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Date : 20130417

Dossier : IMM-9448-12

Référence : 2013 CF 387

Montréal (Québec), le 17 avril 2013

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

ROSA CHINCHILLA RAMIREZ

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Au préalable

[1]               Le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [tribunal] par laquelle le tribunal a décidé, suite à une audience de révision de détention tenue le 28 août 2012, de remettre la défenderesse en liberté, sous certaines conditions.

 


II. Introduction

[2]               L’article 58 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] prévoit que le tribunal prononce la mise en liberté de l’étranger ou du résident permanent sauf sur preuve de certains faits. En revanche, lorsque ces faits sont établis le tribunal peut ordonner la détention.

58.      (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

 

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

 

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

 

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée;

 

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger — autre qu’un étranger désigné qui était âgé de seize ans ou plus à la date de l’arrivée visée par la désignation en cause — n’a pas été prouvée mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger;

 

 

 

 

e) le ministre estime que l’identité de l’étranger qui est un étranger désigné et qui était âgé de seize ans ou plus à la date de l’arrivée visée par la désignation en cause n’a pas été prouvée.

58.      (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that

 

(a) they are a danger to the public;

 

 

 

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

 

 

(c) the Minister is taking necessary steps to inquire into a reasonable suspicion that they are inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality, criminality or organized criminality;

 

 

 

 

 

(d) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national — other than a designated foreign national who was 16 years of age or older on the day of the arrival that is the subject of the designation in question — has not been, but may be, established and they have not reasonably cooperated with the Minister by providing relevant information for the purpose of establishing their identity or the Minister is making reasonable efforts to establish their identity; or

 

(e) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national who is a designated foreign national and who was 16 years of age or older on the day of the arrival that is the subject of the designation in question has not been established.

 

[3]               L’article 244 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement] prévoit :

244. Pour l’application de la section 6 de la partie 1 de la Loi, les critères prévus à la présente partie doivent être pris en compte lors de l’appréciation :

 

a) du risque que l’intéressé se soustraie vraisemblablement au contrôle, à l’enquête, au renvoi ou à une procédure pouvant mener à la prise, par le ministre, d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi;

 

b) du danger que constitue l’intéressé pour la sécurité publique;

 

c) de la question de savoir si l’intéressé est un étranger dont l’identité n’a pas été prouvée.

244. For the purposes of Division 6 of Part 1 of the Act, the factors set out in this Part shall be taken into consideration when assessing whether a person

 

(a) is unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2) of the Act;

 

 

 

(b) is a danger to the public; or

 

 

(c) is a foreign national whose identity has not been established.

 

[4]               L’article 245 énumère les critères qui doivent servir à évaluer le risque de fuite du détenu qui risque de faire l’objet de toute procédure pouvant mener à la prise, par le ministre, d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR :

245. Pour l’application de l’alinéa 244a), les critères sont les suivants :

 

a) la qualité de fugitif à l’égard de la justice d’un pays étranger quant à une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale;

 

b) le fait de s’être conformé librement à une mesure d’interdiction de séjour;

 

c) le fait de s’être conformé librement à l’obligation de comparaître lors d’une instance en immigration ou d’une instance criminelle;

 

d) le fait de s’être conformé aux conditions imposées à l’égard de son entrée, de sa mise en liberté ou du sursis à son renvoi;

 

e) le fait de s’être dérobé au contrôle ou de s’être évadé d’un lieu de détention, ou toute tentative à cet égard;

 

f) l’implication dans des opérations de passage de clandestins ou de trafic de personnes qui mènerait vraisemblablement l’intéressé à se soustraire aux mesures visées à l’alinéa 244a) ou le rendrait susceptible d’être incité ou forcé de s’y soustraire par une organisation se livrant à de telles opérations;

 

 

g) l’appartenance réelle à une collectivité au Canada.

 

245. For the purposes of paragraph 244(a), the factors are the following:

 

(a) being a fugitive from justice in a foreign jurisdiction in relation to an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament;

 

(b) voluntary compliance with any previous departure order;

 

(c) voluntary compliance with any previously required appearance at an immigration or criminal proceeding;

 

(d) previous compliance with any conditions imposed in respect of entry, release or a stay of removal;

 

 

(e) any previous avoidance of examination or escape from custody, or any previous attempt to do so;

 

(f) involvement with a people smuggling or trafficking in persons operation that would likely lead the person to not appear for a measure referred to in paragraph 244(a) or to be vulnerable to being influenced or coerced by an organization involved in such an operation to not appear for such a measure; and

 

(g) the existence of strong ties to a community in Canada.

 

[5]               L’article 246 du Règlement précise les facteurs dont le tribunal doit tenir compte pour décider si une personne constitue un danger pour le public. Par ailleurs, lorsqu’il existe des motifs de détention, les critères devant généralement être pris en considération avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté de la personne détenue, sont énumérés à l’article 248 du Règlement :

246. Pour l’application de l’alinéa 244b), les critères sont les suivants :

 

a) le fait que l’intéressé constitue, de l’avis du ministre aux termes de l’alinéa 101(2)b), des sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) ou des alinéas 115(2)a) ou b) de la Loi, un danger pour le public au Canada ou pour la sécurité du Canada;

 

b) l’association à une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi;

 

c) le fait de s’être livré au passage de clandestins ou le trafic de personnes;

 

d) la déclaration de culpabilité au Canada, en vertu d’une loi fédérale, quant à l’une des infractions suivantes :

 

(i) infraction d’ordre sexuel,

 

(ii) infraction commise avec violence ou des armes;

 

e) la déclaration de culpabilité au Canada quant à une infraction visée à l’une des dispositions suivantes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances:

 

(i) article 5 (trafic),

 

(ii) article 6 (importation et exportation),

 

(iii) article 7 (production);

 

 

f) la déclaration de culpabilité ou la mise en accusation à l’étranger, quant à l’une des infractions suivantes qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale :

 

(i) infraction d’ordre sexuel,

 

(ii) infraction commise avec violence ou des armes;

 

g) la déclaration de culpabilité ou la mise en accusation à l’étranger de l’une des infractions suivantes qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à l’une des dispositions suivantes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances:

 

(i) article 5 (trafic),

 

(ii) article 6 (importation et exportation),

 

(iii) article 7 (production).

 

 

[…]

 

248. S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

 

a) le motif de la détention;

 

b) la durée de la détention;

 

 

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

 

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé;

 

 

e) l’existence de solutions de rechange à la détention.

 

246. For the purposes of paragraph 244(b), the factors are the following:

 

(a) the fact that the person constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada or a danger to the security of Canada under paragraph 101(2)(b), subparagraph 113(d)(i) or (ii) or paragraph 115(2)(a) or (b) of the Act;

 

(b) association with a criminal organization within the meaning of subsection 121(2) of the Act;

 

(c) engagement in people smuggling or trafficking in persons;

 

(d) conviction in Canada under an Act of Parliament for

 

 

 

(i) a sexual offence, or

 

 

(ii) an offence involving violence or weapons;

 

 

(e) conviction for an offence in Canada under any of the following provisions of the Controlled Drugs and Substances Act, namely,

 

 

 

 

(i) section 5 (trafficking),

 

(ii) section 6 (importing and exporting), and

 

(iii) section 7 (production);

 

(f) conviction outside Canada, or the existence of pending charges outside Canada, for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament for

 

(i) a sexual offence, or

 

 

(ii) an offence involving violence or weapons; and

 

 

(g) conviction outside Canada, or the existence of pending charges outside Canada, for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under any of the following provisions of the Controlled Drugs and Substances Act, namely,

 

 

 

(i) section 5 (trafficking),

 

(ii) section 6 (importing and exporting), and

 

(iii) section 7 (production).

 

         (...)

 

248. If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

 

 

(a) the reason for detention;

 

(b) the length of time in detention;

 

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

 

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department or the person concerned; and

 

(e) the existence of alternatives to detention.

 

[La Cour souligne].

 

[6]               En l’espèce, la demande est devenue théorique, et ce n’est pas contesté par le demandeur, étant donné que la défenderesse a volontairement quitté le Canada avant la date prévue pour l’exécution de sa mesure de renvoi. La défenderesse a été par la suite arrêtée et détenue aux États-Unis. Toutefois, le demandeur demande à la Cour d’exercer néanmoins son pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur le mérite de la demande, considérant l’urgence et la gravité de la situation. Même s’il n’existe plus aucune conséquence pratique à la résolution des questions en litige dans le cas présent, le demandeur prétend qu’il conteste une pratique qu’il qualifie de « constante » du tribunal, et invite la Cour à intervenir dans le cadre de son rôle d’élaboration du droit, afin de sanctionner les décisions déraisonnables prises par les décideurs lors des révisions de détention, en définissant les limites de leurs pouvoirs, et ce, notamment, pour éviter que des décisions similaires ne soient rendues dans le futur.

[7]               Après avoir pris connaissance du dossier et des arguments des parties, et après avoir attentivement considéré les enjeux soulevés par le demandeur à la lumière du test élaboré par la Cour suprême dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, la Cour est d’avis que son intervention est requise en l’espèce.

 

[8]               Pour les motifs qui suivent, la Cour constate qu’effectivement, il ne s’agit pas d’un cas isolé. Il existe en effet une pratique de plus en plus courante au sein du tribunal qui favorise la mise en liberté des détenus sous des conditions de libération entièrement déraisonnables dans leurs circonstances, alors qu’aucune alternative véritable ne soutient la mise en liberté. Même si la défenderesse ne constituait pas un danger pour le public suivant les critères de l’article 246 du Règlement, et que l’intervention de la Cour ne serait probablement pas nécessaire dans la présente cause, ne serait-elle pas devenue sans objet pratique, la Cour est d’avis que la situation actuelle requiert son intervention. La passivité judiciaire peut parfois coûter excessivement cher, surtout lorsque des contraintes et impératifs de sécurité sont en jeu.

 

III. Faits pertinents

[9]               La défenderesse est une citoyenne guatémaltèque et sans statut au Canada. Elle est célibataire et mère de deux enfants mineurs. Elle est arrivée au Canada le 21 août 2005 et a fait une demande d’asile, laquelle demande fut rejetée le 2 juin 2006, essentiellement en raison du manque de crédibilité de la défenderesse. La demande de contrôle judiciaire de la défenderesse a l’égard de cette décision a été rejetée le 7 septembre 2006.

 

[10]           Par la suite, une demande d’Évaluation des risques avant renvoi [ERAR] de la défenderesse a été rejetée le 30 avril 2008. Le 22 septembre 2009, la décision ERAR négative à été remise à la défenderesse en mains propres. À la même occasion, elle a été convoquée à une entrevue prévue pour le 19 octobre 2009, afin de préparer son renvoi. La défenderesse ne s’est pas présentée à cette entrevue.

 

[11]           Le 26 octobre 2009, un mandat d’arrestation a été émis à l’égard de la défenderesse.

 

[12]           Dans l’intervalle, la défenderesse a obtenu un permis de travail valable jusqu’au 15 décembre 2009. Le 29 décembre 2009, la défenderesse a demandé la prolongation de son permis de travail. Elle ne s’est cependant pas présentée à deux entrevues qui ont été successivement fixées pour les fins de cette demande, le 5 octobre 2010 et le 3 février 2011.

 

[13]           Le 25 août 2012, la défenderesse a été arrêtée par les Services de police de Montréal pour une accusation de vol à l’étalage. À compter de ce moment, la défenderesse a été détenue par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] en raison du mandat d’arrestation qui pesait contre elle depuis le 26 octobre 2009. Cependant, aucune accusation criminelle n’a été portée contre elle.

 

[14]           Le 27 août 2012, la défenderesse a eu une entrevue avec un agent d’exécution de la loi, au cours de laquelle elle a été avisée que son renvoi était prévu pour le 3 septembre 2012. Selon les notes de l’agente, la défenderesse a indiqué à ce moment qu’elle ne s’est pas présentée à son entrevue du 19 octobre 2009 parce qu’elle craignait d’être expulsée du Canada, qu’elle travaillait toujours à temps plein alors que son permis de travail n’était plus valide ni renouvelé, qu’elle était mère de deux enfants dont l’un de citoyenneté canadienne et qu’elle ne pouvait retourner au Guatemala.

 

IV. Décision contestée du tribunal

[15]           Le 28 août 2012, une audience a été tenue devant le tribunal pour réviser les motifs de la détention de la défenderesse. L’ASFC soutenait essentiellement que le défaut de la défenderesse de respecter trois convocations antérieures et les raisons invoquées pour ces défauts justifiaient sa détention ferme jusqu’à son renvoi, alors prévu pour le 3 septembre 2012. La défenderesse soutenait que, malgré son défaut de respecter ses engagements antérieurs, il existait toujours une alternative raisonnable et qu’elle pouvait être libérée sans caution, sous les conditions de mise en liberté habituelles.

 

[16]           Le tribunal a reconnu que la défenderesse a fait défaut de se présenter en entrevue pour tenter de régulariser son statut, et ce, à trois reprises, et qu’elle a résidé sans statut au Canada pendant trois ans. Toutefois, le tribunal a décidé d’émettre une ordonnance libérant la défenderesse sous les conditions habituelles de remise en liberté, considérant notamment que la défenderesse demeurait à la même adresse pendant toute cette période, qu’elle répondait à son téléphone et qu’elle n’était donc pas non joignable pour l’ASFC, même si cette dernière n’a pas tenté de la localiser ou l’arrêter. De plus, le tribunal a noté que la défenderesse était consciente qu’il fallait renouveler son permis de conduire et qu’elle avait fait une demande pour ce faire. 

 

[17]           Le tribunal a finalement conclu que la défenderesse, de par son attitude, ne démontrait pas une intention de fuir et que c’était par peur d’être renvoyée du Canada qu’elle refusait de se présenter à ses rendez-vous. Le tribunal a ajouté qu’il existait une alternative suffisante dans les circonstances, qu’il revenait au demandeur de prendre les mesures nécessaires afin d’exécuter le renvoi et à la défenderesse de se présenter à cette fin.

 

[18]           Les conditions de mise en liberté de la défenderesse incluaient :

         se présenter aux dates, heure et lieu que fixe l’ASFC ou la Section de l’immigration pour se conformer à toute obligation qui lui est imposée sous le régime de la Loi, y compris le renvoi, si nécessaire;

         communiquer son adresse à l’ASFC avant d’être libérée du centre de détention et, si elle déménage, en informer l’ASFC en personne et à l’avance;

         à compter du 29 août 2012, se présenter à tous les jours ouvrables aux bureaux de l’ASFC à Montréal;

         confirmer son départ auprès de l’ASFC avant de quitter le Canada; et,

         ne pas travailler sans permis de travail.

 

[19]           Suite à la décision du tribunal, le renvoi de la défenderesse a été reporté au 24 septembre 2012, le temps pour le demandeur d’obtenir du Consulat du Guatemala un document de voyage pour le fils canadien de la défenderesse.

 

[20]           La défenderesse ne s’est pas présentée pour son renvoi à cette date et un autre mandat d’arrestation a été émis à son égard le 25 septembre 2012. Le 27 septembre 2012, la défenderesse a été arrêtée sur le territoire américain.

 

V. Points en litige

[21]           (1) Le tribunal pouvait-il libérer immédiatement la défenderesse alors que celle-ci ne proposait aucune alternative à sa détention?

(2) Considérant que la défenderesse présentait un risque de fuite, les conditions de libération émises par le tribunal étaient-elles raisonnables en ce qu’elles contrebalançaient adéquatement ce risque?

(3) Le tribunal a-t-il commis un manquement de justice naturelle en ne motivant pas suffisamment sa décision?

 

[22]           La jurisprudence a établi que la question de savoir si le tribunal a omis de tenir compte des facteurs pertinents, tout comme celle de l’évaluation de la preuve qui lui est présentée, doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. Toutefois, même si la suffisance des motifs n’est plus envisagée sous l’angle de l’équité procédurale depuis Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 SCC 62, [2011] 3 RCS 708, la jurisprudence est à l’effet que si le tribunal a fait totalement abstraction des critères pertinents, la norme de la décision correcte s’applique (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B001, 2012 CF 523, 409 FTR 74 aux para 6-7 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B004, 2011 CF 331, 387 FTR 79 aux para 17-19).

 

[23]           Cependant, il n’est pas contesté que cette affaire soulève, d’abord et avant tout, une question de nature théorique, de sorte que la Cour doit se demander si, compte tenu des faits d’espèce et du fondement de la décision contestée, elle doit tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire même si l’issue de cette demande de contrôle judiciaire n’aura aucune répercussion réelle et actuelle sur les parties.

 

VI. Analyse

Question préliminaire : la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la présente affaire, devenue maintenant théorique?

 

[24]           Le test en deux volets permettant de déterminer si la Cour peut se prononcer sur une affaire théorique, tel que formulé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski, ci-dessus, est bien connu :

[16]      La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

 

[25]           En effet, la Cour doit d’abord décider si sa décision va toucher aux droits des parties. En l’espèce, le demandeur reconnaît qu’il n’y a pas de litige actuel entre les parties du fait du départ de la défenderesse aux États-Unis, mais il soumet que la contestation de la défenderesse du caractère déraisonnable de la décision l’ayant mise en liberté démontre que les parties continuent à avoir des intérêts opposés dans un débat contradictoire.

[26]           Le fait que l’issue de la présente instance n’aurait plus d’effet pratique pour la défenderesse, puisqu’elle ne se trouve plus sur le territoire canadien, n’est pas déterminant à lui seul selon le test de Borowski, ci-dessus. La Cour doit décider s’il y a lieu pour elle d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire en tenant compte des facteurs suivants, tels qu’élaborés dans Borowski.

 

[27]           Premièrement, la Cour doit se demander si le litige a sa source dans le système contradictoire. Cette exigence pourrait être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure (Borowski, au para 31). Deuxièmement, il faut déterminer si l’examen de la cause est conforme à une saine économie des ressources judiciaires. Tel est notamment le cas dans (i) les causes dans lesquelles la décision de la Cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action (Borowski au para 35); (ii) les causes qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique. Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu (Borowski au para 36); ou encore (iii) les causes où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher. Il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l’incertitude du droit. (Borowski au para 37).

 

[28]           Le premier facteur n’est pas neutre en l’espèce. Il est vrai que malgré la disparition du litige actuel, les parties sont toujours opposées dans un débat contradictoire puisque la défenderesse a engagé un avocat pour défendre sa cause devant la Cour et que, par ailleurs, la possibilité que la défenderesse revienne un jour au Canada n’est pas exclue.

 

[29]           Les impératifs d’économie des ressources judiciaires appuient aussi la position du demandeur. Le demandeur prétend qu’il conteste une pratique qu’il qualifie de « constante » du tribunal, et prétend qu’il s’agit de la seule façon pour la Cour d’y mettre un terme en en définissant les limites. Selon le demandeur, la Cour doit intervenir dans le cadre de son rôle d’élaboration du droit, afin de sanctionner les décisions déraisonnables prises par les décideurs du tribunal afin de mieux définir les limites de leur pouvoir et éviter que des décisions similaires soient rendues dans le futur.

 

[30]           La Cour souscrit à cet argument. Les critères du deuxième volet du test Borowski sont ici satisfaits. Non seulement la résolution de l’affaire aura des effets futurs concrets sur les droits des parties, mais encore il s’agit d’un cas de nature répétitive qui s’inscrit dans une pratique de plus en plus constante du tribunal. Enfin, l’intérêt public exige aussi que la Cour se prononce sur le fond de cette affaire.

 

(1) Le tribunal pouvait-il libérer immédiatement la défenderesse alors que celle-ci ne proposait aucune alternative à sa détention?

 

[31]           Le demandeur soutient qu’il n’existait aucune alternative à la détention de la défenderesse dans les circonstances, puisque les seules conditions de libération qu’elle proposait n’avaient pas été respectées par elle dans le passé. Il soumet que le tribunal n’a pas évalué le risque de fuite de la défenderesse ainsi que le risque qu’elle refuse, de nouveau, de se présenter pour l’exécution de son renvoi, étant donné qu’elle était sous le coup d’un mandat d’arrestation pour avoir déjà omis de se présenter pour son renvoi et qu’elle ne s’était pas présentée à deux convocations afin d’éviter son arrestation. Par ailleurs, le demandeur soumet que les explications de la défenderesse à l’effet que c’était par peur d’être renvoyée du Canada qu’elle refusait de se présenter lorsqu’elle était convoquée par les autorités d’immigration n’auraient pas dû être retenues par le tribunal comme justifiant le comportement de la défenderesse. 

 

[32]           La Cour en convient que le tribunal s’est basé uniquement sur les facteurs moins pertinents qui étaient en faveur de la libération immédiate de la défenderesse, tels que le fait qu’elle n’avait pas tenté de se cacher en changeant son adresse de domicile. Ce faisant, le tribunal a fait abstraction du risque de fuite de la défenderesse, de son défaut répétitif de se présenter à des entrevues afin de régulariser son statut au Canada, et du motif véritable de sa détention, à savoir l’existence d’un mandat d’arrestation qui pesait contre elle depuis le 26 octobre 2009.

 

(2) Considérant que la défenderesse présentait un risque de fuite, les conditions de libération émises par le tribunal étaient-elles raisonnables en ce qu’elles contrebalançaient adéquatement ce risque?

 

[33]           Selon le demandeur, n’eût été de la libération immédiate de la défenderesse, le demandeur aurait immédiatement saisi la Cour d’une requête urgente lui demandant de surseoir à sa libération. En effet, l’absence de conditions suffisantes de libération, telles que le versement d’une somme d’argent ou d’une caution, a empêché le ministre de se pourvoir devant la Cour avant que la défenderesse ne soit remise en liberté.

 

[34]           La Cour reconnaît qu’il était déraisonnable pour le tribunal de n’imposer à la défenderesse que des conditions qu’elle avait omis de respecter dans le passé et qu’elle n’était pas susceptible de pouvoir respecter dans les circonstances. En effet, à la lecture de ces conditions, on a du mal à comprendre sur la base de quelle condition exigible et envisageable pour la défenderesse le tribunal a ordonné de mettre fin à sa détention. Plus important encore, aucune des conditions imposées par le tribunal n’était de nature à obliger la défenderesse de respecter la planification de son renvoi, ni de nature à réduire ses chances de fuite. Ce faisant, le tribunal a erré dans son évaluation des critères prévus aux articles 245 et 248 du Règlement. Une telle décision ne saurait appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », et elle est par conséquent déraisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

 

(3) Le tribunal a-t-il commis un manquement de justice naturelle en ne motivant pas suffisamment sa décision?

 

[35]           Le demandeur prétend que le tribunal n’a pas adéquatement motivé sa décision de façon à permettre aux parties et à la Cour d’en apprécier le caractère raisonnable.

 

[36]           En effet, suivant les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Ralph c Canada (Procureur général), 2010 CAF 256, aux paragraphes 17-19, les motifs de la décision doivent comporter suffisamment de renseignements pour permettre, d’une part, à une partie de comprendre son fondement et de décider s’il convient ou non d’en demander la révision judiciaire, et d’autre part, à la cour de révision d’évaluer si le tribunal a satisfait aux normes minimales de légalité. Une décision est donc justifiée et intelligible lorsque son fondement est précisé et qu’il est compréhensible, rationnel et logique.

 

[37]           À la lumière de ces critères, la Cour est satisfaite que les motifs de la décision sous étude ne sont pas suffisants et adéquats puisqu’ils ne permettent pas aux parties, et à la Cour, de comprendre le raisonnement et les précautions prises par le tribunal afin de réduire le risque de fuite de la défenderesse. Le fait que le tribunal aurait dû développer davantage son raisonnement est d’autant plus pertinent que la défenderesse devait comprendre la raison, la nature et l’étendue de ses conditions de libération, pour se sentir tenue de les respecter. Or, le tribunal ne s’est pas prononcé sur le caractère suffisant et approprié de l’alternative proposée par la défenderesse et ne l’a pas justifiée au regard des circonstances. Le tribunal ne s’est pas prononcé non plus sur le caractère suffisant et exigible des conditions imposées et n’a pas expliqué en quoi elles pouvaient raisonnablement contrebalancer le risque de fuite de la défenderesse.

 

VII. Conclusion

[38]           Pour toutes les raisons ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les avocats des parties n’ont pas proposé de question pour certification et la Cour convient que cette affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accordée. Aucune question d’importance générale à certifier.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9448-12

 

INTITULÉ :                                      LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                            c ROSA CHINCHILLA RAMIREZ

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 16 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 17 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Émilie Tremblay

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Vincent Desbiens

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Monterosso et associés

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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