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Date : 20130404

Dossier: IMM-3775-12

Référence : 2013 CF 316

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2013

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

GUENSON BAZELAIS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant qu’il n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR]. Le demandeur conteste la conclusion de la SPR selon laquelle il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger parce qu’il aurait dû, en qualité de fonctionnaire haïtien, se réclamer de la protection de l’État; il soutient également que la SPR n’a pas examiné sa crainte d’être persécuté en tenant compte de son témoignage selon lequel ses persécuteurs avaient des relations au sein du gouvernement haïtien.

 

II. Procédure judiciaire

[2]               La Cour est saisie d’une demande présentée suivant le paragraphe 72(1) de la LIPR en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la SPR datée du 23 février 2012.

 

III. Faits

[3]               Le demandeur, monsieur Guenson Bazelais, est un citoyen haïtien né en 1973.

 

[4]               Le demandeur affirme qu’il a, depuis avril 2000, occupé divers postes au sein du ministère de la Justice et de la Sécurité publique en Haïti [le MJSP haïtien], tout récemment celui de coordonnateur de l’Unité informatique [coordonnateur].

 

[5]               Le demandeur affirme avoir conçu trois projets qui ont été approuvés (évalués à 1 047 000 $US) et prévoyaient la dépense de fonds attribués au MJSP haïtien.

 

[6]               Le demandeur affirme qu’en mars 2010 il a refusé d’attribuer l’un de ces projets à une société qui ne répondait pas aux conditions exigées et qui se trouvait dans une situation de conflit d’intérêts.

 

[7]               D’après le demandeur, le chef du cabinet [le chef] du MJSP haïtien et un autre membre du cabinet du MJSP haïtien [le membre du cabinet] ont menacé de discréditer le demandeur auprès du ministre de la Justice et de la Sécurité publique d’Haïti [le ministre de la JSP d’Haïti], de le faire envoyer en prison et de le tuer, s’il refusait de collaborer.

 

[8]               Le demandeur affirme qu’en avril 2010, son véhicule a été vandalisé à quatre reprises. Le chauffeur du demandeur aurait déclaré à celui-ci que ces actes de vandalisme avaient été commis sur l’ordre du membre du cabinet et que, s’il continuait à travailler au MJSP haïtien et à s’opposer au chef et au membre du cabinet, il serait assassiné.

 

[9]               Le demandeur affirme qu’en mai 2010 il a été détenu illégalement par un employé du MJSP haïtien relié au membre du cabinet.

 

[10]           Le demandeur affirme que le 2 juin 2010 il a eu une vive discussion avec le ministre de la JSP d’Haïti au sujet d’un échange de courriels entre le ministre de la JSP et les autorités espagnoles. Le demandeur a présenté des copies traduites de ces courriels [courriels espagnols] à la SPR (Dossier certifié du Tribunal [DCT] aux pp 151 à 160).

 

[11]           Le 24 août 2010, le demandeur est entré au Canada en qualité de visiteur.

 

[12]           Le 26 août 2010, le demandeur a appris qu’il avait été congédié.

 

[13]           Par la suite, le demandeur affirme avoir reçu une lettre, datée du 24 août 2010, signée par le ministre de la JSP d’Haïti [la lettre du ministre] l’informant qu’il avait été congédié de ses fonctions de coordonnateur pour inconduite grave parce qu’il avait envoyé un courriel contenant des renseignements erronés susceptibles de nuire au gouvernement haïtien. Le demandeur affirme qu’il sera considéré comme un traitre à la suite de la lettre du ministre et que celle-ci donne « carte blanche » à tous les haïtiens pour l’assassiner.

 

[14]           Le 5 octobre 2010, le demandeur a demandé l’asile.

 

IV. La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[15]           Selon la SPR, le demandeur a témoigné de façon directe, détaillée et spontanée. Elle a estimé que le demandeur connaissait bien la Fonction publique haïtienne et qu’il était un fonctionnaire haïtien.

 

[16]           La SPR n’a toutefois pas retenu les allégations du demandeur selon lesquelles il serait persécuté en Haïti. Étant donné que la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait été congédié définitivement de la Fonction publique haïtienne, elle a conclu que le demandeur aurait dû solliciter la protection de l’État, ce qu’il n’a pas fait.

 

[17]           La SPR ne croyait pas que le demandeur avait été définitivement congédié de la Fonction publique haïtienne, même s’il avait été congédié du poste de coordonnateur. D’après la SPR, le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve indiquant qu’il avait été congédié de la Fonction publique haïtienne conformément à l’article 236.2 de la Constitution haïtienne qui énonce :

 

La Fonction publique est une carrière. Aucun fonctionnaire ne peut être engagé que par voie de concours ou autres conditions prescrites par la constitution et par la Constitution et par la loi, ni être révoqué que pour des causes spécifiquement déterminées par la Loi. Cette révocation doit être prononcée dans tous les cas par le Contentieux administratif. (DCT à la p 186).

 

Étant donné que le demandeur n’a pas démontré que le Contentieux administratif s’était prononcé sur son congédiement, la SPR n’a pas estimé qu’il avait été définitivement congédié de la Fonction publique haïtienne. La SPR affirme, à l’appui de cette conclusion, que le demandeur n’a pas répondu de façon satisfaisante aux questions portant sur le fait qu’il avait exercé les recours existants pour contester son congédiement ou qu’il ne pouvait travailler dans d’autres secteurs de la Fonction publique haïtienne une fois congédiée du poste qu’il avait occupé au sein du MJSP haïtien. La SPR a estimé que le témoignage qu’a fourni le demandeur au sujet de la corruption régnant à Haïti ne constituait pas une réponse à cette question, pas plus que ses commentaires sur le sens des termes utilisés dans la lettre du ministre. La SPR a cité l’article 237 de la Constitution haïtienne qui énonce : « Les Fonctionnaires de carrière n’appartiennent pas à un service public déterminé, mais à la Fonction publique qui les met à la disposition des divers Organismes de l’État » (DCT à la p 186). La SPR en a déduit que le demandeur aurait pu travailler dans un autre secteur de la Fonction publique malgré son congédiement du poste de coordonnateur.

 

[18]           La SPR n’a pas non plus conclu que le demandeur serait persécuté à Haïti parce qu’il serait considéré comme un traitre pour avoir communiqué des renseignements erronés aux autorités espagnoles. D’après la SPR, le demandeur a exagéré la gravité de sa situation pour étayer sa demande d’asile. La SPR a estimé que le demandeur ne serait pas considéré comme un traitre, étant donné qu’il n’avait pas été définitivement congédié de la Fonction publique haïtienne.

 

[19]           La SPR n’a pas contesté l’authenticité des preuves documentaires fournies par le demandeur au sujet du ministre de la JSP en Haïti, de la corruption généralisée en Haïti, des relations entre les gangs de criminels et les autorités politiques et les manœuvres frauduleuses exercées par des personnes œuvrant au sein des régimes des présidents Préval et Aristide.

 

[20]           La SPR n’a toutefois pas été convaincue du fait que le demandeur serait considéré comme un traitre en raison des courriels espagnols. Le contenu des courriels espagnols (qui traitaient de la présence du ministre de la JSP à une conférence tenue en Espagne) ne donne pas à penser que le demandeur serait considéré comme un traitre pour cette raison. La SPR a en outre estimé que les courriels espagnols n’appuyaient pas l’allégation du demandeur selon laquelle il était effectivement intervenu dans l’échange de ces courriels. Le tribunal a émis l’hypothèse qu’il existait d’autres facteurs reflétant la réalité de la situation du demandeur qu’il s’était abstenu, intentionnellement ou non, de communiquer.

 

[21]           La SPR a admis que la pauvreté, les escroqueries et la corruption sévissaient en Haïti, mais elle a estimé que les documents présentés par le demandeur montraient que le système judiciaire haïtien était solide. D’après la SPR, les preuves documentaires indiquaient également que les agents de l’État étaient toujours traités conformément aux dispositions réglementaires et légales pour ce qui est de la responsabilité des ministres, notamment aux lois relatives à la Fonction publique ainsi qu’aux droits et obligations des représentants de l’État. La SPR a mentionné que des lois accordaient à ces représentants le droit d’être protégés par l’État en cas d’attaque, de menaces ou d’autres risques.

 

[22]           La SPR a également raisonné que le demandeur était tenu de demander la protection de l’État parce que le ministre de la JSP avait démissionné à la suite des accusations portées contre lui devant le Sénat d’Haïti. La SPR a fait remarquer que la personne qui, au dire du demandeur, le persécutait – le ministre de la JSP – avait été lui-même traduit devant des institutions publiques parce qu’il avait commis des actes répréhensibles et avait été partie à des opérations frauduleuses. Il ne suffisait pas, d’après la SPR, que le demandeur soutienne qu’il n’était pas tenu de demander la protection de l’État pour la seule raison que la lettre du ministre l’aurait condamné à être persécuté par tous les représentants de l’État.

 

[23]           La SPR a également conclu que la crainte qu’entretenait le demandeur d’être persécuté par le chef et par le membre du cabinet du MJSP ne permettait de déclarer qu’il avait qualité de personne à protéger parce qu’il courait un risque de criminalité. D’après la SPR, les personnes qui craignent d’être persécutées pour des raisons pénales n’appartiennent pas à un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR.

 

[24]           La SPR a également conclu que, si son allégation selon laquelle il serait la cible d’actes de persécution de la part du chef et du membre du cabinet était exacte, le demandeur aurait accès à la protection de l’État. La SPR a raisonné que les documents fournis par le demandeur montraient qu’il aurait pu obtenir, en qualité de fonctionnaire, la protection de l’État conformément à la législation générale haïtienne relative aux fonctionnaires. En l’absence de documents à l’appui, la SPR n’a pas retenu l’argument du demandeur selon lequel il n’avait pas accès à la protection de l’État parce que le chef, le membre du cabinet et le ministre de la JSP continuaient à influencer les affaires publiques, malgré le changement de régime. Selon la SPR, le fait que le président Préval et le ministre de la JSP ne sont plus en place ainsi que les accusations portées contre ce dernier suffisent à écarter cet argument.

 

V. Questions en litige

[25]           (1) Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité sont elles raisonnables?

(2) L’analyse de la crainte objective effectuée par la SPR est elle raisonnable?

(3) L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SPR est elle raisonnable?

 

VI. Dispositions législatives pertinentes

[26]           Les dispositions législatives pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VII. Position des parties

[27]           Le demandeur soutient qu’il serait objectivement déraisonnable de s’attendre à ce qu’il ait demandé la protection de l’État parce qu’il n’aurait pu l’obtenir. D’après le demandeur, la conclusion relative à la protection de l’État ne tient pas compte du fait que ses persécuteurs allégués continuaient à avoir de l’influence en Haïti. Étant donné qu’il était persécuté par des agents de l’État de haut niveau, le demandeur affirme avoir réfuté la présomption de la protection de l’État.

 

[28]           Le demandeur soutient également que la conclusion de la SPR au sujet de la protection de l’État était déraisonnable, compte tenu des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays. Le demandeur signale que la sécurité de l’État à Haïti est problématique, que la corruption sévit largement malgré des mesures correctrices, que le gouvernement continue à être considéré comme un moyen de s’enrichir personnellement et que le système judiciaire et l’efficacité de la police haïtienne sont paralysés depuis le tremblement de terre survenu en Haïti en 2010.

 

[29]           Le demandeur soutient que la SPR a formulé des conclusions vagues et ambiguës au sujet de la crédibilité et que cette question n’est pas en litige dans la présente demande. Le demandeur insiste sur le fait que la SPR a jugé que son témoignage avait été direct et détaillé et ses documents crédibles.

 

[30]           Le demandeur soutient néanmoins que la conclusion selon laquelle il n’avait pas été définitivement congédié de la Fonction publique haïtienne, mais uniquement de son poste de coordonnateur est une conclusion implicite et déraisonnable au sujet de sa crédibilité. À son avis, la SPR a fait cette déduction sans tenir compte du fait que son congédiement en faisait implicitement un traitre et mettait ainsi sa vie en danger. Le demandeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle il a exagéré les conséquences découlant de la lettre du ministre était une pure hypothèse et que son analyse de la persécution exercée par le chef et le membre du cabinet constitue également une conclusion implicite en matière de crédibilité.

 

[31]           Le demandeur soutient que ses allégations sont présumées être vraies, à moins qu’il n’existe des raisons de mettre en doute leur véracité. Le demandeur reconnaît qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR en matière de crédibilité, mais il soutient que les conclusions sur ce point le concernant sont fondées sur des détails secondaires et des conclusions de fait erronées tirées de façon abusive ou arbitraire, qui ne tiennent pas compte des documents présentés. Le demandeur conteste également les conclusions de la SPR en matière de crédibilité pour le motif qu’elles sont formulées en termes vagues et généraux. D’après le demandeur, la SPR doit justifier ses conclusions en matière de crédibilité en se fondant sur des références claires et précises aux éléments de preuve, et éviter d’étayer ses conclusions sur des appréciations tronquées de questions secondaires et tirer ses conclusions en matière de crédibilité en s’appuyant sur la situation sociale et culturelle des demandeurs.

 

[32]           Enfin, le demandeur soutient que la décision de la SPR est insuffisamment motivée et que celle-ci n’a pas évalué sa crainte objective de persécution en tenant compte de sa situation personnelle.

 

[33]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de conclure que les affirmations du demandeur n’étaient pas crédibles, compte tenu des documents présentés et que la SPR a la possibilité de préférer s’appuyer sur les preuves documentaires plutôt que sur le témoignage d’un demandeur. Il était raisonnable de conclure que le demandeur n’avait pas été définitivement congédié de la Fonction publique haïtienne, compte tenu de ce qui suit : (i) les termes de la lettre du ministre; (ii) l’absence de preuve de congédiement d’après la disposition qui prévoit le congédiement des fonctionnaires aux termes de l’article 236.2 de la Constitution haïtienne; et (iii) les termes utilisés dans les lettres qui nommaient au départ le demandeur à son poste au sein du MJSP haïtien. Quant à l’affirmation du demandeur selon laquelle il serait considéré comme un traitre en raison de la lettre du ministre, le défendeur affirme que la documentation fournie n’étaye aucunement cette allégation. D’après le défendeur, les courriels espagnols n’étoffent pas cet argument puisqu’ils ne démontrent pas que le demandeur soit intervenu dans l’échange de courriels entre le ministre de la JSP et les autorités espagnoles.

[34]           Du point de vue du défendeur, il était également raisonnable de conclure que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Le défendeur soutient que les diverses protections offertes aux fonctionnaires appuient la conclusion de la SPR relative à la protection de l’État.

 

[35]           Le défendeur soutient également que les motifs fournis par la SPR sont complets, clairs et précis.

 

VIII. Analyse

La norme de contrôle

[36]           La norme de la raisonnabilité s’applique à l’analyse qu’effectue la SPR de l’existence d’une crainte justifiée d’être persécuté, de l’accès à la protection de l’État et de la crédibilité du demandeur (Csonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1056).

 

[37]           Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, la Cour ne peut intervenir que si les motifs de la SPR ne sont pas « justifiés, transparents ou intelligibles ». Pour satisfaire à cette norme, la décision doit également appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

 

[38]           La contestation par le demandeur du caractère suffisant des motifs de la SPR n’est pas fondée. Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour suprême du Canada a jugé que les contestations portant sur le raisonnement ou le résultat obtenu sont examinés dans le cadre de l’analyse de la raisonnabilité, lorsque la décision contient des motifs. L’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union énonce que « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (para 14). La cour de révision « ne doit pas substituer ses propres motifs », mais peut « toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (para 15).

 

(1) Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité sont elles raisonnables?

[39]           La conclusion de la SPR relative à la crédibilité fondée sur l’affirmation du demandeur selon laquelle il était ciblé criminellement par le chef et le membre du cabinet n’est pas raisonnable.

 

[40]           Dans Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (QL/Lexis), la Cour d’appel fédérale a jugé qu’une conclusion négative en matière de crédibilité doit être justifiée « en termes clairs et explicites » (para 6). L’appréciation qu’a faite la SPR de la version fournie par le demandeur de sa persécution par le chef et le membre du cabinet n’est pas justifiée en des termes clairs et explicites :

[20]      Par ailleurs, le tribunal estime que le demandeur, durant son témoignage et dans les documents qu’il a présentés, a surtout démontré qu’il avait en face de lui, si toutefois son histoire était véridique, certes, des individus ayant occupé des fonctions de haut rang dans le cadre d’une administration bien précise, mais qui ne sont autres que des criminels souhaitant s’attaquer à sa personne pour avoir été frustrés, si toutefois l’histoire racontée par le demandeur était véridique, d’avoir accès à un marché public, ce que le demandeur ne leur a pas permis d’obtenir. [...] [La Cour souligne].

 

Ces termes sont loin d’être clairs et explicites. Premièrement, l’analyse à laquelle s’est livrée la SPR (comme la Cour d’appel fédérale l’a formulé dans Hilo, ci-dessus) indique qu’elle « semble douter de la crédibilité » (para 6) du témoignage du demandeur sans tirer de véritables conclusions en matière de crédibilité. Deuxièmement, l’analyse vague et ambiguë de la crédibilité à laquelle s’est livrée la SPR ne permet pas à la Cour d’apprécier les motifs pour lesquels la SPR ne semble pas avoir cru que le demandeur était persécuté par le chef et le membre du cabinet. Il est bien établi par la Cour que les allégations faites sous serment par un demandeur sont présumées vraies à moins qu’il existe des raisons de douter de leur véracité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) au para 5). Le corollaire est que, si la SPR n’est pas tenue de résumer tous les éléments de la demande, elle est tenue « de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve » (Leung c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 81 FTR 303 au para 14).

 

[41]           L’affirmation selon laquelle l’analyse de la crédibilité se livre doit être formulée en termes clairs et explicites et faire référence à des éléments de preuve clairs et précis est conforme à l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, ci-dessus. Selon l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, la Cour est tenue d’ « examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (para 15), mais la cour de révision ne saurait apprécier le témoignage d’un demandeur. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut observer le comportement du demandeur puisqu’elle se base sur le dossier du tribunal pour savoir si l’analyse de la SPR fait partie des issues possibles et acceptables. La Cour ne peut non plus justifier les conclusions de la SPR en matière de crédibilité en se fondant sur les incohérences et les invraisemblances que pourrait contenir le dossier du tribunal et que la SPR n’a pas elle-même signalées. Dans Canada (Procureur général) c Kane, 2012 CSC 64, la Cour suprême du Canada a jugé que la cour de révision ne peut, à partir du dossier, tirer une conclusion de fait que le décideur administratif concerné n’a pas tirée. La Cour a déclaré que la cour de révision a « commis une erreur en se livrant concrètement à [sa] propre évaluation du dossier et en déterminant qu’elle était la principale raison à l’origine de la décision de l’employeur, alors que le Tribunal n’avait pas tiré de conclusion à cet égard. Il ne convenait pas que la Cour d’appel fédérale modifie de la sorte la décision du Tribunal dans le cadre du contrôle judiciaire » (para 9). De même, la Cour n’est pas disposée à effectuer une analyse de la crédibilité distincte de celle que la SPR a effectuée.

 

[42]           La décision qu’a rendue la SPR ne contient pas non plus une conclusion générale en matière de crédibilité susceptible de justifier une évaluation défavorable de la crédibilité se rattachant au fait qu’il disait craindre d’être victime d’actes criminels. La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas établi de façon crédible un risque grave ne constitue pas une analyse en termes clairs, explicites ou justifiés de la crédibilité : « En conséquence, le tribunal juge que le demandeur n’a pas été en mesure de démontrer avec crédibilité qu’il y aurait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté pour l’un quelconque des motifs de la Convention » (para 19). Premièrement, ce passage fait suite à une analyse sur le fond de la crainte objective du demandeur à laquelle s’est livrée la SPR et non à une analyse de la question de savoir si la SPR croyait le demandeur. Cela va à l’encontre de la conclusion selon laquelle les commentaires formulés par la SPR au paragraphe 19 de sa décision constituent une analyse de la crédibilité. Deuxièmement, l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SPR, même si l’on accepte que le paragraphe 19 constitue une évaluation de la crédibilité, n’est toujours pas justifiée par des termes clairs et explicites se rapportant à la preuve.

 

(2) L’analyse de la crainte objective effectuée par la SPR est elle raisonnable?

[43]           La Cour convient avec le demandeur que l’analyse de la crainte objective à laquelle s’est livrée la SPR, concernant son affirmation selon laquelle il était visé criminellement par le chef et le membre du cabinet, est déraisonnable.

 

[44]           La SPR a conclu que le fait pour le demandeur de craindre d’être victime de criminels ne constitue pas un motif d’octroi de l’asile parce que les victimes de crimes ne constituent pas un groupe social visé à l’article 96 de la LIPR. Il était raisonnable que la SPR conclue que la crainte d’être victime de criminels ne constitue pas un motif au sens de la Convention (Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048 au para 34).

 

[45]           La décision de la SPR est toutefois déraisonnable parce que la SPR n’a pas examiné si la crainte du demandeur d’être victime de criminels en faisait une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR malgré l’analyse fondée sur l’article 96. Si l’absence d’une analyse fondée sur l’article 97 suivant une analyse fondée sur l’article 96 n’entraîne pas toujours l’annulation de la décision, elle peut être exigée si les circonstances l’imposent (Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, 254 FTR 244 aux para 17 et 18).

 

[46]           La situation du demandeur, celle d’une victime d’actes criminels, appelait une analyse fondée sur l’article 97. Le demandeur ne pouvait satisfaire à l’analyse fondée sur l’article 96 parce qu’en tant que victime de la criminalité, il n’appartenait pas à un groupe social selon le critère exposé par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689. La question de savoir s’il était possible d’affirmer qu’il appartenait à un groupe social n’indique pas s’il était néanmoins une personne dont l’expulsion l’exposerait, suivant l’article 97 de la LIPR, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[47]           La Cour a jugé que les personnes ciblées par la violence criminelle peuvent être visées par l’article 97 de la LIPR (Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290). Dans Portillo, la juge Mary Gleason a proposé le critère suivant pour décider si la victime d’un crime est personnellement exposée à un risque suffisamment grave pour faire intervenir l’application de l’article 97 : (i) il faut déterminer si le demandeur est exposé « à un risque persistant ou à venir », en fonction de la nature et du fondement de ce risque; et (ii) comparer le risque qui a été décrit « avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité » (para 40 et 41).

 

(3) L’analyse relative à la protection de l’État effectuée par la SPR est elle raisonnable?

[48]           S’agissant du fait que le demandeur s’est dit être victime d’actes criminels de la part du chef et du ministre du cabinet, la Cour conclut également que la conclusion de la SPR en matière de protection de l’État est déraisonnable.

 

[49]           Il était déraisonnable que la SPR conclue que le demandeur bénéficiait d’une protection de l’État suffisante grâce aux garanties légales offertes aux fonctionnaires sans se demander si ces mécanismes de protection étaient efficaces. La SPR a accordé une grande importance à la disposition légale énonçant que les représentants de l’État ont le droit d’être protégés contre les attaques, les menaces et autres risques (DCT à la p 187). Dans Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1003, la Cour a toutefois jugé que la protection de l’État doit être efficace, même si les lois du pays montrent que celui-ci est disposé à protéger ses citoyens (para 66). Les preuves relatives à la situation du pays qui faisaient partie des cartables nationaux de documentation présentées à la SPR indiquent que, depuis le tremblement de terre de janvier 2010, la magistrature et la police haïtiennes sont paralysées (Réponses aux demandes d’information, HTI103346.EF, datées du 16 février 2010).

 

[50]           Vu la conclusion de la Cour que l’analyse de la SPR sur la protection de l’État, le risque et la crédibilité à l’égard de l’allégation du demandeur selon laquelle il était ciblé par la violence criminelle n’était pas raisonnable, il n’est pas nécessaire que la Cour examine les conclusions de la SPR à l’égard de l’allégation du demandeur selon laquelle il sera considéré comme un traitre en raison de la lettre du ministre.

 

IX. Conclusion

[51]           Pour toutes les raisons ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle décision (de novo) à une formation différente. Aucune question d’importance générale à certifier.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3775-12

 

INTITULÉ :                                      GUENSON BAZELAIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 20 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 4 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lydie-Magalie Stiverne

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Salima Djerroud

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lydie-Magalie Stiverne

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney

Deputy Attorney General of Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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