratique populaire de l’Eelam (EPDP), un groupe paramilitaire tamoul qui appuyait le gouvernement dans la guerre civile contre les TLET, l’ont obligé à monter dans une minifourgonnette blanche et l’ont emmené dans un camp voisin. Ses ravisseurs ont soutenu que l’homme qu’il avait aidé était impliqué dans les activités des TLET. Les membres de l’EPDP ont détenu le demandeur plus âgé parce qu’ils le soupçonnaient d’être un partisan des TLET. Il a été interrogé, battu puis relâché sept jours plus tard. Quelques jours après, des membres de l’EPDP sont revenus le voir, accompagnés d’autres hommes. Ils l’ont menacé et l’ont interrogé au sujet de sa participation présumée aux activités des TLET. Après cet incident, il est entré dans la clandestinité.

 

[4]               Le demandeur plus jeune travaillait comme technicien en conception graphique numérique au Sri Lanka. Il soutient avoir été abordé en novembre 2009 par des membres de l’EPDP qui lui ont demandé d’imprimer gratuitement des brochures. Il a refusé et il a par la suite été arrêté et détenu au poste de police de Kachchai. Il a été interrogé au sujet de ses liens avec les TLET et il a été battu. Il a été détenu pendant un mois et demi sans contact avec l’extérieur. Ses parents ont finalement versé un pot‑de‑vin et obtenu sa libération.

 

[5]               Par suite de ces incidents, le père des demandeurs a embauché un agent pour aider ses fils à quitter le Sri Lanka. Le demandeur plus âgé a quitté le pays le 26 décembre 2009. Après avoir fait escale dans de nombreux pays, il a traversé la frontière mexicaine pour entrer aux États‑Unis le 6 février 2010, il y est demeuré pendant quatre mois, est arrivé au Canada le 3 juin 2010 et y a fait une demande d’asile. Le demandeur plus jeune a quitté le Sri Lanka le 21 février 2010, a lui aussi voyagé dans de nombreux pays, a passé deux mois et demi aux États‑Unis, est arrivé au Canada le 26 août 2010 et y a fait une demande d’asile.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[6]               Le commissaire de la SPR, W. Lim (la Commission), a déterminé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la LIPR, ni des personnes à protéger en vertu de l’article 97. La Commission a jugé que des aspects essentiels de leur témoignage n’étaient pas crédibles et que leur crainte d’être persécutés n’était pas fondée. La Commission a aussi conclu que la situation au Sri Lanka avait changé. Enfin, elle a conclu, en ce qui concerne l’article 97, que le risque auquel seraient exposés les demandeurs était exclu étant donné qu’il s’agissait d’un risque généralisé.

 

[7]               Plus précisément, la Commission a conclu qu’il n’existait aucun lien entre les demandeurs et l’un des motifs de la Convention énoncés à l’article 96 parce que leurs demandes étaient fondées sur la criminalité et l’extorsion, comme « la détention ou l’enlèvement liés à l’extorsion par des membres indésirables des forces de sécurité et/ou des fiers‑à‑bras du PDPE qui se livrent à de tels actes afin de s’enrichir ». En l’absence d’éléments de preuve convaincants selon lesquels l’État approuvait les pratiques d’extorsion de l’EPDP, la Commission n’a pas reconnu que les actes dont se plaignaient les demandeurs étaient autre chose que des actes criminels. Étant donné que les victimes d’actes criminels échouent généralement à établir un lien entre leur crainte d’être persécutées et l’un des cinq motifs de la Convention, la Commission « a procédé à l’examen de la demande d’asile au regard de l’article 97 ».

 

[8]               La Commission a ensuite abordé la question de la crédibilité, soulignant qu’il s’agissait de la question déterminante en l’espèce. La Commission a expliqué pour quels motifs elle n’estimait pas que la crainte des demandeurs était fondée. En ce qui concerne le demandeur plus âgé, la Commission a fait remarquer qu’il avait été libéré chaque fois qu’il avait été interrogé par des membres de l’EPDP ou d’un autre groupe, ce qui révélait qu’il n’est pas une personne recherchée ou une personne dont le nom figure sur la liste des personnes suspectes. La Commission a donc conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les forces de sécurité de l’État n’étaient pas à sa recherche.

 

[9]               La Commission a aussi questionné le demandeur plus âgé sur le temps qu’il avait mis avant de quitter le Sri Lanka. Ce dernier a expliqué qu’il avait eu besoin de temps pour accumuler les fonds nécessaires, mais la Commission a rejeté cette explication, considérant qu’elle n’était pas crédible parce qu’il avait un frère et une sœur au Canada qui, selon la Commission, auraient peut‑être pu l’aider financièrement.

 

[10]           En ce qui concerne le demandeur plus jeune, la Commission a noté qu’il avait été détenu et interrogé par la police après avoir refusé de publier gratuitement des documents de l’EPDP et qu’il avait été libéré un mois et demi plus tard, quoiqu’après le versement d’un pot‑de‑vin. Par conséquent, la Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas lui non plus une personne recherchée ou une personne qui figure sur la liste des personnes suspectes.

 

[11]           La Commission a justifié sa conclusion selon laquelle aucun des demandeurs ne se trouve sur la liste des personnes suspectes parce qu’aucun des frères « n’a eu de difficulté » à quitter le Sri Lanka, avec son propre passeport. Étant donné que les demandeurs n’avaient pas le profil de personnes recherchées, la Commission a conclu que leur crainte de retourner au Sri Lanka n’était pas fondée. La Commission a aussi mentionné que les deux demandeurs avaient reconnu à l’audience qu’ils ne possédaient pas de casier judiciaire et qu’ils n’étaient pas recherchés par le gouvernement.

 

[12]           Par ailleurs, la Commission a noté que les deux demandeurs étaient restés aux États‑Unis, quatre mois dans le cas du plus vieux, et deux mois et demi dans le cas du plus jeune, et qu’ils n’y avaient pas demandé l’asile avant de se rendre au Canada. La Commission a tiré « une conclusion très défavorable » du fait qu’ils n’avaient pas demandé l’asile à la première occasion « sous prétexte qu’ils avaient un frère et une sœur au Canada et qu’ils préféraient donc demander l’asile au Canada ». Elle a ensuite utilisé cette conclusion pour fonder sa décision selon laquelle les demandeurs n’étaient pas crédibles, que leur crainte n’était pas fondée et qu’ils ne seraient pas exposés à un risque de préjudice ou à une menace pour leur vie s’ils devaient retourner au Sri Lanka aujourd’hui.

 

[13]           À titre subsidiaire, la Commission a conclu que le changement de situation dans le pays, au sens de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, serait la question déterminante.

 

[14]           La Commission a examiné la jurisprudence sur le changement de situation dans le pays d’origine et a conclu que le changement devait être important, efficace et durable sur le plan politique. La Commission a reconnu que la preuve documentaire sur la situation au Sri Lanka depuis la fin de la guerre civile en mai 2009 est contradictoire en ce qui concerne le traitement des Tamouls, mais elle a conclu que la situation de ces derniers « s’[était] considérablement améliorée au cours des deux dernières années, que le demandeur d’asile ne [risquait] pas sérieusement d’être persécuté en raison de son origine ethnique et qu’il [était] peu probable qu’il soit victime d’un préjudice prévu à l’article 97 de la LIPR ». De plus, la Commission a conclu que les personnes rapatriées ne sont pas particulièrement à risque; elle a reconnu que les personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET risquent d’être détenues à leur retour au pays, mais que les demandeurs n’ont pas le profil de membres ou de partisans des TLET. Pour cette raison, la Commission « [estimait] qu’ils ne risqueraient pas sérieusement d’être persécutés s’ils retournaient au Sri Lanka aujourd’hui ».

 

[15]           Tout en reconnaissant que la majorité des rapports sur le pays avaient un caractère négatif, la Commission a conclu, au vu de l’ensemble de la preuve, que la situation au Sri Lanka ne permettait pas de croire que les demandeurs y seraient persécutés pour un des motifs de la Convention ou qu’ils y subiraient un préjudice au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[16]           Concluant que les changements au Sri Lanka étaient relativement durables et importants, la Commission a déclaré ce qui suit : « [L]à où l’article 96 serait susceptible de s’appliquer […] les demandeurs d’asile ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de préjudice ni à une menace à leur vie s’ils devaient retourner au Sri Lanka aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le tribunal [a conclu], selon la prépondérance des probabilités, que leur crainte n’[était] pas fondée ».

 

[17]           Ayant procédé à un examen subsidiaire au titre de l’article 97, la Commission a conclu que les demandeurs sont exposés à un risque généralisé lié à la criminalité et à l’extorsion.

 

[18]           Selon les documents sur le pays, les personnes considérées comme riches sont couramment victimes d’extorsion au Sri Lanka. La Commission a estimé que la famille était relativement à l’aise financièrement parce que le père des demandeurs avait été en mesure de verser des pots‑de‑vin pour obtenir leur libération et parce que les demandeurs ont une sœur et un frère au Canada qui, selon la Commission, étaient en mesure de les aider financièrement. Soulignant que la Cour fédérale a statué que les personnes apparemment riches sont un sous‑groupe de la population qui peut être exposé à un risque généralisé, la Commission a conclu que le risque allégué par les demandeurs était exclu au titre du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, parce qu’il s’agissait d’un risque généralisé.

 

[19]           Compte tenu des conclusions qui précèdent, la Commission a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’analyser d’autres questions. Les demandes ont été rejetées.

 

Questions en litige

[20]           Je reformulerais les questions en litige comme suit :

a)                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en utilisant le mauvais critère pour apprécier le risque au titre des articles 96 et 97?

            b)         La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

            c)         L’analyse subsidiaire de la Commission relative au changement de situation dans le pays était‑elle raisonnable?

 

Norme de contrôle

[21]           La Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 57 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, [Dunsmuir], qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise qui lui est soumise est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est qu’en l’absence de jurisprudence bien établie que la cour de révision doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent d’établir la norme de contrôle applicable (Dunsmuir, précitée; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2009] ACF no 713, au paragraphe 18).

 

[22]           La jurisprudence a clairement établi que la détermination par la Commission du fardeau de preuve applicable au titre des articles 96 et 97 de la LIPR est une pure question de droit (Pararajasingham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1416, au paragraphe 20; Paz Ospina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 681, au paragraphe 25; voir aussi la décision récente du juge Harrington dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B472, 2013 CF 151, au paragraphe 22). Par conséquent, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à la première question.

 

[23]           Par ailleurs, la norme de la décision raisonnable s’applique dans le cadre de l’examen des conclusions de la Commission relatives aux faits et à la crédibilité de même qu’à son appréciation de la preuve (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4; Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 595, au paragraphe 4). Par exemple, la conclusion selon laquelle il y a eu changement de la situation, au sens de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, est une conclusion de fait devant être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Yusuf c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF n35 (CAF), au paragraphe 2; Oprysk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 326 [Oprysk], au paragraphe 15). Par conséquent, les deuxième et troisième questions sont des questions de fait, ou des questions mixtes de fait et de droit, auxquelles s’applique la norme de la décision raisonnable.

 

[24]           Dans le cadre de l’examen d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse concerne principalement « la justification de la décision […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable au sens où elle n’appartiendrait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Lorsqu’un tribunal qui possède une expertise particulière tire des conclusions de fait ou des conclusions relatives à la crédibilité, les cours de révision « ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue », sauf si la décision du tribunal est déraisonnable (Khosa, précitée, au paragraphe 59).

 

Argumentation et analyse

a)         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en utilisant le mauvais critère  pour apprécier le risque au titre des articles 96 et 97?

Observations des demandeurs

[25]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère pour apprécier le risque auquel ils sont exposés au titre de l’article 97. Ils soulignent que la Commission a conclu, en tenant compte de l’ensemble de la preuve, que la situation « ne les expose pas au risque d’être persécutés pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou de subir un préjudice au titre de l’article 97 » de la LIPR (paragraphe 74 de la décision, italiques ajoutés). Cependant, en vertu de l’alinéa 97(1)b), les demandeurs devaient simplement démontrer qu’ils serai[en]t exposé[s] à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités (Kedelashvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 465 [Kedelashvili], au paragraphe 9).

 

[26]           De plus, la Commission a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la crainte des demandeurs n’était pas fondée (paragraphes 17 et 18 de la décision). Les demandeurs soutiennent qu’en rejetant leur demande fondée sur l’article 97, la Commission a commis une erreur de droit.

 

[27]           Bien que la Commission cite à un certain moment le critère applicable au titre de l’article 97 – « risque de préjudice » (paragraphe 22 de la décision) – elle évoque par la suite le critère plus exigeant d’« une possibilité sérieuse de préjudice [ou] une menace à leur vie » (paragraphe 75 de la décision). Les demandeurs soutiennent que la Commission a appliqué de façon un peu confuse le critère d’évaluation du risque prévu à l’article 97 et que lorsque la Cour ne peut déterminer quelle norme de preuve la Commission a appliquée, il s’agit alors d’une erreur de droit susceptible de révision (Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 [Alam], au paragraphe 9; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ekanza Ezokola, 2011 CAF 224, aux paragraphes 76 et 77). Ils soutiennent que ce type d’erreur se produit dans des circonstances comme celles de l’espèce, où le critère est correctement énoncé au début de l’analyse, mais que les conclusions tirées par la suite soulèvent des doutes quant à savoir si c’est le bon critère qui a été appliqué (Ghose c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 343, aux paragraphes 20 et 21).

 

[28]           Les demandeurs ajoutent qu’au début de sa décision, la Commission déclare que les demandeurs n’ont pas réussi à établir le lien nécessaire avec l’un des motifs de la Convention énoncés à l’article 96, et que pour cette raison, seul l’article 97 serait pris en compte (paragraphe 9 de la décision). Or, la Commission poursuit en faisant état de la « crainte fondée de persécution » des demandeurs (paragraphes 18, 22 et 25 de la décision) pour finalement rejeter leur demande présentée au titre de l’article 97 parce que leur crainte n’est pas fondée (paragraphe 75 de la décision). Les demandeurs soutiennent que le rejet d’une telle demande pour cette raison constitue une erreur de droit étant donné que l’exigence d’une crainte fondée est un élément de l’analyse relative à l’article 96, mais non de celle portant sur l’alinéa 97(1)b) (Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99 [Sanchez]).

 

[29]           Enfin, la Commission a aussi conclu que, parce que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile aux États‑Unis, ils n’avaient pas de crainte subjective d’être persécutés (paragraphes 19 et 20 de la décision). Cependant, l’article 97 ne comprend aucun élément subjectif (Sanchez, précité, au paragraphe 14) et les affaires invoquées par la Commission à cet égard portent sur l’article 96.

 

Observations du défendeur

[30]           Le défendeur soutient qu’il ressort d’une lecture de l’ensemble de la décision que la Commission comprenait les différences qu’il y a entre les articles 96 et 97 de la LIPR, notamment en ce qui concerne le fardeau de preuve. Le défendeur reconnait que la Commission a fait une déclaration [traduction] « malheureuse » en concluant que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir qu’ils « risqueraient […] d’être persécutés ». Cependant, le défendeur soutient que la Commission a corrigé cette erreur au paragraphe suivant en concluant que les demandeurs « ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de préjudice ni à une menace à leur vie » et « que leur crainte n’[était] pas fondée » (paragraphes 74 et 75 de la décision).

 

Analyse

[31]           Le terme « réfugié » au sens de la Convention est défini à l’article 96 de la LIPR :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[…]

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

[…]

 

[32]           Le terme « personne à protéger » est défini à l’article 97 de la LIPR :

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

[…]

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

[…]

 

 

[33]           Pour qu’une demande reposant sur l’article 96 soit accueillie, le demandeur doit démontrer l’existence d’une crainte fondée de persécution. Cette crainte comporte un élément subjectif et un élément objectif. « L’élément subjectif se rapporte à l’existence de la crainte de persécution dans l’esprit du réfugié. L’élément objectif requiert l’appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle fondée » (Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] ACF no 601 (CAF), au paragraphe 14). Le demandeur doit établir le bien‑fondé de sa demande selon la prépondérance des probabilités et satisfaire au critère juridique de la « chance raisonnable », c’est‑à‑dire s’il existe une chance raisonnable qu’il soit persécuté s’il était renvoyé dans son pays d’origine (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 67 (CAF), au paragraphe 6).

 

[34]           La norme de preuve applicable au titre de l’article 97 est celle de la « prépondérance des probabilités ». C’est la norme de preuve que le tribunal applique dans l’appréciation d’une preuve afin de tirer ses conclusions de fait (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 [Li], au paragraphe 29). Cependant, le critère permettant de déterminer le risque de torture au titre de l’alinéa 97(1)a) est distinct; il s’agit de savoir si, compte tenu de ses conclusions factuelles, la Commission est convaincue qu’il est plus probable que le contraire que la personne serait exposée à un risque de torture (Li, précitée). De même, le critère qui s’applique au risque prévu à l’alinéa 97(1)b) est aussi le risque plus probable que le contraire (Li, précitée, au paragraphe 39). En résumé, la norme de preuve et le critère qui permet d’établir le risque de préjudice ou le risque de torture en vertu de l’article 97 sont distincts.

 

[35]           Enfin, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 33 de la décision Li, précitée, dans le contexte de l’alinéa 97(1)a), il existe d’importantes distinctions entre l’article 96 et l’article 97 :

[33]      Certes, lors d’une audience sur le statut de réfugié, le tribunal peut être appelé à se demander si l’individu est un réfugié au sens de la Convention et s’il est une personne à protéger. Certaines preuves peuvent s’appliquer aux deux décisions. Toutefois, l’article 96 et l’alinéa 97(1)a) sont différents. Par exemple, pour demander la protection en vertu de l’alinéa 97(1)a), l’individu n’est pas obligé d’établir qu’il risque d’être soumis à la torture pour l’un des motifs énumérés à l’article 96. En outre, il existe des composantes tant subjectives qu’objectives nécessaires afin de satisfaire aux exigences de l’article 96 : voir Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, au paragraphe 120, le juge Major, alors qu’une demande en vertu de l’alinéa 97(1)a) n’a aucune composante subjective. À cause de ces différences, on ne saurait prétendre que les dispositions sont à ce point semblables qu’il serait illogique que le critère de l’alinéa 97(1)a) ne soit pas identique au critère de l’article 96.

 

[36]           C’est sur cette toile de fond juridique que la décision doit être examinée.

 

[37]           Au paragraphe 9 de sa décision, la Commission mentionne qu’elle ne peut établir aucun lien avec l’un des motifs de la Convention parce qu’à son avis les allégations sont fondées sur des actes criminels non sanctionnés par l’État. En l’absence de lien entre la crainte de persécution des demandeurs et l’un des motifs de la Convention énoncés à l’article 96, la Commission « a procédé à l’examen de la demande d’asile au regard de l’article 97 ». Après avoir apparemment statué sur la demande présentée par les demandeurs au titre de l’article 96 et terminé ainsi son analyse, la Commission ajoute au paragraphe 17 que la crainte des demandeurs de retourner au Sri Lanka n’est « pas fondée »; au paragraphe 18, que « selon la prépondérance des probabilités […] leur crainte n’est pas fondée »; au paragraphe 20, que « la crainte subjective qui s’applique à la situation des demandeurs d’asile » est pertinente; au paragraphe 22, qu’elle « n’est pas convaincu[e] que leur crainte est fondée ni qu’ils seraient exposés à un risque de préjudice ou à une menace pour leur vie »; et, au paragraphe 25, dans le contexte de l’analyse sur le changement de situation dans le pays au titre de l’article 108, « la question est de savoir si ces circonstances appuient la crainte fondée de persécution invoquée par le [sic] demandeur d’asile ».

 

[38]           Comme il a été mentionné précédemment, les termes « craignant avec raison » (« crainte fondée ») se trouvent à l’article 96, mais non à l’article 97, et la crainte subjective n’est pas un élément de l’article 97 (Li, précitée, au paragraphe 33; Sanchez, précitée, au paragraphe 14).

 

[39]           En ce qui concerne l’article 97, le critère pertinent consiste à déterminer si les demandeurs sont exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. La Commission a d’abord correctement mentionné que le risque requis en vertu de l’article 97, celui auquel les demandeurs seraient exposés à leur retour au Sri Lanka, était « un risque de préjudice ou […] une menace pour leur vie » (paragraphe 22 de la décision). Elle a cependant déclaré, plus loin dans ses motifs, dans le cadre de son analyse sur le changement de situation, que la situation au Sri Lanka « ne les expose pas au risque d’être persécutés pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou de subir un préjudice au titre de l’article 97 » à leur retour au Sri Lanka (paragraphe 74 de la décision). Cette déclaration laisse croire à un critère plus exigeant.

 

[40]           La Commission semble aussi avoir confondu la norme de preuve et le critère juridique qui s’appliquent à l’article 97. Par exemple, elle a déclaré ce qui suit quant au fait que les demandeurs avaient pu passer par l’aéroport de Colombo : « Compte tenu de la situation, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile n’avaient pas et n’ont toujours pas le profil de personnes recherchées et estime par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, que leur crainte de retourner au Sri Lanka n’est pas fondée » (paragraphe 17 de la décision). Il s’agit là d’une application confuse de la norme de preuve et du critère juridique, ainsi que d’un emprunt à la terminologie de l’article 96, laquelle ne s’applique pas à l’analyse fondée sur l’article 97. La norme de preuve de la prépondérance des probabilités n’aurait dû s’appliquer qu’à l’appréciation par la Commission de la preuve soumise par les demandeurs, et ce, afin de tirer ses conclusions factuelles, c.‑à‑d., qu’étant donné qu’ils avaient été autorisés à transiter par l’aéroport sans difficulté, ils ne figuraient pas sur la liste d’alerte du gouvernement. Le critère applicable au risque visé à l’article 97 consiste à déterminer s’il est plus probable que le contraire que les demandeurs soient exposés aux risques qui y sont énumérés (risque de torture, menace à la vie ou risque de traitements ou peines cruels et inusités). En ce qui concerne l’allusion à une crainte qui « n’est pas fondée », elle s’attache à l’expression « craignant avec raison d’être persécutée » (« crainte fondée » tirée de l’article 96, et ne s’applique pas à l’analyse fondée sur l’article 97.

 

[41]           Le défendeur reconnaît que la déclaration faite par la Commission au paragraphe 74, à savoir que les demandeurs devaient prouver que leur « situation […] les expose [...] au risque d’être persécutés pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou de subir un préjudice au titre de l’article 97 de la LIPR » est [traduction] « malheureuse » (italiques ajoutés). Néanmoins, il soutient que les paragraphes suivants nous éclairent sur la façon dont la Commission comprenait le bon critère. Les deux paragraphes se lisent comme suit :

[74]      Le tribunal reconnaît qu’il y a un nombre important de rapports négatifs sur le Sri Lanka. Cependant, compte tenu de l’ensemble de la preuve entourant la présente affaire, le tribunal estime que la situation des demandeurs d’asile, bien qu’imparfaite, ne les expose pas au risque d’être persécutés pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou de subir un préjudice au titre de l’article 97 de la LIPR.

 

[75]      Compte tenu de l’analyse qui précède, le tribunal conclut que les changements survenus sont relativement durables et importants et qu’ils révèlent, là où l’article 96 serait susceptible de s’appliquer, que les demandeurs d’asile ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de préjudice ni à une menace à leur vie s’ils devaient retourner au Sri Lanka aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que leur crainte n’est pas fondée.

 

[42]           Je ne peux être d’accord avec le défendeur. Bien qu’au paragraphe 75 on mentionne que les demandeurs « seraient […] exposés » à une possibilité sérieuse de persécution ou de préjudice, par opposition au critère selon lequel la situation « les […] expose » au risque d’être persécutés ou de subir un préjudice, le problème demeure. En faisant état d’une « possibilité sérieuse » de préjudice ou de menace, la Commission applique encore une fois le mauvais critère et un critère plus exigeant. Lorsqu’un fardeau de preuve excessif est ainsi imposé, il se peut qu’un demandeur débouté eût pu par ailleurs avoir de gain de cause (Alam, précitée, au paragraphe 10). De plus, la « possibilité… de préjudice ou […] [de] menace à [la] vie » est un facteur à considérer dans l’analyse fondée sur l’article 97 et non dans celle relative à l’article 96.

 

[43]           Au paragraphe 72, la Commission a ajouté que les demandeurs « ne risqueraient pas sérieusement d’être persécutés s’ils retournaient au Sri Lanka aujourd’hui », ce qui, encore une fois, alourdissait le fardeau imposé aux demandeurs et fusionnait les critères s’appliquant à l’article 96 et à l’article 97.

 

[44]           J’estime que la Commission a, dans ses motifs, brouillé la distinction entre les deux critères juridiques et l’analyse fondée sur l’article 96 et celle relative à l’article 97.

 

[45]           Il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation semblable à celle de l’affaire Velez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 923, dans laquelle la SPR avait procédé à un seul examen combiné, de façon tout à fait admissible, relativement à une demande fondée à la fois sur les articles 96 et 97. En l’espèce, la Commission a rejeté explicitement les demandes fondées sur l’article 96 et a décidé que l’affaire serait instruite comme s’il s’agissait d’une affaire régie par l’article 97. Dans ces circonstances, le fait d’introduire des termes et d’autres éléments empruntés à l’analyse fondée sur l’article 96 constitue une erreur susceptible de révision, étant donné que les critères applicables sont différents (Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, au paragraphe 41; Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, au paragraphe 6).

 

[46]           Au paragraphe 9 de la décision Kedelashvili, précitée, la juge Snider a conclu que le défaut d’employer les mots « risque » et « menace » dans l’énoncé du critère applicable au titre de l’article 97 constituait une erreur de fond, à moins que la Cour puisse se référer à d’autres passages de la décision pour « [s]’assurer que la Commission comprenait bien son mandat à l’égard de l’article 97 ». À mon avis, se référer à d’autres passages de la décision en l’espèce ne ferait que confirmer la façon confuse avec laquelle la Commission a procédé à son analyse.

 

[47]           À la lecture de la décision dans son ensemble, il n’est pas possible de déterminer si la Commission a exigé la preuve que les demandeurs subiraient un préjudice ou qu’ils seraient exposés à la « possibilité sérieuse » de préjudice décrite à l’article 97. Il n’est pas non plus vraiment possible de savoir si la Commission a incorporé l’élément subjectif du critère applicable à l’article 96 au critère objectif relatif à l’article 97. Bien qu’à un endroit la Commission ait formulé correctement le fardeau de preuve applicable à l’analyse fondée sur l’article 97, j’estime, compte tenu des motifs qui suivent, que cette mention ne rend pas compte de son analyse de façon convaincante (voir Carpio c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 383 (CFPI) au paragraphe 14).

 

[48]           Lorsque la Cour a des doutes quant à la norme de preuve ou au critère juridique appliqué, elle peut ordonner la tenue d’une nouvelle audience (Alam, précitée, au paragraphe 9; Leal Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 154, au paragraphe 5). À mon avis, les erreurs susmentionnées m’imposent de renvoyer l’affaire pour réexamen par un autre tribunal de la SPR.

 

[49]           Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas vraiment nécessaire que la Cour se penche sur les autres questions soulevées dans la présente demande. Or, compte tenu des préoccupations soulevées quant à l’analyse de la Commission, j’examinerai maintenant le caractère raisonnable de la décision.

 

b)         La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

Observations des demandeurs

[50]           Les demandeurs soutiennent que la décision de la Commission était déraisonnable en ce qui concerne l’évaluation du lien exigé au titre de l’article 96 et du risque visé aux alinéas 97(1)a) et 97(1)b) de la LIPR.

 

[51]           Les demandeurs allèguent que la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur plus âgé avait été détenu par l’EPDP à des fins d’extorsion. Il n’était pas question d’extorsion dans le témoignage de ce dernier. Il a été détenu parce qu’on le soupçonnait d’entretenir des liens avec les TLET. Par conséquent, la Commission a commis une erreur en refusant d’examiner sa demande au titre de l’article 96. De la même façon, le demandeur plus jeune a été détenu par la police et interrogé au sujet de ses allégeances politiques. En fait, lors de son entrevue au point d’entrée, le demandeur plus jeune a déclaré qu’il avait été arrêté en novembre 2009 et [traduction] « accusé de ne pas soutenir le gouvernement ». Sa détention résultait aussi de son refus de faire la promotion de la politique de l’EPDP.

 

[52]           Aucun des demandeurs n’a été détenu uniquement pour des raisons liées à la criminalité ou à l’extorsion. Leur origine ethnique tamoule a en partie fait d’eux des cibles et des motivations mixtes à l’origine de la persécution sont suffisantes si ces motivations sont en partie liées à un motif prévu par la Convention (Sokolov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 ACF 411, au paragraphe 22; Zhu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 80 (CAF), au paragraphe 2; Nara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 364 [Nara], au paragraphe 38). La Cour d’appel fédérale a statué que les jeunes hommes tamouls appartiennent à une race et à un certain groupe social au sens de la Convention. Les demandeurs soutiennent que les violations des droits de la personne – y compris les arrestations et la détention arbitraires – visant les jeunes hommes tamouls doivent être abordées à la lumière des définitions de la Convention (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1172 (CAF), au paragraphe 22; voir aussi Veeravagu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 468 (CAF); Ragunathan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 253 (CAF)).

 

[53]           Selon les demandeurs, le défaut de prendre en compte l’un des motifs sur lesquels repose une demande d’asile constitue une erreur fondamentale (Hujaleh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 324 (CAF); Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1963 (CFPI) [Navarro], au paragraphe 4). Ils soutiennent qu’en l’espèce ils ont subi un préjudice étant donné que leur demande n’a été examinée qu’au titre de l’article 97 et non selon le critère moins exigeant de l’article 96.

 

[54]           Ils soutiennent aussi que la Commission n’a pas considéré le risque de torture visé à l’alinéa 97(1)a) auquel chacun d’eux serait exposé au Sri Lanka. Bien qu’elle se soit penchée sur la question du risque généralisé, cette exception relative à la protection s’applique uniquement aux cas visés par l’alinéa 97(1)b).

 

[55]           Les demandeurs allèguent qu’ils ont été tous les deux détenus et battus par des agents de l’État, respectivement par des membres de l’EPDP et de la police. Selon la preuve citée par la Commission, les policiers torturent les suspects au cours des interrogatoires. De plus, les demandeurs soutiennent que l’EPDP, en tant que groupe paramilitaire qui appuie le gouvernement, a le pouvoir de détenir les Tamouls et qu’il travaille en collaboration avec les forces de sécurité de l’État. Les demandeurs soutiennent qu’ils sont exposés au risque d’être soumis à la torture aux mains des agents de l’État ou d’autres personnes agissant avec l’assentiment du gouvernement. Or, la Commission n’a pas évalué ce risque.

 

[56]           S’agissant du risque décrit à l’alinéa 97(1)b), les demandeurs soutiennent que la Commission a déformé leur témoignage. Bien qu’ils aient déclaré ne pas avoir de casier judiciaire et ne pas faire l’objet d’accusations au criminel, la Commission a estimé que les autorités n’avaient aucun intérêt à les pourchasser.

 

[57]           Les demandeurs ajoutent que la Commission n’a pas bien évalué le comportement du demandeur plus âgé après qu’il eut été détenu par l’PEDP. Ce dernier est entré dans la clandestinité et a montré qu’il craignait ceux qui le persécutaient. La Commission a conclu qu’il aurait pu se procurer des fonds pour fuir le Sri Lanka en faisant appel à son frère et à sa sœur qui vivent au Canada. Les demandeurs soutiennent que cette déclaration est arbitraire et purement théorique, et montre que la Commission ignorait qu’il en coûtait quelque 30 000 $ US pour fuir le Sri Lanka. La Commission a aussi commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les demandeurs avaient refusé de demander l’asile aux États‑Unis parce qu’ils ont de la famille au Canada. Cette attitude démontre que la Commission ne connaissait pas l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugiés présentées par les ressortissants de pays tiers (l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs) et rend la décision déraisonnable (Paramananthan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 16 novembre 2010, IMM‑6206‑09, à la page 3).

 

Observations du défendeur

[58]           Le défendeur soutient que les victimes d’actes criminels ne peuvent établir l’existence d’un lien entre leur crainte d’être persécutées et un motif de la Convention (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]; Chavez Fraire c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 763, au paragraphe 10).

 

[59]           Le demandeur plus âgé n’a pas été détenu à cause de son origine ethnique, mais parce qu’il était soupçonné d’avoir aidé un membre des TLET. De son côté, le demandeur plus jeune a été détenu parce qu’il avait refusé d’offrir des services gratuits à l’EPDP. Compte tenu de ces faits, le défendeur estime que la décision de la Commission relative à l’absence de lien est raisonnable.

 

[60]           De plus, le défendeur soutient que la Commission a conclu de façon raisonnable que les demandeurs, dans l’ensemble, n’étaient pas crédibles et qu’ils n’ont pas démontré l’existence d’une crainte fondée au sens de l’article 96 ou d’un risque personnalisé au titre de l’article 97 s’ils devaient retourner dans leur pays. Les deux demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’ils étaient recherchés par les autorités du Sri Lanka ou que les forces de sécurité s’intéressaient à eux. Les deux ont pu quitter sans difficulté le Sri Lanka munis de leur propre passeport. Le demandeur plus âgé n’a pas non plus réussi à expliquer pourquoi il avait attendu un an avant de quitter le Sri Lanka. Il a dit qu’il ne pouvait pas réunir les fonds nécessaires pour quitter le pays, mais il n’a pas expliqué pour quelle raison il n’avait pas réussi à joindre son frère et sa sœur au Canada.

 

[61]           La Commission a aussi conclu que la crainte subjective des demandeurs n’était pas crédible étant donné que ni l’un ni l’autre n’avait demandé l’asile aux États‑Unis alors qu’ils en avaient eu la possibilité. Le défendeur fait valoir que le retard dans le dépôt d’une demande d’asile peut justifier une conclusion négative quant à la crédibilité et une conclusion d’absence de crainte subjective (Ortiz Garzon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 299 [Ortiz Garzon], au paragraphe 30; Goltsberg c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 886 [Goltsberg], au paragraphe 28).

 

Analyse

[62]           À mon avis, la décision de la Commission n’est pas raisonnable. La conclusion est fondée sur une analyse déraisonnable de la crédibilité et sur une conclusion factuelle déraisonnable selon lesquelles les demandeurs étaient ciblés uniquement pour des raisons liées à la criminalité et à l’extorsion.

 

[63]           En ce qui concerne la crédibilité, les motifs de la Commission ne satisfont pas au critère applicable aux conclusions en matière de crédibilité parce qu’ils n’ont pas été formulés en termes clairs et sans équivoque (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (CAF); Martinez Caicedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 749, aux paragraphes 23 et 24). La Commission affirme que la crédibilité pose problème et souligne certaines lacunes sur le plan de la preuve, mais elle ne tire aucune conclusion qui établit un lien entre la preuve et la crédibilité des demandeurs.

 

[64]           En réalité, la Commission semble considérer que le témoignage des demandeurs est véridique et exact. La Commission s’appuie sur le fait que le demandeur plus âgé a été relâché par ses ravisseurs comme preuve qu’il n’est plus recherché par les autorités de l’État; elle accepte ainsi de façon implicite son récit selon lequel il a été détenu et battu par des membres de l’EPDP. La Commission reconnaît également que le demandeur plus jeune a été détenu puis relâché par la police, et ne remet pas en question son récit selon lequel il a été battu et interrogé.

 

[65]           Le seul fondement de la conclusion négative quant à la crédibilité des demandeurs est le fait que les demandeurs n’ont pas déposé une demande d’asile lorsqu’ils résidaient aux États‑Unis. Il est vrai qu’un retard à présenter une demande d’asile ou le défaut d’en présenter une peut justifier une conclusion négative quant à la crédibilité (Goltsberg, précitée, au paragraphe 28). Cependant, la Commission ne peut tirer de conclusion défavorable s’il existe une raison valable de ne pas demander l’asile dans un pays étranger (Ortiz Garzon, précitée, au paragraphe 30). Le fait que la sœur et le frère des demandeurs résident au Canada constitue, à mon avis, une raison valable de transiter par les États‑Unis puis de déposer une demande d’asile au Canada. La LIPR favorise la réunification des familles de réfugiés au Canada (alinéa 3(2)f)). De plus, l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs comprend une exception particulière pour les membres d’une même famille. Le fait que la Commission n’ait même pas tenu compte de cette « raison valable » rend déraisonnable son analyse quant au retard des demandeurs à demander l’asile.

 

[66]           Si les conclusions de la Commission quant à la crédibilité sont déraisonnables, il n’y a alors aucune raison de douter des autres aspects de la demande des demandeurs. Les deux demandeurs ont affirmé qu’ils avaient été détenus et battus, en partie à cause des liens qu’ils auraient entretenus avec les TLET. Il s’agit là d’une opinion politique perçue, qui constitue l’un des cinq motifs de la Convention énumérés à l’article 96 de la LIPR (Ward, précitée, au paragraphe 83).

 

[67]           Dans la mesure où au moins une des raisons pour lesquelles une personne est ciblée est liée à un motif de la Convention, la Commission est tenue de vérifier si un lien existe (Nara, précitée, au paragraphe 38; Navarro, précitée, aux paragraphes 3‑4). En l’espèce, cependant, la Commission n’a pas pris en compte le motif sous‑tendant l’opinion politique perçue et a plutôt considéré chaque demandeur exclusivement comme une victime d’actes criminels et d’extorsion.

 

[68]           Cette conclusion est déraisonnable. Le demandeur plus âgé a été détenu par un groupe paramilitaire politique progouvernemental, l’EPDP. Il a été battu et interrogé. Il a été relâché sans avoir eu à verser de pot‑de‑vin. La conclusion selon laquelle cet incident n’était attribuable qu’à la criminalité et à l’extorsion n’est pas étayée par le dossier. En fait, comme l’a confirmé le défendeur, le demandeur plus âgé a été détenu parce qu’il avait aidé un membre des TLET et qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec cette organisation.

 

[69]           La Commission semblait aussi à la recherche d’éléments de preuve selon lesquels le gouvernement avait joué un rôle dans la détention des deux demandeurs (paragraphes 9 et 14 de la décision). Cependant, la jurisprudence établit clairement qu’il n’est pas nécessaire que l’État soit complice de la persécution (Ward, précitée, au paragraphe 34).

 

[70]           De plus, le demandeur plus jeune a déclaré que la police lui avait tout d’abord posé la question suivante au moment où il était en détention : [traduction] « aidez‑vous les TLET? ». Il a déclaré que ce genre de questions lui avait été posé fréquemment pendant sa détention d’un mois et demi. Son témoignage est conforme aux renseignements qu’il a fournis au point d’entrée lorsqu’il a déposé sa demande d’asile. Malgré cela, selon la Commission, « il n’y a aucune mention à propos des questions sur ses liens avec les TLET » (paragraphe 16 de la décision).

 

[71]           Selon la preuve au dossier et le témoignage des demandeurs, il existait un lien entre ce qui était perçu comme une affiliation politique des frères avec les TLET et le fait que les frères ont été respectivement détenus et maltraités par l’EPDP et la police. La Commission n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve en concluant que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir l’existence d’un lien avec l’un des motifs de la Convention. En l’absence d’une conclusion raisonnable relative à la crédibilité, la Commission est réputée avoir accepté le témoignage des demandeurs. Par conséquent, le défaut d’examiner leur demande en fonction de leurs opinions politiques perçues constitue une erreur susceptible de révision et une raison de plus de renvoyer l’affaire devant la SPR afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

[72]           La conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs étaient ciblés exclusivement pour des raisons liées à la criminalité et à l’extorsion a aussi influencé son analyse subsidiaire du risque généralisé en vertu de l’article 97. En effet, la Commission a estimé que les demandeurs appartenaient à un sous‑groupe de la population, soit les personnes considérées comme riches, même si aucun élément de preuve ne démontrait que l’un ou l’autre des demandeurs avait déjà été ciblé à cause de sa richesse présumée. Selon la preuve, chaque demandeur a été ciblé, au moins en partie, à cause de ce qui était perçu comme une sympathie à l’égard des TLET ou d’une affiliation avec ces derniers. La Commission ne s’est pas demandé si ces éléments de preuve faisaient en sorte que le risque auquel seraient exposés les demandeurs en cas de renvoi revêtait un caractère personnalisé; pour cette raison, l’analyse subsidiaire relative au risque généralisé est elle aussi déraisonnable.

 

[73]           Indépendamment de l’analyse relative au risque généralisé, la Commission a omis de prendre en compte l’alinéa 97(1)a) et le risque de torture auquel étaient exposés les demandeurs. En ne tenant pas compte du fait que les demandeurs pouvaient être considérés comme des sympathisants des TLET, la Commission a procédé à un examen inadéquat du risque de torture auquel chacun d’eux serait exposé à son retour, ce qui, dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 97, rend également déraisonnable la décision de la Commission.

 

c)         L’analyse subsidiaire de la Commission relative au changement de situation dans le pays était‑elle raisonnable?

Observations des demandeurs

[74]           Les demandeurs soutiennent que la Commission était tenue d’appliquer le paragraphe 108(4) de la LIPR et de déterminer si, à cause de « raisons impérieuses », le changement de situation au Sri Lanka avait ou non des effets sur l’issue de leur demande. Comme les demandeurs ont déjà été torturés et maltraités, la Commission était tenue d’appliquer le paragraphe 108(4), même si les demandeurs n’avaient pas soulevé la question (Yamba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 457 (CAF) [Yamba], au paragraphe 6; Kumarasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 290, aux paragraphes 4 et 5). La Commission ne peut éviter la question des raisons impérieuses en ne tirant pas de conclusion sur la persécution antérieure (Buterwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1181 [Buterwa], au paragraphe 11).

 

[75]           Les demandeurs prétendent que, si les demandeurs qui ont déjà été persécutés doivent démontrer que la persécution qu’ils ont subie était suffisamment grave pour établir l’existence de raisons impérieuses, il n’est pas certain que cette exigence s’applique à ceux qui ont été torturés ou soumis à des traitements cruels et inusités (Alfaka Alharazim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1044, au paragraphe 44; Villegas Echeverri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 390, au paragraphe 32). Les demandeurs soutiennent qu’il s’agit là d’une question nouvelle puisqu’il n’existe aucune jurisprudence sur la question de savoir si la torture ou les mauvais traitements subis antérieurement doivent atteindre un certain degré de gravité pour déclencher l’application du paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

Observations du défendeur

[76]           Le défendeur soutient qu’il était loisible à la Commission, vu la preuve, de conclure que les changements survenus au Sri Lanka avaient un caractère durable. En effet, la preuve documentaire révèle que la situation des Tamouls au Sri Lanka s’est améliorée depuis 2009, de sorte qu’il était raisonnable de conclure que l’alinéa 108(1)e) s’appliquait aux demandeurs. Le défendeur allègue que la Commission a examiné diverses sources et a procédé à un examen pondéré de la preuve (Mahmoud c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1442 (CFPI), aux paragraphes 25 et 34).

 

[77]           Le défendeur fait valoir qu’après avoir examiné l’ensemble de la preuve, la Commission a raisonnablement conclu que le profil des demandeurs ne les exposerait pas à des risques et que la situation au Sri Lanka ne justifiait pas de leur accorder la protection de l’article 96 ou de l’article 97 (Oprysk, précitée, au paragraphe 22). Le défendeur souligne que, dans de récentes décisions, la Cour avait jugé raisonnables des conclusions selon lesquelles la fin de la guerre civile au Sri Lanka avait entraîné un changement de situation dans le pays (voir Sivalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 47; Sivalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1046; Rajaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 865 [Rajaratnam]).

 

[78]           Enfin, le défendeur conteste l’observation des demandeurs selon laquelle la Commission était tenue d’aborder la question des raisons impérieuses visées au paragraphe 108(4). Avant de s’engager dans une analyse relative aux raisons impérieuses, la Commission doit d’abord conclure clairement que les demandeurs sont des réfugiés ou des personnes à protéger et qu’elles ne possèdent plus ce statut à cause d’un changement de situation dans le pays d’origine. C’est uniquement à ce moment que la Commission devrait se pencher sur la question de savoir si ce que le demandeur a vécu dans le pays d’origine était à ce point épouvantable qu’il est impossible de s’attendre à ce qu’il y retourne (Luc c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 826 [Luc], aux paragraphes 32 et 33; Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635 [Brovina], au paragraphe 5). Le défendeur soutient qu’en l’espèce, la Commission n’a pas conclu qu’il existait une demande valable de statut de réfugié ou de personne à protéger ou que ce statut n’existait plus à cause d’un changement de situation dans le pays d’origine. Les demandeurs n’ont pas non plus réussi à établir que leurs expériences antérieures équivalaient à une « persécution tellement épouvantable » qu’elle déclenchait l’application de l’exception prévue au paragraphe 108(4) (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, [1992] ACF no 422 (CAF), au paragraphe 19; Oprysk, précitée, aux paragraphes 25 à 31). Il était donc raisonnable que la Commission estime que les circonstances n’étaient pas impérieuses.

 

Analyse

[79]           Étant donné que la Commission a commis une erreur en examinant les demandes fondées sur les articles 96 et 97, son analyse subsidiaire relative au changement de situation dans le pays – même si elle est raisonnable – est non pertinente. Il en est ainsi par ce que la Commission, en vertu du paragraphe 108(4) de la LIPR, a l’obligation de se demander s’il existe des « raisons impérieuses » de ne pas renvoyer un demandeur lorsque : 1) l’existence d’une persécution antérieure a été établie; et 2) qu’une demande est rejetée par suite d’un changement de situation (Yamba, précitée, au paragraphe 6). Bien que la Commission ait conclu qu’il y avait eu changement de situation dans le pays, elle n’a pas procédé à une évaluation appropriée de la première étape et n’a pas déterminé si les demandeurs avaient déjà été persécutés.

 

[80]           En l’espèce, la Commission ne met pas en doute le témoignage des demandeurs, même si elle conclut, sans étayer cette dernière conclusion, à un manque de crédibilité. Le témoignage des demandeurs a permis d’établir que chacun d’eux avait été détenu et battu par des forces paramilitaires ou gouvernementales en raison, du moins partiellement, de leur appui apparent aux TLET. Ce genre de témoignage est propre à établir l’existence d’une persécution antérieure, mais la Commission ne l’a pas reconnue. Or, le fait de laisser de côté la question d’une persécution antérieure ne dispense pas « la Commission de son obligation légale de se demander si le demandeur avait prouvé qu’il existait des raisons impérieuses de ne pas l’obliger à retourner [dans son pays] » (Buterwa, précitée, au paragraphe 11).

 

[81]           Quoi qu’il en soit, même si la Commission n’avait pas l’obligation d’examiner la question des raisons impérieuses au titre du paragraphe 108(4), son analyse relative au changement de situation n’est pas raisonnable. Le défendeur souligne avec raison que la Cour avait confirmé des décisions récentes dans lesquelles la SPR concluait à un changement de situation depuis la fin de la guerre civile au Sri Lanka. Cependant, dans ces affaires, la Commission avait conclu de façon raisonnable que le demandeur ne correspondait pas au profil de risque décrit dans les rapports sur la situation dans le pays (voir Rajaratnam, précitée, au paragraphe 34).

 

[82]           En l’espèce, la Commission reconnaît implicitement que les personnes soupçonnées de sympathiser avec les TLET courent encore des risques au Sri Lanka (paragraphes 70 et 71 de la décision), mais elle estime que les demandeurs ne seront pas soupçonnés d’entretenir ce genre de liens parce que, selon la prépondérance des probabilités, ils « ne semblent pas figurer[…] sur la liste des personnes soupçonnées d’appartenir aux TLET ou de les appuyer ». Comme nous l’avons mentionné, cette conclusion est fondée sur la conclusion déraisonnable selon laquelle les demandeurs ont uniquement été victimes d’actes criminels et d’extorsion.

 

[83]           Il est possible qu’un jeune Tamoul du Nord du pays, ayant demandé d’asile à l’étranger après s’être enfui, et ayant déjà été détenu, interrogé et battu pour avoir été soupçonné d’entretenir des liens avec les TLET, déclenche des soupçons, que son nom soit ou non sur la liste des personnes recherchées. Par conséquent, comme la Commission ne s’est pas dûment demandé si les demandeurs seraient considérés comme des sympathisants des TLET, son analyse relative au changement de situation n’est pas raisonnable.

 

Conclusion

[84]           L’examen qu’a fait la Commission de la demande des demandeurs est vicié pour de nombreux motifs. La Commission a commis une erreur de droit susceptible de révision en appliquant le mauvais critère à la demande fondée sur l’article 97, ou en confondant le critère applicable. La Commission a commis une erreur de fait susceptible de révision en concluant que les demandeurs étaient ciblés uniquement pour des raisons liées à la criminalité et à l’extorsion. C’est sur cette conclusion déraisonnable que reposent l’analyse de la Commission concernant l’existence d’un lien et son examen du risque de torture, ainsi que ses conclusions subsidiaires sur le changement de situation et l’existence d’un risque généralisé. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner la tenue d’une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué de la SPR.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué de la SPR.

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


ANNEXE

 

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

[…]

 

Rejet

 

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

[…]

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

 

[…]

 

Exception

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

 

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

[…]

 

Rejection

 

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

[…]

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

[…]

 

Exception

 

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5030‑12

 

INTITULÉ :                                      KALAICHELVAN RAJADURAI ET AUTRES c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 20 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 22 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LES DEMANDEURS

Sophia Karantonis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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