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Date : 20130425

Dossier : IMM‑5014‑12

Référence : 2013 CF 429

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

SUJEEWAN SUPPAIAH

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Monsieur Sujeewan Suppaiah (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 mai 2012 par M. Edward Aronoff (le commissaire), commissaire de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR ou la Commission). Le demandeur prie la Cour d’annuler cette décision par laquelle le commissaire a conclu qu’il n’avait qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger.

 

[2]               Pour les motifs dont l’exposé suit, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

Les faits

 

[3]               Le demandeur, né au Sri Lanka le 1er janvier 1982, est d’ethnie tamoule et de religion hindoue. Il a quatre frères et sœur, dont trois ont obtenu l’asile au Canada; son frère cadet est resté au Sri Lanka, où il vivrait dans le Nord sous la protection de prêtres catholiques. Les parents du demandeur habitent actuellement à Neervely, village du district de Jaffna où la famille résidait avant d’être déplacée pour la première fois en 1994.

 

[4]               Neervely a été occupé par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) de 1990 à 1995. La famille du demandeur a éprouvé diverses difficultés pendant cette période et s’est vue obligée de déménager plusieurs fois en 1994 à cause de la guerre. Elle est retournée à Neervely en 1995, mais ses difficultés n’ont pas cessé pour autant.

 

[5]               Les problèmes particuliers au demandeur ont commencé en mars 2007, après qu’il eut achevé ses études et travaillé à la ferme familiale durant plusieurs années. Il a alors été arrêté, mis en détention et battu par l’armée sri‑lankaise (l’ASL), qui le soupçonnait d’appartenir aux TLET. Il a été relâché sur l’intervention de sa mère, à condition de se présenter journellement au poste militaire et de s’engager à dénoncer à l’ASL tout membre des TLET dont il apprendrait la présence au village. Après deux jours, l’ASL l’a dispensé de l’obligation de se présenter au poste.

 

[6]               Pendant le mois d’avril 2007, l’ASL s’en est encore une fois prise au demandeur alors qu’il travaillait aux champs. Il affirme que les soldats l’ont battu et qu’ils l’auraient peut‑être fusillé si sa mère n’était pas arrivée sur les entrefaites pour lui apporter à manger. Au cours de ce mois, il a été emmené plusieurs fois avec d’autres devant un homme masqué qui désignait les membres des TLET parmi eux; lui‑même, cependant, a été chaque fois relâché.

 

[7]               Inquiet pour sa sécurité, le demandeur a formé le projet de quitter le village. Voyant qu’il ne pouvait obtenir de permis de déplacement pour lui‑même, les membres de sa famille ont à leur tour demandé de tels permis, soi‑disant pour se rendre en Inde. Cependant, la famille s’est en fin de compte retrouvée à Colombo en mai 2007. Elle avait l’intention d’y rester, mais elle s’y est d’abord logée provisoirement dans un gîte avec d’autres Tamouls.

 

[8]               L’un des frères du demandeur établis au Canada a alors proposé que la famille reste à Colombo et se fasse parrainer par lui. Cependant, les difficultés ont continué, du fait que la police contrôlait fréquemment l’identité des pensionnaires du gîte. À un moment donné, les policiers ont emmené les frères Suppaiah au commissariat avec d’autres jeunes Tamouls, les ont interrogés, leur ont ordonné de se déshabiller, et ne les ont relâchés qu’après que le propriétaire du gîte eut signé un formulaire de libération ou de nature similaire.

 

[9]               En juillet 2007, les policiers ont encore une fois emmené les frères Suppaiah et d’autres jeunes Tamouls au commissariat, leur ont dit qu’ils ne devraient pas séjourner à Colombo et les ont mis dans un autocar qui les a conduits à une école située à Vavuniya, dans le Nord du Sri Lanka. Les jeunes Tamouls ont été ramenés à Colombo le lendemain, mais la famille du demandeur est néanmoins partie peu après pour Vavuniya.

 

[10]           Bien qu’il eût d’abord craint de quitter la maison en raison des activités de groupes tamouls armés, notamment le Parti démocratique populaire de l’Eelam (l’EPDP), l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul (le PLOTE) et l’Organisation de libération de l’Eelam tamoul (la TELO), le demandeur a suivi un cours d’électricien de février à septembre 2008, faisant l’aller‑retour quotidien entre l’école et chez lui dans la peur. Il a par la suite travaillé comme apprenti.

 

[11]           À partir de novembre 2008, l’EPDP a exigé de l’argent des Suppaiah sous la menace à trois reprises, mais il a en fin de compte cessé de les harceler lorsqu’ils lui eurent expliqué qu’ils n’en avaient pas puisqu’ils avaient été déplacés.

 

[12]           Comme ils craignaient de le voir enlever ou arrêter par l’ASL après la fin de la guerre en mai 2009 et que la demande canadienne de parrainage était encore à l’examen, les parents du demandeur ont décidé de l’envoyer séparément au Canada avec l’aide d’un agent. Ils n’avaient pas les moyens d’y envoyer leurs deux fils. Le demandeur a donc quitté Vavuniya le 11 février 2010 pour arriver au Canada le 3 juin de la même année après être passé par Dubaï, la Russie, Cuba, l’Équateur, le Belize, le Guatemala, le Mexique et les États‑Unis.

 

[13]           Selon une lettre du père du demandeur datée du 31 mars 2012, des militants de l’EPDP se sont présentés chez les Suppaiah après que le demandeur eut quitté le Sri Lanka, ont menacé leur fils resté au pays, et ont exigé la remise de tout leur argent et de tous leurs bijoux. Bien que les Suppaiah eurent versé ce qu’on leur avait exigé, les hommes armés ont réclamé plus d’argent, qu’ils ont ordonné au couple d’obtenir de ses enfants établis à l’étranger. Ils ont dit aux Suppaiah qu’ils reviendraient et leur ont défendu de signaler ce qui était arrivé à la police ou aux médias. Lorsque ces hommes ont téléphoné pour exiger de nouveau de l’argent en menaçant le fils resté au Sri Lanka, ses parents l’ont envoyé se cacher chez des prêtres catholiques. Les parents ont d’abord habité chez des amis, puis ils sont rentrés à Neervely après qu’on eut cassé les vitres de leur maison à Vavuniya.

 

[14]           Lors d’une visite à ses parents à Neervely, des militants de l’EPDP ont reconnu le jeune Suppaiah, l’ont poursuivi, et n’ont abandonné leur poursuite qu’après qu’il fut heurté par une voiture et eut éveillé l’attention autour d’eux. Craignant pour sa sécurité, les prêtres catholiques l’ont envoyé au siège de leur communauté, situé dans le Nord, où il continue de sentir sa vie menacée.

 

[15]           Le père explique dans sa lettre qu’il n’a pas informé le demandeur de ces faits au moment même parce qu’il ne voulait pas lui causer d’inquiétudes.

 

La décision contrôlée

 

[16]           Le commissaire conclut que le demandeur n’a pas qualité de « réfugié au sens de la Convention » sous le régime de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), ni celle de « personne à protéger » sous le régime de son paragraphe 97(1). Il prend acte que le demandeur motive sa demande d’asile par la crainte fondée d’être persécuté en tant que jeune Tamoul de sexe masculin du Nord du Sri Lanka, par les opinions politiques qu’on lui attribue – c’est‑à‑dire par le fait d’être perçu comme un sympathisant ou un membre des TLET – et par sa nationalité.

 

[17]           Dans sa récapitulation des allégations du demandeur, le commissaire fait observer que ce dernier « a vécu sans problèmes [à Vavuniya à partir de 2007] jusqu’à son départ pour le Canada en février 2010 » (paragraphe 4 de la décision contrôlée). Bien que la transcription de l’audience révèle que le demandeur a contesté ce point de vue, arguant de ce que la famille avait eu des démêlés avec l’EPDP à Vavuniya (dossier du tribunal, page 590), il a convenu avec le commissaire qu’il avait pu étudier et travailler comme apprenti durant son séjour dans cette localité. Cependant, son frère cadet n’était pas alors autorisé à aller à l’école, et leur père ne travaillait pas parce que cela aurait été dangereux.

 

[18]           Malgré sa conclusion selon laquelle le demandeur a vécu à Vavuniya sans problèmes, le commissaire reconnaît que la situation n’était pas stable et que la famille a été victime à trois reprises de tentatives d’extorsion par des militants de l’EPDP. Il fait toutefois remarquer que le harcèlement a cessé lorsque les parents eurent expliqué qu’ils étaient des personnes déplacées.

 

[19]           Le commissaire note que le demandeur n’a jamais eu de liens avec les TLET et que l’ASL ne l’aurait pas relâché aux diverses occasions où il affirme avoir été mis en détention si elle l’avait considéré comme un membre de cette organisation. Le demandeur a reconnu à l’audience, constate également le commissaire, que l’ASL n’aurait jamais délivré un permis autorisant sa famille à se rendre en Inde si elle l’avait pris pour un membre des TLET.

 

[20]           Le commissaire rappelle que le demandeur et son frère ont été relâchés sans autres conséquences chaque fois qu’ils ont été incarcérés à Colombo, et que le demandeur détenait entre juillet 2007 et février 2010 une carte d’identité qui lui a permis de travailler à Vavuniya. Le demandeur n’a jamais été mis en détention ni interrogé pendant cette période, alors qu’on arrêtait les membres et sympathisants présumés des TLET, en particulier après la fin de la guerre. Enfin, note le commissaire, le demandeur a été autorisé à quitter le Sri Lanka en février 2010 sur la foi de son propre passeport.

 

[21]           Se fondant sur ce qui précède, le commissaire conclut que non seulement le demandeur n’est pas lié aux TLET, mais que l’ASL est également convaincue qu’il ne l’est pas. Exception faite des personnes soupçonnées de liens avec les TLET, fait observer le commissaire, la vie des Tamouls s’est améliorée depuis que cette organisation a déposé les armes en mai 2009. Il cite un document du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR) daté de 2010 qui analyse ces progrès et selon lequel toutes les demandes d’asile de Tamouls sri‑lankais peuvent de nouveau être appréciées individuellement. Ce document énumère certains profils qui exigent encore un examen particulièrement attentif, mais les jeunes Tamouls ne comptent pas parmi ces groupes. Le commissaire écrit ce qui suit :

Le demandeur d’asile a été victime de harcèlement parce qu’il était un jeune Tamoul, mais les actes du gouvernement au cours de la guerre civile n’appuient pas la conclusion selon laquelle il serait perçu aujourd’hui comme une personne ayant des liens avec les TLET.

 

[22]           Le commissaire conclut que le demandeur ne correspond pas au profil des personnes qu’on soupçonnerait d’avoir des liens avec les TLET (profil défini dans les lignes directrices du HCR comme encore soumis à risque) et que, suivant la prépondérance des probabilités, il n’y a pas de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté au Sri Lanka.

 

[23]           Pour ce qui concerne la crainte du demandeur de se voir enlever par des membres de l’EPDP, étayée par la lettre de son père et exprimée dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) mis à jour, le commissaire déclare mettre « en doute la crédibilité de cette mise à jour » (paragraphe 13 de la décision contrôlée), étant donné que selon sa demande d’asile, formée en juin 2010, ses parents vivaient déjà à Neervely et que, suivant son FRP, signé en juillet de la même année, son frère y habitait aussi. Percevant des contradictions dans les modifications apportées par le demandeur à son FRP, le commissaire conclut qu’il n’aurait pas été en mesure de déclarer que sa famille vivait déjà à Neervely si les allégations contenues dans la lettre de son père étaient vraies.

 

[24]           Étant donné son appréciation de la crédibilité de la lettre, le commissaire a conclu que les parents du demandeur, et son frère aussi très probablement, habitaient à Neervely depuis environ deux ans, et qu’aucun élément ne tendait à établir qu’ils aient fait l’objet de menaces ou de harcèlement de la part de militants de l’EPDP.

 

[25]           Pour ce qui concerne l’affirmation du demandeur selon laquelle tout le monde est menacé par l’EPDP, le commissaire cite des éléments de preuve donnant à penser que cette organisation ne prend pour cibles que les personnes soupçonnées d’appuyer les TLET ou de se battre dans leurs rangs, de sorte qu’elle ne constituerait pas un risque pour le demandeur. Le commissaire invoque un deuxième document, émanant du haut‑commissariat du Royaume‑Uni à Colombo, selon lequel les déclarations d’un policier et d’un fonctionnaire sri‑lankais établissent que les groupes paramilitaires n’opèrent plus à Jaffna ou ne constituent plus un problème sérieux. Il cite ensuite plusieurs documents décrivant les activités en cours de l’EPDP, mais conclut qu’aucun élément de preuve ne laisse supposer que cette organisation mettrait le demandeur individuellement en danger, en particulier si l’on considère que, même dans l’hypothèse où serait constatée l’existence d’un risque d’extorsion, celui‑ci constituerait un risque général.

 

Les questions en litige

 

[26]           La présente demande soulève trois questions principales :

            i)          La Commission a‑t‑elle fait une erreur en omettant de prendre en considération les documents les plus récents sur la situation au Sri Lanka?

 

            ii)         La décision du commissaire est‑elle raisonnable étant donné le choix qu’il a fait de n’accorder aucun poids au FRP mis à jour du demandeur ni aux renseignements communiqués par le père de ce dernier?

 

            iii)        Le commissaire s’est‑il trompé en omettant d’apprécier l’argument de l’avocate du demandeur selon lequel celui‑ci courrait un risque au Sri Lanka en tant que rapatrié?

 

Analyse

 

[27]           Comme le rappelle le demandeur, la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait et aux conclusions sur la crédibilité est celle du caractère raisonnable; voir Selvalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 251, paragraphe 20. Il est maintenant de droit constant que le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de ladite décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit; voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47.

 

[28]           Le demandeur soutient que le fait pour le commissaire de ne pas avoir apprécié ses observations sur le risque qu’il courrait au Sri Lanka en tant que rapatrié constitue un manquement à la justice naturelle, qui porte atteinte à son droit à une audition équitable. Cette position ne me paraît pas défendable au vu des faits de l’espèce. Il est très probable que la Commission n’a pas examiné explicitement cet argument dans ses motifs parce qu’elle l’a implicitement jugé mal fondé. Cette conclusion est une question de fait et de crédibilité, tout comme les deux autres points que le demandeur met en litige.   

 

i)          La Commission a‑t‑elle fait une erreur en omettant de prendre en considération les documents les plus récents sur la situation au Sri Lanka?

 

[29]           Le demandeur soutient que le commissaire a fait une erreur fondamentale dans son analyse de la situation au Sri Lanka en se fondant exclusivement sur le document du HCR de 2010 et en ne tenant pas compte de documents plus récents sur cette situation. Se basant lui‑même sur trois Réponses à des demandes d’information datées de juillet et d’août 2011, le demandeur avance que, contrairement aux conclusions du commissaire, la situation au Sri Lanka se détériore en fait, et que l’on constate de nouveau des meurtres et des disparitions parmi les jeunes Tamouls du Nord de sexe masculin. Le demandeur a aussi produit un choix volumineux d’articles portant sur des meurtres et des enlèvements de jeunes gens de cette catégorie. Enfin, le demandeur cite dans son mémoire complémentaire la décision de fraîche date Sivapathasuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 486), où le juge Martineau a estimé déraisonnable une conclusion fondée sur le document susdit du HCR, étant donné la preuve documentaire plus récente dont on disposait au moment de l’audience. À ce même sujet, le demandeur a produit en pièces complémentaires une décision de la SPR favorable à un demandeur d’asile sri‑lankais et une décision d’examen des risques avant renvoi, favorable aussi, concernant un demandeur de même nationalité.

 

[30]           Je conviens avec l’avocate du demandeur que la non‑prise en considération d’éléments de preuve substantielle par un tribunal administratif constitue une erreur donnant lieu à révision et que la Commission est tenue de mentionner les éléments de preuve importants relatifs à la situation du pays d’origine qui contredisent ses conclusions finales; voir Polgari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 626 (CF 1re inst.). Cependant, l’examen attentif des éléments de preuve documentaire récents produits par le demandeur ne me convainc pas que la Commission a commis une erreur en n’y faisant pas référence.

 

[31]           Premièrement, comme le rappelle le défendeur, le commissaire a en fait cité des éléments de preuve plus récents que le document du HCR aux paragraphes 14 et 15 de sa décision, et il a lui‑même versé au dossier un ensemble de documents daté du 9 février 2012 au début de l’audience de la demande d’asile. Reconnaissant que la situation au Sri Lanka fluctue continuellement, il a déclaré avoir examiné certaines parties de cette documentation et décidé qu’elle devrait figurer au dossier.

 

[32]           Deuxièmement, chose plus importante, la décision de la Commission se fonde principalement sur la conclusion que les autorités sri‑lankaises ne soupçonnent pas le demandeur d’appartenir aux TLET. La Commission a induit cette conclusion des constatations suivantes : le demandeur a été relâché chaque fois qu’il avait été arrêté et mis en détention; lui‑même et sa famille ont pu obtenir des permis de sortie les autorisant à se rendre en Inde; il détenait une carte d’identité qui lui a permis de travailler à Vavuniya de juillet 2007 à février 2010; il n’a été ni mis en détention ni interrogé à la fin de la guerre, alors qu’on arrêtait les personnes soupçonnées d’être des membres ou des sympathisants des TLET; et il a pu quitter le Sri Lanka en février 2010 en utilisant son propre passeport. Il était raisonnablement permis à la Commission de conclure de ces faits que le demandeur n’était pas soupçonné de militer pour les TLET.

 

[33]           La lecture attentive des trois Réponses à des demandes d’information produites par le demandeur en pièces annexées à son affidavit complémentaire ne permet pas de conclure que les personnes non soupçonnées d’appartenir aux TLET risquent plus qu’une simple possibilité de persécution. Les Sri‑Lankais d’ethnie tamoule, en particulier les hommes de 18 à 35 ans, paraissent hélas faire encore fréquemment l’objet de harcèlement, de préjugés et même de discrimination dans leur pays. La première RDI, datée du 12 juillet 2011 (LKA103782.E), signale un accroissement, depuis février 2011, des activités de surveillance, d’arrestation et d’incarcération de Tamouls soupçonnés d’être des membres ou des sympathisants des TLET. La deuxième RDI, datée du 22 août 2011 (LKA103816.E), indique que l’obligation pour les Tamouls de s’enregistrer aux postes de police a été rétablie en juillet dans diverses parties de Colombo. Le troisième de ces documents, daté du 15 août 2011 (LKA103784.E), examine les voies de recours ouvertes aux Tamouls de Jaffna qui ont été victimes d’atteintes aux droits de la personne et les difficultés auxquelles doit faire face la Commission des droits de la personne du Sri Lanka. Aucun de ces documents n’entame la validité des conclusions consignées dans les lignes directrices du HCR de 2010, selon lesquelles toutes les demandes d’asile doivent faire l’objet d’une appréciation individuelle et que les risques que pourraient courir les personnes présentant des profils déterminés (dont le demandeur ne correspond à aucun) exigent un examen particulièrement attentif.

 

[34]           Le demandeur a soutenu devant la CISR qu’il courrait encore un risque s’il rentrait au Sri Lanka parce qu’il pourrait être pris pour cible sur le soupçon d’avoir des liens avec les TLET. Cet argument, sans autres précisions, pèche manifestement par insuffisance. Comme l’a écrit la juge Tremblay‑Lamer au paragraphe 20 de Marthandan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 628 :

Pour bénéficier de la protection du Canada en vertu de l’article 97 de la LIPR, le demandeur doit démontrer l’existence probable d’un risque personnalisé et qu’il s’agit d’un risque auquel d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne sont généralement pas exposées : voir Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182, [2011] ACF no 222 (QL) et Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, [2009] ACF no 143 (QL). Le simple fait d’être un jeune homme tamoul de l’est du Sri Lanka ne constitue pas un risque personnalisé. Le tribunal a trouvé que les actes de la SLA envers le demandeur semblent toujours avoir été instigués par le groupe Pillaiyan, et qu’il a pu obtenir un passeport sri lankais et sortir du pays, et ce, malgré le fait que les Tamouls du nord et de l’est font l’objet d’une attention accrue de la part des autorités. En tenant compte de cela, et en considérant qu’il n’a jamais été associé au TLET et que le gouvernement sri lankais a libéré des milliers de cadres du TLET, le tribunal a conclu que l’intérêt des autorités sri lankaises envers le demandeur, s’il y en a, est minime et qu’il n’existe qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté à Trincomalee ou dans le reste du pays. Je suis d’avis que la décision du tribunal appartient aux issues possibles acceptables.

 

[35]           Je pense comme le défendeur que les décisions favorables de la SPR et d’un agent d’ERAR touchant d’autres demandeurs d’asile sri‑lankais qu’invoque le demandeur ne lui sont d’aucun secours. Il est absolument dépourvu de pertinence, s’agissant du caractère raisonnable de la décision attaquée, que des tribunaux administratifs différents saisis de faits différents aient décidé en faveur des demandeurs d’asile. Rappelons en outre que la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable et non celle de la décision correcte. Il n’est pas pertinent qu’un autre décideur ait statué différemment sur une autre demande, même formée par un parent du demandeur, parce qu’il existe dans la plupart des cas plusieurs issues possibles acceptables, plutôt qu’une seule correcte.

 

[36]           Enfin, la présente espèce se distingue de l’affaire qui a donné lieu à la décision du juge Martineau dans Sivapathasuntharam, précitée. Premièrement, il apparaît que la décision contrôlée dans cette affaire ne faisait que deux pages et que l’un des motifs principaux invoqués pour la contester était que la SPR avait omis d’effectuer une analyse approfondie et détaillée des éléments de preuve tendant à établir des changements fondamentaux dans la situation du Sri Lanka. Le juge Martineau a conclu que, effectivement, les éléments de preuve documentaire examinés par la SPR et cités dans la décision attaquée avaient été « choisis » très sélectivement et « analysés très rapidement » (paragraphe 17). Or je ne pense pas qu’on puisse dire de même de la décision ici contrôlée. Celle‑ci est exhaustive et bien motivée, et, comme je le disais plus haut, le commissaire s’est appuyé sur un bon nombre de documents relatifs à la situation du Sri Lanka, dont l’un ne date que de février 2012. Qui plus est, le demandeur dans l’affaire Sivapathasuntharam paraît avoir été relâché plus d’une fois contre le paiement d’un pot‑de‑vin, ce qui n’est pas le cas de l’auteur de la demande ici considérée. Pour tous ces motifs, je conclus que l’affaire Sivapathasuntharam se distingue nettement de la présente espèce.

 

ii)         La décision du commissaire est‑elle raisonnable étant donné le choix qu’il a fait de n’accorder aucun poids au FRP mis à jour du demandeur ni aux renseignements communiqués par le père de ce dernier?

 

[37]           Le demandeur fait valoir, en réponse à la conclusion du commissaire sur la crédibilité de la lettre de son père, qu’il savait au moment de son arrivée au Canada que sa famille avait quitté Vavuniya pour rentrer à Neervely, mais qu’il ignorait pourquoi et n’avait aucune raison de penser que son frère ne s’y trouverait pas avec eux. Selon le demandeur, cette conclusion du commissaire manifeste une compréhension entièrement erronée de la preuve.

[38]           La Commission avait le droit de comparer le FRP d’origine et sa version modifiée, et d’induire de cette comparaison que le demandeur avait essayé d’enjoliver son récit. Il s’agit là d’une question de crédibilité, que le commissaire était beaucoup mieux placé pour trancher que ne l’est la Cour.

 

[39]           En outre, le demandeur n’a pas établi que les éléments écartés par le commissaire auraient suffi à changer sa conclusion. Les allégations rejetées mettaient en rapport la persécution du frère du demandeur avec les activités d’extorsion de l’EPDP et non avec une quelconque conclusion ou hypothèse selon laquelle le frère aurait des liens avec les TLET. Le demandeur n’a pas prouvé qu’il était déraisonnable de la part du commissaire d’avoir conclu que l’extorsion par l’EPDP constitue un risque général au Sri Lanka, pas plus qu’il n’a réfuté l’argument du défendeur selon lequel l’ampleur de la criminalité dans le pays d’origine d’un demandeur d’asile ne suffit pas en soi à établir la persécution; voir Rajaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 865, paragraphe 33. Par conséquent, le demandeur n’a pas démontré que, même dans le cas où la Cour conclurait que le commissaire a fait une erreur en refusant de prendre en considération les modifications de son FPR, une telle erreur serait décisive ou permettrait de tenir pour déraisonnable la décision finale dudit commissaire.

 

iii)        Le commissaire s’est‑il trompé en omettant d’apprécier l’argument de l’avocate du demandeur selon lequel celui‑ci courrait un risque au Sri Lanka en tant que rapatrié?

 

[40]           Dans les derniers paragraphes de ses observations, l’avocate du demandeur affirme que le commissaire s’est trompé en omettant d’effectuer une analyse du risque auquel son client serait exposé au Sri Lanka en tant que rapatrié. Elle rappelle avoir soulevé cette question dans les dernières observations qu’elle a présentées à l’audience et y avoir explicitement fait référence à un rapport du groupe britannique Freedom from Torture, qui expose de multiples cas de torture de rapatriés sri‑lankais, dont un bon nombre ne présentaient pas de profil particulier. Elle soutient que le fait pour le commissaire d’avoir passé ces arguments sous silence constitue une erreur donnant lieu à révision, ainsi qu’une violation de la justice naturelle qui porte atteinte au droit du demandeur à une audition équitable.

 

[41]           Encore une fois, je pense comme le défendeur que la Commission ne s’est pas trompée en n’analysant pas ce risque. Le demandeur n’a pas déclaré dans son FRP qu’il serait menacé en tant que rapatrié, pas plus qu’il n’a témoigné à l’audience sur cette question. Le fait que son avocate ait mentionné en passant un document donné dans les observations orales qu’elle a présentées à la fin de l’audience ne déclenchait pas pour la Commission l’obligation d’examiner ce nouveau motif de persécution dans sa décision. S’il est vrai que l’omission de prendre en considération un motif complémentaire de persécution peut porter un coup fatal à la décision de la Commission, je conviens avec le juge Near (qui siège maintenant à la Cour d’appel) que tel n’est pas le cas lorsque ce motif est invoqué après coup, sans être étayé par la preuve, plutôt que de constituer l’un des éléments fondamentaux de la demande d’asile; voir Paramanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 338, paragraphes 14 à 19.

 

[42]           En outre, le rapport de Freedom from Torture, bien qu’il expose les cas de 35 victimes de torture au Sri Lanka dont 14 ont passé un certain temps à l’étranger avant d’être expulsées vers ce pays, ne dit pas que les personnes expulsées vers le Sri Lanka y soient systématiquement mises en détention et torturées; au contraire, il précise que toutes les victimes ont déclaré avoir été prises pour cibles en raison de liens réels ou supposés avec les TLET (dossier du tribunal, page 409). On peut lire aussi ce qui suit dans la conclusion de ce même document : [TRADUCTION] « Les éléments médico‑légaux réunis par Freedom from Torture établissent que, malgré la cessation officielle des hostilités, les Tamouls ayant des liens réels ou supposés avec les TLET restent exposés à un risque particulier de détention et de torture au Sri Lanka » (dossier du tribunal, page 430).

 

[43]           Comme le commissaire a conclu que les autorités sri‑lankaises ne pensaient pas sérieusement que le demandeur appartienne aux TLET ou ait un lien quelconque avec eux, on ne peut induire du document de Freedom from Torture qu’il serait exposé à un risque plus grand du fait qu’il rentrerait au Sri Lanka en tant que rapatrié.

 

Conclusion

 

[44]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de questions à la certification, et la présente espèce n’en soulève aucune qui en serait susceptible.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de questions à la certification, et la présente espèce n’en soulève aucune qui en serait susceptible.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5014‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  SUJEEWAN SUPPAIAH c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 14 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 25 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Pavol Janura

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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