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Date : 20121203

Dossier : T‑1577‑11

Référence : 2012 CF 1412

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE

en matière d’amirauté

 

ENTRE :

 

ALAN TONEY, YVONNE TONEY et COURTENAY TONEY & REBECCA TONEY, représentés par leur tuteur à l’instance,

ALAN TONEY

 

 

 

demandeurs

et

 

 

 

Sa Majesté la reine du chef du Canada, au nom de la gendarmerie royale du Canada et Sa Majesté la reine du chef de la province de l’Alberta, représentée par

LE MINISTRE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DES RESSOURCES et

le navire canadien MUNI DE LA LICENCE NO AB1275024

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Conformément à une ordonnance prononcée par le protonotaire Lafrenière, les demandeurs et la défenderesse Sa Majesté la Reine du chef de la province de l’Alberta, représentée par le ministre du Développement durable des ressources (l’Alberta), se présentent devant la Cour pour lui demander de se prononcer sur une question de droit avant la tenue du procès en l’espèce. La Cour doit déterminer si elle a compétence à l’égard de l’Alberta en ce qui a trait à la présente action.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour a compétence ratione personae à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire.

 

Contexte

 

[3]               La présente action fait suite au décès de Janessa Lynn Toney, âgée de cinq ans, fille des demandeurs, Alan et Yvonne Toney, et sœur de Courtenay et de Rebecca Toney.

 

[4]               Dans leur déclaration, les demandeurs allèguent que, le 27 septembre 2008, la famille Toney faisait une excursion en bateau sur le lac Newell en Alberta, lorsque ce qui avait commencé par une agréable sortie en famille s’est terminé par une tragédie. Le bateau est tombé en panne et M. Toney, n’arrivant pas à le réparer, a appelé le 911 pour obtenir de l’aide. Les demandeurs allèguent en outre qu’au cours de l’opération de sauvetage, un navire dont l’Alberta était alors propriétaire et assurait l’exploitation (le navire de sauvetage) a chaviré et les membres de la famille Toney se sont retrouvés à l’eau. Ils ont été tous été rescapés, à l’exception de Janessa, qui s’est noyée alors qu’elle serait restée prise sous le bateau de sauvetage.

 

[5]               Les demandeurs soutiennent notamment que l’Alberta n’a pas vérifié si le navire convenait à des activités de sauvetage et était sécuritaire à cette fin, compte tenu des conditions météorologiques à ce moment‑là, des caractéristiques du navire et du poids des occupants. Ils font de plus valoir que l’Alberta n’a pas évalué et corrigé le parcours du navire de sauvetage.

 

[6]               Les demandeurs ont institué leur action le 26 septembre 2011. Les parties ne s’entendent pas sur le moment auquel la cause d’action des demandeurs pouvait être découverte ni sur la question de savoir si l’action a été intentée après l’expiration du délai de prescription de deux ans prévu à l’article 14 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6. Je ne suis cependant pas saisie de cette question.

 

[7]               Dès le départ, l’Alberta a fait valoir que la Cour n’a pas compétence à son égard en ce qui a trait à la présente affaire. Avant de déposer sa défense, l’Alberta a présenté une requête sollicitant la radiation, pour défaut de compétence, de l’action intentée contre elle à titre personnel et contre le navire de sauvetage à titre réel.

 

[8]               Bien que l’Alberta ait reconnu qu’elle était propriétaire du navire de sauvetage le 27 septembre 2008, elle a fait valoir que le navire avait été vendu avant l’introduction de l’action des demandeurs et qu’il ne faisait l’objet d’aucun privilège maritime.

 

[9]               Le juge Harrington a radié l’action réelle intentée contre le navire de sauvetage au motif que le navire avait changé de propriétaire entre le moment du fait générateur et celui où l’action a été intentée, comme l’exige le paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 : voir Toney c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2011 CF 1440, [2011] A.C.F. no 1740, au paragraphe 5 (Toney CF). Il a cependant refusé de radier l’action personnelle intentée contre l’Alberta.

 

[10]           S’agissant de l’objet de l’action, le juge a souligné que l’action était [traduction] « une action qui relevait on ne peut plus du droit maritime » Toney CF, au paragraphe 5.

 

[11]           Quant à la question de compétence sur la personne, le juge Harrington a déclaré ce qui suit :

[traduction] L’action relève de la compétence législative fédérale sur la navigation ou la marine marchande. Il existe en effet une loi fédérale à appliquer et l’application de cette loi a été confiée à la Cour en vertu de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales [LRC 1985, c F‑7] (ITO‑Internatinal Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752). Le fait que l’un des défendeurs soit une Couronne provinciale n’est pas pertinent, car il ne s’agit pas d’une action intentée contre la Couronne en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[12]           Après avoir indiqué que l’action ne serait pas rejetée dans le cadre d’une requête en radiation à moins qu’il ne soit [traduction] « évident et manifeste que l’affaire n’a aucune chance d’être accueillie », le juge Harrington a rejeté la requête de l’Alberta.

 

[13]           L’Alberta a porté cette décision en appel devant la Cour d’appel fédérale. Cette dernière a observé qu’il n’était pas contesté que la demande relevait de la compétence ratione materiae de la Cour fédérale, étant donné qu’elle touchait à la navigation et à la marine marchande et qu’elle tombait expressément sous le coup des alinéas 22(2)d) et g) de la Loi sur les Cours fédérales : voir Toney c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2012 CAF 167, [2012] ACF no 705, au paragraphe 3 [Toney, Cour d’appel fédérale].

 

[14]           La Cour d’appel fédérale a ajouté que « le droit maritime canadien », défini aux articles 2 et 42 de la Loi sur les Cours fédérales, s’appliquait, y compris la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Elle a fait remarquer que cette dernière loi porte expressément sur le versement de dommages‑intérêts advenant un décès et sur les droits des personnes à charge des personnes décédées. L’article 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit de plus que la Loi lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province : Toney CAF, au paragraphe 3.

 

[15]           En ce qui a trait à la prétention de l’Alberta selon laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence ratione personae à son égard, la Cour d’appel fédérale a souligné qu’aucun des arrêts de la Cour auxquels l’Alberta renvoyait ne faisait intervenir l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales. Ils portaient plutôt sur le sens du terme « Couronne » aux articles 17 ou 23 de la Loi : Toney CAF, au paragraphe 5.

 

[16]           La Cour d’appel fédérale a statué que l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales ne visait que les demandes présentées par la Couronne fédérale ou contre elle, et non les demandes contre la province : Toney CAF, au paragraphe 5. Cette conclusion n’était cependant pas déterminante. La cour a fait observer que les arguments présentés par les demandeurs, fondés sur le libellé de l’article 22 et du paragraphe 43(7) de la Loi sur les Cours fédérales, n’avaient pas été expressément considérés par le passé et qu’elle n’avait pas non plus à ce jour examiné l’incidence de l’attribution à la Cour fédérale d’une compétence exclusive sur certaines questions.

 

[17]           La Cour d’appel fédérale a donc conclu, à l’instar du juge Harrington, qu’il n’était pas « manifeste et évident » que la Cour fédérale n’avait pas compétence ratione personae à l’égard de l’Alberta en l’espèce. L’appel de l’Alberta a donc été rejeté : Toney CAF, au paragraphe 5.

 

[18]           Après que la Cour d’appel fédérale eut rendu sa décision sur la requête en radiation présentée par l’Alberta, l’Alberta et les demandeurs sont arrivés à la conclusion, par l’entremise du processus de gestion des cas, que la question de la compétence de la Cour fédérale à l’égard de l’Alberta, s’agissant d’une question de droit, devait être déterminée avant le procès dans la présente affaire.

 

Arguments de l’Alberta

 

[19]           L’Alberta soutient qu’elle jouit de l’immunité de la Couronne à la fois en vertu de la common law et de la loi. Elle s’appuie plus particulièrement sur l’article 14 de l’Interpretation Act de l’Alberta, RSA 2000, c I‑8, qui est rédigé comme suit : [traduction] « Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet à l’égard de Sa Majesté ou sur ses droits et prérogatives. »

 

[20]           L’Alberta soutient de plus qu’elle ne peut être liée par une loi fédérale à moins que celle‑ci ne le prévoie expressément, comme c’est le cas à l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, qui porte sur les différends entre gouvernements. L’Alberta reconnaît cependant que la Cour peut également avoir compétence lorsqu’une province est liée par déduction nécessaire ou qu’elle a renoncé à son immunité : R c. Eldorado Nuclear Ltd, [1983] 2 R.C.S. 551, [1983] A.C.S. no 87, au paragraphe 9.

 

[21]           L’Alberta reconnaît que l’immunité de la Couronne en common law a dans certains cas été supprimée par des lois en matière de procédures contre la Couronne, et que la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, autorise les poursuites en responsabilité délictuelle contre la Couronne fédérale devant la Cour fédérale et les cours supérieures provinciales. L’Alberta soutient cependant que même si l’article 5 de la Proceedings Against the Crown Act, RSA 2000, c P‑25, permet que la province puisse être poursuivie pour différentes causes d’action, cette loi ne traite pas expressément de la compétence de la Cour fédérale et est muette sur la question du tribunal devant lequel la province peut être poursuivie.

 

[22]           Tout en reconnaissant que la Judicature Act, RSA 2000, c J‑2, confère bel et bien compétence à la Cour fédérale dans un nombre limité de cas, notamment en matière de différends entre la province et le Canada ou entre l’Alberta et d’autres provinces, l’Alberta fait valoir qu’aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.

 

[23]           L’Alberta affirme que la Cour fédérale étant d’origine législative, elle ne peut dans la présente affaire avoir compétence à son égard que si cette compétence lui a été conférée expressément. L’Alberta fait valoir que, suivant l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, la « Couronne » s’entend de Sa Majesté du chef du Canada, et que, considérée dans son ensemble, la loi ne laisse aucunement voir l’intention explicite nécessaire que les Couronnes provinciales soient liées par un texte législatif.

 

[24]           À l’appui de cette prétention, l’Alberta invoque l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Union Oil Co of Canada Ltd c. La Reine, [1976] 1 C.F. 74, 72 D.L.R. (3d) 81 (C.A.), confirmé par (1977), 72 D.L.R. (3d) 82. Dans Union Oil, la Cour d’appel fédérale a statué que bien que les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale (tel était alors son nom) qui conféraient à la cour sa compétence ratione materiae aient été « rédigées d’une manière assez large », les dispositions de la Loi d’interprétation de l’Ontario, considérées conjointement avec les références à la Couronne du chef du Canada dans la Loi sur la Cour fédérale, « suffis[ai]ent à établir que les dispositions générales de la Loi sur la Cour fédérale, visant la compétence ratione materiae, n’avaient pas pour but de supprimer l’immunité traditionnelle de la Couronne du chef des provinces en matière de procès devant ses cours » : au paragraphe 4. Voir aussi Ontario c. Avant Inc, [1986] 2 C.F. 91, 1 F.T.R. 270, au paragraphe 10.

 

[25]           L’Alberta soutient de plus que l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales ne confère qu’une compétence ratione materiae à la Cour fédérale, et ne fait pas expressément référence à la Couronne. Il s’ensuit, selon elle, que le législateur n’avait pas l’intention que cette disposition lie les Couronnes provinciales.

 

[26]           À l’appui de cet argument, l’Alberta invoque la décision de notre Cour, Greeley c. Tami Joan (Le), [1996] A.C.F. no 739, 113 F.T.R. 66 [Greeley 1996], dans laquelle le juge MacKay mentionnait que la question de la compétence de la Cour relative à l’objet était différente de la question de sa compétence à l’égard d’une partie en particulier. En ce qui concerne cette dernière, le juge s’est dit d’avis que le législateur avait implicitement empêché la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de Sa Majesté du chef d’une province. En outre, il ne croyait pas que la Cour fédérale avait compétence ratione personae à l’égard d’un ministre ou d’un mandataire d’une province du simple fait qu’elle avait compétence en matière de droit maritime en vertu de la Loi sur les Cours fédérales : Greeley 1996, aux paragraphes 20 et 21.

 

[27]           L’Alberta s’appuie également sur la décision de notre Cour dans Kusugak c. Northern Transportation Co et al, [2004] A.C.F. no 2085, 2004 CF 1696, [Kusugak] qui, les parties en conviennent, est celle qui se rapproche le plus de l’espèce sur le plan factuel. Kusugak portait sur une action en dommages‑intérêts intentée contre plusieurs défendeurs à la suite du naufrage d’un navire dans la baie d’Hudson ayant fait plusieurs victimes. Les demandeurs alléguaient entre autres que divers défendeurs associés au gouvernement du Nunavut, y compris les Nunavut Emergency Services, avaient fait preuve de négligence dans la façon dont ils avaient répondu à une situation d’urgence.

 

[28]           Dans Kusugak, la Cour a conclu que l’action ne portait pas sur une question de droit maritime, puisque la demande des demandeurs était uniquement fondée sur le droit en matière de responsabilité civile. En conséquence, la Cour a conclu que la demande ne relevait pas de la compétence ratione materiae de la Cour fédérale. En ce sens, cette décision se distingue nettement de la présente affaire, puisque l’Alberta a reconnu que la demande des demandeurs touchait à la navigation et à la marine marchande et tombait expressément sous le coup des dispositions des alinéas 22(2)d) et g) de la Loi sur les Cours fédérales. Ainsi, la Cour a compétence concurrente avec les tribunaux de l’Alberta à l’égard de l’objet de la présente action.

 

[29]           En ce qui concerne les défendeurs du Nunavut, la Cour a tenu compte du libellé du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui est en partie rédigé comme suit : « La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas – opposant notamment des administrés – où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien […] » [Italiques ajoutés]. La Cour a fait observer que tous les défendeurs du Nunavut jouaient un rôle dans la gouvernance et l’administration du territoire et qu’ils exerçaient des fonctions publiques. En outre, les défendeurs du Nunavut représentaient des institutions du gouvernement du Nunavut et avaient le statut d’autorité publique. La Cour a conclu que les défendeurs du Nunavut n’étaient pas des « subjects » (administrés dans la version française) et que la Cour fédérale n’avait donc pas compétence pour examiner leurs actions : Kusugak, au paragraphe 50).

 

[30]           Enfin, tout en reconnaissant que l’article 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit expressément que celle‑ci lie les provinces, l’Alberta fait valoir qu’aucune disposition de la loi n’oblige une province à se soumettre à la compétence de la Cour fédérale. La loi prévoit simplement que les actions doivent être intentées devant le « tribunal compétent ». L’Alberta soutient que le tribunal compétent en l’espèce est la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Étant donné que les demandeurs auraient pu intenter leur action devant cette cour, il s’ensuit qu’ils n’auraient pas été sans recours.

 

Analyse

 

[31]           Je crois comprendre qu’aucun fait important n’est contesté en ce qui a trait à la question de compétence. Je crois aussi comprendre que l’Alberta convient que la Cour a compétence concurrente avec les tribunaux de l’Alberta quant à l’objet de la présente action, étant donné que la demande touche à la navigation et à la marine marchande et qu’elle tombe expressément sous le coup des alinéas 22(2)d) et g) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[32]           Or, pour qu’une action puisse être accueillie par la Cour, celle‑ci doit avoir compétence à l’égard de la cause d’action alléguée et à l’égard des parties. Il s’agit de deux questions distinctes : Kusugak, précité, au paragraphe 42.

 

[33]           Ainsi, la question à trancher est celle de savoir si la Cour a compétence ratione personae à l’égard de l’Alberta en ce qui a trait à la présente action.

 

[34]           Examinons d’abord les arguments de l’Alberta fondés sur l’article 14 de la Interpretation Act de l’Alberta, qui prévoit clairement qu’aucun texte ne lie l’Alberta, à moins d’indication contraire. Cet article doit être cependant lu conjointement avec l’article 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Toney CAF, la Loi sur la responsabilité en matière maritime porte expressément sur le versement de dommages‑intérêts advenant un décès et sur les droits des personnes à charge des personnes décédées. L’article 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit de plus que la loi « lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province » [je souligne] : Toney CAF, au paragraphe 3.

 

[35]           Il faut aussi tenir compte du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui est en partie rédigé comme suit : « La Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas – opposant notamment des administrés – où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ».

 

[36]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans l’arrêt Siemens Canada Ltd c. JD Irving, Ltd, 2012 CAF 225, au paragraphe 34, [2012] A.C.F. no 1120, « [l’]article 22 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale la compétence générale en matière maritime. Cette compétence, très large, englobe toute demande présentée au titre du droit maritime canadien ou d’une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande ». Elle engloberait donc les demandes d’indemnisation pour décès ou dommages corporels causés par un navire présentées en vertu de l’alinéa 22(2)d) de la Loi sur les Cours fédérales. En outre, l’alinéa 22(2)g) de la Loi vise les demandes d’indemnisation pour décès ou lésions corporelles survenus dans le cadre de l’exploitation d’un navire, notamment par suite d’un vice de construction dans celui‑ci, ou par la faute ou la négligence des propriétaires ou des affréteurs du navire ou des personnes qui en disposent.

 

[37]           Je reconnais que dans Greeley 1996, la Cour a radié comme partie la Couronne du chef du Nouveau‑Brunswick dans le cadre d’une action en responsabilité délictuelle. Cependant, l’action intentée contre la province du Nouveau‑Brunswick à titre de créancier hypothécaire du navire a été instruite par la cour (Greeley c. Tami Joan (Le), [1997] A.C.F. no 1131, 135 F.T.R. 290 (conf. par 2001 CAF 238, [2001] A.C.F. no 1162) [Greeley 1997]. Comme l’a signalé le protonotaire Lafrenière, ces décisions, lues ensemble, semblent appuyer la proposition voulant que la Cour fédérale puisse connaître d’une action intentée contre une province qui est propriétaire ou créancière hypothécaire d’un navire, dans la mesure où il s’agit d’une demande d’indemnisation en matière maritime : voir L’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires c. Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique représentée par le ministre des Finances et al, 2012 CF 725, au paragraphe 37 [Ship‑Source].

 

[38]           Je reconnais en outre que dans Kusugak, la Cour a conclu que les défendeurs du Nunavut représentaient des institutions du gouvernement du Nunavut et n’étaient pas des « subjects » (administrés dans la version française) pour l’application du paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Kusugak, au paragraphe 50. Voir aussi Bande indienne de Lubicon Lake c. Canada, [1980] A.C.F. no 272, au paragraphe 8. Toutefois, la compétence concurrente en première instance que confère à la Cour le paragraphe 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales n’est pas limitée aux actions en droit maritime entre administrés. Cette disposition confère expressément à la Cour compétence concurrente, en première instance, dans les cas – « opposant notamment des administrés » – où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime [Italiques ajoutés]. On ne semble pas avoir tenu compte dans Kusugak de l’incidence du mot « notamment » dans la disposition.

 

[39]           Dans l’arrêt L’Association nationale des employés et techniciens de radiodiffusion c. Canada, [1980] 1 C.F. 820, [1979] A.C.F. no 228, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur le sens d’un libellé semblable à l’article 23 de la Loi sur les Cours fédérales. Elle a fait remarquer que « comme l’alternative à une action entre sujets est une action entre une autorité publique et un sujet, la phrase “tant entre sujets qu’autrement” signifie “tant entre sujets qu’entre Sa Majesté ou le procureur général ou une autre autorité publique et un sujet” » (au paragraphe 9) [italiques ajoutés].

 

[40]           De plus, l’article 43 de la Loi sur les Cours fédérales, prévoit que « [s]ous réserve du paragraphe (4) [qui vise les collisions entre navires et ne s’applique pas en l’espèce], la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière personnelle dans tous les cas ». Rien dans cette disposition n’empêche la Cour d’exercer sa compétence personnelle à l’égard d’une province.

 

[41]           Les alinéas 43(7)b) et c) de la Loi sur les Cours fédérales sont également pertinents pour l’analyse. L’alinéa 43(7)b) prévoit qu’« [i]l ne peut être intenté au Canada d’action réelle portant, selon le cas, sur : […] un navire possédé ou exploité par le Canada ou une province, ou sa cargaison, lorsque ce navire est en service commandé pour le compte de l’État » [italiques ajoutés]. De même, aux termes de l’alinéa 43(7)c), « [i]l ne peut être intenté au Canada d’action réelle portant, selon le cas, sur : […] un navire possédé ou exploité par un État souverain étranger – ou sa cargaison – et accomplissant exclusivement une mission non commerciale au moment où a été formulée la demande ou intentée l’action les concernant ».

 

[42]           Ces dispositions ont vraisemblablement pour objet d’empêcher la saisie de navires en service commandé pour le compte de l’État. Il s’ensuit nécessairement qu’il peut être intenté devant la Cour fédérale une action réelle portant sur un navire possédé ou exploité par une province, lorsque ce navire n’est pas en service commandé pour le compte de l’État. Cela ne pourrait cependant pas être le cas à l’égard d’un navire possédé par la Couronne fédérale, par l’application de l’article 14 de Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, qui interdit les actions réelles visant des demandes contre l’État fédéral : voir Artificial Reef Society of Nova Scotia c. Canada, 2010 CF 865, [2010] a.c.f. no 1091, au paragraphe 15. Pour que la disposition ait un sens, il faut que le législateur ait voulu qu’elle s’applique aux navires possédés par les provinces.

 

[43]           Je reconnais qu’en l’espèce l’action réelle portant sur le navire de l’Alberta a été radiée. Il est vrai que l’Alberta n’est plus propriétaire du navire en question, mais cela ne change rien au fait que le libellé de l’alinéa 43(7)b) de la Loi sur les Cours fédérales étaye une interprétation du paragraphe 22(1) de la Loi selon laquelle la compétence concurrente de première instance que confère l’article 22 à la Cour englobe les demandes contre les navires appartenant aux Couronnes provinciales défenderesses.

 

[44]           En effet, comme l’a fait observer le protonotaire Lafrenière dans Ship‑Source, « [l]e principe de l’immunité de juridiction en common law est préservé par le paragraphe 43(7), mais seulement lorsque le navire est utilisé exclusivement à des fins gouvernementales non commerciales ». Je conviens en outre avec le protonotaire Lafrenière que « l’alinéa 43(7)c) serait inutile et dépourvu de sens si un navire provincial et une province qui est propriétaire d’un navire étaient généralement exemptés de la compétence de la Cour fédérale » : au paragraphe 39.

 

[45]           De plus, le droit réel prévu par la loi qui n’est pas accompagné d’un privilège maritime ne donne ouverture à une action réelle que si la responsabilité personnelle du propriétaire est engagée (FC Yachts Ltd c. Splash Holdings Ltd, 2007 CF 1257, [2007] A.C.F. no 1636, au paragraphe 5 (citant (Westcan Stevedoring Ltd c. Armar (Le), [1973] A.C.F. 152, [1973] C.F. 1232, Mount Royal/Walsh Inc c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199, 99 NR 42 (C.A.F.), et Maritima De Ecologia, SA de CV c. Maersk Defender (Le), [2007] A.C.F. 709, 366 N.R. 162)).

 

[46]           La compétence en droit maritime de la Cour à l’égard des provinces, y compris l’Alberta, est en outre confirmée par l’alinéa 79(3)b) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, qui interdit de façon semblable toute action réelle contre un navire qui appartient au Canada ou à une province, ou qui est exploité par le Canada ou une province, dans les cas où le navire en question est affecté à un service gouvernemental. Comme l’avocat des demandeurs le souligne, si la Cour n’avait pas compétence ratione personae à l’égard d’une province en tant que propriétaire d’un navire, l’interdiction prévue à l’alinéa 79(3)b) concernant les actions réelles contre les navires appartenant à une province serait dénuée de sens.

 

[47]           Qui plus est, la Cour fédérale a de toute évidence compétence ratione personae exclusive à l’égard des Couronnes provinciales pour ce qui est des créances maritimes dans les cas où un fonds de limitation est constitué suivant l’article 32 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Bien que nous ne soyons pas en présence d’un tel cas, je conviens avec les demandeurs qu’il n’est pas logique qu’une Couronne provinciale puisse être assujettie à la compétence de la Cour pour les dommages causés lors d’un sinistre maritime et non dans le cas d’un autre sinistre, compte tenu de l’importance de la réclamation. La Cour fédérale a compétence ratione personae à l’égard des Couronnes provinciales ou bien elle ne l’a pas. À mon avis, la Cour fédérale a compétence.

 

[48]           Ma conclusion sur la question de compétence est en outre confirmée par l’article 22 de la Proceedings Against the Crown Act de l’Alberta, qui prévoit que [traduction] « [l]a présente loi n’a pas pour effet d’autoriser les actions réelles visant des demandes contre l’État, ni la saisie, la détention ou la vente d’un bien appartenant à l’État ».

 

[49]           Je crois comprendre que l’Alberta ne conteste pas le fait que le droit albertain n’autorise pas les actions réelles devant les tribunaux provinciaux. Toutefois, il est un principe d’interprétation législative généralement reconnu voulant que chaque disposition législative doive avoir un sens : R c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 28. Comme les actions réelles sont interdites en Alberta, le seul sens que peut avoir l’article 22 de la Proceedings Against the Crown Act serait qu’il s’attache aux actions intentées contre la Couronne provinciale devant la Cour fédérale.

 

[50]           L’article 4 de la Proceedings Against the Crown Act, qui porte sur le droit des citoyens de poursuivre la Couronne provinciale, est également pertinent. Il prévoit que [traduction] « [t]oute poursuite contre la Couronne qui, si la présente loi n’avait pas été adoptée, aurait pu être engagée par pétition de droit [...] peut être engagée de plein droit par voie d’instance contre la Couronne, conformément à la présente loi, sans autorisation du lieutenant‑gouverneur ». L’article 5 de cette loi prévoit expressément les actions contre la Couronne portant sur des demandes fondées sur diverses causes d’action, lesquelles engloberaient celles invoquées en l’espèce.

 

[51]           Il faut également tenir compte de l’article 8 de la Proceedings Against the Crown Act, qui prévoit que [traduction] « [s]auf disposition contraire de la présente loi, les procédures contre la Couronne devant un tribunal sont engagées et sont instruites conformément à la loi régissant la pratique de ce tribunal » [italiques ajoutés]. La loi ne contient aucune définition du mot « tribunal » et ne limite pas aux tribunaux de l’Alberta les poursuites engagées contre la Province.

 

[52]           Il convient de comparer ce libellé à celui de dispositions semblables contenues dans d’autres lois provinciales sur les instances introduites contre la Couronne. À titre d’exemple, l’article 10 de la Proceedings against the Crown Act, RSNS 1989, c 360, de la Nouvelle‑Écosse, prévoit que [traduction] « [a]ucune disposition de la présente Loi n’autorise les actions contre la Couronne sauf devant la Cour suprême ou une cour de comté » [italiques ajoutés]. De même, les tribunaux ont interprété le paragraphe 4(1) de la Crown Proceedings Act, RSBC 1996, c 89, de la Colombie‑Britannique, comme exigeant que les actions contre la Colombie‑Britannique soient intentées devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique : voir Athabasca Chipewyan First Nation c. Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development), 2001 ABCA 112, [2001] A.J. no 609, au paragraphe 15.

 

Conclusion

 

[53]           En conséquence, je conclus que la Cour a compétence ratione personae à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire.

 

[54]           Je conclus en outre que les demandeurs devraient avoir droit à leurs dépens dans la présente requête. Compte tenu de la nouveauté et de la complexité des questions que soulève la présente affaire, les dépens devraient être taxés selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tableau du tarif B; les demandeurs devraient également avoir droit aux débours raisonnables.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE :

 

1.         La Cour a compétence ratione personae à l’égard de l’Alberta dans la présente affaire.

 

2.         Les demandeurs ont droit aux dépens de la présente requête, taxés selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tableau du tarif B, ainsi qu’aux débours raisonnables.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1577‑11

 

INTITULÉ :                                                  ALAN TONEY et al c
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et al

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 4 septembre 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 3 décembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Darren Williams

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Marta Burns

Hilary Flaherty

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Sa Majesté la Reine du chef

de la province de l’Alberta)

 

Personne n’a comparu

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Sous‑procureur général du Canada)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Merchant Law Group LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

Alberta Justice & Attorney General

Legal Services Division

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Sa Majesté la Reine du chef

de la province de l’Alberta)

 

Myles J. Kirvin

(Sous‑procureur général du Canada)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Sous‑procureur général du Canada)

 

 

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