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Dossier : 20130404

Dossier : T‑1045‑11

Référence : 2013 CF 342

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 4 avril 2013

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

 

LE CONSEIL DE LA BANDE DE PICTOU LANDING et MAURINA BEADLE

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE Procureur général du Canada

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le Conseil de la bande de Pictou Landing et Mme Maurina Beadle sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle Mme Barbara Robinson, gestionnaire au Secteur des programmes sociaux d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), a refusé de rembourser le Conseil de la bande de Pictou Landing (CBPL) pour les soins à domicile donnés à un de ses membres qui excédaient la norme en matière de soins identifiée par Mme Robinson.

 

[2]               S’appuyant sur le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 [la Charte], les demandeurs invitent également la Cour à rendre une ordonnance enjoignant au défendeur de rembourser au CBPL les coûts exceptionnels associés aux soins à domicile donnés à Jeremy Meawasige et à sa mère, Mme Beadle, depuis le 27 mai 2010.

 

[3]               J’ai décidé de faire droit à la demande de contrôle judiciaire parce que j’ai jugé que le principe de Jordan s’applique en l’espèce. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine la demande de remboursement présentée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.

 

[4]               Je vais maintenant exposer les motifs de mon jugement.

 

Contexte

 

[5]               Le Conseil de la bande de Pictou Landing, gouvernement élu de la Première nation de Pictou Landing, rend des décisions de gouvernance concernant ses membres, notamment à l’égard de la répartition des fonds provenant du gouvernement fédéral aux termes d’accords de contribution globale. Ces fonds comprennent le financement d’AADNC et de Santé Canada qui permet de fournir des soins permanents aux membres dans le besoin de la Réserve de Pictou Landing.

 

[6]               L’autre partie demanderesse, Mme Maurina Beadle , est une membre de la Première nation de Pictou Landing âgée de 55 ans. Son fils, Jeremy Meawasige, est un adolescent qui souffre d’invalidités multiples et a des besoins en matière de soins élevés. Il est atteint d’hydrocéphalie, d’infirmité motrice cérébrale, de courbure rachidienne et d’autisme. Jeremy ne peut dire que quelques mots et ne peut marcher seul. Il est incontinent et a besoin de toute une gamme de soins personnels, dont de l’aide pour se doucher, pour le changement de couches, pour s’habiller, pour l’alimentation à la cuillère et tous les soins d’hygiène personnelle. Il peut parfois s’infliger des sévices et a besoin d’être immobilisé pour sa propre sécurité.

 

[7]               Jeremy habite dans la Réserve indienne de Pictou Landing. Mme Beadle, sa mère, est la principale aidante et a été en mesure de prendre soin de lui dans le logement familial sans soutien ou aide gouvernementale jusqu’à son accident vasculaire cérébral, en mai 2010.

 

[8]               Après cet accident vasculaire cérébral, Mme Beadle n’a plus été en mesure de prendre soin de Jeremy sans aide extérieure. Elle a été hospitalisée pendant plusieurs semaines et, lorsqu’elle a obtenu son congé, elle avait besoin d’une chaise roulante et d’aide pour ses soins personnels. Le CBPL a immédiatement entrepris de fournir des soins 24 heures sur 24 à domicile à Mme Beadle et Jeremy. Entre le 27 mai 2010 et le 31 mars 2011, le CBPL a dépensé 82 164 $ pour les soins à domicile fournis à Mme Beadle et à Jeremy.

 

[9]               Le CBPL a continué à fournir des soins à domicile à Mme Beadle et à Jeremy. En octobre 2010, le Centre de santé de Pictou Landing a décidé d’évaluer les besoins de la famille. Depuis lors, le Centre de santé fournit à la famille des soins à domicile conformément aux recommandations de l’évaluation. Du lundi au vendredi, un préposé aux soins personnels est présent chez les Beadle de 8 h 30 à 23 h 30. Les fins de semaine, les soins sont fournis 24 heures sur 24. Ce niveau de soins répond aux besoins de Jeremy qui doit recevoir des soins 24 heures sur 24, moins le temps que sa famille peut lui consacrer. Les fournisseurs de soins de la famille sont Mme Beadle, dans la mesure de sa récupération de son accident vasculaire cérébral, et le frère aîné de Jeremy, Jonavan, qui vient les aider.

 

[10]           Mme Beadle et son fils Jeremy entretiennent une relation très étroite. Elle est souvent la seule personne capable de comprendre ce qu’il veut dire et qui connaît ses besoins. Elle passe de nombreuses heures à lui enseigner à marcher et à l’aider à faire des exercices spéciaux. Elle a découvert qu’il aimait la musique et chante pour lui lorsqu’il est perturbé ou ne veut pas collaborer. La voix de Mme Beadle le calme et réussit parfois à le faire cesser de s’infliger des sévices. Elle l’amène sur le circuit des pow‑wow et se rend dans les collectivités où se tiennent des pow‑wow. Elle dit que Jeremy est vraiment heureux lorsqu’il danse avec d’autres membres des Premières nations et chante sur la musique traditionnelle. Jeremy ne s’inflige jamais de sévices lorsqu’il assiste à de tels rassemblements.

 

[11]           En février 2011, les coûts mensuels des soins fournis à la famille s’élevaient à environ 8 200 $. Cela représentait près de 80 % du budget mensuel total du CBPL affecté aux soins personnels à domicile financés par AADNC aux termes du Programme d’aide à la vie autonome (PAVA) et par Santé Canada selon le Programme de soins à domicile et en milieu communautaire (le PSDMC).

 

Le Programme d’aide à la vie autonome et le Programme de soins à domicile et en milieu communautaire

 

[12]           Le PAVA est administré par le CBPL et comporte un volet institutionnel et un volet soins à domicile. Le PAVA fournit des fonds pour les services non médicaux et de soutien social aux aînés, aux adultes souffrant de maladie chronique et aux enfants et aux adultes atteints d’incapacités (mentales et physiques) qui vivent dans la réserve. Il comprend notamment des services d’auxiliaires, de ménage, de lessive, de préparation des repas et de transport à des fins non médicales.

 

[13]           Le Programme de soins à domicile et en milieu communautaire est également administré par le CBPL. Aux termes du PSDMC, le CBPL est tenu d’établir des priorités et de financer les services essentiels avant les services de soutien; Santé Canada précise ce qui entre dans chacune de ces catégories. Le PSDMC fournit le financement pour la prestation des soins de santé de base à domicile qui doivent être fournis par un professionnel de la santé agréé ou titulaire d’un permis ou sous la surveillance d’une telle personne. Le CBPL décide de la façon dont les fonds provenant de l’accord de contribution et destinés au PSDMC sont dépensés pour fournir des soins de santé de base à domicile.

 

[14]           Le PAVA et le PSDMC sont des programmes conçus pour se compléter, mais pas pour financer deux fois le même service. Lorsqu’un type de soins, comme les soins de relève, est déjà payé par un des programmes, cette dépense n’est pas autorisée par l’autre programme.

 

[15]           Aux termes de l’accord de contribution globale actuel intervenu entre le CBPL et Affaires autochtones et Développement du Nord Canada [AADNC], le CBPL reçoit 55 552 $ pour financer les services qu’autorise le PAVA. Selon l’accord de contribution globale intervenu entre le CBPL et Santé Canada, le CBPL reçoit 75 364 $.

 

La demande de financement

 

[16]           Le 16 février 2011, la directrice des services de santé du Centre de santé de Pictou Landing de la Première nation, Mme Philippa Pictou, a communiqué avec Mme Susan Ross, coordonnatrice des soins communautaires et à domicile de la région de l’Atlantique de Santé Canada. Mme Pictou a émis l’opinion que le cas de Jeremy répondait à la définition des cas visés par le principe de Jordan et a invité Mme Ross à participer à une conférence de cas concernant les besoins de Jeremy.

 

[17]           Le principe de Jordan a été élaboré à la suite d’une triste affaire qui concernait un enfant lourdement handicapé, membre d’une Première nation, qui est demeuré dans un hôpital pendant plus de deux ans en raison de conflits de compétence opposant différents niveaux de gouvernement au sujet du paiement des soins de santé fournis dans la collectivité de la Première nation à laquelle il appartenait. L’enfant n’a jamais eu la possibilité de vivre dans un environnement familial parce qu’il est décédé avant que le conflit soit résolu. Le principe de Jordan a pour but d’éviter que l’on refuse aux enfants des Premières nations un accès rapide à des services à cause de conflits de compétence opposant différents niveaux de gouvernement.

 

[18]           Le principe de Jordan est un principe qui met de l’avant l’intérêt de l’enfant et selon lequel le ministère qui a été sollicité en premier pour un service généralement offert à l’extérieur de la réserve doit en assumer le coût pendant qu’il cherche à obtenir le remboursement des dépenses. Le principe de Jordan est un mécanisme qui a pour but d’éviter que les enfants des Premières nations se voient privés d’un accès égal aux prestations ou aux protections offertes à tous les autres Canadiens en raison de leur statut autochtone.

 

[19]           Le 28 février 2011, une conférence de cas a eu lieu au sujet des besoins de Jeremy. Y assistaient des évaluateurs de soins provinciaux du ministère de la Santé et du Bien‑être de la Nouvelle‑Écosse, l’infirmière communautaire de Pictou Landing, des représentants du CBPL, Mme Ross ainsi que Mme Deborah Churchill, pour le compte du Canada.

 

[20]           Le 19 avril 2011, une deuxième conférence de cas a été organisée pour examiner les besoins de Jeremy. Mme Pictou avait demandé auparavant que le principe de Jordan soit appliqué au cas de Jeremy et Mme Barbara Robinson, la coordonnatrice pour l’application du principe de Jordan d’AADNC, avait été invitée à y participer. Mme Ross et Mme Robinson ont assisté à la deuxième conférence de cas, tout comme M. Troy Lees, un fonctionnaire du ministère des Services communautaires de la Nouvelle‑Écosse.

 

[21]           Au cours de cette deuxième conférence de cas, M. Lees a expliqué quels étaient les soins que la province fournirait à un enfant ayant des besoins similaires et se trouvant dans une situation similaire à l’extérieur de la réserve. Il a déclaré qu’il existait une directive ministérielle selon laquelle les familles vivant à l’extérieur de la réserve pouvaient recevoir jusqu’à 2 200 $ par mois en services de relève. M. Lees a également déclaré que la province ne fournirait pas des soins à domicile 24 heures par jour parce qu’elle n’accordait qu’une somme équivalente au financement des soins institutionnels.

 

[22]           Le 12 mai 2011, Mme Pictou a écrit à des représentants de Santé Canada et d’AADNC pour demander officiellement un financement supplémentaire pour que le CBPL puisse continuer à fournir des soins à domicile à Mme Beadle et à Jeremy. Une note d’information décrivant la situation de Mme Beadle et de Jeremy ainsi que leurs besoins en matière de soins à domicile était jointe à la demande. Était également jointe une copie de la décision Nova Scotia (Department of Community Services) c Boudreau, 2011 NSSC 126, 302 NSR (2d) 50 [Boudreau] de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, rendue le 29 mars 2011.

 

[23]           Le 27 mai 2011, Mme Robinson, gestionnaire des Programmes sociaux et coordonnatrice d’AADNC pour l’application du principe de Jordan, a envoyé sa décision par courriel à Mme Pictou. La décision a été rendue au nom à la fois d’AADNC et de Santé Canada. Dans sa décision, Mme Robinson concluait qu’il n’y avait pas de conflit de compétence dans ce dossier, étant donné que les deux niveaux de gouvernement admettaient que le financement demandé était supérieur à ce qui serait fourni à un enfant vivant à l’intérieur ou à l’extérieur de la réserve. Mme Robinson a décidé que le cas de Jeremy ne répondait pas à la définition fédérale des cas visés par le principe de Jordan.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

 

[24]           Dans un courriel détaillé daté du 27 mai 2011, Mme Robinson [la gestionnaire] a informé Mme Pictou du rejet de la demande présentée par le CBPL en vue d’obtenir un financement supplémentaire pour le cas de Jeremy. Elle mentionnait qu’elle avait consulté les autorités de santé de la province et constaté que la demande de prestation de soins à domicile 24 heures par jour pour Jeremy dépassait la norme en matière de soins.

 

[25]           La gestionnaire reconnaissait que la Première nation avait le droit d’améliorer les services fournis à cette famille en utilisant ses propres sources de revenus, mais soulignait que les services dépassant la norme en matière de soins qui n’étaient pas visés par les autorisations de financement fédérales ne seraient pas remboursés dans le cadre du Programme d’aide à la vie autonome d’AADNC et du Programme de soins à domicile et en milieu communautaire de Santé Canada.

 

[26]           La gestionnaire poursuivait en disant que les fonctionnaires de la province avaient confirmé que les besoins de Jeremy en matière de soins répondaient aux critères pour un placement dans un établissement de soins de longue durée et que, selon la catégorie à laquelle appartenait l’établissement retenu, les dépenses associées aux soins fournis à Jeremy seraient intégralement prises en charge par le Programme d’aide à la vie autonome d’AADNC et le Programme de soins à domicile et en milieu communautaire de Santé Canada. Elle a toutefois reconnu qu’il s’agissait là d’une décision personnelle et que la mère de Jeremy ne souhaitait pas faire admettre son enfant dans un établissement de soins de longue durée.

 

[27]           La gestionnaire concluait en faisant remarquer que le cas ne répondait pas à la définition du gouvernement fédéral des cas visés par le principe de Jordan, mais qu’AADNC et Santé Canada continueraient de collaborer avec les intéressés et participeraient aux conférences de cas, selon les besoins.

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

[28]           La Charte canadienne des droits et libertés de la personne, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11, dispose que :

 

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

 

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

 

[29]           La Social Assistance Act, RSNS 1989, c 432 [la SAA ou Loi sur l’aide sociale] prévoit que :

[traduction]

9 (1) Sous réserve de la présente Loi et des règlements d’application, le comité des services sociaux fournit une assistance à toute personne dans le besoin, selon le comité des services sociaux, qui réside dans l’unité municipale.

[Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Le Municipal Assistance Regulations, NS Reg 76‑81 (le Règlement sur l’aide municipale), indique que :

[traduction]

1.      Dans le Règlement

 

e) « assistance » représente la fourniture d’argent, de biens ou de services à une personne dans le besoin, et notamment :

 

(i) les éléments de base : nourriture, vêtements, logement, combustible, services publics, produits ménagers et besoins personnels,

 

(ii) les éléments spéciaux : meubles, allocations de subsistance, allocations de déménagement, transport adapté, allocations de formation, besoins scolaires spéciaux, besoins spéciaux liés à l’emploi, frais funéraires et d’enterrement et allocations pour soins de confort. Le directeur peut autoriser d’autres besoins spéciaux s’il les estime essentiels au bien‑être du bénéficiaire,

 

(iii) soins de santé : services médicaux, chirurgicaux, obstétriques, dentaires, optiques et infirmiers non couverts par le Régime d’assurance‑hospitalisation ou le régime d’assurance de services médicaux,

 

(iv) les soins spéciaux fournis à domicile,

 

(v) les services sociaux, y compris les services de counselling familial, les services ménagers, les services de soins et de soins infirmiers à domicile,

 

(vi) les services de réadaptation;

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Les arguments des parties

 

Les observations des demandeurs

 

[31]           Les demandeurs ont regroupé leurs arguments selon les questions en litige identifiées.

 

Quelle est la norme de contrôle appropriée?

 

[32]           Les demandeurs soutiennent que la principale question soulevée ici est de savoir si la décideure aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire et fournir un financement supplémentaire au CBPL pour le maintien des soins de santé. Les demandeurs soutiennent qu’eu égard aux circonstances de la présente affaire, il devait y avoir une décision favorable afin que Jeremy et Mme Beadle puissent continuer à se prévaloir du même bénéfice de la loi, droit que leur garantit l’article 15 de la Charte. Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable aux questions mettant en cause la Charte est toujours celle de la décision correcte.

 

[33]           Les demandeurs soutiennent également que le défendeur a commis une erreur de droit en n’interprétant et n’appliquant pas la SAA de la Nouvelle‑Écosse conformément à la jurisprudence de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse. Étant donné qu’il s’agit d’une erreur de droit, les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable à cette question doit également être celle de la décision correcte.

 

[34]           Enfin, les demandeurs affirment que la décision attaquée est fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve en raison d’un processus de recherche des faits gravement lacunaire. Ils font valoir que la Cour a statué que le gouvernement du Canada était tenu de respecter la norme de la raisonnabilité lorsqu’il exerçait ses pouvoirs discrétionnaires conformément à des accords de contribution conclus avec des bandes des Premières nations.

 

La décideure a‑t‑elle commis une erreur de droit en interprétant et appliquant la Loi sur l’assistance sociale de la Nouvelle‑Écosse?

 

[35]           Les demandeurs affirment qu’aux termes tant du manuel du PAVA que de l’accord de financement conclu avec le CBPL, le financement est fourni aux bandes afin que les personnes qui vivent dans la réserve reçoivent des services « raisonnablement comparables » à ceux que fournit la province. Les demandeurs soutiennent que le défendeur a refusé d’accorder au CBPL un financement supplémentaire au motif que Jeremy et Mme Beadle n’auraient droit qu’à des services à domicile d’une valeur mensuelle maximale de 2 200 $ s’ils avaient vécu à l’extérieur de la réserve. Les demandeurs soutiennent que, pour parvenir à cette décision, le défendeur a commis une erreur de droit.

 

[36]           En Nouvelle‑Écosse, les services sociaux et l’aide aux personnes handicapées sont prévus par la SAA. L’article 9 de la SAA énonce que, sous réserve des règlements, le gouvernement [traduction] « fournit une assistance aux personnes dans le besoin ». Aux termes de l’article 18 de la SAA, le gouverneur en conseil peut prendre des règlements conformément à la SAA. Selon la définition que l’on trouve au sous‑alinéa 1e)(iv) du Règlement sur l’assistance municipale, NS Reg 76‑81, l’« assistance » comprend les « soins à domicile ».

 

[37]           La Politique de soutien direct aux familles (Direct Family Support Policy), adoptée par la Nouvelle‑Écosse en 2006, énonce que le financement accordé pour les services de relève aux personnes atteintes d’invalidité [traduction] « ne peut normalement dépasser » 2 200 $ par mois. La politique indique également qu’il est possible d’accorder un financement supplémentaire dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles ». Les demandeurs affirment que Mme Robinson a admis en contre‑interrogatoire que Jeremy et Mme Beadle remplissaient la plupart des critères d’évaluation des « circonstances exceptionnelles » de la politique. Ils soulignent que Mme Robinson a toutefois conclu que cette politique ne reflétait pas la norme en matière de soins de la Nouvelle‑Écosse parce qu’un fonctionnaire de la province avait émis une directive distincte selon laquelle un financement supérieur à 2 200 $ ne serait accordé en aucun cas.

 

[38]           Les demandeurs soutiennent qu’au cours du contre‑interrogatoire, Mme Robinson a également déclaré qu’elle avait lu la décision Boudreau dans laquelle la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse avait conclu que le plafond mensuel de 2 200 $ n’était pas légal et ne liait pas les autorités.

 

[39]           Les demandeurs ont cité les paragraphes 61 et 62 de la décision Boudreau :

 

[traduction]

Que doit faire en l’espèce le ministère aux termes de la SAA? Je note que l’article 27 de la SAA autorise la prise d’un règlement « prescrivant le montant maximal de l’aide susceptible d’être accordée » mais aucun règlement applicable à la présente espèce n’a été adopté.

 

[…]

 

Jusqu’à quel point l’« assistance », définie dans le Règlement sur l’assistance municipale, est visée par l’obligation de « soin » envers Brian Boudreau? À mon avis, le ministère respecte les obligations que lui imposent la SAA et le Règlement lorsque l’« assistance » fournie répond aux « besoins » d’un cas précis.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[40]           Les demandeurs affirment que Mme Robinson a déclaré en contre‑interrogatoire que le jugement Boudreau « n’était pas pertinent » pour sa décision. Ils soutiennent qu’il s’agit là d’une erreur de droit et que la décision doit être annulée pour ce seul motif.

 

La décision était‑elle fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve?

 

[41]           Les demandeurs soutiennent que, même si le refus de fournir un financement supplémentaire au CBPL n’est pas déclaré discriminatoire, la décision est néanmoins déraisonnable parce qu’elle était fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve et sur un processus de recherche des faits gravement lacunaire.

 

[42]           Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable parce qu’elle est fondée sur une mauvaise compréhension de ce que demandait exactement le CBPL. Ainsi, ils mentionnent la décision qu’a prise Mme Robinson le 27 mai 2011 pour démontrer que cette dernière a refusé la demande du CBPL pour le motif qu’on ne fournissait pas des soins 24 heures par jour à l’extérieur de la réserve. Les demandeurs soutiennent que ce n’est pas ce que demandait le CBPL.

 

[43]           Les demandeurs citent le paragraphe suivant de la note d’information de Mme Pictou qui était jointe à la demande de financement supplémentaire :

[traduction]

Les « besoins raisonnables » en « soins à domicile » de Jeremy Meawasige sont des soins fournis 24 heures par jour, 7 jours par semaine, moins le temps que sa famille peut raisonnablement consacrer à ses soins, mais quel est le ministère qui est tenu de répondre à ces besoins de soins?

 

Les demandeurs affirment que cela démontre que Mme Robinson a commis une erreur en qualifiant la demande du CBPL de demande de services fournis 24 heures par jour ainsi que de demande d’aide supplémentaire pour la préparation des repas et des travaux ménagers.

 

[44]           Les demandeurs affirment qu’étant donné que Mme Robinson n’a pas compris ce que demandait le CBPL, il n’est pas possible d’affirmer que la demande de financement supplémentaire a été examinée de façon appropriée ou équitable. Ils ajoutent que les tribunaux ont jugé qu’une mauvaise compréhension des faits ou de la preuve de la part du décideur constitue une erreur manifeste et dominante. Crane c Ontario (Director, Disability Support Program), (2006), 83 OR (3d) 321 (CA Ont) aux paragraphes 35 et 36. Les demandeurs soutiennent qu’en l’espèce, le fait que Mme Robinson a mal compris la demande présentée par le CBPL a non seulement entaché le processus de recherche des faits, mais est en fait à l’origine du rejet de la demande, et que cette situation équivaut à une erreur déraisonnable.

 

[45]           Les demandeurs font valoir que Mme Robinson a également omis de tenir compte d’éléments pertinents qui lui avaient été soumis. Ils affirment que la Politique provinciale relative aux soins à domicile permet d’attribuer jusqu’à 6 600 $ par mois pour des services de soins à domicile aux personnes handicapées, et qu’il n’y a pas de plafond de 2 200 $. Par conséquent, l’affirmation de Mme Robinson selon laquelle la norme en matière de soins à l’extérieur des réserves est toujours limitée à 2 200 $ par mois ne peut tenir et constitue une erreur de droit.

 

La décideuse a‑t‑elle exercé son pouvoir discrétionnaire en portant atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte?

 

[46]           Selon les demandeurs, la décision de refuser au CBPL un financement supplémentaire pour qu’il puisse continuer à fournir des soins à domicile à Jeremy et Mme Beadle était discriminatoire et contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Ils soutiennent que le gouvernement fédéral peut conclure des accords de contribution avec les conseils de bande pour que soient fournis des services, mais que ces accords ne peuvent l’emporter sur les obligations prévues par la Charte. Les demandeurs affirment également que le gouvernement doit exercer ses pouvoirs discrétionnaires conformément à la Charte. Ils font valoir que Mme Robinson avait le devoir d’examiner les demandes de financement supplémentaire présentées aux termes des accords pertinents d’une façon qui respecte le droit des Beadle d’avoir accès aux mêmes services que ceux auxquels ont accès ceux qui résident à l’extérieur d’une réserve dans leur province de résidence.

 

[47]           Les demandeurs affirment que, pour les membres des Premières nations qui vivent hors réserve, le principe de Jordan est le moyen qui permet de respecter les objectifs fondamentaux du paragraphe 15(1).

 

[48]           Les demandeurs font valoir que les besoins de santé exceptionnels et imprévus de la famille Beadle ont compromis la capacité du CBPL de fournir les services dont la famille avait raisonnablement besoin et auxquels elle aurait probablement droit hors réserve. Les demandeurs soutiennent que Mme Robinson avait le devoir d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère les prévu dans les accords de financement pertinents en respectant le paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[49]           Le demandeur soutient également que l’atteinte portée au paragraphe 15(1) n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

 

Les observations du défendeur

 

[50]           Les observations du défendeur sont elles aussi regroupées sous chacune des questions en litige identifiées par le défendeur.

 

La norme de contrôle est celle du caractère raisonnable.

 

[51]           Le défendeur soutient que la question de savoir si le service fourni par le CBPL dépassait la norme provinciale en matière de soins est une question de fait qui oblige le décideur à réunir les faits concernant les besoins du demandeur en matière d’assistance, les traitements requis et la nature des invalidités en cause. Le défendeur affirme que cela exige également d’obtenir les données relatives aux services offerts à l’heure actuelle à des personnes dans une situation semblable et vivant hors réserve et à réunir des renseignements factuels auprès des autorités de la province et l’information concernant les conditions d’accès au programme fédéral. Le défendeur soutient que la décideure pouvait accorder une force probante importante à la définition de la norme en matière de soins fournie par les autorités de la province.

 

Pour ce qui est de l’évaluation de la demande présentée par les demandeurs, le défendeur soutient que la décision demandée portait en réalité sur une question de fait. Mme Robinson était invitée à examiner la situation de Jeremy et à déterminer la nature de la demande en se fondant sur l’ensemble des documents présentés. Le défendeur affirme que, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré que les questions de fait qui dépendent exclusivement de l’appréciation de la preuve se voient appliquer la norme du contrôle de la raisonnabilité. Le défendeur affirme que, lorsqu’il est impossible, comme c’est le cas ici, de distinguer les aspects juridiques et factuels sous‑jacents au dossier, la norme de contrôle appropriée est encore celle de la décision raisonnable. Dunsmuir, aux paragraphes 53 et 54.

 

[52]           Le défendeur soutient que la norme de la raisonnabilité est particulièrement appropriée en l’espèce parce que la décideure était invitée à prendre une décision concernant l’accès à un programme prévu par une politique fédérale pour laquelle elle était l’experte désignée dans le cadre d’un régime administratif spécial, parce qu’elle possédait une expertise particulière ainsi que la capacité unique d’intervenir auprès des autorités de la province dont la collaboration était essentielle pour qu’elle puisse prendre la décision. Le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable est celle qui reflète le mieux la nature de l’enquête et le contexte dans lequel elle a été tenue.

 

[53]           Pour ce qui est de la Charte, le défendeur estime que la Cour n’a pas établi la norme de contrôle dans ce domaine. Le défendeur soutient que la question relative à la Charte touche le droit constitutionnel et non pas le droit administratif. C’est la première fois qu’un argument fondé sur l’article 15 est soulevé dans le dossier. Le défendeur soutient que la Cour joue le rôle d’un tribunal de première instance pour se prononcer sur la question constitutionnelle.

 

Le principe de Jordan n’était pas applicable en l’espèce.

 

[54]           Le défendeur soutient que, pour savoir si le principe de Jordan était applicable en l’espèce, Mme Robinson devait décider s’il existait un conflit de compétence entre le Canada et la Nouvelle‑Écosse au sujet du financement des soins fournis à Jeremy et si le financement fourni par le Canada correspondait à la norme en matière de soins de la Nouvelle‑Écosse.

 

[55]           Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de conflit de compétence. Le Canada et la Nouvelle‑Écosse s’entendent pour reconnaître que, dans sa situation, Jeremy avait le droit de recevoir des soins en établissement et la province a admis qu’elle paierait pour les services qui dépassent l’autorisation fédérale accordée dans ce domaine.

 

[56]           Le défendeur affirme que Mme Robinson a jugé que la norme en matière de soins pour les services à domicile en Nouvelle‑Écosse était de 2 200 $ par mois, après avoir consulté les représentants de la province de plusieurs ministères et parlé avec eux de l’application de la SAA, de la Politique de soutien direct aux familles, du Programme de santé et de bien‑être et de la récente décision Boudreau de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse. Le défendeur fait valoir que Mme Robinson a présenté toutes les préoccupations et tous les arguments des demandeurs aux fonctionnaires de la province qui lui ont déclaré que, si Jeremy vivait à l’extérieur de la réserve, il n’aurait pas le droit de recevoir plus de 2 200 $ par mois.

 

[57]           Selon le défendeur, l’approche qu’a adoptée Mme Robinson pour préciser la norme en matière de soins était la bonne et que sa conclusion selon laquelle la demande ne respecte pas cette norme était raisonnable. Le défendeur affirme que les fonctionnaires provinciaux étaient les mieux placés pour dire quels étaient les services offerts aux résidents de la province qui vivaient à l’extérieur d’une réserve et qu’il était donc raisonnable d’utiliser cette information pour rendre sa décision.

 

[58]           Pour ce qui est des observations des demandeurs au sujet de l’application de la décision Boudreau, le défendeur affirme que l’affaire Boudreau portait sur les circonstances exceptionnelles de la norme de soins provinciale, mais ne visait pas à modifier la norme de soins elle‑même. L’autorité provinciale avait déjà décidé que M. Boudreau avait besoin de soins à domicile moins nombreux que ceux que fournissait en l’espèce le CBPL. En outre, la limite de 2 200 $ n’avait pas été appliquée auparavant dans le dossier de M. Boudreau parce que celui‑ci avait des « droits acquis ».

 

[59]           Le défendeur soutient que dans l’affaire Boudreau la situation était très différente de celle de Jeremy parce que M. Boudreau recevait un financement pour circonstances exceptionnelles avant la Directive d’octobre 2006 du ministère des Services communautaires qui prévoyait que le montant maximum des soins à domicile de relève était de 2 200 $ par mois, sans aucune exception. En outre, le défendeur affirme que le Canada et la Nouvelle‑Écosse avaient déjà décidé que la norme applicable à Jeremy était celle des soins en établissement et non pas des soins de relève. Le défendeur ajoute que les demandeurs essaient d’utiliser l’affaire Boudreau pour créer une nouvelle norme de soins que ni la province ni le Canada ne reconnaissent.

 

La demande de financement supplémentaire a été correctement examinée.

 

[60]           Le défendeur affirme que la preuve indique clairement que les demandeurs ont sollicité l’équivalent de soins fournis 24 heures par jour, et uniquement pour Jeremy, contrairement aux arguments des demandeurs selon lesquels Mme Robinson a mal compris la nature de la demande de financement supplémentaire.

 

[61]           Le défendeur soutient que les demandeurs allèguent avoir uniquement demandé un financement pour des soins à domicile fournis 24 heures par jour, 7 jours par semaine, moins le temps que la propre famille de Jeremy pouvait lui consacrer. Le défendeur fait remarquer que, pour étayer cette affirmation, les demandeurs s’appuient sur une seule phrase de la note d’information que Mme Pictou a préparée dans le dossier de Jeremy qui a été envoyé à Santé Canada et à AADNC.

 

[62]           Le défendeur fait valoir que dans le paragraphe précédent de la note d’information, Mme Pictou fait référence à des soins fournis 24 heures par jour et 7 jours par semaine sans aucune indication concernant l’aide fournie par la famille. En outre, le défendeur affirme que dans le courriel portant sur la demande officielle de financement supplémentaire (à laquelle était jointe sa note d’information) Mme Pictou a déclaré :

[traduction]

Même s’il ne s’agissait pas d’un cas d’application du principe de Jordan, j’aimerais que le gouvernement fédéral ou le gouvernement provincial nous rembourse jusqu’au niveau auquel il aurait droit s’il était placé dans un établissement (montant que les Services communautaires évaluent à 350 $ par jour).

 

[63]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que Mme Robinson conclue que les demandeurs avaient demandé un financement équivalent à des soins à domicile fournis 24 heures par jour et qu’elle vérifie si ce besoin était supérieur à la norme en matière de soins que la province appliquait pour les soins à domicile à tous les résidents de la Nouvelle‑Écosse.

 

[64]           Même si on peut interpréter la demande des demandeurs comme visant des soins fournis 24 heures par jour, moins le temps que les membres de la famille pouvaient fournir (ce qui n’est pas admis), le défendeur affirme que la conclusion de fait de Mme Robinson selon laquelle la demande de financement des demandeurs était supérieure à la norme de la province en matière de soins à domicile est raisonnable compte tenu de la preuve.

 

La décision ne porte pas atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[65]           Le défendeur affirme que le rejet de la demande de financement supplémentaire dans la mesure où elle excède le taux quotidien pour les soins en établissement n’est pas discriminatoire à l’endroit de Jeremy ou des autres enfants des Premières nations. Premièrement, le défendeur soutient que la prestation demandée par les demandeurs n’est pas une prestation prévue par la loi. Aux termes du PAVA et du PSDMC, le CBPL dispose d’un financement destiné à fournir à la collectivité des services raisonnablement comparables à ceux auxquels a accès la population vivant hors réserve. Le défendeur fait valoir que le financement de ces services était et est offert à Jeremy, et qu’il est traité de la même façon que n’importe quel autre habitant de la Nouvelle‑Écosse ayant des besoins comparables. Il n’y a pas de distinction susceptible de fonder une allégation de discrimination.

 

[66]           Le défendeur soutient qu’en l’espèce, il est clair que le principe de Jordan ne s’applique pas. Le principe de Jordan a été adopté pour faire en sorte qu’aucun enfant des Premières nations ne se voie refuser des services pendant que les gouvernements débattent de la question de savoir qui est compétent pour fournir un service autorisé. Le défendeur fait valoir qu’en l’espèce, il n’y a pas de conflit de compétence, mais une allégation selon laquelle la décision du CBPL de fournir à un de ses membres des services à domicile supérieurs à ceux prévus par la norme provinciale en matière de soins crée une obligation juridique pour le Canada de financer ces services.

 

[67]           Le défendeur affirme que la preuve indique clairement que les besoins de Jeremy sont clairement supérieurs au niveau de soins à domicile qui seraient offerts à toute personne vivant hors réserve en Nouvelle‑Écosse. C’est ce qu’ont confirmé les fonctionnaires provinciaux qui ont déclaré que ce niveau de soins à domicile n’était pas offert et que le placement en établissement était la solution recommandée. Le défendeur soutient qu’il ne s’agit pas d’un cas où l’application de politiques ou de programmes fédéraux entraîne le refus d’une prestation qui serait autrement accordée à une autre personne. Selon le défendeur, les demandeurs tentent de créer, en invoquant le PAVA et le PSDMC, une prestation qui n’existe pas en droit.

 

[68]           Le défendeur affirme que ni la décision de Mme Robinson, ni la structure de financement prévue par le PAVA et le PSDMC n’introduit une différence entre Jeremy et une personne ayant des invalidités et des besoins de soins semblables et qui ne vivrait pas dans une réserve. Le défendeur affirme qu’aux termes du PAVA et du PSDMC, le Canada a choisi de financer des services qui sont raisonnablement comparables à ceux que reçoivent les personnes vivant hors réserve pour ne pas créer de distinction à cet égard. Sur ce point, le défendeur affirme que Mme Robinson était tenue de vérifier la norme provinciale en matière de soins, et qu’elle l’a fait en demandant aux autorités de la province si, dans le cas où Jeremy vivrait hors réserve, ses besoins en soins pourraient être financés comme s’ils étaient fournis à domicile. Le défendeur soutient que l’information fournie à Mme Robinson par les autorités provinciales indiquait clairement que, si Jeremy avait vécu hors réserve, la solution recommandée aurait été de le placer et que le financement maximum qu’il recevrait pour des soins à domicile s’il demeurait chez lui serait de 2 200 $ par mois.

 

Les questions en litige

 

[69]           À mon avis, la présente demande soulève les questions suivantes :

 

1.         Le principe de Jordan s’appliquait‑il en l’espèce?

2.         La gestionnaire a‑t‑elle correctement examiné la demande de financement?

3.         La gestionnaire a‑t‑elle exercé son pouvoir discrétionnaire en violation du paragraphe 15(1) de la Charte?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[70]           La Cour suprême du Canada a statué dans Dunsmuir qu’il existe seulement deux normes de contrôle : la norme de la décision correcte, qui s’applique aux questions de droit, et la norme de la raisonnabilité, qui s’applique aux questions mixtes de fait et de droit et aux questions de fait. Dunsmuir, aux paragraphes 50 et 53.

 

[71]           Elle a statué également que, lorsque la norme de contrôle a été établie précédemment, il n’est pas nécessaire de procéder à nouveau à l’analyse de cette question. Dunsmuir, au paragraphe 62.

 

[72]           Je n’ai pas trouvé de décision dans laquelle le principe de Jordan et la norme de contrôle applicable pour établir la « norme en matière de soins hors réserve » ont été examinés.

 

[73]           Je note que ce sujet soulève des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit qui touchent une question de politique, celle du principe de Jordan. Il n’y a pas de clause privative et ces questions sont confiées à un fonctionnaire désigné par le ministère des AADNC comme « coordonnateur pour l’application du principe de Jordan », ce qui donne à entendre que la personne choisie possède une expertise appropriée.

 

[74]           La gestionnaire devait expliciter la nature de la demande que présentait le CBPL. Il s’agissait d’une conclusion de fait fondée sur les observations présentées par Mme Philippa Pictou et sur les renseignements contenus dans les évaluations du cas. La gestionnaire est également chargée de décider si le dossier répondait aux critères d’application du principe de Jordan. En tant que coordonnatrice pour l’application du principe de Jordan pour AADNC, la gestionnaire possédait une expertise particulière dans ce domaine.

 

[75]           Enfin, la gestionnaire était tenue d’établir quelle était la norme en matière de soins qu’appliquaient les autorités provinciales de la santé à l’égard des personnes vivant hors réserve dans des situations identiques à celle de Jeremy. Il ne semble pas qu’elle ait été tenue de suivre une procédure particulière pour établir ce qu’était la norme en matière de soins. La gestionnaire n’était pas expressément chargée d’interpréter et d’appliquer la SAA ou la jurisprudence. Il s’agissait essentiellement d’un exercice de recherche de faits, qui est susceptible de contrôle selon la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[76]           Dans Dunsmuir, les questions mixtes de fait et de droit et les questions de fait sont contrôlées selon la norme de la raisonnabilité. Dunsmuir, aux paragraphes 50 et 53. Je conviens donc avec le défendeur que la norme de contrôle applicable à la décision de la gestionnaire à l’égard du principe de Jordan est celle de la décision raisonnable.

 

Analyse

 

[77]           Les questions en litige en l’espèce portent sur la question du soutien dont peut bénéficier à domicile Jeremy, un enfant d’une Première nation vivant dans une réserve qui souffre de handicaps multiples dont a pris soin sa mère jusqu’à son accident vasculaire cérébral.

 

[78]           Les demandeurs soutiennent que les enfants canadiens souffrant d’invalidités et leurs familles bénéficient de soins permanents que fournissent généralement les gouvernements provinciaux selon les lois provinciales. Les gouvernements provinciaux ne fournissent pas les mêmes services aux enfants des Premières nations qui vivent dans les réserves. Le gouvernement fédéral assume la responsabilité du financement de la prestation des services et des programmes de soins permanents sur les réserves à des niveaux raisonnablement comparables à ceux qui sont offerts dans la province de résidence. Ces services ont été traditionnellement financés et fournis par le gouvernement fédéral par le truchement d’AADNC et de Santé Canada, conformément à ses politiques.

 

[79]           AADNC et Santé Canada ont conclu un accord de financement avec le CBPL pour que ce dernier fournisse les services prévus par le PAVA et par le PSDMC. Le CBPL est tenu d’administrer les programmes [traduction] « conformément aux lois et aux normes de la province. » L’accord de financement relatif au PAVA énonce que le CBPL peut obtenir des fonds supplémentaires dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles » qui n’étaient pas [traduction] « raisonnablement prévisibles » au moment de la conclusion de l’accord. L’accord relatif au PSDMC contient une clause semblable qui parle d’augmentations nécessaires dues à des [traduction] « circonstances imprévues ».

 

[80]           Les services personnels de soins à domicile fournis hors réserve aux personnes ayant des invalidités en Nouvelle‑Écosse sont régis par la Loi sur l’assistance sociale ou SAA. Le paragraphe 9(1) de la SAA prévoit que les personnes dans le besoin doivent recevoir une assistance, qui comprend les soins à domicile et les services infirmiers à domicile. Le ministère des Services communautaires de la Nouvelle‑Écosse met en œuvre la SAA et finance les soins à domicile pour les personnes ayant des invalidités conformément à la Politique de soutien direct aux familles. Cette politique prévoit que le financement des soins à domicile ne peut normalement dépasser 2 200 $ par mois, mais indique qu’il est possible d’accorder un financement supplémentaire dans des circonstances exceptionnelles.

 

Le principe de Jordan s’appliquait‑il en l’espèce?

 

[81]           Comme nous l’avons vu, le principe de Jordan a été élaboré en réponse à un cas qui touchait un enfant d’une Première nation lourdement handicapé qui était demeuré à l’hôpital en raison d’un conflit de compétence opposant les gouvernements fédéral et provincial au sujet du paiement des soins à domicile destinés à Jordan dans la collectivité de la Première nation où il vivait. L’enfant n’a jamais eu la possibilité de vivre dans un environnement familial parce qu’il est mort avant que le conflit soit résolu. Le principe de Jordan a pour but d’empêcher que l’on refuse aux enfants des Premières nations un accès rapide aux services dont ils ont besoin à cause de conflits de compétence opposant différents niveaux de gouvernement.

 

[82]           Conformément au principe de Jordan, le ministère qui est contacté le premier pour offrir un service généralement offert hors réserve doit en assumer le coût pendant qu’il tente d’obtenir le remboursement de cette dépense. Le principe de Jordan ne se trouve pas dans une loi, mais il a été approuvé par un vote unanime de la Chambre des communes. Une telle motion ne lie pas le gouvernement.

 

[83]           Pour comprendre le statut du principe de Jordan, il est utile de se reporter aux rapports Hansard des débats tenus à la Chambre des communes. La motion présentée par le député le 18 mai 2007 est formulée comme suit :

Que, de l’avis de la Chambre, le gouvernement devrait immédiatement adopter le principe de l’enfant d’abord, d’après le principe de Jordan, afin de résoudre les conflits de compétence en matière de services aux enfants des Premières nations.

 

Cette motion a fait l’objet d’un autre débat le 31 octobre 2007 et encore une fois le 5 décembre 2007. À l’époque, un membre du parti au pouvoir a déclaré :

Je suis en faveur de cette motion, comme le sont mes collègues du gouvernement. Je suis heureux d’annoncer que le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et les fonctionnaires de son ministère travaillent de façon diligente avec leurs partenaires des autres ministères fédéraux, des gouvernements provinciaux et territoriaux et des organisations des Premières nations dans le but d’élaborer des initiatives de services destinées aux enfants et aux familles, qui transformeront l’engagement que nous prenons ici aujourd’hui en une réalité du quotidien pour les parents et les enfants des Premières nations.

 

Ce n’est pas tout. En plus de prendre des mesures concrètes et immédiates pour appliquer le principe de Jordan aux communautés autochtones, j’aimerais également informer la Chambre et ma collègue que le gouvernement continue de prendre d’autres mesures importantes pour améliorer le bien‑être des enfants des Premières nations […]

 

Le vote de la Chambre des communes le 12 décembre 2007 a été unanime, 262 pour et 0 contre.

 

[84]           Il est clair que le principe de Jordan a été mis en œuvre par AADNC. Mme Barbara Robinson, la gestionnaire au Secteur des programmes sociaux, a été désignée pour agir comme coordonnatrice pour l’application du principe de Jordan dans le Canada atlantique. Elle a décrit la mise en œuvre du principe de Jordan dans les termes suivants :

[traduction]

Le principe de Jordan est un principe accordant la priorité à l’enfant en vue de résoudre les conflits de compétence entre les gouvernements fédéral et provincial concernant la santé et les services sociaux accordés aux enfants des Premières nations vivant dans une réserve. Il fait en sorte qu’un enfant continue à recevoir des soins pendant la résolution du conflit de compétence entre les gouvernements provincial et fédéral, mais il ne crée pas un droit à un financement supérieur à la norme en matière de soins applicable dans le secteur géographique où vit l’enfant.

 

Le principe de Jordan s’applique dans les cas suivants :

 

a)         l’enfant de la Première nation vit dans une réserve (ou est ordinairement résident d’une réserve);

 

b)         l’enfant de la Première nation qui est évalué par les professionnels de la santé et des services sociaux et qui souffre d’invalidités multiples a besoin de services provenant de fournisseurs de services multiples;

 

c)         le dossier touche un conflit de compétence entre un gouvernement provincial et le gouvernement fédéral;

 

d)         la continuité des soins ‑‑ les soins à l’enfant se poursuivront même s’il y a un conflit concernant la responsabilité. Le fournisseur de services qui offre des soins à l’enfant au moment du conflit continuera de payer pour les services nécessaires jusqu’à ce qu’il y ait une résolution du conflit;

 

e)         les services fournis à l’enfant sont comparables à la norme de soins établie par la province ‑ l’enfant vivant dans une réserve (ou résidant ordinairement dans une réserve) doit recevoir le même niveau de soins qu’un enfant ayant les mêmes besoins et vivant à l’extérieur d’une réserve, dans un lieu géographique semblable.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[85]           Le défendeur affirme que rien n’indique qu’il y a eu un conflit de compétence entre la province de la Nouvelle‑Écosse et le gouvernement fédéral pour la prestation des soins de santé à domicile. Les autorités provinciales de santé, AADNC et Santé Canada conviennent que le montant maximum que Jeremy pourrait recevoir s’il vivait dans une réserve ou hors réserve serait de 2 200 $ pour les soins à domicile.

 

[86]           Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’interpréter de façon restrictive le principe de Jordan. L’absence de litige pécuniaire n’est pas un élément déterminant lorsque les fonctionnaires des deux niveaux de gouvernement ont adopté une position erronée sur les soins offerts à la personne qui a besoin de ces services dans la province et affirment tous qu’il n’y a pas de conflit de compétence.

 

[87]           Je ferais remarquer que la norme en matière de soins englobe en l’espèce les règles provinciales concernant la gamme de services offerts aux personnes résidant hors réserve en Nouvelle‑Écosse. Le principe de Jordan serait censé inclure les services accordés dans des cas exceptionnels dans la province où l’enfant réside.

 

[88]           Un montant maximum de 2 200 $ par mois a été établi administrativement pour les services à domicile en Nouvelle‑Écosse, mais la politique prévue par la loi fait état de cas exceptionnels où ce maximum peut être dépassé.

 

[89]           Dans Boudreau, un tribunal de la Nouvelle‑Écosse a entendu une demande de certiorari présentée par le ministère des Services communautaires à l’égard de la décision d’une commission d’appel en matière d’assistance qui jugeait que M. Boudreau, un adulte de 34 ans vivant hors réserve et souffrant d’invalidités multiples, avait le droit de recevoir des soins à domicile accrus en vertu de la disposition relative aux circonstances exceptionnelles contenue dans la Politique de soutien direct aux familles, mais aussi à l’article 9 de la SSA.

 

[90]           La Cour a jugé que la demande de certiorari était valide parce que la Commission d’appel avait commis une erreur en faisant référence à l’Employment Support and Income Assistance Act (Loi sur l’aide au revenu et le soutien à l’emploi) et non à la SAA. La Cour a toutefois refusé de rendre une ordonnance de certiorari, parce qu’elle a jugé que le ministère des Services communautaires à la famille était clairement tenu de fournir une « assistance » à M. Boudreau comme l’exige l’article 9 de la SSA. À titre subsidiaire, la Cour a déclaré que, même si la décision qu’avait prise le ministère au sujet des services de relève était discrétionnaire, les faits reconnus établissaient que l’assistance était essentielle et que les obligations du ministère comprenaient la fourniture du financement supplémentaire demandé.

 

[91]           Le résultat net de la décision Boudreau est qu’une personne ayant des invalidités multiples qui réside hors réserve a le droit de recevoir des services à domicile dont le montant excède la limite de 2 200 $, parce que cette limite ne peut, d’après la Cour, « l’emporter sur la loi et le règlement ».

 

[92]           En l’espèce, la gestionnaire a déclaré en contre‑interrogatoire que son pouvoir en matière de financement découlait d’une autorisation du Conseil du Trésor qui faisait référence à la politique provinciale applicable. Elle a reconnu que des fonctionnaires provinciaux lui avaient déclaré que la politique de la province les autorisait à accorder un financement supérieur au montant de 2 200 $, mais qu’ils ne pouvaient le faire en raison de la directive. Elle a reconnu qu’elle a été informée du fait que la politique provinciale du ministère des Services à la famille indiquait qu’il pouvait y avoir des circonstances exceptionnelles, mais que les fonctionnaires provinciaux lui avaient déclaré qu’ils ne reconnaîtraient aucune circonstance exceptionnelle. Mme Robinson a déclaré qu’elle devait veiller à suivre la politique provinciale, telle qu’elle était mise en œuvre.

 

[93]           Il n’était pas nécessaire que la gestionnaire interprète la SAA et les règlements. Elle a été clairement informée par les fonctionnaires provinciaux de l’existence d’une politique prévue par la loi. Elle savait que la politique de la province prévue par la loi prévoyait des circonstances exceptionnelles. Elle savait que les fonctionnaires provinciaux ne tenaient aucun compte, sur le plan administratif, des obligations découlant de la politique prévue par la loi et applicable au ministère des Services sociaux. Elle a également été avisée par le CBPL de cette situation, parce que ce dernier lui avait fourni une copie de la décision Boudreau. Le mandat que le Conseil du Trésor avait confié à Mme Robinson n’allait pas jusqu’à lui demander de ne pas tenir compte de la politique provinciale énoncée dans la loi.

 

[94]           La Politique de soutien direct aux familles de la Nouvelle‑Écosse énonce que le financement pour les services de relève accordé aux personnes ayant des incapacités [traduction] « ne doit normalement pas dépasser » 2 200 $ par mois. La Politique énonce également qu’il est possible d’accorder un financement supplémentaire dans des [traduction] « circonstances exceptionnelles ». Enfin, la Politique de soutien direct aux familles prévoit expressément que les enfants des Premières nations vivant dans les réserves n’ont pas droit aux services offerts par la province.

 

[95]           Comme je l’ai mentionné, le principe de Jordan n’appelle pas une interprétation restrictive.

 

[96]           En l’espèce, il existe une politique provinciale en matière d’assistance, qui est prévue par la loi, concernant la prestation de services à domicile dans les cas exceptionnels touchant les personnes ayant des invalidités multiples et qui ne sont pas offerts dans les réserves.

 

[97]           La Cour de la Nouvelle‑Écosse a déclaré qu’une personne ayant des invalidités multiples et vivant hors réserve avait le droit de recevoir des services à domicile conformément à ses besoins. Les besoins de la personne en cause étaient exceptionnels; la SAA et ses règlements prévoyaient les cas exceptionnels. Pourtant, selon une politique provinciale expresse, le cas d’un adolescent lourdement handicapé vivant sur la réserve d’une Première nation ne peut pas être pris en considération malgré le fait qu’il se trouve dans une situation très difficile comparable. À mon avis, cela m’oblige à examiner le principe de Jordan qui a été adopté dans le but même de s’appliquer à des situations comme celle de Jeremy.

 

[98]           J’estime que la conclusion de la gestionnaire selon laquelle le principe de Jordan n’était pas applicable est déraisonnable.

 

La décideuse a‑t‑elle correctement examiné la demande de financement?

 

[99]           La gestionnaire a participé à des conférences de cas auxquelles les responsables provinciaux de la santé, des dirigeants de la Première nation et d’autres fonctionnaires d’AADNC et de Santé Canada ont participé. Elle a assisté à ces conférences de cas et elle comprenait donc parfaitement les questions en jeu et les besoins de Jeremy en matière de soins. Elle a obtenu les opinions des évaluateurs de santé au sujet des soins dont avait besoin Jeremy.

 

[100]       Je vais commencer par examiner les questions factuelles contenues dans la demande de financement présentée par le CBPL. Le montant est nécessairement lié à la nature des besoins de Jeremy en matière de soins à domicile, et non aux besoins personnels de Mme Beadle qui, peut‑on présumer, correspondent à la nature normale des services de soins à domicile prévus par le PAVA et le PSDMC.

 

[101]       Les demandeurs ont déclaré que la demande de financement supplémentaire était liée aux [traduction] « besoins raisonnables en “soins à domicile” de Jeremy Meawasige, [qui correspondent à] des soins fournis 24 heures par jour, 7 jours par semaine, moins le temps que les membres de sa famille peuvent raisonnablement consacrer à ses soins ». [Non souligné dans l’original.] On retrouve ce paragraphe dans la note d’information jointe à la demande de financement supplémentaire. Le défendeur soutient toutefois que le paragraphe précédent le paragraphe cité par les demandeurs montre que la demande vise des soins offerts 24 heures par jour, 7 jours par semaine.

 

[102]       Il ressort clairement des observations du CBPL qu’au moment où la gestionnaire a pris la décision, le Centre de santé de Pictou Landing fournissait à la famille un préposé aux soins personnels de 8 h 30 à 23 h 30, du lundi au vendredi, et des soins 24 heures par jour pendant les fins de semaine qui étaient donnés par une agence de l’extérieur de la réserve. Si j’ai bien compris, les soins offerts 24 heures par jour pendant les fins de semaine tenaient compte du fait que le Centre de santé de Pictou Landing était fermé les fins de semaine plutôt que de la nécessité d’offrir à l’enfant des soins à domicile 24 heures par jour. D’après la preuve, la demande de soutien à domicile ne visait pas les nuits pendant les jours de la semaine.

 

[103]       En outre, il faut tenir compte de l’ampleur du soutien apporté par la famille. Il convient de rappeler qu’avant son accident vasculaire cérébral, Mme Beadle répondait à tous les besoins de Jeremy sans l’aide du gouvernement. Mme Beadle a récupéré en partie depuis son accident vasculaire cérébral et aide Jeremy autant qu’elle le peut. Le frère aîné de Jeremy passe également la nuit chez ce dernier pour lui porter assistance. Si l’on tient compte de l’importance du rôle que joue Mme Beadle pour ce qui est des besoins personnels et de communication de Jeremy, il me semble que l’appui accordé par la famille n’est pas un élément minime. J’estime que la demande de soins à domicile pour Jeremy ne portait pas sur des soins offerts 24 heures par jour, 7 jours par semaine.

 

[104]       Il est difficile de dire exactement quel est le montant qui était demandé. Je note toutefois, comme le défendeur l’a fait remarquer, que le CBPL a déclaré qu’il aimerait être remboursé au moins jusqu’au niveau auquel Jeremy aurait droit s’il était placé dans un établissement. Ce montant, estimé par le ministère des Services communautaire, s’élevait à 350 $ par jour. Ce montant de 350 $ par jour représente les dépenses équivalentes auxquelles aurait eu droit Jeremy s’il vivait dans un établissement. Il est toutefois clair que le CBPL ne demandait pas que Jeremy soit placé; il proposait plutôt ce montant pour chiffrer la demande de financement.

 

[105]       La gestionnaire devait évaluer les circonstances factuelles, les observations présentées ainsi que les recommandations et l’information fournie par les évaluateurs des services à domicile. Je conclus que la gestionnaire a commis une erreur en estimant que les soins demandés étaient des soins à domicile 24 heures par jour. Cette conclusion était déraisonnable vu l’ensemble des renseignements fournis.

 

L’application du principe de Jordan

 

[106]       Les questions que soulève le principe de Jordan sont des questions nouvelles. Selon ce principe, la première agence contactée prend des décisions accordant la priorité à l’enfant et remet à plus tard le règlement des questions de compétence et financières. Le Parlement a adopté à l’unanimité le principe de Jordan et le gouvernement s’est engagé, même s’il n’est pas lié par une résolution à la Chambre des communes, à mettre en œuvre cet important principe.

 

[107]       Le CBPL est tenu, aux termes des accords de contribution conclus avec AADNC et Santé Canada, d’administrer les programmes et les services [traduction] « conformément aux normes et lois de la province ». Lorsque Mme Beadle a eu un accident vasculaire cérébral, le CBPL est intervenu et a fourni les services dont son fils et elle avaient besoin.

 

[108]       Le CBPL s’occupe d’une petite Première nation qui compte quelque 600 membres. Les circonstances exceptionnelles de l’espèce l’ont obligé à consacrer aux coûts des services personnels et de soins à domicile près de 80 % de son budget mensuel total provenant du PAVA et du PSDMC. Bref, ce n’est pas un coût que le CBPL peut assumer.

 

[109]       Le principe de Jordan s’applique entre deux niveaux de gouvernement. En l’espèce, le CBPL offrait les programmes et les services comme l’exigeaient AADNC et Santé Canada conformément aux normes législatives provinciales. Le CBPL a le droit de demander au gouvernement fédéral de lui rembourser les dépenses exceptionnelles engagées parce que l’aidante de Jeremy, sa mère, ne pouvait plus s’en occuper comme elle le faisait auparavant.

 

[110]       Je note également que la seule autre option offerte à Jeremy serait le placement en établissement qui entraînerait une séparation d’avec sa mère et sa collectivité. La mère de Jeremy est la seule personne qui réussit parfois à le comprendre et à communiquer avec lui. Jeremy serait séparé de sa collectivité et de sa culture. Il serait, comme le triste petit Jordan, placé dans un établissement, séparé de sa famille et de la seule maison qu’il ait connue. Il se retrouverait dans la même situation que le petit Jordan.

 

[111]       J’estime que le gouvernement fédéral a accepté l’obligation qui découle du principe de Jordan. Par conséquent, j’arrive à peu près aux mêmes conclusions que la Cour dans Boudreau. Les accords de contribution du gouvernement fédéral obligeaient le CBPL à offrir des programmes et des services conformes aux normes prévues par les politiques et les lois de la province. La SAA et les règlements obligent le ministère provincial à fournir de l’assistance et des services à domicile conformément aux besoins de la personne qui exige ces services. Le CBPL l’a fait. Jeremy l’a fait. Par conséquent, je conclus qu’AADNC et Santé Canada doivent rembourser les frais encourus par le CBPL.

 

[112]       Il y a lieu de faire remarquer qu’AADNC ne refuse pas que des services à domicile soient fournis à Jeremy; il refuse plutôt de financer ces services à domicile au‑delà du montant maximal provincial imposé sur une base administrative de 2 200 $, montant qui ne peut, comme la Cour l’a déclaré dans Boudreau, l’emporter sur une loi et un règlement provincial.

 

[113]       Le CBPL a respecté les obligations prévues par l’accord de financement conclu avec AADNC et Santé Canada. Les ministères fédéraux participants, en particulier AADNC, ont adopté le principe de Jordan. À mon avis, le fait qu’ils aient adopté le principe de Jordan les oblige maintenant à respecter l’obligation qu’ils ont assumée et de rembourser adéquatement le CBPL pour les frais encourus pour l’exécution des conditions de l’accord de financement et en conformité avec le principe de Jordan.

 

[114]       À titre subsidiaire, comme dans Boudreau, si la mise en œuvre du principe de Jordan est discrétionnaire, le gouvernement fédéral s’est engagé à appliquer le principe de Jordan lorsqu’il y avait des circonstances exceptionnelles. La situation de Jeremy est manifestement une circonstance exceptionnelle qui répond à cette condition. Le gouvernement fédéral ne peut nier qu’il est tenu de fournir le financement supplémentaire non demandé par le CBPL pour Jeremy.

 

[115]       Dans un cas ou dans l’autre, le CBPL a, à mon avis, le droit d’obtenir le remboursement et un financement supplémentaire de la part d’AADNC et de Santé Canada pour combler les besoins de Jeremy. Je note qu’AADNC et Santé Canada se sont tous les deux déclarés prêts à continuer à collaborer avec le CBPL pour résoudre la situation.

 

[116]       Le principe de Jordan n’est pas un principe à portée illimitée. Il faut que les services de santé ou sociaux complémentaires soient légalement offerts aux personnes qui vivent hors réserve. Il exige également que l’on procède à une évaluation des services et des coûts qui répondent aux besoins de l’enfant d’une Première nation vivant dans une réserve. Le montant du financement n’est pas établi de façon définitive conformément à ces conditions, dans la mesure où les besoins de Jeremy et de Mme Beadle sont quelque peu variables, où les conférences de cas ne semblent pas avoir évalué le montant des coûts à assumer et où les participants ont proposé de rembourser d’autres montants. Résultat, le montant doit être fixé par les parties.

 

[117]       Je conclus que la décideure n’a pas examiné correctement la demande de financement présentée par le CBPL pour répondre aux besoins de Jeremy. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et la décision de la gestionnaire est annulée.

 

[118]       Reste la question de savoir si, dans les circonstances, il y aurait lieu d’ordonner un nouvel examen de la demande. Il est évident qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de l’entité administrative qui prend des décisions dans son domaine d’expertise.

 

[119]       Dans Stetler c the Ontario Flue‑Cured Tobacco Growers’ Marketing Board, 2009 ONCA 234, au paragraphe 42, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré :

[traduction]

Si « [u]ne cour de justice ne peut substituer sa décision à celle d’un décideur administratif à la légère ou de manière arbitraire », elle peut, dans des circonstances exceptionnelles, rendre une décision finale au fond. Ces circonstances peuvent comprendre les cas où le renvoi au tribunal administratif s’avère « inutile », où le tribunal administratif n’est plus « en état d’agir » et les cas où « suivant les circonstances et la preuve au dossier, une seule interprétation ou solution est envisageable, c’est‑à‑dire que toute autre interprétation ou solution serait déraisonnable » : Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 66.

 

[120]       Si l’on tient compte du fait que le principe de Jordan appelle une réponse rapide sans tenir compte des questions de compétence ainsi que des circonstances exceptionnelles que l’on trouve dans le cas de Jeremy, j’estime que la situation en cause constitue une circonstance exceptionnelle qui autorise la Cour à ne pas renvoyer le dossier pour nouvel examen, mais pour ordonner que le CBPL soit remboursé pour les dépenses engagées dépassant le montant maximal de 2 200 $, dans la mesure où elles correspondent aux besoins d’aide de Jeremy. La dernière question à régler est celle du montant du remboursement, et j’estime qu’elle doit être laissée aux parties.

 

La décideure a‑t‑elle exercé son pouvoir discrétionnaire en violation du paragraphe 15(1) de la Charte?

 

[121]       Vu ma décision, il n’est pas nécessaire que j’examine les observations relatives à la Charte présentées par les parties.

 

Dépens

 

[122]       Dans ses observations orales, le défendeur, reconnaissant que la question est complexe, ne s’est pas opposé aux observations des demandeurs au sujet des dépens, dans le cas où ces derniers obtiendraient gain de cause, mais il a proposé la fourchette médiane de la colonne 3.

 

[123]       Je remercie les parties des observations pertinentes qu’ils ont formulées dans ce dossier complexe, mais important.

 

Conclusion

 

[124]       Je conclus que la gestionnaire a omis d’appliquer le principe de Jordan au dossier de Jeremy, contrairement à ce qu’elle devait faire.

 

[125]       Je conclus également que le rejet par la gestionnaire de la demande de remboursement du CBPL était déraisonnable.

 

[126]       J’accueille la demande de contrôle judiciaire et j’annule par les présentes la décision attaquée.

 

[127]       Je ne renvoie pas le dossier pour nouvel examen, mais je déclare que le CBPL a le droit d’être remboursé par le défendeur pour les dépenses engagées dépassant le montant maximum de 2 200 $, dans la mesure où elles correspondent aux besoins d’aide de Jeremy.

 

[128]       Je suis d’avis d’adjuger les dépens aux demandeurs pour deux avocats selon la fourchette médiane de la colonne 3.


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.                  ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire.

 

2.                  ANNULE la décision du 27 mai 2011 de la gestionnaire.

 

3.                  déclare que le demandeur, le CBPL, a le droit d’être remboursé par le défendeur pour les dépenses engagées dépassant le montant maximal de 2 200 $, dans la mesure où elles correspondent aux besoins d’aide de Jeremy.

 

4.                  ADJUGE les dépens aux demandeurs pour deux avocats selon la fourchette médiane de la colonne 3.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1045‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  LE CONSEIL DE LA BANDE DE PICTOU LANDING ET MAURINA BEADLE c
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 11 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 4 avril 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

Anne Levesque

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jonathan D.N. Tarlton

Melissa Chan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Champ & Associés

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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