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Date : 20130503

Dossier : IMM-7418-12

Référence : 2013 CF 461

[traduction FRANÇAISE certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2013

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

RAMIREZ-OSORIO, ALEXANDER ET SILVA‑CAMARGO, PAOLA ANDREA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, dans laquelle on a décidé qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Les demandeurs font valoir que l’article 98 de la Loi et la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 189 RTNU 150 (la Convention) ne s’appliquent pas.

 

II. La procédure judiciaire

[2]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la SPR, datée du 5 juillet 2012.

 

[3]               Le défendeur a demandé à la Cour qu’elle certifie, lors du prononcé du jugement, que l’affaire soulève trois questions graves de portée générale et qu’elle énonce ces questions au titre de l’alinéa 74d) de la Loi.

 

III. Le contexte

[4]               Le demandeur principal, M. Alexander Ramirez-Osorio, et son épouse, Mme Paola Andrea Silva-Camargo, sont nés en Colombie en 1975 et 1977, respectivement.

 

[5]               De juin 1997 à janvier 2001, le demandeur principal a été un agent de police en Colombie et a combattu le crime organisé et le terrorisme. À la fin de 1997, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) l’ont menacé de mort en raison de ces activités.

 

[6]               Le demandeur principal a déménagé aux États‑Unis après avoir reçu des menaces de mort en octobre 2000. Il a présenté une demande d’asile, mais elle a été rejetée.

 

[7]               En décembre 2006, le demandeur principal fut arrêté alors qu’il tentait d’entrer au Canada.

 

[8]               En février 2007, le demandeur principal a été expulsé vers la Colombie, où l’a rejoint son épouse. Ils ont d’abord résidé à Bogota et ensuite, après avril 2007, à Pereira.

 

[9]               Au printemps de 2007, les FARC ont trouvé le demandeur principal, alors qu’il était candidat à une élection municipale pour un parti politique chrétien, et ils ont de nouveau proféré des menaces de mort.

 

[10]           Le demandeur principal et son épouse ont déménagé à Bogota et, comme les menaces de mort persistaient, ils ont fui au Chili en décembre 2007.

 

[11]           Les demandeurs ont obtenu la résidence permanente au Chili, mais, en août 2010, ils ont fui lorsqu’un déserteur des FARC a dit au demandeur principal que les FARC s’étaient infiltrés au Chili.

 

[12]           Le demandeur principal affirme craindre d’être persécuté et de ne pouvoir se prévaloir de la protection de l’État au Chili, qui est essentiellement catholique, en raison de ses croyances protestantes.

 

[13]           Les demandeurs sont entrés au Canada le 3 août 2010.

 

IV. La décision faisant l’objet du contrôle

[14]           La SPR a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que les demandeurs étaient considérés par les autorités compétentes du Chili comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité chilienne. La SPR en a inféré que les demandeurs étaient exclus de la protection des réfugiés selon l’article 98 de la Loi et la section E de l’article premier de la Convention.

 

[15]           En citant la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Zeng, 2010 CAF 118, [2011] 4 RCF 3 (le critère Zeng), la SPR a déclaré que la section E de l’article premier de la Convention s’applique si un demandeur, compte tenu de tous les facteurs pertinents existants à la date de l’audience, a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants d’un pays tiers dans lequel ce demandeur a établi sa résidence. Si le demandeur avait précédemment ce statut, mais l’a perdu, ou s’il pouvait l’obtenir et qu’il ne l’a pas fait, la section E de l’article premier de la Convention s’appliquera en fonction d’une liste non exhaustive de facteurs qui seront soupesés, y compris la question de savoir s’il peut retourner dans le pays tiers, les raisons de la perte du statut (volontaire ou involontaire), le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et les autres faits pertinents.

 

[16]           La SPR a admis, sans preuve contradictoire, le fait que les demandeurs avaient perdu la résidence permanente au Chili le 4 août 2011, un an après avoir fui ce pays.

 

[17]           Lorsqu’elle a appliqué le critère Zeng, la SPR a conclu que les facteurs applicables favorisaient l’application de la section E de l’article premier de la Convention.

 

[18]           La SPR a considéré que la présence alléguée des FARC au Chili n’était pas un motif suffisant pour la perte volontaire de la résidence permanente par les demandeurs. Elle a tiré cette conclusion malgré un affidavit d’un ancien membre des FARC qui déclarait que des individus liés à divers acteurs du conflit armé en Colombie étaient entrés au Chili, ce qui avait posé des problèmes d’insécurité pour les réfugiés colombiens. La SPR a formulé des commentaires sur cet affidavit selon lesquels il n’établissait pas le fait que les FARC visaient vraiment des personnes en particulier au Chili et qu’il mentionnait bel et bien que le Chili surveillait activement les membres des FARC qui avaient fui la Colombie. La SPR a aussi souligné la preuve selon laquelle le Chili collaborait activement avec le gouvernement de la Colombie dans sa recherche des membres des FARC, qu’il surveillait étroitement les anciens membres des FARC qui n’avaient pas été extradés et que le président du Chili avait fortement condamné un délégué du gouvernement du Chili qui avait des liens avec les FARC.

 

[19]           Étant donné la protection de l’État dont les demandeurs pouvaient se prévaloir au Chili ainsi que la vie paisible et publique qu’ils y menaient, la SPR a également considéré comme spéculative leur crainte face à la présence alléguée des FARC dans ce pays. La SPR a fait remarquer que la preuve relative à la situation dans le pays démontrait qu’en général, le Chili effectuait des enquêtes et punissait les délinquants, et que les demandeurs y menaient une vie paisible et relativement publique.

 

[20]           Selon la SPR, il n’y avait aucune preuve à l’appui de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils ne pourraient pas se prévaloir de la protection de l’État au Chili, parce qu’ils étaient protestants.

 

[21]           La SPR a aussi conclu que le demandeur principal n’avait pas établi de manière crédible qu’il serait exposé à un risque en Colombie. La SPR a fait observer que le demandeur principal avait présenté une preuve selon laquelle il travaillait comme agent de police, des témoignages écrits attestant le risque auquel il serait exposé ainsi qu’une preuve relative à la situation du pays en cause concernant les FARC. La SPR a néanmoins conclu que le retour du demandeur principal en Colombie, alors qu’il résidait au Chili, et ce, deux fois en octobre 2008 et en juillet 2009, pour rendre visite à des membres de la famille malades, n’était pas compatible avec une crainte subjective et ne correspondait pas à celle d’une personne dont la vie était en danger. De plus, selon la SPR, le demandeur principal n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque en Colombie, puisqu’on n’avait jamais mis à exécution les menaces proférées contre lui. Comme le risque auquel faisait face l’épouse du demandeur principal était fondé sur sa relation avec lui, la SPR a conclu qu’elle non plus ne pouvait pas établir de façon crédible qu’elle serait exposée à un risque en Colombie.

 

V. La question en litige

[22]           L’application qu’a faite la SPR du critère Zeng était‑elle raisonnable?


VI. Les dispositions législatives applicables

[23]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

[24]           Les dispositions suivantes de la Convention sont applicables :

1E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

1E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

 

VII. La position des parties

[25]           Les demandeurs soutiennent que l’analyse faite par la SPR relativement à leur crainte, à la fois objective et subjective, était déraisonnable. Premièrement, les demandeurs font valoir qu’une absence de crainte subjective n’est pas déterminante quant à savoir si un demandeur a qualité de personne à protéger ou non au titre de l’article 97 de la Loi. Deuxièmement, il n’était pas raisonnable pour la SPR de tirer une inférence d’absence de crainte subjective du fait qu’on se soit temporairement réclamé à nouveau de la protection de la Colombie, à deux occasions, pour visiter des membres de la famille malades et du fait que les FARC n’ont jamais exécuté leurs menaces de mort. Troisièmement, selon le demandeur principal, il était déraisonnable de conclure qu’il ne serait pas exposé à un risque du fait qu’il n’y a jamais eu de suite aux menaces proférées contre lui en Colombie par les FARC.

 

[26]           Le défendeur fait valoir que la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur principal et son épouse n’étaient pas exposés à un risque au Chili, pour les motifs suivants : (i) ils n’ont vécu aucun problème personnel au Chili; (ii) ils vivaient ouvertement au Chili, travaillant dans une église protestante (un travail exigeant d’avoir des contacts fréquents avec le public); (iii) l’affidavit d’un tiers qu’ils ont produit ne mentionnait pas que les FARC ciblaient des personnes au Chili; (iv) rien dans la preuve relative à la situation dans le pays ne démontrait que les FARC ciblaient des personnes au Chili; (v) ils n’ont pas réfuté la présomption quant à la protection de l’État au Chili.

 

[27]           Selon le défendeur, l’application de la section E de l’article premier de la Convention commande une analyse relative au risque différente de celle effectuée selon les articles 96 et 97 de la Loi. Le défendeur est d’avis que le troisième volet du critère Zeng exigeait que la SPR soupèse le risque auquel était exposé le demandeur principal par rapport à l’abandon volontaire de son statut au Chili; la SPR a soupesé ces facteurs de manière raisonnable, et la Cour ne peut pas intervenir. Mettre sur le même pied l’analyse relative au risque exigée dans le cadre du critère Zeng ferait en sorte de rendre superflu ce processus de pondération et serait contraire à l’objet de la section E de l’article premier.

 

[28]           En citant les décisions Zaied c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 771, et Farfan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 123, le défendeur fait valoir que l’absence de crainte subjective est fatale à une demande d’asile. Il était raisonnable de rejeter l’explication du demandeur principal selon laquelle les menaces des FARC pourraient être exécutées à tout moment, parce que le fait qu’il se soit réclamé à nouveau de la protection de la Colombie indique une absence de crainte subjective. La SPR pouvait également invoquer l’absence de crainte subjective de la part du demandeur, du fait que rien dans la preuve relative à la situation dans le pays en cause ne démontre qu’il serait exposé à un risque.

 

[29]           Selon le défendeur, la SPR a aussi évalué de manière raisonnable le risque objectif du demandeur principal. Plus particulièrement, la SPR pouvait raisonnablement tirer une inférence d’absence de risque du fait que les FARC n’avaient pas mis leurs menaces à exécution. Le défendeur fait en outre remarquer que les antécédents du demandeur aux États‑Unis en matière d’immigration ajoutent à l’analyse de la SPR.

 

[30]           Enfin, le défendeur fait valoir que la décision était raisonnable, parce que les demandeurs n’ont présenté à la SPR aucun élément de preuve pour établir qu’ils ne pourraient pas réacquérir le statut de résident permanent au Chili, s’il en faisait de nouveau la demande. Le défendeur affirme que le dossier contient une preuve relative à la situation dans le pays selon laquelle on peut éventuellement obtenir de nouveau le statut de résident permanent au Chili.

 

[31]           Le défendeur propose trois questions en vue de la certification dans un document intitulé [traduction] « Questions proposées par le défendeur en vue de la certification » (Questions proposées). Selon le défendeur, un [traduction] « besoin flagrant » de réexaminer et d’affiner le critère Zeng existe. Les questions proposées devraient être certifiées sur le fondement de l’arrêt Kunkel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 347, parce qu’il s’agit de questions de portée générale qui transcendent le contexte particulier de l’affaire dans laquelle elles se présentent et qui pourraient disposer d’un appel.

 

[32]           La première question touche aux éléments nécessaires d’une évaluation du risque effectuée selon le troisième volet du critère Zeng pour l’application de la section E de l’article premier de la Convention :

[traduction]

 

Dans le contexte de l’application de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, lorsqu’un décideur doit examiner le risque auquel ferait face un demandeur d’asile dans son pays de nationalité, selon ce que prévoit le troisième volet du critère énoncé dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Zeng, 2010 CAF 118 (au paragraphe 28), ce décideur est‑il tenu d’effectuer une analyse relative à la crainte subjective du demandeur et du risque objectif auquel il serait exposé dans son pays de nationalité, conformément aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et le statut de réfugié, LC 2001, c 27, comme ce serait le cas dans une analyse des facteurs d’inclusion? (Questions proposées, à la page 2)

 

[33]           Selon le défendeur, exiger de la SPR qu’elle procède à une analyse exhaustive des facteurs d’inclusion au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi serait prématuré et superflu dans le contexte de la section E de l’article premier de la Convention. Le défendeur tire de l’alinéa 112(2)b.1) et de l’alinéa 113c) de la Loi que l’intention du législateur était qu’une analyse des facteurs d’inclusion d’un demandeur exclus au titre de la section E de l’article premier de la Convention se fasse à l’étape de l’examen des risques avant renvoi (ERAR). Le défendeur fait valoir que le paragraphe 241(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), qui permet au ministre de décider du pays vers lequel un étranger devrait être renvoyé, appuie cette inférence. Un décideur en matière d’ERAR est mieux en mesure d’effectuer une analyse des facteurs d’inclusion dans le contexte de la section E de l’article premier de la Convention, quant au pays vers lequel le ministre a décidé de renvoyer un demandeur, que la SPR (qui ne peut décider où un demandeur sera envoyé dans le cadre d’une mesure de renvoi). Le défendeur affirme que le critère Zeng n’a pas établi la portée de l’examen des risques que la SPR doit faire au titre de la section E de l’article premier de la Convention.

 

[34]           L’objet de la deuxième question est de savoir si l’absence d’une crainte subjective suffit pour rendre une décision défavorable quant à l’examen des risques dans le cadre du troisième volet du critère Zeng :

[traduction]

 

Lorsqu’un décideur procède à l’examen des risques auxquels feraient face le demandeur d’asile dans son pays de nationalité, comme l’exige la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Zeng, 2010 CAF 118, au paragraphe 28, une conclusion de ce décideur selon laquelle un tel demandeur n’a pas démontré qu’il avait une crainte subjective de persécution, de risques et de menaces dans son pays de nationalité suffit‑elle pour rendre une décision défavorable quant à l’examen des risques dans ce contexte? (Questions proposées, à la page 2)

 

[35]           Le défendeur soutient qu’une conclusion défavorable quant à la crainte subjective peut, à elle seule, être déterminante pour l’application de la section E de l’article premier de la Convention, parce que la SPR n’est pas tenue de procéder à une analyse complète des facteurs d’inclusion.

 

[36]           L’objet de la troisième question est de savoir si la section E de l’article premier de la Convention exige que les demandeurs qui n’ont plus le statut de résident permanent dans un pays tiers démontrent qu’ils ne pourraient pas réacquérir ce statut dans ce même pays tiers :

[traduction]

 

Dans le contexte de l’application de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, lorsque le ministre a présenté une preuve prima facie que le demandeur d’asile avait un statut de résident permanent dans un pays tiers lorsqu’il a demandé l’asile au Canada et qu’il a fait en sorte que ce statut soit expiré au moment de l’audition de sa demande d’asile, devrait‑on appliquer la section E de l’article premier de la Convention à ce demandeur, s’il ne démontre pas que le dossier contient une preuve qui établit qu’il ne pourrait pas obtenir de nouveau le statut de résident permanent dans ce même pays tiers? (Questions proposées, aux pages 5 et 6)

 

[37]           En citant la décision Hassanzadeh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1494, 244 FTR 154, le défendeur fait valoir que les demandeurs qui ont volontairement perdu leur statut de résident permanent dans un pays tiers ont le fardeau d’expliquer pourquoi ils ne peuvent pas présenter une nouvelle demande et obtenir un nouveau visa de résident permanent.

 

[38]           En réplique, le demandeur principal fait valoir que la Cour doit examiner la question de savoir s’il croyait honnêtement qu’il était nécessaire de demander l’asile au Canada et si la section E de l’article premier de la Convention exclut les personnes recherchant le meilleur pays d’asile au risque de mettre leur vie en danger. Il fait valoir que l’affidavit de l’ancien membre des FARC établit que sa croyance selon laquelle il était exposé à un risque au Chili n’était pas objectivement non fondée, et que la protection de l’État, dans un pays en grande partie catholique, ne lui serait raisonnablement pas assurée.

 

[39]           Le demandeur principal ajoute que le facteur de risque du troisième volet du critère Zeng est celui qui prédomine. La question de savoir si une perte de statut dans un pays tiers est volontaire ou involontaire constitue un facteur du critère Zeng qu’on doit moduler en fonction de l’analyse relative aux risques. Le demandeur principal prétend également que la SPR ne pouvait conclure qu’il n’était pas exposé à un risque en se fondant seulement sur l’absence de crainte subjective.

 

VIII. Analyse

[40]           Le point consistant à savoir si les faits donnent ou non lieu à une exclusion au titre de l’article 98 de la Loi et de la section E de l’article premier de la Convention est une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité; cela s’applique à l’analyse effectuée par la SPR quant au risque et à la crainte subjective (Fonnoll c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1461).

 

[41]           Dans les cas où s’applique la norme de la raisonnabilité, la Cour ne peut intervenir que si les motifs de la SPR ne sont pas « justifiés, transparents ou intelligibles ». Pour satisfaire à cette norme, les décisions doivent aussi appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 SCC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[42]           L’arrêt de principe concernant l’application de l’article 98 de la Loi et de la section E de l’article premier de la Convention est celui de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Zeng, précitée, dans lequel la juge Carolyn Layden-Stevenson déclarait :

[28]      Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

 

[29]      Il appartiendra à la SPR de soupeser les facteurs et de déterminer si l’exclusion s’appliquera dans les circonstances.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[43]           La Cour doit décider si la SPR pouvait raisonnablement conclure qu’il ne seraient pas exposés à un risque en Colombie, parce que (i) le demandeur principal ne faisait objectivement pas face à un risque, puisque les FARC n’avaient jamais mis à exécution leurs menaces de mort; (ii) le fait qu’il se soit temporairement réclamé à nouveau de la protection de la Colombie à deux reprises n’était pas compatible avec une crainte subjective de persécution.

 

[44]           Dans ces circonstances, il était déraisonnable de conclure que le demandeur principal ne serait pas objectivement exposé à un risque du fait que les FARC n’avaient jamais exécuté leurs menaces de mort. La SPR doit procéder à un examen personnalisé du risque particulier auquel un demandeur est exposé (Belle c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1181, au paragraphe 20). Un examen personnalisé exigeait que la SPR tienne compte des circonstances entourant les menaces des FARC; surtout que le demandeur principal avait déménagé à Bogota, aux États‑Unis, à Bogota encore une fois et, finalement, au Chili, et ce en réponse à chacune des menaces de mort des FARC (Dossier certifié du tribunal, aux pages 100, 103 et 107).

 

[45]           Dans son analyse relative au risque objectif, la SPR n’a tout simplement pas tenu compte de la preuve présentée par le demandeur principal. Puisque la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité n’a pas été exposée « en termes clairs et explicites » (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (QL/Lexis) (CAF), au paragraphe 6), la Cour présume qu’elle croyait que les FARC menaçaient de tuer le demandeur principal et qu’en réponse, celui‑ci déménageait continuellement. Peut‑être qu’on pourrait raisonnablement conclure qu’un demandeur qui n’a jamais déménagé en réponse à des menaces n’ayant jamais été concrétisées ne faisait face à aucun risque objectif. Si, cependant, la SPR a admis le fait qu’un demandeur a déménagé à plusieurs reprises pour éviter que des menaces soient mises à exécution, cette inférence n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

 

[46]           La SPR ne pouvait pas, en l’absence d’une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité, raisonnablement décider que le demandeur principal n’avait pas de crainte subjective. La Cour est liée par l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Shanmugarajah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 583 (QL/Lexis), dans lequel on déclarait qu’il « est presque toujours téméraire pour une Commission, dans une affaire de réfugié où aucune question générale de crédibilité ne se pose, d’affirmer qu’il n’existe aucun élément subjectif de crainte de la part du demandeur » [non souligné dans l’original] (on y fait également référence aux décisions Camargo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1434, et Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1291).

 

[47]           Dans la décision Sukhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 427, le juge Yves de Montigny a décrit de façon claire le problème cognitif qui se pose si la SPR accepte le témoignage d’un demandeur au sujet du risque, mais conclu qu’il n’a pas de crainte subjective :

[27]      Si le commissaire voulait mettre en doute la crédibilité des demandeurs, il devait le dire explicitement et s’en expliquer. En l’absence d’une telle conclusion, il est difficile de comprendre pourquoi il a fini par conclure que les craintes des demandeurs n’avaient pas de fondement subjectif. S’il admet que la demanderesse a été deux fois victime d’une agression sexuelle, comment ne pouvait‑elle pas avoir une crainte subjective de retourner vers l’endroit où vivent ses agresseurs, dans un pays où les autorités ne veulent pas et/ou ne peuvent pas la protéger? [...]

 

[48]           Si la SPR croyait que les FARC avaient proféré des menaces de mort à l’encontre du demandeur principal, il est effectivement « difficile de comprendre » comment elle pouvait conclure qu’il ne les craignait pas (Sukhu, précitée, au paragraphe 27).

 

[49]           Le défendeur cite les décisions Zaied et Farfan, précitées, à l’appui de la proposition selon laquelle une absence de crainte subjective est fatale à une demande. Elles peuvent être distinguées de la présente affaire en raison du fait qu’elles soulèvent toutes les deux des problèmes de crédibilité (Zaied, au paragraphe 9; Farfan, au paragraphe 14).

 

[50]           Le défendeur a raison lorsqu’il affirme que la Cour ne devrait pas intervenir dans la façon que la SPR a pondéré les facteurs pertinents. Au paragraphe 29 de l’arrêt Zeng, précité, on déclare ceci : « Il appartiendra à la SPR de soupeser les facteurs et de déterminer si l’exclusion s’appliquera dans les circonstances. » La Cour, cependant, ne conclut pas que la décision de la SPR est déraisonnable en raison du poids que la SPR a accordé au facteur de risque. Elle conclut que la décision est déraisonnable, parce que l’analyse effectuée par la SPR relativement à ce facteur en particulier n’appartient pas aux issues possibles acceptables. Cela n’équivaut pas à soupeser les facteurs à nouveau.

 

[51]           La Cour refuse de certifier les questions proposées par le défendeur. Les questions proposées ne remplissent pas le critère énoncé dans l’arrêt Kunkel, précité. Dans cet arrêt, on a jugé qu’une question proposée ne satisfaisait au critère que s’il s’agissait d’une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel et qui transcendait le contexte particulier dans lequel elle se posait.

 

[52]           La première question quant à savoir si le critère Zeng exige une analyse complète des facteurs d’inclusion ne satisfait pas au critère énoncé dans Kunkel, parce qu’elle ne permettrait pas de régler un appel. La question déterminante dans la présente demande est de savoir si la SPR pouvait conclure que le demandeur n’avait pas de crainte subjective en l’absence d’une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité. Pour répondre à cette question, la Cour n’est pas tenue de se demander si l’analyse relative au risque dans le critère Zeng oblige de procéder à une analyse complète des facteurs d’inclusion au titre des articles 96 et 97 de la Loi. Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 : « Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure » (au paragraphe 12) [non souligné dans l’original]. Puisque la présente cour ne conclut pas qu’il était nécessaire d’examiner la première question pour régler la demande, elle ne sera pas certifiée au titre de l’alinéa 74d).

 

[53]           La deuxième question qui est de savoir si une absence de crainte subjective suffit pour rendre une décision défavorable quant à l’examen des risques dans le cadre du critère Zeng ne peut être certifiée parce qu’elle ne permettrait pas non plus de régler un appel. La question en litige dans le cadre du présent appel n’était pas de savoir si une absence de crainte subjective suffisait pour rendre une décision défavorable quant à l’examen des risques dans le cadre du critère Zeng, mais plutôt de savoir si la SPR pouvait, en l’absence d’une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité, raisonnablement conclure que le demandeur principal n’avait pas de crainte subjective. La Cour d’appel fédérale a réglé cette question dans l’arrêt Shanmugarajah, précité.

 

[54]           La troisième question qui a trait au fardeau qu’aurait un demandeur, au titre du critère Zeng, de démontrer pourquoi il ne peut pas présenter de nouveau une demande et obtenir un autre visa de résident permanent ne peut être certifiée. Tout comme les deux premières questions, la troisième ne permettait pas de régler un appel. La question de savoir si un demandeur pourrait retourner dans le pays tiers est l’un des facteurs non déterminants dans le troisième volet du critère Zeng que la SPR doit soupeser.

 

IX. Conclusion

[55]           Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision (de novo).

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision (de novo). Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7418-12

 

INTITULÉ :                                      RAMIREZ-OSORIO, ALEXANDER ET SILVA‑CAMARGO, PAOLA ANDREA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 25 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 3 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean-François Bertrand

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Normand Lemyre

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bertrand, Deslauriers Avocats inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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