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Date : 20130416

Dossier : IMM-4978-12

Référence : 2013 CF 380

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2013

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

TEWOLDE GEBREMEDHIN

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, M. Tewolde Gebremedhin, est un citoyen de l’Érythrée résidant actuellement au Kenya. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de personne à charge de son épouse, une réfugiée au sens de la Convention qui vit au pays. De 1978 à mai 1991, le demandeur a travaillé pour Commission des secours et de la reconstruction (la CSR), un organisme du gouvernement éthiopien sous Mengistu Haile Mariam. L’une des principales responsabilités de la CSR était de distribuer l’aide alimentaire aux civils de la région de l’Érythrée en Éthiopie (maintenant un pays distinct). À cette époque, de nombreux civils mouraient de faim ou étaient déplacés de force. Le demandeur a été questionné, dans le cadre du processus de demande, sur son rôle personnel au sein de la CSR. Il ne fait apparemment aucun doute qu’il travaillait pour cette commission et qu’il coordonnait le transport de l’aide alimentaire dans certaines parties de l’Érythrée les plus touchées par la famine.

 

[2]               Dans une décision datée du 3 avril 2012, un gestionnaire du Programme d’immigration (l’agent) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes des alinéas 35(1)a) et b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à cause de son rôle au sein de la CSR.

 

[3]               Le demandeur réclame le contrôle judiciaire de la décision et allègue que l’agent a commis les erreurs suivantes :

 

1.                  l’agent a enfreint le principe de l’équité en ne divulguant pas le mémoire préparé par les fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) sur lequel il s’est appuyé;

 

2.                  la décision était déraisonnable, parce que :

 

a)                  l’agent a commis une erreur en concluant à la complicité du demandeur sans avoir établi que ce dernier avait lui-même pris part à des crimes contre l’humanité;

b)                  l’agent a commis une erreur en concluant que le demandeur était un haut fonctionnaire, puisqu’il n’a pas apprécié correctement sa fonction au sein du régime de Mengistu Haile Mariam (souvent désigné comme le régime du « Dergue »).

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que la décision devrait être infirmée. En bref, il n’y a pas eu d’atteinte à l’équité procédurale et la décision est raisonnable en ce qu’elle « [appartient] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

Cadre législatif

 

[5]               Le demandeur a été jugé interdit de territoire au Canada, aux termes des alinéas 35(1)a) et b) de la LIPR, sur la base des crimes contre l’humanité commis par le Dergue :

      35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

      a)   commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

      b)   occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

      35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

      (a)  committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

      (b)  being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

 

[6]               L’agent a conclu que le demandeur était un haut fonctionnaire occupant un poste de rang supérieur au sens de l’alinéa 35(1)b) et de l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/202-227 (le Règlement) :

      16. Pour l’application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi, occupent un poste de rang supérieur au sein d’une administration les personnes qui, du fait de leurs actuelles ou anciennes fonctions, sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages, notamment :

 

      a)   le chef d’État ou le chef du gouvernement;

 

      b)   les membres du cabinet ou du conseil exécutif;

 

      c)   les principaux conseillers des personnes visées aux alinéas a) et b);

 

      d)   les hauts fonctionnaires;

 

      e)   les responsables des forces armées et des services de renseignement ou de sécurité intérieure;

 

      f)    les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang;

 

      g)   les juges.

      16. For the purposes of paragraph 35(1)(b) of the Act, a prescribed senior official in the service of a government is a person who, by virtue of the position they hold or held, is or was able to exert significant influence on the exercise of government power or is or was able to benefit from their position, and includes

 

 

 

      (a)  heads of state or government;

 

      (b)  members of the cabinet or governing council;

 

      (c)  senior advisors to persons described in paragraph (a) or (b);

 

      (d)  senior members of the public service;

 

      (e)  senior members of the military and of the intelligence and internal security services;

 

      (f)   ambassadors and senior diplomatic officials; and

 

 

      (g)  members of the judiciary.

 

 

L’équité procédurale

 

[7]               Durant son appréciation de la demande, l’agent a reçu un rapport initial de l’Unité des crimes de guerre de l’ASFC à qui il avait renvoyé le cas. Une lettre relative à l’équité, datée du 8 juin 2011, a été transmise au demandeur pour l’informer des préoccupations de l’agent. Ce dernier a réclamé et obtenu un deuxième rapport de l’ASFC, après que le demandeur eut répondu à la lettre relative à l’équité. Ces deux rapports de l’ASFC n’ont pas été fournis au demandeur avant que l’agent ne rende une décision.

 

[8]               Le demandeur fait valoir que la non-divulgation des rapports de l’ASFC portait atteinte à l’équité procédurale, puisque la lettre relative à l’équité était générale et pas assez détaillée pour qu’il puisse répondre valablement aux allégations de complicité qui le visaient. D’après lui, cette lettre n’évoquait pas la manière dont il avait rejoint les rangs de l’organisation, ni la question de savoir s’il aurait pu la quitter plus tôt, ni l’étendue de ses connaissances, alors que ces sujets étaient probablement traités dans la note de service de l’ASFC. Le demandeur invoque la décision Pusat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 428, 388 FTR 49, aux paragraphes 30 à 32 (Pusat), dans laquelle l’agent avait omis de divulguer un rapport de l’ASFC contenant des allégations détaillées touchant l’appartenance du demandeur à une organisation terroriste.

 

[9]               Je reconnais que l’omission de divulguer un rapport sur lequel l’agent d’immigration s’est appuyé soulève la question de savoir si le demandeur a pu ou non participer de manière significative au processus décisionnel (Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] 3 CF 3, au paragraphe 22). Cependant, cela ne veut pas dire que le défaut de fournir le document lui-même a automatiquement entraîné une atteinte à l’équité procédurale. Les faits sont différents dans chaque affaire. La question pertinente n’est pas de savoir si le document a été remis, mais si les renseignements ont été communiqués au demandeur.

 

[10]           Quant à savoir si le demandeur a été suffisamment renseigné sur les allégations le concernant pour lui permettre d’intervenir d’une manière significative, je note que les éléments les plus importants du mémoire de l’ASFC ont été transmis dans la lettre relative à l’équité :

 

                     Le demandeur occupait un poste supérieur au sein du gouvernement éthiopien pendant qu’il travaillait pour la CSR. Il était chef du transport à Asmara entre 1980 et 1984 et a également exercé ses fonctions à Massawa (1984‑1990) et à Seraya (1990‑1991). Il relevait du commissaire de la CSR pour l’Érythrée, qui était lui-même sous la responsabilité du haut-commissaire de la CSR à Addis-Abeba.

 

                     De par ses activités au sein de la CSR, le demandeur a été complice de deux crimes contre l’humanité commis par le gouvernement éthiopien, en contravention du paragraphe 7(1) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 RTNU 38544, Doc ONU A/CONF 183/9 (le Statut de Rome) :

 

                   déportation ou transfert forcé de population;

 

                   extermination en laissant délibérément des civils mourir de faim, alors que des quantités considérables d’aide alimentaire, prêtes à être distribuées, n’ont pas été utilisées.

 

                     Des sources publiques documentent ces actes commis contre des civils par le gouvernement éthiopien, en particulier durant la famine de 1983 à 1985. La CSR a détourné l’argent et l’aide alimentaire au profit des forces gouvernementales et des milices. Elle se servait des systèmes de transport pour les déplacements forcés et l’acheminement des armes plutôt que pour la distribution de la nourriture et du matériel de secours.

 

                     Le demandeur était responsable du transport de l’aide alimentaire du port de Massawa vers les sept districts de l’Érythrée et la région du Tigray. Il s’agissait là des zones les plus sévèrement touchées par la famine.

 

[11]           Le demandeur affirme que les renseignements concernant la manière dont il a rejoint les rangs de la CSR et le fait qu’il ne s’en soit pas dissocié auraient dû lui être fournis. Je ne suis pas de cet avis.

 

[12]           Le demandeur oublie que ces éléments ont été abordés durant son entrevue, lorsque l’agent l’a interrogé sur son emploi à la CSR. Celui-ci lui a spécifiquement demandé d’expliquer comment il avait commencé à travailler pour cette organisation, et de fournir des détails sur toute la période de son mandat. À la fin de l’entrevue, l’agent lui a indiqué que ces questions se rapportaient à une interdiction de territoire. Le demandeur aurait donc dû savoir que ces renseignements étaient pertinents au regard des allégations qui le visaient.

 

[13]           Le demandeur soutient également que le contenu du rapport de l’ASFC intéressant sa connaissance de la situation aurait dû être divulgué. L’examen de ce document démontre toutefois que les allégations pertinentes ont été directement reproduites dans la lettre relative à l’équité. Eu égard au poste que le demandeur occupait au sein de la CSR et aux atrocités commises par cette organisation, l’agent a conclu qu’il n’était pas plausible que le demandeur ait ignoré ou ait pu ignorer ces atrocités. Par ailleurs, la lettre relative à l’équité le déclare complice de crimes contre l’humanité, ce qui implique ou présuppose un certain degré de connaissance.

 

[14]           En ce qui concerne l’allégation contenue dans la lettre relative à l’équité, selon laquelle 90 p. 100 de l’aide internationale (alimentaire et financière) a été détournée au profit du gouvernement et des milices, le demandeur fait valoir que la source documentaire de ce chiffre aurait dû lui être communiquée. Ce n’est pas un enjeu d’équité procédurale. Tous ces documents étaient accessibles au public, y compris au demandeur, ce que la lettre relative à l’équité mentionnait spécifiquement. De plus, le demandeur a répondu à cette estimation par des éléments de preuve documentaire provenant de Human Rights Watch dans ses observations.

 

[15]           En somme, les renseignements pertinents au regard des allégations d’interdiction de territoire contenues dans le mémoire de l’ASFC figuraient dans la lettre détaillée relative à l’équité envoyée au demandeur, ou ont été abordés avec lui durant son entrevue.

 

[16]           La décision Pusat, invoquée par le demandeur, peut être écartée; dans cette affaire, aucune lettre relative à l’équité n’avait été envoyée (Pusat, précitée, aux paragraphes 16 et 32). Au fond, ce que les demandeurs réclamaient dans Pusat a été fourni en l’espèce.

 

[17]           Compte tenu des faits de la présente affaire, je conclus qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

 

La raisonnabilité de la décision

 

A.        L’alinéa 35(1)a)

 

[18]           L’alinéa 35(1)a) de la LIPR s’applique à des individus qui ont personnellement commis des crimes contre l’humanité ou qui ont été complices de telles infractions (Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 224, [2011] 3 RCF 417, aux paragraphes 52 à 60 ainsi que 69 et 70 (Ezokola)). Les crimes contre l’humanité supposent un acte criminel, commis dans le contexte d’une attaque systématique contre des civils ou un groupe déterminé, ainsi qu’une intention criminelle (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, aux paragraphes 128 à 130 (Mugesera)).

 

[19]           Pour établir l’interdiction de territoire au titre de cette disposition, la norme de preuve est les « motifs raisonnables de croire », comme l’indique l’article 33 de la LIPR. Cette norme exige davantage qu’un « simple soupçon », mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités (Mugesera, précité, aux paragraphes 114 et 115).

 

[20]           La complicité au titre de l’alinéa 35(1)a) doit se démontrer par une participation personnelle et consciente si l’organisation en cause n’en est pas une qui vise des fins limitées et brutales (Ezokola, précité, aux paragraphes 52 à 57).

 

[21]           Cependant, une participation active et directe – comprise comme l’aide et l’encouragement à la perpétration d’atrocités – n’est pas requise. Si un haut fonctionnaire demeure à son poste, défend les intérêts du gouvernement pour lequel il travaille et a connaissance des atrocités commises, cela suffit pour démontrer la complicité (Ezokola, précité, au paragraphe 72; Nsika c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1026, [2012] ACF no 1112, au paragraphe 18 (Nsika)).

 

[22]           Dans l’arrêt Bahamin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 171 NR 79, [1994] ACF no 961 (Bahamin), la Cour d’appel fédérale a énoncé six facteurs permettant d’établir la participation : la nature de l’organisation; la méthode de recrutement; le poste occupé au sein de l’organisation; la connaissance des atrocités; la période passée au service de l’organisation; l’opportunité d’en quitter les rangs. Les facteurs Bahamin sont encore reconnus par la Cour fédérale et sont toujours applicables (Nsika, précitée, aux paragraphes 23 et 25).

 

[23]           Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, certains faits ne sont pas contestés. Laisser des gens mourir de faim et les expulser par la force peut être considéré comme un crime contre l’humanité (Statut de Rome, paragraphes 7(1), 7(2); Hagos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1214, 5 Imm LR (4th) 130, aux paragraphes 68 à 70 et 75 à 80). Le gouvernement de l’Éthiopie dirigé par Mengistu Haile Mariam de 1974 à 1991 est désigné comme un régime s’étant livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne et ayant commis un génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, au sens de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Bien qu’il conteste le fait que 90 p. 100 de l’aide internationale ait été détournée, le demandeur ne nie pas que des milliers d’Érythréens ont été affamés ou déplacés de force pendant qu’il travaillait pour la CSR comme directeur du transport et agent de district dans les zones les plus touchées.

 

[24]           Compte tenu de ces faits non contestés, la question que l’agent devait trancher était de savoir si le demandeur avait été complice de ces crimes contre l’humanité.

 

[25]           Le demandeur affirme que la conclusion de l’agent quant à sa complicité est déraisonnable, car la participation active n’a pas été envisagée dans le contexte d’une organisation qui, en plus d’avoir commis des atrocités, a aussi apporté une aide humanitaire légitime. Je ne suis pas d’accord. La participation active n’est pas requise pour démontrer la complicité. Par ailleurs, l’analyse raisonnable des facteurs Bahamin, à laquelle s’est livré l’agent afin d’apprécier la participation, donne un fondement suffisant à cette conclusion.

 

[26]           Les notes de l’agent montrent bien que les six facteurs Bahamin ont été envisagés. Ce dernier s’en est servi pour apprécier raisonnablement la participation du demandeur.

 

[27]           L’agent a tenu compte du fait que le demandeur avait joint les rangs de la CSR de son plein gré et qu’il avait travaillé pour cette organisation et celles qui lui avaient succédé pendant vingt ans. Il s’en est dissocié volontairement et rien n’indique qu’il ait tenté de la quitter plus tôt.

 

[28]           L’agent a également conclu que le demandeur occupait un poste important – il était [traduction] « chef du transport (comme directeur) » et [traduction] « agent de district », soit l’équivalent d’un [traduction] « directeur principal », et il se plaçait lui-même à un rang élevé dans la hiérarchie de la CSR. L’agent a donné préséance à la preuve que le demandeur a fournie à l’entrevue plutôt qu’à celle qui est ultérieure à la réception de la lettre relative à l’équité, puisqu’il n’avait alors aucune raison de minimiser ses fonctions. Cette pondération de la preuve et la conclusion voulant que le demandeur ait occupé un [traduction] « poste parmi les rangs supérieurs de la CSR » étaient raisonnables.

 

[29]           Les fonctions du demandeur en matière de transport, notamment de nourriture, donnent à penser qu’il a participé à des crimes de guerre liés à la distribution de l’aide alimentaire, ou qu’à tout le moins, il a fermé les yeux. Le demandeur était responsable de [traduction] « la coordination dans les ports au moment de la famine », il [traduction] « représentait [les districts] aux fins de la distribution alimentaire » et [traduction] « coordonn[ait] le transport de fret dans l’Érythrée et le Nord de l’Éthiopie – le Tigray – les régions les plus durement touchées par la famine ». Par ailleurs, la preuve documentaire a établi que la CSR [traduction] « avait reçu plus de 90 pour cent de l’argent et de la nourriture » envoyés comme secours d’urgence. Même si ce niveau de détournement de 90 p. 100 est, dans les faits, inexact, il reste que des quantités considérables d’aide alimentaire ont été redistribuées alors que le demandeur occupait un poste associé à d’importantes fonctions de surveillance.

 

[30]           L’agent a examiné l’argument du demandeur selon lequel la CSR avait apporté une aide humanitaire véritable. Cependant, en analysant la connaissance qu’avait le demandeur de la situation, l’agent a conclu qu’il était impossible que le demandeur ait ignoré les atrocités commises, car ses responsabilités et sa fonction consistaient à coordonner l’aide alimentaire dans les régions les plus touchées par la famine. Cette conclusion est d’ailleurs raisonnable et s’appuie sur la preuve dont disposait l’agent.

 

[31]           Le rôle important qu’a joué le demandeur dans la distribution alimentaire et le transport de fret dans les régions les plus affectées par la famine, son association volontaire avec la CSR pendant vingt ans, sa connaissance probable des crimes commis et le fait qu’il ne se soit pas dissocié plus tôt de cette organisation, tout cela étaye sa participation indirecte et sa complicité au regard de la norme des motifs raisonnables de croire. La conclusion de l’agent concernant la complicité du demandeur au titre de l’alinéa 35(1)a) appartient aux issues possibles acceptables.

 

B.        L’alinéa 35(1)b)

 

[32]           En plus d’avoir conclu qu’il était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, l’agent a considéré que le rang supérieur du demandeur au sein de la CSR justifiait la même conclusion au titre de l’alinéa 35(1)b).

 

[33]           Aux termes de l’alinéa 35(1)b), sont interdits de territoire au Canada les individus ayant occupé un poste de rang supérieur – au sens du Règlement – au sein d’un gouvernement qui se livre ou s’est livré à des violations graves ou répétées des droits de la personne. Comme nous l’avons déjà mentionné, la catégorie des hauts fonctionnaires est énoncée à l’article 16 du Règlement. Pour établir l’interdiction de territoire au titre de cette disposition, la norme de preuve est également les « motifs raisonnables de croire » (Mugesera, précité, aux paragraphes 114 et 115).

 

[34]           L’alinéa 35(1)b) de la LIPR oblige le décideur à déterminer si le demandeur occupait un poste de rang supérieur sur la base d’une preuve adéquate (Hamidi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 333, 289 FTR 110, aux paragraphes 24 à 26).

 

[35]           D’après le guide opérationnel de CIC, ENF 18, sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, l’interdiction de territoire d’un individu ayant occupé un poste de rang supérieur dans le gouvernement sera établie aux termes de l’alinéa 35(1)b) si le régime est désigné, que l’intéressé a occupé le poste en question et qu’il s’agissait bien d’un poste de rang supérieur (affidavit de Salima Sajan , à la page 12). Ce document explique également comment l’agent peut procéder pour savoir si le poste en est un de rang supérieur :

[…] Si l’on peut prouver que le poste est dans la moitié supérieure de l’organisation, on peut considérer qu’il est un poste de rang supérieur. Un autre moyen de l’établir est celui des preuves de responsabilités liées au poste et du type de travail effectué ou des types de décisions prises (à défaut d’être prises par le demandeur, par les titulaires de postes analogues).

 

[36]           Comme nous l’avons déjà mentionné, le gouvernement de l’Éthiopie dirigé par Mengistu Haile Mariam de 1974 à 1991 est désigné comme un régime qui s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne, qui a commis un génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, au sens de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. La question est de savoir si le demandeur occupait un poste de rang suffisamment élevé au sein de la CSR pour pouvoir inférer qu’il appartenait à ce régime.

 

[37]           Contrairement à ce que soutient le demandeur dans ses observations, l’agent a envisagé la question sous le bon angle en concluant qu’il occupait un poste de rang supérieur dans le gouvernement, et pas seulement au sein de la CSR. Il s’agit maintenant de savoir si cette conclusion était raisonnable.

 

[38]           Comme l’illustrent la décision et ses notes, l’agent a tenu compte du fait que le demandeur avait qualifié ses emplois de [traduction] « directeur » et de [traduction] « directeur principal » au moment de l’entrevue. Ces deux postes ne sont séparés du plus haut responsable de la CSR que par une personne. L’agent a également considéré les observations du demandeur faisant réponse à la lettre relative à l’équité procédurale suivant lesquelles il n’occupait pas un poste de rang supérieur et qu’il y avait eu un malentendu quant à la nature des ses titres d’emploi. L’agent a conclu que ce dernier essayait de minimiser ses responsabilités, puisque cette affirmation était incompatible avec la preuve fournie à l’entrevue et dans sa demande.

 

[39]           À mon avis, les conclusions de l’agent étaient raisonnables.

 

[40]           Premièrement, la preuve documentaire démontre que la CSR était une organisation importante au sein du gouvernement éthiopien. D’après un rapport de Human Rights Watch, la CSR était un [traduction] « service gouvernemental puissant » dont le mandat était [traduction] « de prévenir de futures famines et d’en améliorer l’issue, et de coordonner l’aide internationale ». Le rapport ajoute que [traduction] « la CSR et les organisations bénévoles travaillant à ses côtés […] ont reçu plus de 90 pour cent de l’argent et de la nourriture » envoyés comme secours d’urgence. Cela donne à penser que la CSR jouait un rôle important au sein du gouvernement, et qu’elle a une part importante de responsabilité au regard des crimes contre l’humanité liés au détournement de l’aide alimentaire mentionnés par l’agent.

 

[41]           Deuxièmement, la preuve que le demandeur a fournie durant son entrevue est en accord avec un poste de rang supérieur non seulement au sein de la CSR, mais aussi du gouvernement éthiopien :

 

                     le demandeur était chef du transport à Asmara de 1980 à 1984; durant cette période, il relevait du représentant de la CSR pour l’Érythrée, qui relevait lui‑même du bureau du commissaire à Addis-Abeba;

 

                     le demandeur était chargé de la distribution de l’aide alimentaire à partir du port de Massawa vers les sept districts de l’Érythrée;

 

                     en 1984, le demandeur est devenu l’agent de district à Massawa, où ses fonctions consistaient notamment à s’occuper de la distribution de l’aide alimentaire et à coordonner le transport du fret vers l’Érythrée et le Tigray, dans le Nord de l’Éthiopie, régions les plus durement touchées par la famine;

 

                     le demandeur a expliqué que le poste qu’il occupait à Massawa équivalait à celui d’un directeur principal.

 

[42]           Dans l’organigramme dessiné à l’entrevue, le poste du demandeur ne se trouve que deux échelons en dessous de celui du commissaire de la CSR, qui était au sommet de la hiérarchie. Compte tenu du rôle crucial de l’organisation, il n’était pas déraisonnable de conclure que le demandeur était un haut fonctionnaire.

 

[43]           Enfin, il était raisonnable que l’agent mette en doute la preuve fournie par le demandeur en réponse à la lettre relative à l’équité, et qu’il donne préséance à sa preuve antérieure. Le motif pour lequel le demandeur a minimisé son rôle au sein de la CSR et du gouvernement éthiopien ainsi que les différentes descriptions qu’il a données de ses emplois étaient des facteurs pertinents que l’agent était en droit de pondérer.

 

[44]           Le demandeur a soumis de longues observations en réponse à la lettre relative à l’équité. Relativement à sa position au sein de la CSR, il a produit une lettre du ministère de l’Agriculture et du Développement rural (la lettre du ministère). Le demandeur estime qu’on a fait fi de cette lettre qui paraît contredire la conclusion de l’agent voulant qu’il ait été haut fonctionnaire. À mon avis, la lettre du ministère a été prise en compte et, à de nombreux égards, est compatible avec les conclusions de l’agent.

 

[45]           Il m’apparaît tout d’abord que celui-ci a reconnu dans les notes avoir examiné [traduction] « l’intégralité du dossier », y compris [traduction] « tous les documents soumis en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale ». La lettre du ministère est spécifiquement rattachée à cette catégorie.

 

[46]           Par ailleurs, l’agent a pris acte des éléments de preuve contraires dans la lettre du ministère en rapport avec le poste du demandeur au sein de la CSR et à sa complicité. D’après l’agent, le demandeur a répondu à la lettre relative à l’équité en affirmant qu’il [traduction] « n’avait jamais occupé que des postes de fonctionnaire mineurs à l’échelle régionale et du district », ce qui renvoie aux éléments susmentionnés de la lettre du ministère suivant lesquels le demandeur avait occupé [traduction] « des postes mineurs à l’échelle du district », en offrant [traduction] « des services purement professionnels ». L’agent a également précisé que le demandeur prétend avoir conservé son poste alors que ceux qui ont servi sous le régime du Dergue avaient été punis pour leurs crimes. Ceci fait référence aux éléments de preuve contraires contenus dans la lettre du ministère selon lesquels les [traduction] « autres qui n’ont pris aucune part aux violations des droits, notamment ceux qui avaient servi comme fonctionnaires sous le régime du Dergue, ont été autorisés à poursuivre une vie normale sous le nouveau gouvernement. Par conséquent, Tewolde a été nommé comme représentant de la CPPD. »

 

[47]           Après avoir examiné le dossier et les observations du demandeur, je suis convaincue que la conclusion de l’agent relative à l’alinéa 35(1)b), selon laquelle le demandeur avait occupé un poste de haut fonctionnaire, appartient aux issues possibles acceptables.

 

Conclusion

 

[48]           En somme, la décision de l’agent, selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur appartenait à une catégorie de personnes interdites de territoire et visées par les alinéas 35(1)a) et b) de la LIPR, était raisonnable.

 

[49]           Aucune des parties n’a proposé de question en vue de la certification.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche, traducteur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4978-12

 

INTITULÉ :                                      TEWOLDE GEBREMEDHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 7 MARS 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 16 AVRIL 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lorne Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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