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Date : 20130514

Dossier : T-1716-08

Référence : 2013 CF 505

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2013

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

ALAIN FILION

ET

GINETTE IPPERSIEL

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

 

Défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une action simplifiée intentée en vertu de l’article 276 de la Loi de 2001 sur l’accise, LC 2002, c 22 (la Loi), et des articles 292 à 299 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). Les demandeurs contestent la décision du 8 août 2008 par laquelle l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a confirmé, en vertu de l’alinéa 275(2)a) de la Loi, la saisie de 11 775 $ en monnaie canadienne.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, l’action est rejetée.

LE CONTEXTE :

 

[3]               Le 5 septembre 2007, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a remarqué une fourgonnette de marque GMC Safari qui quittait la section ontarienne du territoire mohawk d’Akwesasne située sur l’île Cornwall. L’île de Cornwall est reconnue comme une source de contrebande, notamment de drogues illicites et de produits du tabac. Le même agent de l’ASFC avait déjà vu, à plusieurs reprises, la fourgonnette se rendre sur l’île Cornwall et partir peu de temps après. Sur l’île, il était possible d’accéder au pont international sans passer par le poste frontalier de l’ASFC.

 

[4]               Des agents de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) ont alors suivi la fourgonnette, dont M. Filion était le conducteur et Mme Ippersiel la passagère, qui avait quitté Cornwall et se dirigeait vers le nord. Les agents ont finalement intercepté la fourgonnette à Alfred, en Ontario. En fouillant le véhicule, ils ont découvert trois boîtes de produits du tabac de contrebande, dont la valeur estimative était de 3 300 $. Les demandeurs ont alors été mis en détention pour avoir été en possession de produits du tabac non estampillés – une violation du paragraphe 32(1) de la Loi – et on leur a lu une mise en garde.

 

[5]               Pendant la fouille, on a découvert 10 475 $ en monnaie canadienne dans le sac à main de Mme Ippersiel et 1 300 $ en espèces dans les poches du short de M. Filion, pour un total de 11 775 $. L’argent que Mme Ippersiel avait en sa possession consistait principalement en des liasses de billets de 20 $ entourés d’élastiques. Mme Ippersiel transportait aussi deux calepins où des listes de noms et de prix avaient été inscrites à la main.

[6]               Le rapport de saisie de la GRC indique que, lors de la fouille, ni l’un ni l’autre des demandeurs n’ont fourni d’explication quant à une source licite de ces sommes. Lorsqu’on lui a demandé d’où venait l’argent qui se trouvait dans son sac à main, Mme Ippersiel a dit que M. Filion lui avait donné en disant « ça tombe du ciel ». Le rapport indique aussi que M. Filion a affirmé qu’il s’était rendu sur l’île de Cornwall à au moins trois reprises pour acheter des cigarettes pour des collègues de travail et qu’il avait payé 500 $ par boîte.

 

[7]               Les agents de la GRC ont saisi les 11 775 $ et les produits du tabac. L’argent et les produits ont été remis à l’ARC le 30 septembre 2007. Le 20 novembre 2007, les demandeurs ont déposé une demande pour contester la saisie et demander au ministre de prendre une décision. Dans la correspondance ultérieure, les demandeurs n’ont pas contesté la saisie des produits du tabac, mais ils ont soutenu que l’argent avait été reçu de clients pour lesquels M. Filion avait effectué des travaux.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE :

 

[8]               Le 8 août 2008, le gestionnaire de la Direction des appels en matière fiscale et de bienfaisance de l’ARC a envoyé une lettre aux demandeurs pour les informer que leur demande avait été rejetée. Voici un extrait de cette lettre :

[traduction]

 

Suivant l’article 273 de la Loi de 2001 sur l’accise, nous avons conclu qu’il y a eu contravention au sens des articles 32 et suivants relativement aux produits du tabac et à l’argent qui ont été saisis. En application de l’article 275 de la Loi de 2001 sur l’accise, l’argent saisi est confisqué.

 

[9]               La décision de l’ARC était fondée sur l’analyse faite par M. Dwayne Mockler, un agent des appels de l’ARC. M. Mockler a souligné que, pour l’application de l’alinéa 260(2)f) de la Loi, la norme de preuve est celle des motifs raisonnables de croire. Après avoir exposé le contexte factuel et les moyens d’objection soulevés par les demandeurs, M. Mockler a énuméré les facteurs qu’il jugeait pertinents. Il s’agissait notamment des circonstances dans lesquelles la saisie décrite ci‑dessus avait été faite ainsi que de la manière dont l’argent était lié et transporté, manière qui, selon lui, correspondait aux pratiques de blanchiment d’argent.

 

[10]           Les demandeurs ont déposé une déclaration le 6 novembre 2008. Une défense a été déposée le 5 décembre 2008. Pour des raisons qui ne sont pas pertinentes à l’égard des présentes, l’instruction de l’action a été retardée et reportée à plusieurs reprises.

 

[11]           Dans une action simplifiée instruite conformément aux articles 292 à 299 des Règles, l’interrogatoire préalable est limité et la preuve est établie par affidavit.

 

LA PREUVE :

 

[12]           Dans son affidavit du 27 janvier 2012, M. Filion affirme avoir reçu 15 509,92 $ en espèces le 3 septembre 2007 pour deux contrats qu’il avait effectués, un pour M. Éric Bissonnette (7 738,00 $) et l’autre pour M. Claude Major (7 771,92 $). M. Filion a dit que l’argent saisi provenait de ces sources. Il nie que les fonds soient le produit de quelque infraction que ce soit.

 

[13]           M. Filion avait annexé à son affidavit des photocopies de reçus provenant de son entreprise de pêche sur la glace et de ses travaux de construction. Les reçus relatifs à l’entreprise de pêche sur la glace portent des dates allant du mois de décembre 2006 au 15 mars 2007. Ces reçus sont numérotés en ordre séquentiel de 39 à 50, puis de 01 (daté du 16 janvier 2007) à 30 (daté du 15 mars 2007); seul le reçu numéro 06 manquait. À une exception près, tous ces reçus portent une note sur la manière dont le paiement a été fait (« Payé », « Payé cash » ou « Payé par chèque »). La série suivante commence avec le reçu numéro 23, qui avait été remis à un certain M. Fowler. La date et les autres renseignements inscrits sur ce reçu sont illisibles, mais M. Filion a déclaré que ce reçu avait trait à des travaux de construction faits vers le 29 mai 2007 pour un paiement comptant de 1 117,58 $. Les reçus remis à M. Major et à M. Bissonnette, datés du 3 septembre 2007, portent respectivement les numéros 24 et 25 et ont été écrits, au crayon ou à la plume, de manière beaucoup plus lisible. Aucune explication n’a été donnée quant à l’absence de reçus pour la période du 15 mars au 29 mai 2007 ou celle du 29 mai au 3 septembre 2007, à l’absence des reçus de la série allant de 01 à 22 ou aux apparences différentes des reçus remis à MM. Major et Bissonnette.

 

[14]           Dans sa déclaration de revenu pour l’année 2007, M. Filion a déclaré avoir tiré un revenu total de 28 225,39 $ de ses diverses activités (travaux de construction et exploitation d’une entreprise de pêche sur la glace), ce qui lui donnait un revenu net, après déductions, de 8 139,31 $. Lors de son contre-interrogatoire, il a d’abord affirmé n’avoir eu aucun autre revenu pendant l’année d’imposition 2007 et il a déclaré que les renseignements fournis dans son affidavit et sa déclaration de revenu étaient exacts. Toutefois, il a reconnu plus tard avoir reçu un dépôt de 800 $ pour des travaux qui devaient être effectués sur un garage situé sur l’île de Cornwall, mais que le client avait mis fin au contrat après l’incident du 5 septembre 2007, ce qui a fait que les travaux n’ont jamais été terminés et que M. Filion n’a pas été payé. M. Filion a ajouté qu’entre mars et septembre 2007, il avait perdu deux autres contrats de construction qui étaient en cours sur l’île de Cornwall, mais qu’il n’a pas déclaré les pertes ainsi subies.

 

[15]           M. Filion a témoigné que son système de facturation des clients pour les travaux de construction était le suivant : au fur et à mesure des travaux, il acceptait des avances en espèces – sans donner de reçu –, puis, une fois les travaux achevés, il remettait un reçu pour le montant total et percevait toute somme qui lui était encore due. M. Filion a expliqué qu’il ne fait pas confiance aux banques. Il juge aussi que les banques se livrent à une pratique injuste en conservant les chèques jusqu’à ce que les fonds aient été transférés. C’est pourquoi, à partir de ce moment-là, il a commencé à se faire payer en espèces. Habituellement, c’est Mme Ippersiel qui transportait l’argent, car M. Filion est dépensier.

 

[16]           Lorsque les demandeurs ont quitté leur résidence en début d’après-midi le 5 septembre 2007, ils ont emporté tout l’argent que MM. Major et Bissonnette avaient payé pour les travaux effectués en 2006 et en 2007. Lors de son contre-interrogatoire, M.Filion a dit que, ce jour‑là, il détenait aussi de l’argent qu’il avait reçu pour d’autres travaux, et qu’il avait 18 000 $ en espèces au début de la journée. En se rendant à l’île de Cornwall, il s’est arrêté à un garage pour faire un paiement comptant de 3 000 $ pour régler le solde d’une facture pour des travaux qui avaient été faits sur une camionnette qu’il avait donnée à son fils. M. Filion et Mme Ippersiel avaient aussi fait de petites courses en ville, notamment pour acheter des vêtements pour Mme Ippersiel. Il leur restait alors au moins 14 000 $.

 

[17]           M. Filion a témoigné qu’il s’était rendu sur l’île de Cornwall le 5 septembre 2007 afin de faire une estimation des coûts de travaux de construction à effectuer sur la réserve. Toutefois, dans son affidavit, M. Filion a déclaré que, ce jour-là, lui et Mme Ippersiel avaient emporté l’argent qu’il avait reçu de MM. Bissonnette et Major pour se rendre aux États-Unis pour la journée et y faire plusieurs achats. Rien ne permet de conclure que le couple est entré aux États-Unis ce jour-là. À l’audience, M. Filion a insisté sur le fait qu’aucune sortie de magasinage n’était planifiée. Il a plutôt affirmé qu’il avait rencontré un client sur l’île de Cornwall et que ce dernier s’était ensuite rendu aux États-Unis pour acheter des matériaux de construction après avoir discuté avec M. Filion de ce qu’il fallait acheter.

 

[18]           Une fois rendu sur la réserve, M. Filion a remis une liste de matériaux de construction à son client et en a discuté avec ce dernier. Après s’être penché sur le déroulement de la soirée à quelques reprises – modifiant la chronologie chaque fois –, M. Filion a conclu que, après la rencontre avec le client, le couple avait quitté la réserve pour aller acheter de l’essence, puis aller souper au restaurant Au Vieux Duluth, où ils ont réglé la facture comptant. Ils auraient dépensé environ 60 $ pour le repas et, pour l’essence, au plus 110 $, mais probablement 70 $ ou 80 $. Après leur repas, ils sont retournés sur la réserve. M. Filion a témoigné qu’il était alors descendu au sous-sol du client pour inspecter les matériaux achetés et en discuter avec ce dernier, ce qui a pris environ une heure. Le couple a ensuite quitté la réserve.

 

[19]           M. Filion a reconnu que des cigarettes de contrebande avaient été découvertes dans son véhicule lorsqu’il avait été intercepté près d’Alfred, en Ontario, mais il a nié les avoir achetées. Il a témoigné que son client vivant sur la réserve lui avait demandé un service. Le client aurait mis les boîtes de cigarettes de contrebande dans le véhicule de M. Filion pendant que ce dernier se trouvait au sous-sol. M. Filion savait qu’il devait emporter quelque chose avec lui, mais il ne savait pas de quoi il s’agissait. Il dit avoir vu les cigarettes pour la première fois lorsqu’il a été arrêté et a fait le tour de son véhicule avec les agents de la GRC. Lorsque ces derniers lui ont demandé s’il avait des produits de contrebande, il a répondu que oui, il avait trois boîtes de cigarettes de marque DK, car ils étaient tous derrière le véhicule et pouvaient voir les boîtes au travers de la fenêtre de la fourgonnette.

 

[20]           Lors de son contre-interrogatoire, M. Filion a affirmé qu’il avait expliqué aux agents de la GRC qu’il rendait service à un ami de Hawkesbury en transportant les boîtes, mais qu’il avait refusé de donner le nom de cet ami aux agents. M. Filion a affirmé que ce renseignement ne figurait pas dans le rapport des agents de la GRC. Il a aussi dit qu’il n’avait pas acheté de cigarettes les trois fois précédentes où il s’était rendu sur l’île de Cornwall depuis le mois de mars 2007; l’entente prévoyait plutôt que des résidants de la réserve déposaient des boîtes dans sa voiture pour son ami de Hawkesbury. M. Filion n’a jamais su que les boîtes contenaient des cigarettes.

 

[21]           Selon M. Filion, bien que les agents de la GRC aient saisi 11 775 $, lui et Mme Ippersiel avaient encore au moins 14 000 $ en leur possession lors de la saisie; les agents auraient empoché la différence. Il avait expliqué aux agents que l’argent comptant constituait le paiement de deux contrats de construction, mais il n’avait pas révélé le nom de ses clients. Le rapport des agents ne fait pas état de ce renseignement non plus. Lors de son contre-interrogatoire, M. Filion a nié que, lorsque les agents de la GRC lui avaient posé des questions sur le prix des cigarettes, il aurait répondu avoir payé 500 $ la boîte; il aurait plutôt dit savoir que la valeur marchande d’une boîte de cigarettes de contrebande était d’environ 500 $.

 

[22]           M. Bissonnette a témoigné qu’il avait fait la connaissance de M. Filion par l’intermédiaire de l’entreprise de pêche sur la glace de ce dernier. M. Bissonnette avait payé M. Filion comptant pour des travaux qui avaient été effectués en 2006, relativement à sa terrasse, et en 2007, relativement à un mur de soutien et à l’installation d’isolant. M. Bissonnette n’avait pas demandé d’estimations pour les travaux ou pour l’achat des matériaux, et M. Filion n’avait fourni aucun plan ou dessin avant d’entamer les travaux. Les relevés bancaires de M. Bissonnette ne montrent aucun retrait important avant la saisie. M. Bissonnette a expliqué qu’il retirait plutôt de petites sommes de son compte d’épargne, d’un compte conjoint et d’une marge de crédit pendant une année, pour un total d’environ 25 retraits dont la quasi-totalité allaient de 100 $ à 400 $. Il a accumulé ces sommes jusqu’au moment où il a payé M. Filion pour l’ensemble des travaux, c’est-à-dire un peu moins de 8 000 $. M. Bissonnette croyait avoir payé M. Filion en octobre, jusqu’à ce qu’on lui rappelle que, dans son affidavit, il avait déclaré avoir fait le paiement le 3 septembre 2012.

 

[23]           M. Major a témoigné qu’il connaît Mme Ippersiel depuis l’école secondaire, et M. Filion depuis au moins quinze ans. Il a dit qu’il faisait appel à M. Filion pour divers travaux en sous‑traitance depuis au moins 1998. Il versait habituellement des avances à la fin de chaque semaine et remettait une facture rajustée à la fin des travaux. Selon lui, il ne restait habituellement presque rien à payer à la fin des travaux. M. Major préférait faire des paiements en espèces plutôt que par chèque. Il n’avait aucun document relatif aux travaux effectués en 2007 (il a expliqué que tous les plans étaient remis aux propriétaires à la fin des travaux de construction) et il n’a déposé aucun relevé bancaire relativement à cette année.

 

[24]           M. Major et M. Bissonnette ont tous deux entièrement témoigné en français, autant dans leurs affidavits que durant leurs contre-interrogatoires. M. Filion a aussi témoigné en français et, à certains moments pendant l’audience, il a dit avoir de la difficulté à comprendre l’anglais. Aucune explication n’a été donnée quant au fait qu’il avait inscrit une note en anglais sur les deux reçus qu’il avait remis à M. Major et à M. Bissonnette, « Paid Cash », plutôt que les notes françaises « Payé » ou « Payé cash » qu’il avait inscrit sur les autres reçus.

 

[25]           M. Mockler, de l’ARC, a expliqué qu’il n’était pas présent lors de l’incident du 5 septembre 2007, mais qu’il avait analysé le rapport de saisie de la GRC en se fondant sur ses 22 années d’expérience. Il a affirmé que les notes inscrites dans les deux calepins que Mme Ippersiel transportait étaient des codes bien connus qui sont utilisés par les contrebandiers de cigarettes – les mots « blanc », « brune » et ainsi de suite correspondent aux divers types de cigarettes. M. Mockler a dit qu’il n’avait pas accordé beaucoup de poids aux reçus présentés par M. Filion pour expliquer la source de l’argent comptant, car ces reçus n’étaient pas accompagnés d’affidavits, mais il a dit qu’il en avait quand même tenu compte.

 

[26]           Lors de son contre-interrogatoire, M. Mockler a reconnu que la réponse donnée par Mme Ippersiel lorsqu’on lui avait demandé d’où venait l’argent – « ça tombe du ciel » – pouvait vouloir dire n’importe quoi, mais il a affirmé que cela l’avait amené à conclure que le couple n’avait aucune explication raisonnable à donner. Il a affirmé que, par expérience, la première réaction révèle normalement la vérité. De plus, le fait que le couple ne savait pas combien d’argent il transportait donnait à penser que l’argent ne provenait pas de contrats de construction. Enfin, il est assez inhabituel de transporter des fonds qui sont enveloppés de plastique et qui consistent surtout en des billets de 20 $, lesquels sont, par hasard, plus faciles à blanchir ou à convertir.

 

[27]           Lorsqu’il a contre-interrogé les agents de la GRC, l’avocat de M. Filion a établi que rien ne permet de conclure que M. Filion avait fait un arrêt entre l’île de Cornwall et l’endroit où il a été intercepté, près d’Alfred, en Ontario. Puisque rien ne donne à penser que M. Filion avait vendu quoi que ce soit où avait reçu le moindre paiement après que les agents de la GRC se soient mis à le suivre, rien ne démontrait que M. Filion avait reçu les sommes saisies relativement à une transaction conclue ce soir-là pour des cigarettes de contrebande.

 

[28]           L’avocat de M. Filion a aussi laissé entendre que rien ne permet de conclure que les trois boîtes de cigarettes n’étaient pas destinées à la consommation personnelle de son client et que l’absence d’explication quant à la source de l’argent saisi est attribuable au fait que son client se soit rappelé, de manière intermittente, de son droit de garder le silence pendant sa détention.

 

LA QUESTION EN LITIGE :

 

[29]           En l’espèce, la question est de savoir si le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable en n’accordant pas de redressement aux demandeurs relativement à la saisie et à la confiscation de l’argent en cause.

 

ANALYSE :

 

[30]           Bien que l’alinéa 260(2)f) de la Loi permettait aux agents de procéder à la saisie initiale sur le fondement de motifs raisonnable de croire que l’argent était lié à une contravention à la Loi, pour que l’appel interjeté à l’égard de la décision du ministre soit accueilli, M. Filion devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’argent saisi n’avait pas servi à une fin contraire à la Loi et que la conclusion du ministre selon laquelle une contravention avait eu lieu, et donc la décision de confirmer la saisie, sont déraisonnables.

 

[31]           Comme l’a souligné le juge Boivin dans la décision Legal c Agence du revenu du Canada, 2010 CF 554, le contrôle judiciaire d’une décision de refuser le renouvellement d’une licence de fabrication de produits du tabac, « [l]a Loi de 2001 sur l’accise régit la taxation et la réglementation des activités de fabrication, de possession et de vente de tabac à l’échelle fédérale » (paragraphe 14). Le juge Boivin a conclu que la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires du ministre dans ce domaine est celle de « la décision raisonnable et qu’un très haut degré de déférence devrait être accordé à cet égard » (paragraphe 20). Bien que, en l’espèce, la Cour soit saisie d’un appel et non d’une demande de contrôle judiciaire, elle doit garder à l’esprit la norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre.

 

[32]           À mon avis, M. Filion, M. Bissonnette et M. Major n’étaient pas des témoins crédibles. M. Filion donnait des réponses évasives et était sur la défensive, et son témoignage ne correspondait pas aux déclarations qu’il avait faites dans son affidavit. Le récit de M. Bissonnette selon lequel il avait accumulé les sommes nécessaires en faisant de petits retraits de son compte au cours de l’année dépasse l’entendement. Il est inconcevable que M. Major, un entrepreneur en construction, n’ait aucun document relativement aux travaux que M. Filion aurait faits pour lui en 2007. Les reçus qui portent le nom de M. Bissonnette ou de M. Major sont sensiblement différents des reçus que M. Filion avait remis à ses autres clients. J’estime qu’ils étaient prêts à donner de fausses explications quant à la source des fonds que M. Filion avait en sa possession lorsqu’il a été arrêté par la GRC.

 

[33]            En revanche, le témoignage des agents de la GRC était crédible et convaincant. Je ne puis admettre que les agents aient eu la moindre raison d’inventer des déclarations que les demandeurs auraient faites lors de la saisie ou qu’ils aient empoché une partie des sommes saisies, comme l’allègue M. Filion. Je conclus que M. Filion s’est rendu sur l’île de Cornwall afin d’acheter des cigarettes de contrebande et qu’il avait fait la même chose auparavant, comme il l’a déclaré aux agents de la GRC.

 

[34]           Les déplacements répétés à l’île de Cornwall, la présence de produits du tabac de contrebande reconnus comme tels dans le véhicule, l’absence d’explication quant à la source de l’argent, l’importance des sommes transportées en espèces, la manière dont étaient emballés les billets, qui ne portaient aucune marque bancaire, et la possession de calepins comportant des notes dans le jargon utilisé par les contrebandiers de cigarettes, sont tous des éléments qui démontrent que l’argent saisi était lié à une contravention de la Loi. De plus, le fait que, lors de son contre‑interrogatoire, M. Filion ait reconnu qu’il permettait que son véhicule serve à la contrebande, même sans sa participation directe, donne aussi à penser que l’argent était lié à une contravention.

 

[35]           Pour démontrer que l’argent en cause provenait d’une source licite, M. Filion a expliqué que ce montant, qui représente le double de son revenu annuel net déclaré, provenait principalement de travaux de construction faits pour deux clients et peut-être aussi de contrats de construction effectués par-ci par-là pour d’autres clients pendant une période d’au moins un an, montant qui aurait été rassemblé en liasses et transporté quotidiennement par M. Filion et Mme Ippersiel. M. Filion a donné deux raisons différentes pour expliquer sa méfiance envers les banques et il a fourni diverses explications quant au montant total qui avait été saisi. Au départ, il a affirmé que l’argent provenait directement de deux paiements faits le 3 septembre 2007 pour des travaux de construction. Par la suite, il a semblé dire qu’au moins un de ces deux paiements constituait plutôt un dernier versement et que le reste de l’argent provenait de travaux antérieurs. M. Filion n’a pas précisé s’il avait dépensé tout l’argent qu’il avait reçu de M. Fowler en mai ou les revenus provenant de l’entreprise de pêche sur la glace, ou si ces sommes faisaient partie des liasses de billets saisies. Il n’a fait aucun commentaire au sujet des anomalies présentes sur certains reçus ou des mois où il n’avait eu aucun revenu. Le système de facturation qu’il a décrit était tout à fait invraisemblable. M. Filion a affirmé qu’il avait reçu d’autres paiements en espèces de clients, sans toutefois déclarer ces revenus, mais il n’a pas expliqué comment ces sommes figuraient dans les divers totaux calculés jusqu’alors.

 

[36]           Bien que le défendeur (le ministre) n’ait présenté aucun élément de preuve permettant d’établir que l’argent était le produit d’une vente de contrebande faite le soir du 5 septembre 2007, le demandeur avait le fardeau de démontrer que l’argent découlait de sources licites.

 

[37]           Le demandeur n’a pas su démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le ministre a pris une décision déraisonnable en concluant qu’il y avait eu contravention et en confirmant la saisie en vertu de l’alinéa 275(2)a) de la Loi.

 

[38]           Puisque le défendeur a entièrement eu gain de cause en l’espèce, les dépens lui sont adjugés.

 

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’action est rejetée. Le défendeur a droit à ses débours et aux dépens conformément au tarif B, colonne III, des Règles des Cours fédérales.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1716-08

 

INTITULÉ :                                      ALAIN FILION

                                                            ET

                                                            GINETTE IPPESIEL

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DU REVENUE NATIONAL

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :             22 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                     14 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Fisher

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Talitha A. Nabbali

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BRIAN FISHER

Gravel Charest Fisher

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur générale du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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